Bernard, Lettres 151

LETTRE CLI. A PHILIPPE, ARCHEVÊQUE INTRUS DE TOURS.


L'an 1133

Saint Bernard exprime toute la douleur de son âme à Philippe, de ce qu'il cherchait, par de mauvais moyens, à se faire nommer au siège archiépiscopal de Tours.


Je verse sur vous, mon cher Philippe, des larmes bien amères; ne riez pas de ma douleur, car moins vous vous trouvez à plaindre, plus vous l'êtes en effet; en tout cas, quelque pensée que vous ayez de vous, je vous trouve, moi, mille fois digne de larmes. Non, ma douleur ne doit point vous prêter à rire, elle est bien plutôt faite pour vous pénétrer vous-même d'un sentiment pareil au mien; car vous seul en êtes cause, mou cher Philippe, elle ne prend pas sa source dans les pensées de la chair et du sang et ne provient pas de la perte de choses périssables, elle ne vient que de vous; je ne puis rien dire de plus pour exprimer l'étendue de mon chagrin; c'est qu'il s'agit de vous, mon cher Philippe; en vous nommant, je cite un des plus grands sujets de peine pour l'Eglise qui vous a jadis réchauffé dans son sein et vous a cultivé comme un lis poussant et s'épanouissant sous ses yeux aux rayons célestes de la grâce. Qui n'aurait pas conçu de hautes espérances d'un jeune homme dont les heureuses dispositions en donnaient tant alors? Mais, hélas! quel funeste changement! quelle déception pour cette France qui vous a donné le jour et vous a nourri! Comment ne le sentez-vous pas vous-même? Ah! si vous le compreniez, vous éprouveriez une douleur égale à la mienne, et qui montrerait que je n'ai pas pleuré en vain sur vous. Je pourrais vous en dire davantage si je m'écoutais, mais je ne veux pas parler au hasard et faire comme ceux qui donnent des coups en l'air. Je n'ai voulu vous écrire ces quelques mots que pour vous faire connaître les sentiments qui nous animent à votre égard, et pour vous dire que je ne suis pas très-loin de vous, si Dieu vous inspiré le désir d'avoir un entretien avec moi et de venir me voir, comme je le souhaite ardemment. Je suis à Viterbe (a), et j'ai appris que vous êtes à Rome. Répondez-moi, s'il vous plait, quelle que soit l'impression que ma lettre ait produite sur vous, afin que je sache ce qu'il me reste à faire, et si je dois mettre un terme à ma douleur ou m'y abandonner plus que jamais. Si vous ne tenez plus compte de rien et si vous êtes sourd à mes remontrances, je n'aurai pas perdu mon temps et ma peine en vous écrivant par un sentiment de charité, mais vous. vous aurez un compte terrible à rendre au tribunal de Dieu, du peu de cas que vous aurez fait de ma lettre.

a Saint Bernard était donc alors à Viterbe, en Toscane; c'était en 1133, la même année qu'il fut envoyé en Allemagne par le pape Innocent vers l'empereur Lothaire. C'est de cet en. droit que semble avoir été écrite la lettre précédente adressée au pape Innocent. Saint Bernard fit à Viterbe un autre séjour dont il parle dans son vingt-cinquième sermon sur le Canlique des Cantiques, n. 14.



NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CLI.



131. A Philippe, archevêque intrus de Tours.«En 1137 Hildebert, archevêque de Tours, mourut, et les chanoines de cette église furent violemment chassés de leurs places par le comte Geoffroy; mais comme ils devaient, d'après les cations, élire un archevêque, ils se divisèrent et formèrent deux partis: les uns, sans tenir compte des protestations des autres, donnèrent leurs voix, en dépit de tous les canons, à un certain Philippe, neveu e l'ambitieux Gilbert qui avait précédé Hildebert sur le siège de Tours. Aussitôt Philippe va trouver l'antipape Anaclet qu'il prie de confirmer son élection et de l'ordonner, puis il revient à Tours. Pendant ce temps-là, Hugues, non moins distingué par sa prudence que par la noblesse de son origine, est élu canoniquement par la portion la plus saine du clergé de Tours, et sacré dans l'église du Mans par Guy et les autres évêques de la province. A cette nouvelle, Philippe s'empare des ornements de l'église et s'enfuit pendant la nuit.» Voilà ce qui est rapporté dans les Actes des évêques du Mans, imprimés au tome III des Analectes.

Pendant que les choses se passaient ainsi, Bernard, qui était alors à Viterbe, écrivit cette lettre à Philippe, qui pendant quelque temps se relâcha un peu de ses prétentions; mais à la mort d'Anaclet il jeta de nouveau le trouble dans l'Église de Tours par son ambition; c'est ce qui inspira à notre Saint la pensée d'écrire en 1138 la lettre précédente au pape Innocent (Note de Horstius).

D'ailleurs, sous l'épiscopat de Hugues, qui finit par expulser Philippe, on vit arriver ce que le pape Innocent III raconte dans sa quatre-vingt-neuvième lettre, livre III. «Le parti de Dôle ajouta aussi que dans la suite le pape Eugène, de bonne mémoire, notre prédécesseur, envoya Bernard de Clairvaux, abbé d'heureuse mémoire, pour mettre fin aux divisions survenues entre ces Églises, mais celle de Tours ne voulut point s'en tenir à ce qu'il avait décidé.» Ce passage se trouve assez loin du commencement de la lettre écrite par le pape Innocent 3, dans la cause de l'Eglise de Tours, contre la métropole de Dôle (Note de Mabillon).




LETTRE CLII. AU PAPE INNOCENT, POUR L'ÉVÊQUE DE TROYES.


Vers l'an 1135

L'insolence du clergé grandit avec la mollesse des évêques; celui de Troyes s'est attiré la haine d'une partie de ses clercs pour les avoir repris.

L'insolence du clergé, entretenue par la négligence des évêques, cause du trouble et des désordres dans l'Eglise entière. Les évêques donnent les choses saintes aux chiens et les perles aux pourceaux, ensuite ces animaux fondent sur eux et les foulent aux pieds; c'est la juste punition des prélats qui tolèrent les désordres de leur clergé, l'engraissent des biens de l'Eglise et ne corrigent jamais ses désordres; ils méritent bien d'être tourmentés ensuite par ceux qu'ils supportent avec une complaisance coupable. Quand le clergé s'enrichit du travail d'autrui et pompe le suc de la terre sans qu'il lui en coûte la moindre peine, il se corrompt au sein de l'abondance, de sorte qu'on peut, pour en tracer le portrait, dire de lui avec le Prophète: «Il s'asseoit pour manger et pour boire, et ne se lève ensuite que pour jouer (Ex 32,6).» L'âme du clergé, nourrie dans la mollesse, étrangère au frein de la discipline, se remplit de souillures de toutes sortes; si on essaye de la débarrasser de la rouille qui la ronge, il ne petit souffrir qu'on le touche du bout da doigt, et, comme dit l'auteur sacré, «il oublie la main amie qui l'engraisse et se révolte contre elle (Dt 32,15).» On voit alors surgir dans son sein de faux témoins qui se plaisent à censurer les autres en s'épargnant eux-mêmes. C'est, si je ne me trompe, ce qui est arrivé à l'évêque (de Toyes Alton), en faveur duquel j'ose, comme votre enfant, vous demander votre protection; il n'a pas autre chose à se reprocher que d'avoir repris les désordres de ses prêtres; voilà ce que j'avais à vous dire pour lui. Pour moi, j'ai des excuses à vous faire; je n'ai reçu que le jour la fête de la Nativité de la sainte Vierge la lettre que vous avez daigné m'écrire, non pour m'ordonner, comme vous en avez le droit, très-saint Père, mais pour me prier d'aller vous voir. Je ne vous dirai pas, pour me dispenser de répondre à votre appel: J'ai fait l'acquisition de cinq paires de boeufs: J'ai acheté une maison de campagne; ou bien encore: J'ai pris femme, mais je vous rappellerai, ce que d'ailleurs vous n'avez pas oublié, que j'aide petits enfants qu'il me faut allaiter, et je ne vois pas comment je pourrais vous obéir sans m'exposer à leur donner du scandale et à compromettre leur salut.




LETTRE CLIII. A DERNARD DESPORTES (a), CHARTREUX.

a On trouve dans le manuscrit de Cîteaux la note suivante: «Il faut remarquer qu'il y eut deux Bernard Desportes; l'un fut prieur et l'autre sous-prieur; celui-ci devint cardinal. A Le prieur, qui avait été religieux à Ambournay, fonda la Chartreuse des Portes, en 1115. Il en est parlé ainsi dans le Nécrologe: «Le 12 février 1152, mort de Bernard, premier prieur des Portes. Il s'était démis de son pouvoir bien longtemps avant cette époque et avait eu pour successeur un autre Bernard des Portes, qui fut prieur après avoir quitté l'évêché de Belley, comme l'avance Pierre-François Chifflet, dans la préface de son manuel des solitaires. Il pense même que c'est à ce deuxième Bernard que sont adressées cette lettre et la suivante, et il ajoute qu'il y eut dans la suite un troisième Bernard qui fut prieur de la même maison, après le bienheureux Nanthelme, et qui devint évêque de Die. Il est certain que le Bernard auquel sont adressées cette lettre et la suivante n'était pas prieur en 1135, date de cette lettre. Cela résulte des paroles de saint Bernard, qui salue le prieur au n.2, c'est-à-dire le premier Bernard, habitant et prieur des Portes, localité située dans le Bugey, diocèse de Lyon, prés du Rhône, à trois lieues de la ville épiscopale de Belley. Voir la lettre deux cent cinquantième.


L'an 1135



Bernard Desportes avait demandé à saint Bernard de lui envoyer ce qu'il avait écrit sur le Cantique des cantiques; saint Bernard ne cède qu'à regret à celle prière; il ne se croit pas à la hauteur d'un pareil travail et ne peut manquer de tromper les. espérances qu'on a conçues de sa médiocrité.


1. Si je me montre aussi constant dans mon refus que vous êtes pressant dans vos demandes, ne l'attribuez qu'à mon amour-propre, qui ne veut pas se compromettre, nullement à un manque de considération pour vous. Je serais bien désireux, je vous assure, de pouvoir écrire quelque chose qui fût digne de vous; je vous donnerais mes yeux, ma vie même, s'il le fallait, à vous mon plus cher ami, que j'aime en Notre-Seigneur de toute l'étendue de mon Une; mais je n'ai ni le temps ni le talent nécessaires pour faire ce que vous me demandez; car ce n'est pas une petite affaire que vous désirez me voir entreprendre, elle est au-dessus de mes moyens. Si elle était moins importante, je ne vous laisserais pas attendre si longtemps. Je vois dans toutes vos lettres la vivacité de vos désirs et combien vous souhaitez vivement que je fasse ce que vous me demandez; mais plus votre ardeur et votre empressement sont grands, plus j'hésite à les satisfaire. Pourquoi cela? me direz-vous. Parce qu'en présence d'une pareille attente de votre part, je ne veux pas, de mon côté, ressembler à la montagne qui n'accouche que d'une misérable souris. Or c'est là toute ma petit, et voilà pourquoi je me presse si peu d'acquiescer à vos voeux. On ne peut pas trouver extraordinaire que je ne veuille point donner ce que je n'oserais pas même produire au grand jour. Aussi, il faut bien que j'en convienne, est-ce à regret que je montre un ouvrage dont l'effet, selon moi, ne peut être que de mettre à découvert le peu de valeur de son auteur. Peut-on se résoudre à donner une chose qui ne peut faire honneur à celui qui la donne ni profit à ceux qui la reçoivent? J'aime bien donner ce que j'ai; mais je n'aime pas le perdre. On sait bien que celui qui reçoit moins qu'il n'espérait, regarde ce qu'on lui a donné à peu près comme rien. Or ce qui ne fait pas plaisir à recevoir est autant de perdu.

2. Vous cherchez partout, vous en avez le, temps et le loisir, de quoi nourrir et augmenter même le feu qui vous consume, afin d'accomplir cette parole du Sauveur. «Je ne demande qu'une chose, c'est qu'il s'allume (Lc 12,49).» Vous avez raison, je vous approuve, pourvu que vous cherchiez là où vous êtes sûr de ne pas le faire en vain; mais où je trouve que vous faites fausse route, c'est quand je vois que vous venez chercher chez moi ce que j'aurais bien plus de raison d'aller moi-même quérir chez vous. Je sais bien qu'il est dit: Mieux vaut donner que recevoir (Ac 22,39), mais c'est quand ce qu'on donne honore celui qui le donne et profite à celui qui le reçoit. Or je n'ai rien, que je sache,qui soit dans ces conditions; quant à ce que j'ai effectivement, j'ai bien peur, lorsque je vous en aurai fait part, que vous ne soyez confus de l'avoir désiré, et fâché de l'avoir demandé. Mais à quoi bon toutes ces raisons? Vous m'excuserez bien mieux que je ne m'excuse moi-même. Eh bien, jugez donc par vos propres yeux de ce que je vous dis, je cède à vos instances afin de mettre fin à tous vos doutes; je mets de côté tout amour-propre et ne veux même pas penser que je fais une véritable folie. Je donne donc à recopier quelques sermons que je viens de composer sur le commencement du Cantique des Cantiques, et je vous les envoie avant même qu'ils aient paru. J'ai l'intention de continuer ce travail, si j'en ai le loisir et si Dieu me donne quelque relâche: demandez-le-lui pour moi dans vos prières. Je me recommande tout particulièrement au souvenir de votre digne père Prieur et à celui de vos autres religieux; saluez-les cordialement de ma part, et dites-leur que j'implore humblement le secours de leurs prières auprès de Dieu.




LETTRE CLIV. AU MÊME.


Vers l'an 1136

Saint Bernard s'excuse de n'avoir pu, à cause de ses affaires, visiter la Chartreuse, ainsi qu'il avait pris l'engagerment de le faire, et il lui envoie, sur sa demande, ses sermons sur le Cantique des Cantiques.

Je ne puis, mon très-cher Bernard, vous cacher ma tristesse ni vous laisser plus longtemps ignorer l'amertume de ma douleur. Pour m'acquitter de la promesse que je vous ai faite il y a déjà longtemps, j'avais l'intention et le plus ardent désir de passer chez vous afin de revoir tous ceux que mon coeur affectionne le plus, j'espérais goûter un peu de repos dans votre société, je me promettais de trouver auprès de vous, dans les fatigues de mon voyage, quelque allégement à mes peines et un remède à mes péchés; mais voilà que ces mêmes péchés sont cause non pas que; je ne veux, mais que je ne puis vous aller voir; ce n'est donc pas ma faute, mais la punition de mes fautes si je ne vais pas vous voir; car je puis bien vous assurer, mon révérend père, que vous n'avez rien à reprocher à votre ami: il n'y a eu de sa part, en cette circonstance, ni paresse ni mauvais vouloir, le seul obstacle vient de Dieu dont le service me retient ailleurs. Je n'en ai pas moins l'âme dévorée de chagrin comme par un ver rongeur; je ne manque certainement pas de peines, mais il n'y en a pas une plus grande pour moi que celle de ne pas vous aller voir. Auprès d'elle, les fatigues du voyage, les incommodités d'une chaleur excessive et les inquiétudes de l'esprit ne sont presque rien.

Je viens de vous découvrir la plaie de mon coeur, c'est à votre amitié de compatir, c'est-à-dire de prendre part à ma douleur pour la diminuer d'autant. Je me recommande instamment à vos prières et, par vous, à. celles de votre sainte communauté; je vous envoie, ainsi que je vous l'avais promis, mes sermons sur les premiers chapitres du Cantique des Cantiques; lisez-les et veuillez me dire aussitôt que vous le pourrez si je dois les continuer ou non.




LETTRE CLV. AU PAPE INNOCENT, POUR LE MEME RELIGIEUX QUI VENAIT D'ÊTRE ÉLU ÉVÊQUE (a).


Bernard Desportes, élu à un évêché de Lombardie qu'il est bien digne d'occuper, serait néanmoins plus utilement placé sur un autre siége que celui-là.



J'ai entendu dire, Très-Saint Père., que vous appelez au redoutable honneur de l'épiscopat Bernard Desportes que Dieu et les hommes chérissent également. C'est un choix qui ne mérite que des louanges, et il est digne du successeur des Apôtres de tirer la lumière de dessous le boisseau et de ne pas laisser se sanctifier tout seul un homme qui peut en sanctifier tant d'autres avec lui; il ne faut pas soustraire davantage cette lampe à tous les regards, il est bien temps, j'en conviens, de la faire briller à tous les yeux, et de placer cette lumière sur le flambeau de l'Eglise; mais il ne faut pas l'exposer dans un endroit où l'on peut craindre que la violence du vent ne réussisse à l'éteindre. Or tout le monde, et vous plus que personne, connaît l'humeur arrogante et inquiète des Lombards, et vous savez mieux que moi encore combien le diocèse auquel vous l'appelez est déréglé et difficile à gouverner. Que deviendra, je vous le demande, au milieu d'un peuple turbulent, séditieux et farouche, un jeune religieux dont la santé est usée et dont la vie s'est, jusqu'à présent, écoulée dans le calme et la solitude? Comment accorder tant de sainteté avec une pareille dépravation, une si grande simplicité d'âme avec tant de duplicité? Veuillez le réserver pour un évêché plus digne de lui et pour une population qu'il puisse gouverner plus utilement, ne vous exposez pas à perdre, par trop de précipitation, le fruit qu'il ne peut manquer de vous donner en son temps.

a Peut-être de l'église de Pavie qui venait de perdre sua évêque nommé Pierre. Mais cette élection ne fut pas suivie d'effet, le conseil de saint Bernard prévalut. Bernard des Portes fut promu à l'évêché de Belley, comme nous l'avons dit, et s'en démit en 1147, puisque nous le retrouvons alors avec le titre de prieur des Portes dans une charte authentique rapportée par Chifflet..




LETTRE CLVI. AU MÊME PAPE, POUR LE CLERGÉ D'ORLÉANS.


L'an 1135 ou 1136



Jusqu'à quand, Très-Saint Père, laisserez-vous la malheureuse Eglise d'Orléans frapper en vain à la porte de votre coeur, vous qui êtes le père des orphelins et le protecteur des veuves? Il y a déjà bien longtemps que cette noble fille d'Israël est étendue dans la poussière, privée non-seulement de son époux (a), mais encore de ses enfants bien-aimés, et il n'est personne, ô douleur! qui lui tende une main secourable. Quand donc entendrez-vous les cris que cette mère désolée pousse derrière vous avec ses tristes enfants? Dépouillés de tous leurs biens, chassés de leurs maisons, c'est à peine s'ils ont pu mettre leur vie en sûreté. Pourquoi tardez-vous si longtemps à lever sur eus un bras que les opprimés n'ont jamais invoqué en vain et dont les oppresseurs sont habitués à ressentir le poids et la vigueur? Pourquoi tant de lenteur à secourir des malheureux et à frapper comme ils le méritent ceux qui les affligent? Si vous ne vous pressez de leur venir en aide, du moins ne les abandonnez pas tout à fait, et que votre secours soit d'autant plus puissant et décisif qu'il s'est fait plus longtemps attendre, afin de les dédommager des maux que votre lenteur leur a causés; il faut, Très-Saint Père, que ceux qui ont abusé de la patience du successeur des Apôtres ne retirent aucun avantage de leur conduite, et que ceux, au contraire, qui, sur votre paroles se sont montrés patients jusqu'au bout dans leurs épreuves, n'aient pas à la fin sujet de s'en ressentir.

a Après la mort de l'évêque Jean, en 1133, le siége vaqua pendant quatre ans, d'après Charles Saussaye, dans ses Annales d'Orléans, parce que le doyen Hugues qui avait été élu pour succéder à Jean, reçut en revenant de la cour du roi un coup mortel, de gens qui le frappèrent sur la route, sans le connaître. Tel est du moins le récit d'Orderic Vital à l'année 1134. Cette lettre a été écrite par saint Bernard, de mène que la première, avant le troisième voyage qu'il fit à Rome en l'année 1137.




LETTRE CLVII. AU CHANCELIER HAIMERIC, SUR LE MÊME SUJET.


L'an 1135

A son intime ami Haimeric, par la grâce de Dieu cardinal-diacre et chancelier du saint Siège apostolique, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et l'expression du désir de le voir briller entre tous par la sagesse et par la vertu.

Si je ne connaissais vos sentiments de compassion pour ceux qui souffrent et d'indignation pour ceux qui font souffrir les autres, je vous presserais à temps et à contre-temps de prendre en main l'affaire de maître Guillaume de Meun (a), et de ses confrères, je ferais tout pour allumer votre indignation et votre courroux coutre ceux qui les accablent et les accusent injustement . qu'il me suffise de vous avoir parlé de cette affaire. Je verrai le cas que vous faites de ma recommandation par l'empressement que vous mettrez à la prendre en considération.

a Petite ville au sud d'Orléans, sur la Loire, où se trouve l'église collégiale de Saint Lifard. L'évêque d'Orléans y possédait aussi une maison de campagne.



LETTRE CLVIII. AU PAPE INNOCENT, AU SUJET DU MEURTRE DE MAITRE THOMAS (b), PRIEUR DE SAINT-VICTOR DE PARIS.


b Thomas, prieur de Saint-Victor, fut assassiné à Gournay un dimanche, comme il est dit dans la lettre suivante, le 19 août de l'année 1133, et non pas 1131, comme on l'a gravé sur la pierre de son tombeau. Cela est rendu évident par la note de la fin du volume où se trouvent rapportées plusieurs lettres sur cet événement.


L'an 1135

Au bien-aimé pape Innocent, Bernard, abbé indigne de Clairvaux salut avec l'offre de ses très-humbles services et l'assurance de ses faibles prières.


1. La bête cruelle qui dévora Joseph, traquée de tous côtés par notre meute, s'est réfugiée, dit-on, sous votre égide. Quelle folie! Un meurtrier que la pensée de son crime poursuit partout et glace de terreur en tous lieux, choisit pour sa retraite précisément l'endroit où il a le plus à craindre! O le plus scélérat des hommes, prends-tu le siège même de la souveraine justice pour une caverne de brigands ou pour un antre de lions? Tu viens de dévorer un fils et tu accours, les lèvres rouges de son sang, les dents chargées encore des lambeaux de sa chair, te réfugier dans le sein de sa mère et te cacher sous les regards de son père! Si c'est pour faire pénitence de ton crime, à la bonne heure; mais si c'est pour obtenir une audience, puisses-tu être traité comme les adorateurs du veau d'or le furent par Moïse; les fornicateurs, par Phinées; le Juif qui sacrifia aux idoles à Modin, par Mathathias; Ananie et Saphire, par saint Pierre, pour vous citer un exemple qui vous touche de plus près, et les vendeurs du temple, par le divin Sauveur lui-même. Il y a des crimes si évidents qu'il n'est pas besoin d'un jugement en forme pour qu'on en soit sûr. Le sang de ton frère ne crie-t-il pas, de la terme qui l'a bu, vengeance contre toi? Ah! je crois entendre la voix de notre martyr s'élever de dessous l'autel avec celle de tous ceux qui ont péri pour la justice, et demander qu'on le venge d'autant plus haut et plus fort qu'il y a moins de temps que ta main cruelle l'a massacré.

2. Mais, dis-tu, ce n'est pas moi qui l'ai frappé du coup mortel. Tu as raison, ce n'est pas toi, mais ce sont les tiens et c'est pour toi qu'ils l'ont tué. Dieu jugera si ce n'est pas par tes mains qu'il a péri. Si tu n'es pas coupable, toi dont la bouche a lancé les traits et les flèches qui l'ont blessé, dont la langue a été la pointe du glaive qui l'a percé, ne disons plus que les Juifs ont tué le Sauveur, car ils se sont bien donné de garde de porter la main sur lui. La vigilance et le zèle du bienheureux Thomas qui avait pris en main avec amour la cause du droit et de la justice, entravaient les exactions de toutes sortes que l'assassin exerçait habituellement sur les prêtres de son archidiaconé; aussi ne tarda-t-il point à prendre en haine cet ami du droit, ce défenseur de la justice, et son ressentiment homicide s'exhala quelquefois en menaces de mort que plusieurs personnes dignes de foi affirment avoir entendues. Aussi je le défie bien de dire que ses neveux ont eu d'autre motif de porter leurs mains sacrilèges sur l'oint du Seigneur. Après cela, si celui qui a conseillé le meurtre, qui a excité les assassins à l'accomplir, qui a présidé au forfait et dirigé les coups, comme on le croit généralement, obtient de la bouche même du successeur des Apôtres, comme il a l'audace de se vanter qu'il l'obtiendra, l'impunité de son crime, de quel déluge de maux l'Eglise ne va-t-elle pas se voir inondée? Il arrivera alors qu'on n'admettra plus les grands du siècle et les nobles selon le monde aux dignités ecclésiastiques, ou qu'on sera forcé de fermer les yeux sur les abus de toutes sortes auxquels le clergé fera servir son sacré ministère, attendu que tous ceux que le zèle de la gloire de Dieu anime n'essaieront plus de s'opposer à ces désordres, de peur de tomber sous les coups d'un fer assassin ou d'être traités en coupables. Que serviront alors le glaive spirituel et les censures de l'Eglise? que deviendra le christianisme avec ses règles et sa morale? c'en sera fait du respect dû au caractère sacerdotal et de la crainte salutaire de Dieu, si la crainte d'une puissance séculière ferme la bouche à tous ceux qui voudraient protester contre l'insolence 'du clergé. N'est-il pas tout à fait inouï et n'est-ce pas une flagrante indignité, que dans l'Eglise on appuie les dignités ecclésiastiques sur la force et la violence, au lieu de les orner de l'éclat des vertus? Ainsi, Très-Saint Père, vous voyez qu'il est d'une extrême importance que vous preniez contre cet homme une décision qui rassure l'Eglise, remédie aux maux présents et serve de règle à la postérité; il faut qu'en apprenant le crime dont cet homme s'est rendu coupable, on sache aussi de quelle manière il a été puni; mais si vous ne combattez le poison qui se glisse dans l'Eglise par un antidote aussi puissant que lui, il est à craindre qu'il fasse périr bien du monde.



NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CLVIII.


132. Saint Bernard, à l'occasion de l'assassinat impie de Thomas, prieur de Saint-Victor de Paris, presse vivement, dans cette lettre, le souverain Pontife d'infliger aux sacrilèges auteurs de ce meurtre la peine qu'ils méritent en les frappant des censures ecclésiastiques. Saint Bernard insinue dans cette lettre pour quel motif l'assassinat a été commis: c'était l'opposition que Thomas faisait, par amour pour la discipline ecclésiastique, à l'avarice d'un certain archidiacre de Paris, et aux injustes exactions dont il accablait le clergé. L'archidiacre en conçut un tel dépit qu'il forma dans son coeur le projet de se venger. Ses neveux, qui partageaient peut-être son ressentiment et sa haine parce qu'ils regardaient la cause de leur oncle comme la leur, ou qui avaient été excités et encouragés par lui à cet assassinat, fondirent sur Thomas pendant un voyage où il avait suivi son évêque et le tuèrent. Celui-ci nommé Etienne frappa, sur-le-champ, d'anathème les auteurs, complices et hauteurs du meurtre. il fût tellement ému par l'horreur de ce crime, qu'il alla à Clairvaux chercher un peu de soulagement à sa douleur dans cette pieuse retraite où il demeura quelque temps; c'est de là qu'il écrivit à Geoffroy, légat du saint Siège et de la sainte Eglise romaine et évêque de Chartres, la lettre suivante.

Au vénérable Geoffroy, par la grâce de Dieu, évêque de Chartres et légat du saint Siège, Etienne par la grâce du même Dieu, ministre indigne de l'Église de Paris et actuellement héraut de misère et d'affliction, salut en Notre-Seigneur.

«Je ne sais si je pourrai trouver des paroles capables de vous rendre si la nouvelle et affreuse calamité que je vais confier à vos oreilles, ou plutôt à votre coeur. Ce que j'ai à vous dire est bien pénible et bien dur à entendre pour tous ceux qui souffrent des opprobres qui rejaillissent sur Jésus-Christ et sur l'Eglise notre sainte mère; mais plus particulièrement pour nous qui portons les livrées de la religion. Ces malheurs doivent nous affecter d'autant plus péniblement que la chute de l'un d'entre nous semble plus faite pour nous accabler nous-mêmes et pour entraîner notre perte et notre ruine à tous.

«Maître Thomas, prieur du monastère de Saint-Victor, qui jouissait de l'estime, de l'affection et de l'amour de tous les gens de bien, qui nous prêtait pour la défense de la sainte Eglise, le concours le plus dévoué et le plus habile, a péri sous les coups des impies; oui, il est mort pour nous, mais j'espère, je crois qu'il est vivant pour Jésus-Christ. C'est pour le Seigneur qu'il est mort, le Seigneur ne peut donc lui faire entièrement défaut dans la gloire. En rendant le dernier soupir entre mes mains, il disait, avec assurance, qu'il mourait pour la justice; il laissait en effet une preuve éclatante de la justice qui l'avait toujours animé et l'animait encore dans sa lutte contre les méchants au sein de l'Eglise du Christ, puisqu'il couronnait sa vie en mourant à cause d'elle. C'est elle qui fut la première et la dernière cause de cet affreux malheur, car c'est pour elle qu'il se trouvait avec moi an moment où il fut frappé.

«En effet, c'était particulièrement sur ses instances, car il ne cessait de penser à ces choses, ainsi que sur la demande et du consentement du roi qu'il avait fait entrer dans ses vues, que je me rendais à l'abbaye (les religieuses de Chelles, pour y opérer une réforme et y rétablir l'ordre. Je m'étais fait accompagner d'hommes pieux, des abbés de Saint-Victor et de Saint-Magloire, du prieur de Saint-Martin, et de plusieurs autres personnes, tant religieux que chanoines et clercs. Après avoir de mon mieux conduit toute cette affaire à bonne fin, je revenais à Paris, quand arrivé au château de Gournay, qui appartient au seigneur Etienne, je me suis vu tout à coup attaqué par les gens, c'est-à-dire, par les neveux de l'archidiacre Thibaut qui s'étaient placés en embuscade, sur mon passage. Nous étions tous sans armes, c'était un dimanche, et nous avancions paisiblement; ils tirent aussitôt l'épée, fondent sur nous, et, sans respect pour Dieu ni pour la sainteté, du jour, non plus que pour moi-même et pour les religieux qui m'accompagnaient, ils massacrent l'innocent dans mes bras et me menacent d'un sort semblable si je ne m'éloigne à l'instant de leur présence. Mais nous, sans perdre courage, nous nous précipitons an milieu des armes, nous arrachons le prieur des mains de ses meurtriers, à demi mort et cruellement percé de coups, puis nous lui faisons un rempart de nos personnes et nous le pressons de se confesser et de pardonner à ses ennemis l'attentat impie 'qu'ils avaient commis sur sa personne. Et lui, après avoir pardonné de bon coeur à tous ceux qui s'étaient rendus coupables à soit égard, et demandé pardon lui-même pour ses propres péchés, il reçut la communion du corps et du sang de Jésus-Christ; puis, après s'être écrié d'une voix claire qu'il mourait pour la justice, il expira sous nos yeux.

«Sans doute je n'ai point l'ombre d'inquiétude pour ce qui concerne son salut et je devrais me réjouir de ce qu'il a maintenant reçu sa récompense, la mort des saints, nous le savons, est précieuse devant Dieu; mais je ne puis éloigner la profonde tristesse et le chagrin poignant que me causent la perte d'un ami et la confusion où ce crime nous a tous jetés; j'en suis inconsolable. C'est moi qu'ont atteint les coups qui lui ont donné la mort; oui, je puis bien dire qu'ils m'ont fait beaucoup plus de mal qu'à lui, car en le faisant périr ils m'ont laissé exposé seul à toutes sortes de périls, tandis qu'ils l'ont du même coup mis en sûreté contre tout danger. Et maintenant, puisque vous me savez dans une telle affliction et dans une désolation si profonde, ne tardez pas à venir pour me prodiguer vos consolations et me donner des conseils. Ne pouvant plus supporter la vue des lieux témoins d'un si horrible forfait, je suis venu me réfugier à Clairvaux, où je vous attends; nous verrons ensemble ce que nous devons faire pour la sainte Eglise à l'occasion de l'attentat horrible dont elle a été l'injuste objet. Ce qui s'est passé est une menace pour nous tous, et notre tour ne peut manquer de venir, si Dieu n'y met ordre. Je vous prie donc et vous supplie de venir sans aucun délai à Clairvaux, car je ne vois que périls de tous côtés, et j'ai le besoin le plus pressant de vos conseils pour les éviter.»

133. A peine Geoffroy eut-il reçu cette lettre qu'il accourut à Clairvaux et manda au nom du saint Siège à tous les évêques des provinces de Reims, de Rouen, de Tours et de Sens, de se rendre au synode de Jouarre. Ils s'y trouvaient réunis quand Hugues, évêque de Grenoble, et les Chartreux leur écrivirent en ces termes:

A nos seigneurs et pères en Jésus-Christ, les très-révérends archevêques, évêques et religieux présentement réunis pour la défense de la justice, Hugues, évêque de Grenoble, et son fils Gui, serviteur inutile des pauvres Chartreux, avec les religieux qui vivent avec lui, salut et souhait qu'ils voient ce qu'ils ont à faire et le fassent ensuite avec courage, par Jésus-Christ Notre-Seigneur.

«La nature nous fait hommes, la grâce justes, et l'Eglise évêques, prêtres, archidiacres et le reste; de la première, nous tenons l'être; de la seconde, le salut; de la troisième, le pouvoir d'aider aux hommes dans les choses les plus élevées. La nature et la grâce ne regardent que nous; les fonctions ecclésiastiques, les autres. S'il nous arrive, comme au figuier de l'Evangile qui refusa si longtemps de porter le fruit qu'on attendait de lui, de posséder en vain la charge que nous avons reçue, il n'y aura pas de raison plausible pour que nous la conservions. Mais que sera-ce si, non contents d'être inutiles à l'Eglise, nous lui portons préjudice par nos paroles et par nos exemples? Ne mériterons-nous pas alors non-seulement d'être déposés, mais encore d'être punis? Le bienheureux Thomas et tous ceux qui ont dernièrement lavé leurs robes dans le sang de l'Agneau avant de s'envoler dans les cieux, n'ont pas besoin que les hommes s'occupent de les venger, car leur mort est précieuse devant Dieu; toutefois l'Eglise, sans laquelle ni la chose publique ni les intérêts privés ne peuvent être sauvegardés, a le plus grand besoin que la discipline soit observée; nous vous prions donc et vous supplions en conséquence de vous revêtir des armes de la foi, de céder au zèle de la justice, et, à l'exemple des saints, de Moïse, de Phinées, de Mathathias, de même que des bienheureux apôtres Pierre et Paul frappant Simon, Ananie et Barjésu, et surtout de Jésus-Christ lui-même chassant les vendeurs du temple un fouet à la main, vous tiriez contre ces assassins sacrilèges le glaive redoutable de l'Eglise; privez-les, s'il est possible, de tous offices et bénéfices; que tout Israël tremble en entendant ce qui leur arrive, et que jamais personne ne soit tenté de les imiter désormais. C'est peu de les appeler assassins, ces hommes qui n'ont pas craint de percer de leurs coups le corps des saints pour assouvir leur haine, satisfaire leurs voeux et pourvoir aux cruelles délices de leur existence: s'il faut que non-seulement ils ne perdent pas le fruit de leur horrible forfait, mais encore qu'ils n'en reçoivent point le châtiment, quiconque parmi nous voudra défendre les droits de la justice doit s'attendre au même sort. Adieu, priez pour nous; élevez vos mains sur la contrée que nous habitons et comblez-nous de vos voeux et de vos bénédictions. Encore une fois, adieu. Que Dieu nous donne part au mérite de ce que vous avez déjà fait et de ce que vous ferez encore. Adieu enfin pour la troisième fois, à vous et aux révérends princes de Blois et de Nevers.»

134. En réponse à la lettre de saint Bernard, le pape Innocent écrivit aux Pères du synode de Jouarre comme il suit, au sujet du décret qu'il avait porté.

Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères les archevêques Rainaud de Reims, Hugues de Rouen, Hugues de Tours, et aux évêques leurs suffragants, salut et bénédiction apostolique.

«Plus les fautes sont graves, plus doivent être, amères les larmes de la pénitence destinées à les laver. Mais ce qu'il importe particulièrement, c'est que toute atteinte contre les ordres sacrés reçoive sans retard le châtiment qu'elle mérite. En quel endroit pourra-t-on se croire en sûreté, et quel titre mettra les hommes à l'abri des assassins, si l'Eglise même de Dieu n'est plus respectée, si les personnes engagées au service du Seigneur ne sont plus protégées contre les injustices, les violences et les tortures des scélérats, ni même contre les sanglants attentats qui menacent leurs jours sacrés? A la vue du crime odieux et du forfait inouï dont nos fils bien-aimés et de bonne mémoire, Thomas, prieur de Saint-Victor, et Archambaud, sous-doyen d'Orléans, ont été les victimes, vous ne devez plus garder aucun ménagement, mais recourir à toute la rigueur de la justice et des canons, prendre toutes les armes que le droit met à votre disposition, et, s'il en est besoin, écraser ce nouveau forfait sous la sentence d'un nouveau synode. Non-seulement nous approuvons et ratifions de notre autorité apostolique ce que votre charité a décrété dans le. dernier synode de Jouarre, mais comme votre sentence ne nous semble pas encore assez rigoureuse, nous voulons de plus que la célébration des saints mystères soit interdite partout où se trouveront lesdits assassins; et si quelqu'un ose tendre la main et faire accueil à ces sacrilèges cléricides, à ces perturbateurs du céleste collège, à ces hommes qui n'ont pas craint de répandre le sang même du Seigneur, tant qu'ils seront en ce monde, qu'il soit anathème! De plus, attendu que des clercs ne peuvent acquérir ni conserver un bien ecclésiastique par le crime et les forfaits de leurs parents, mais qu'ils ne doivent les obtenir et les garder que s'ils le méritent par leurs vertus, Nous statuons encore que Thibaut de Notières, ainsi que tous les autres qui ont obtenu ou conservé par cette détestable voie les honneurs ecclésiastiques, soient privés de tous bénéfices ecclésiastiques par respect pour l'autorité du saint Siège; et, puisque l'iniquité a surabondé, il faut aviser par tous les moyens possibles à ce que désormais les clercs n'aient plus rien à redouter des hommes, nous leur assurons donc l'appui du Siège apostolique, afin qu'ils puissent vaquer en toute sécurité à leurs saintes fonctions.»

Telles sont les lettres qui ont été échangées de part et d'autre dans l'affaire du prieur Thomas.

135. pour ce qui regarde l'époque précise où ce forfait fût accompli, Jean Picard, ainsi que plusieurs autres qui l'ont suivi indique dans ses notes à la lettre cent cinquante-huitième, l'année 1130, taudis que Baronius se prononce pour l'année 1135. Mais l'opinion de Picard, n'est pas soutenable. On voit, en effet, dans la lettre cent cinquante-neuvième que Thomas fut tué un dimanche, le 19 août, selon le Nécrologe de Saint Victor, où il est dit à cette date: «Anniversaire de maître Thomas, prieur de cette église, qui périt pour la justice, que ses ennemis ont cruellement assassiné; dans sa vie comme dans sa mort, il a laissé à ceux qui viendront après lui un modèle bien digne d'être imité.» Le calendrier de Saint-Guinail de Corbeil concorde avec celui de Saint-Victor, à ce que dit Picard. Il s'ensuivrait donc que la lettre dominicale de l'année 1130 devrait être la même que celle du 19 août; or il n'en est pas ainsi, car la lettre dominicale de l'année 1130 est FE, tandis que la lettre du 19 août est un A. Picard fait encore valoir deux arguments en faveur de son opinion: il établit en premier lieu que la mort du prieur Thomas est antérieure à celle de Hugues de Grenoble, puisque ce dernier écrivit aux Pères du synode de Jouarre une lettre en commun avec les Chartreux, pour demander vengeance de l'assassinat de Thomas. Or, dit-il, selon Gui, abbé de la Grande-Chartreuse, dans la Vie de Hugues, ce prélat étant mort en 1132, il faut placer la mort de Thomas, non pas en 1131, car cette année-là le pape Innocent était en France, et il n'y aurait pas eu lieu de lui écrire autant de lettres pour faire appel à son autorité, mais à l'année 1130, qui est celle où le pape Innocent fut élu. La seconde raison que Picard apporte en faveur e son sentiment, c'est que vers la fin de l'année 1131 le pape Innocent étant à Paris et visitant le monastère de Saint-Victor, ordonna le 9 mars de porter le corps de Thomas du cloître dans l'église de l'abbaye; c'est donc au mois d'août de l'année précédente qu'on doit placer sa mort. Mais ces deux raisons ne sont point concluantes; en effet,qui empêche d'abord que nous n'attribuions la lettre de l'évêque de Grenoble, Hugues, non pas à saint Hugues, mais à son successeur, qui portait le même nom que lui? La seconde raison ne nous semble pas plus forte; je veux bien que le pape Innnocent ait fait transporter le corps de Thomas dans un endroit plus convenable; il ne s'ensuit pas qu'il ait donné cet ordre sur les lieux mêmes; tout au contraire, on voit qu'il donna cet ordre d'Italie par une lettre qui se trouve au tome V du Spicilége d'Acher, et dans laquelle il blâme les archevêques de Reims et de Sens d'avoir trop tardé à prononcer la sentence d'excommunication contre les assassins de Thomas. Voici, en effet, comment il termine cette lettre: «Nous ordonnons de plus que le corps dudit homme de bien qui rend maintenant témoignage de sa justice et de son innocence devant le Juge suprême, qui vécut dans l'obéissance et fut assassiné au moment où il. accompagnait son évêque, soit enterré honorablement dans son monastère. Donné à Pise, le 21 décembre.»

Il faut donc placer la mort de Thomas non point en 1130, mais en 1133, attendu que la lettre dominicale de cette année, ainsi que celle du 19 août, est un E. De plus, cette même année, le siège de Grenoble était occupé par un évêque nommé Hugues, qui avait succédé à saint Hugues; le pape Innocent attendait à Pise le jour fixé pour la tenue du concile, et saint Bernard, après avoir été envoyé d'Italie en Allemagne pour réconcilier ensemble Conrad et Lothaire, revint en France où il s'arrêta quelque temps pour assister au chapitre de Cîteaux, qui devait avoir lieu, selon la coutume, le 13 septembre de cette année, comme on le voit par une lettre que Pierre le Vénérable écrivit au chapitre cette même année, et dans laquelle il est parlé de saint Bernard comme présent. Enfin Orderic, livre 13, à l'année 1134, abonde dans notre sens; car après avoir raconté en masse plusieurs événements qui ont rapport aux années précédentes, tels que la mort de Jean, évêque d'Orléans et celle du doyen Hugues, son successeur, qui eurent lieu l'une et l'autre en 1133, il ajoute: «Ce fut alors aussi que Thomas, chanoine de Saint-Victor, qui jouissait d'une grande considération, fut assassiné, etc.» Mais c'est assez sur ce sujet (Note de Mabillon).





Bernard, Lettres 151