Bernard, Lettres 165

LETTRE CLXV. A FOULQUES (a), DOYEN, ET A GUY, TRÉSORIER DE L'ÉGLISE DE LYON, SUR LE MÊME, SUJET.

L'an 1138


Notre Eglise, mes très-chers amis, a reçu une plaie bien profonde et qui réclame, comme vous le savez, pour se fermer, les soins aussi prompts que multipliés d'une main habile. Aussi ne cessé je d'invoquer avec larmes le secours du céleste médecin et de lui dire: Venez, Seigneur, venez vite, avant qu'elle meure. Mais ce qui ajoute encore à ma . douleur et m'ôte presque tout espoir de guérison, c'est que le mal nous est venu de la main d'où nous devions plutôt attendre du soulagement. O malheureuse Eglise, qui t'a porté le coup dont tu gémis? Est-ce un ennemi que la haine inspire? n'est-ce pas quelque ardent persécuteur? Délits! non; c'est ton ami, ton chef, ton métropolitain lui-même. Ce n'est pas du Nord, comme parle l'Ecriture, mais du Midi que vient ton malheur; aussi n'y a-t-il pas de douleur pareille à ma douleur, parce qu'elle a pour principe et pour cause ceux mêmes dont j'attendais du soulagement et un appui. O Eglise de Lyon, mère autrefois si tendre, quel monstre as-tu choisi pour époux à ta fille bien-aimée? Tu t'es conduite en marâtre et non en mère à son égard. Quel gendre tu t'es choisi! il n'a rien de ton antique noblesse, ni de tes sentiments d'honneur et de probité. hélas! une telle union mérite-t-elle le nom de mariage? Ainsi contractée et avec. un pareil homme peut-elle être honorable et pure? On n'a tenu compte, en la consommant, ni de la loi, ni de la raison, ni de l'ordre; on a tout confondu, tout disposé et consommé avec tant



a Foulques devint plus tard archevêque de Lyon: il est fait mention de son élection dans les lettres cent soixante-onzième et cent soixante-douzième. La lettre cent soixante-treizième lui est adressée.

de ruse et d'audace, qu'on garderait plus de mesures, je ne dis pas pour ordonner un évêque, mais même pour établir un simple fermier ou un commis. Quels éloges ne méritez-vous pas, mes bien chers amis, pour avoir seuls compati à la douleur de notre Eglise? Vous vous êtes levés deux fois afin de la défendre contre ses oppresseurs et avez résisté à ses ennemis comme un rempart élevé autour de la maison d'Israël. Il n'y eut que vous dans cette assemblée qui ayez tenu pour la loi de Dieu, défendu les sacrés canons, et qui, nouveaux Phinées, ayez ressuscité son zèle pour frapper tous les prévaricateurs du glaive de la parole. Puisque vous avez ainsi fait éclater la gloire de Dieu et la vôtre en cette occasion, il ne vous reste plus à présent qu'à finir comme vous avez commencé et à couronner votre ouvrage par la persévérance, en réunissant à la tète la queue de la victime.


LETTRE CLXVI. AU PAPE INNOCENT, SUR LE MÊME SUJET.



1. C'est encore moi qui frappe à la porte, qui pousse des cris plaintifs et fais entendre des gémissements mêlés de larmes. Les méchants renouvellent leurs attaques et redoublent leurs injustices; puis-je ne pas crier plus fort qu'auparavant? Ils s'enhardissent à mesure qu'ils avancent dans le mal, et plus on voit leurs iniquités s'accroître, plus leur orgueil s'augmente; leur rage grandit à proportion qu'ils perdent toute pudeur et toute crainte de Dieu. Ils ont osé, Très-Saint Père, élire un évêque en dépit des dispositions sages et prudentes que vous aviez sanctionnées, et, sans tenir compte de notre appel qui évoquait toute cette affaire à votre tribunal, ils ont audacieusement passé outre au sacre de leur élu. Or ceux qui ont agi de la sorte, ce sont l'archevêque de Lyon et les évêques d'Autun et de Mâcon, tous amis de Cluny. Hélas! que d'âmes pieuses vont se trouver dans le trouble et la consternation si on les astreint à supporter un joug pareil et placé de cette manière sur leurs épaules! Elles croiront fléchir le genou devant l'autel de Baal, ou, suivant le mot du Prophète, faire un pacte avec la mort et conclure une alliance avec l'enfer. Que deviennent, hélas! je le demande, le droit naturel, les lois, les saints canons eux-mêmes et le prestige de votre autorité suprême? La voie de l'appel, ouverte à tous les opprimés, ne se ferme que pour moi. Après tout, il fallait bien que les lois et les canons se tussent, que le droit et la raison gardassent le silence là où l'or régnait en maître, où l'argent jugeait en dernier ressort; mais voici que pour porter le mal au comble, on veut ébranler le saint Siège par les mêmes moyens. Quelle folie! n'est-il pas fondé sur un roc inébranlable?

2. Mais que fais-je, ne dépassé-je pas les bornes? Il ne m'appartient ni d'accuser ni même de blâmer personne, c'est assez pour moi de pouvoir exhaler librement ma douleur. Lorsque, après une longue absence et bien des fatigues endurées pour le service de l'Eglise Romaine, Votre Sainteté me permit enfin de venir retrouver mes frères, j'arrivai à mon monastère bien affaibli de corps et semblable à un ouvrier désormais inutile, mais j'avais le coeur dans la joie, parce que je rapportais avec moi les doux fruits de la paix: je croyais que j'allais enfin pouvoir jouir d'un peu de repos après tant:de fatigues, réparer .mes pertes spirituelles et me recueillir après une si longue dissipation, et voici que je me vois replongé dans de nouvelles inquiétudes et dans de nouveaux tourments. Tout malade que je suis dans mon lit, je souffre moins de corps que d'esprit, car je ne compte pour rien la douleur physique; mon âme est mon unique bien, et son salut est maintenant en cause. Seriez-vous d'avis que j'allasse la confier à celui qui a perdu la sienne? Je sais bien que non, c'est pourquoi j'ai pris le parti de me retirer d'ici plutôt que d'y demeurer pour y consumer dans la douleur le peu de jours qui me restent, et de risquer de me perdre. Je prie Dieu de vous inspirer pour le mieux, de vous remettre en mémoire ce que j'ai fait pour vous, - si pourtant j'ai fait quelque chose qui mérite que vous en gardiez le souvenir, - de vous faire jeter un regard de pitié sur votre serviteur et de mettre fin à ses peines et à son affliction. Ou plutôt je prie Dieu que vous n'oubliiez jamais tout ce qu'il a fait pour vous, et qu'en témoignage de votre juste reconnaissance, vous cassiez et annuliez, pour sa gloire, tout ce qui a été fait contre la justice.




LETTRE CLXVII. AU MÊME ET SUR LE MÊME SUJET.



L'an 1138



Très-excellent Père, n'avez-vous pas ordonné formellement qu'on ne fit choix, pour le siège de Langres, que d'un sujet pieux et capable, et qu'on s'entendit de cela avec votre humble serviteur? L'archevêque de Lyon reçut de votre bouche apostolique cet ordre précis, et se trouvait ainsi d'autant plus rigoureusement tenu de s'y conformer, que vous le lui aviez donné en termes plus pressants et plus souvent réitérés; c'est, d'ailleurs, ce qu'il avait promis de faire. Comment donc se fait-il qu'il se soit permis de changer ce qui avait été réglé pour le plus grand bien et avec tant de sagesse, et qu'il ait osé faire tout le contraire de ce qui avait été convenu, au mépris de Votre Sainteté et au grand scandale de notre faiblesse? Comment ce bon archevêque n'a-t-il pas eu honte de se démentir de la sorte et d'imposer un joug infâme à tant de saints religieux, vos humbles serviteurs, contrairement à ses engagements et à votre ordre, formel? Que Votre Sainteté, je l'en supplie, s'informe à quelle espèce d'hommes appartient celui auquel il s'est tant hâté d'imposer les mains et quelle réputation est la sienne, tant de près que de loin; pour moi, je craindrais de manquer à la modestie si je vous rapportais ce que la rumeur, pour ne pas dire l'indignation publique, lui impute et lui reproche. Je me tairai donc, et, dans le chagrin mortel où je me trouve, je ne pense qu'à m'éloigner de ces lieux: je l'aurais déjà fait si l'espérance que je nourris encore de trouver du soulagement à ma douleur dans vos entrailles de père ne m'avait fait patienter jusqu'à présent. J'avais formé le projet de vous faire un rapport circonstancié de ces lamentables événements, mais la douleur me paralyse la main et me trouble l'esprit; ma langue se refuse à retracer l'histoire de tant de fraudes et de surprises indignes, de tant d'audace et de perfidie. Je laisse à votre fils, l'archidiacre. Ponce, dont la conduite ne s'est pas démentie un seul instant dans toute cette affaire, le soin de vous raconter en détail, Très-Saint Père, tout ce qui nous désole et le remède que nous voudrions vous voir appliquer au mal; vous pourrez avoir en lui la même confiance qu'en moi-même. Quant à moi, je sens aux cuisants chagrins qui me consument que je ne puis tarder de finir mes tristes jours au milieu de la douleur et des larmes, si je ne vois échouer un attentat aussi audacieux que criminel.




LETTRE CLXVIII. AUX ÉVÊQUES ET AUX CARDINAUX DE LA COUR ROMAINE, SUR LE MÊME SUJET.



1. Vous savez, si vous avez daigné en conserver le souvenir, comment je me suis comporté parmi vous aux jours de l'épreuve; toujours eu mouvement, allant et venant sans cesse, constamment empressé au service de notre chef, j'ai partagé toutes vos fatigues et je me suis tellement épuisé dans la lutte, que je pus à peine regagner ma patrie quand la paix fut rendue à l'Église. Si Je rappelle ce souvenir, ce n'est pas pour me glorifier des services que j'ai rendus alors, et encore moins pour vous les reprocher, mais je voudrais que vous en fussiez si vivement touchés que vous voulussiez bien me payer de retour, aujourd'hui que je fais appel à votre pitié et que je vous le demande en grâce. L'extrémité où je me trouve réduit me force à recourir à tous ceux qui m'ont quelque obligation. Ce n'est pas qu'après avoir fait mon devoir je me considère, en dépit de la parole du Seigneur, autrement que comme un serviteur inutile; mais si j'ai fait ce que je devais, je ne mérite pas d'être frappé. Or, a mon retour ici après vous avoir quittés, je n'ai trouvé que sujets de peines et d'afflictions; en vain j'ai invoqué le Seigneur, en vain j'ai imploré votre secours, les puissants de la terre se sont ligués contre quoi. L'archevêque de Lyon et l'abbé da Cluny, fiers de leur puissance et confiants dans leurs richesses infinies, ont pris parti, non-seulement contre moi, mais contre une multitude de serviteurs de Dieu, contre vous, contre eux-mêmes, contre Dieu, et foulé aux pieds tous les droits de l'honneur et de l'équité.

2. Ils ont mis à notre tête un homme dont les méchants se rient, dont les honnêtes gens ont horreur; je ne dis pas l'ordre qu'on a observé dans toute cette affaire à laquelle le plus affreux désordre à seul présidé, j'en abandonne le jugement à Dieu et à la cour de Rome. Si elle connaissait nos maux, elle ne pourrait s'empêcher d'en gémir, d'avoir pitié de nous et de prendre en main la cause des gens de bien contre les méchants. Hé quoi! n'est-elle pas la maîtresse du monde, armée contre le mal en faveur de l'innocence, pour laisser triompher le méchant et succomber le pauvre, mais un pauvre qui, à défaut d'argent qu'il n'avait pas, a sacrifié sa propre vie à la défense de votre cause? Est-il juste que vous jouissiez d'une paix qui est son ouvrage sans vous mettre maintenant en peine de ses épreuves et que vous ne fassiez rien pour le consoler quand il n'a fait aucune difficulté de partager autrefois vos peines et vos tribulations? Si j'ai bien mérité de vous à vos yeux, secourez ma faiblesse contre les violences des hommes puissants; protégez ma pauvreté et mon indigence contre les attaques de ceux qui fondent sur moi; si vous ne le faites pas, je tâcherai de supporter ma peine du mieux que je pourrai; mais, dans ma douleur extrême, dévorant mes larmes le jour et la nuit, je vous appliquerai ces paroles de l'Ecriture «Ceux qui n'ont pas pitié de leur ami ont perdu la crainte de Dieu (Jb 6,14). - Tous mes amis m'ont abandonné (loc. cit.). - Mes proches se sont éloignés de moi, et ceux qui en voulaient à ma vie se sont précipités contre moi avec violence (Ps 37,13).»




LETTRE CLXIX. AU PAPE INNOCENT, SUR LE MÊME SUJET.



L'an 1138



Saint Bernard s'excuse d'avoir empêché de partir les membres du clergé de Langres qui étaient mandés à Rome; il indique, ensuite à quelles personnes on doit confier l'élection de l'évêque de Langres.

Les bontés dont vous m'avez honoré me rendent hardi presque jusqu'à la présomption; veuillez être encore assez bon pour ne point vous offenser de ce que je viens de faire et pour écouter avec patience non-seulement le récit de ma conduite, mais encore les motifs qui l'ont déterminée, j'espère que vous ne me désapprouverez pas quand vous saurez pourquoi j'ai agi comme je l'ai fait. Je me suis permis de retenir les membres du clergé de Langres que vous aviez mandés auprès de vous, et, après les avoir tous mis d'accord, je leur ai fait prendre l'engagement, ainsi qu'ils vous le marquent dans leur lettre, de n'élire qu'un sujet qui vous plût et qui répondit aux désirs des gens de bien; il était absolument nécessaire qu'ils ne s'éloignassent pas de ces contrées dans les conjonctures présentes, pour ne pas laisser sans protection et sans défense les terres et les biens de l'Église, qu'on se dispute comme une proie ou comme un butin. Je suis donc d'avis, si vous le trouvez bon, que l'on confie à des personnes non suspectes et n'ayant d'autre intérêt en pensée que celui de Jésus-Christ, le soin d'élire, pour évêque de langres, un sujet qui soit digne de ]'être par sa piété: c'est le moyen de mettre enfin un terme aux longs malheurs de cette église. Pour ce qui rue reste à dire, j'ai chargé dont Hébert, abbé de Saint-Etienne de Dijon, l'archidiacre de Langres et ceux qui les accompagnent de vous en faire part. Je termine en vous priant de prendre sous votre protection la personne et les biens de ce même archidiacre ainsi que de Bonami, prêtre de la même église; ils n'ont cessé l'un et l'autre de soutenir avec fidélité la cause de Dieu. Or toute peine mérite salaire,




LETTRE CLXX. A LOUIS (a) LE JEUNE, ROI DE FRANCE.


L'an 1138

Le roi avait paru contraire à l'élection de Geoffroi, prieur de Clairvaux, au siège de Langres; saint Bernard s'efforce de la justifier à ses yeux.

1. Quand l'univers entier se liguerait contre moi pour me faire entreprendre quoi que ce soit d'hostile à Votre Majesté royale, j'ai trop la crainte de Dieu pour m'exposer imprudemment à mécontenter un souverain qu'il a lui-même établi. Je n'ignore pas que «celui qui résiste aux puissances résiste à l'ordre de Dieu même (Rm 13,2).» D'un autre côté, je sais aussi quelle horreur un chrétien, mais plus encore un religieux, doit avoir pour le mensonge. Je vous dirai donc en toute vérité que ce qui s'est fait à Langres touchant l'élection du prieur (b) de notre maison en dualité d'évêque est arrivé contre l'espérance et même contre


a Orderic l'appelle simplement Florus oz Flore, livre 2, p. 713, et Louis Flore, livre 13, pages 901 et 911. La première fois il rapporte, en l'année 1135, que Louis le Gros a réconcilia Thibaut de Blois et Raoul de Péronne qui étaient brouillés, et confia le royaume de France à son fils Louis-Flore,qu'il avait fait sacrer roi trois ans auparavant à Reims; la seconde fois, à l'année 1137, Il dit que Louis le Gros, se sentant prés de mourir, «mit Louis-Flore, son fils, sous la protection de Thibaut, comte palatin, et de Raoul de Péronne, son cousin.»

b il se nommait Geoffroy et était parent de saint Bernard, son élection fut enfin ratifiée en 1139, comme il résulte d'un document cité par Pérard, page 334, dans lequel il est dit qu'il consacra l'église de Saint-Etienne de Dijon en 1141, la seconde année de son épiscopat.


l'intention des évêques aussi bien que contre la mienne; c'est le fait de Celui qui sait contraindre les hommes à faire sa volonté et à concourir, malgré qu'ils en aient, à .l'accomplissement de ses desseins. Comment n'aurais-je pas hésité à porter un homme que j'aime comme moi-même à un poste que je redoute pour moi comme étant plein de danger? Je ne saurais agir ainsi; j'estime trop peu, pour les imiter, les gens qui placent sur les épaules d'autrui des fardeaux d'un poids accablant auxquels ils ne voudraient pas eux-mêmes toucher du bout du doigt. Quoi qu'il en soit, c'est une affaire terminée; mais qu'importe à Votre Majesté qui n'a point à en souffrir? Il n'y a que moi qui aurais le droit de m'en plaindre, car cette élection m'a enlevé le soutien de ma faiblesse et la lumière de mes yeux; elle m'a privé de mon bras droit, en même temps quelle a soulevé contre moi cette agitation, ces tempêtes et ces colères auxquelles je ne puis plus échapper; plus je voudrais m'y soustraire, plus j'en suis accablé, sans mérite. pour moi, hélas! car je ne puis prendre sur moi de me résigner à ce qui m'arrive. Je sens bien qu'il est dur de regimber contre l'aiguillon; peut-être vaudrait-il mieux pour moi accepter l'épreuve de bon coeur et de plein gré que de le faire à regret, et si j'ai encore un reste de forces, sans doute qu'il me serait plus facile de porter moi-même ma propre croix que de m'en décharger sur les épaules d'un autre.

2. Mais d'ailleurs je n'ai plus qu'à me soumettre à la volonté de Celui qui a disposé des choses autrement que je l'aurais voulu, d'autant plus qu'il n'est ni facile ni sûr, pour moi non plus que pour Votre Majesté, de lutter contre sa volonté toute-puissante. Vous savez qu'il est redoutable aux rois mêmes, et qu'il n'est rien tant à craindre pour Votre Majesté, que de tomber entre les mains du Dieu vivant. Avec quel chagrin n'ai-je donc pas appris que vous soutenez mal les beaux commencements de votre règne! Quelle amère douleur pour l'Eglise sis après avoir goûté les douces prémices de votre règne, il lui faut renoncer aux espérances qu'elle avait conçues de vos qualités, et à la protection qu'elle avait déjà trouvée sous votre égide! Hélas, l'Eglise de Reims s'affaisse et personne ne la soutient; celle de Langres s'écroule et pas une main ne. se tend vers elle pour l'empêcher de tomber. Que Dieu



a Après la mort de l'archevéque Réginald, qui arriva le 13 janvier 1130, l'église de Reims resta près de deux ans sans archevêque, moins à cause du défaut d'entente entre les clercs qui devaient en élire un, que par suite de l'agitation causée dans la ville par l'établissement de ce qu'on appelle la Commune, et de la brouille survenue entre Louis VII et Thibaut, comte de Champagne, dont les comtes et les églises de leur voisinage eurent à souffrir, comme on le voit dans Marlot, tome II de la Métropole de Reims, page 328. Saint Bernard se plaint une seconde fois de cet état de choses dans la lettre trois cent dix-huitième. Sur son refus d'accepter le titre d'archevêque de Reims, on élut Samson, en 1140, mais cette élection ne se fit pas sans trouble, comme on le voit par la lettre deux cent vingt-deuxième. Ou peut consulter sur ce sujet les lettres deux cent dixième et deux cent vingt-quatrième.

nous préserve du malheur de voir Votre Majesté elle-même ajouter à nos peines et à nos chagrins! Puissé-je mourir avant que mes tristes yeux aient vu un roi dont on augure et dit tant de bien, s'opposer aux desseins de Dieu, irriter contre lui la colère de ce juge redoutable; faire couler les larmes des affligés aux pieds de Celui qui s'appelle le Père des orphelins, et monter au ciel les cris des pauvres, les vaux des saints et les trop justes plaintes de la chère Eglise du Christ; je veux dire de la sainte Eglise du Dieu vivant! Non, non, il n'en sera pas ainsi; nous avons au coeur de meilleures et plus douces espérances. Dieu aura pitié de nous, sa colère n'éclatera pas sur nos têtes et ses miséricordes couleront encore sur nous; il ne voudra pas affliger son Eglise par ce même prince qui l'a déjà consolée en tant d'occasions; il nous le conservera tel qu'il nous l'a donné dans sa bonté, et si, par hasard, Votre Majesté a cédé à quelque fâcheuse influence, il vous fera connaître ses volontés saintes et vous donnera la force de les accomplir. Ce sont les voeux et les prières que je ne cesse de faire à Dieu pour vous, le jour et la nuit. Soyez convaincu qu'il en est de même de notre communauté tout entière, et veuillez croirez je vous en conjure, que nous aurons toujours un profond respect pour Votre Majesté royale et un dévouement sans borne pour le bien de son Etat.

3. Au reste, je vous rends grâce pour la réponse favorable que vous avez daigné me donner, mais les lenteurs m'effraient; les terres de ce diocèse sont abandonnées au pillage, et'pourtant elles vous appartiennent, c'est ce qui me fait voir avec un si profond regret qu'on y déshonore votre autorité royale; vous avez bien raison de vous plaindre qu'il ne se trouve là personne pour la défendre et la soutenir. Mais après cela, en quoi ce qui ne s'est pas fait contre la justice peut-il porter atteinte à votre autorité? L'élection dont il s'agit s'est faite selon les règles, et l'élu est un sujet fidèle de Votre Majesté; il ne saurait passer pour tel s'il prétendait posséder sans votre aveu un pays qui vous appartient. Or il n'en a pas encore pris possession, il n'a point fait son entrée dans votre ville, enfin il ne s'est ingéré dans l'administration de quoi que ce soit, malgré le désir ardent du peuple et du clergé qui l'appellent d'un commun accord, et en dépit des cris de détresse des opprimés et des voeux pressants des gens de bien. Après cela, vous voyez de quelle importance il est, tant pour l'honneur de Votre Majesté que pour notre intérêt, que vous ne tardiez pas davantage à terminer cette affaire. Si vous ne répondez pas à l'attente de vos sujets, en donnant à leurs députés une réponse conforme à leurs désirs, vous indisposerez contre vous, ce qui serait très-regrettable, un grand nombre de gens de bien dont le coeur vous est dévoué à présent, et je crains que vous ne fassiez aussi quelque tort aux droits régaliens que vous exercez dans cette Eglise.




LETTRE CLXXI. AU PAPE INNOCENT.


L'an 1139


Pour Foulques, élu archevêque de Lyon.

Je me flatte, très-saint Père, qu'après avoir favorablement écouté mes prières pour autrui, vous ferez un bon accueil à celles que je vous adresse pour moi; or je regarde l'affaire de mon archevêque comme. étant la mienne, car ce qui touche à la tète importe également aux membres. Je ne parlerais pas ainsi s'il s'était poussé lui-même au poste où il est arrivé, mais il a été appelé de Dieu comme Aaron le fut autrefois; et la preuve, c'est qu'il a été élu par tous les électeurs d'une voix unanime, non-seulement sans contestation, ruais sans hésitation aucune. Certainement, on ne fit jamais un choix plus juste et plus raisonnable, car Foulques unit dans un égal degré la noblesse de l'esprit à celle du sang, et une érudition consommée à une vie irréprochable; c'est au point que sa réputation est au-dessus même de la médisance et de l'envie. Aussi est-il convenable que Votre Sainteté ratifie son élection et couronne tout ce qui s'est fait par la plénitude de l'honneur ecclésiastique, la seule chose qui lui manque à présent. En traitant ce prélat avec votre bonté ordinaire, ou plutôt avec la considération qu'il mérite, vous mettrez le comble à la joie de son peuple; toute l'Eglise de Lyon vous supplie de ne pas lui refuser cette grâce, et j'ose unir les instances de votre très-humble serviteur aux siennes.




LETTRE CLXXII. AU MÊME PAPE, AU NOM DE GEOFFROY, ÉVÊQUE DE LANGRES.


L'an 1139

Saint Bernard exprime la même pensée que dans la lettre précédente.

Au milieu des inconvénients sans nombre dont les élections épiscopales sont ordinairement suivies de nos jours, Dieu a jeté du haut du ciel un regard favorable sur notre Eglise métropolitaine de Lyon; il a fait succéder sans trouble, à l'archevêque Pierre, d'heureuse mémoire, Foulques, doyen de la même Eglise, un sujet accompli. Après avoir réuni l'unanimité des voix, il s'est trouvé promu à l'archiépiscopat pour le plus grand bien de son Eglise; son ordination s'est faite dans les règles, il ne lui manque plus que d'obtenir de vous le signe de la plénitude de l'honneur ecclésiastique que je vous prie de lui envoyer. Si j'ose vous demander cette faveur pour mon archevêque, ce n'est pas que je compte sur le poids de mon propre mérite pour la lui obtenir, mais je crois de mon devoir de la solliciter pour lui, non-seulement en qualité de suffragant de l'Église de Lyon, mais encore à raison du témoignage que je dois à la vérité comme évêque.


LETTRE CLXXIII. A FOULQUES.


L'an 1139



Saint Bernard lui recommande les intérêts de quelques religieux.

L'évêque de Langres (Geoffroy) et moi avons écrit à notre saint Père le Pape, à votre sujet, dans les termes qu'il nous a paru que nous devions le faire; nous vous envoyons copie de nos lettres. Nous sommes bien décidés à vous seconder en toutes choses de tous nos efforts, parce que nous espérons fermement que vous servirez utilement l'Église; il y va de votre intérêt le plus grand que nous ne soyons pas déçus dans nos espérances. Si j'ai bien mérité à vos yeux, je vous prie de traiter avec bonté mes chers pauvres de la maison de Bénissons-Dieu (a). Ce que vous ferez au dernier d'entre eux, c'est à moi, ou plutôt c'est à Jésus-Christ même que vous le ferez. Ils sont pauvres et vivent au milieu des pauvres; mais ce que je vous demande plus particulièrement, c'est que vous empêchiez les religieux de Savigny de les inquiéter; le procès qu'ils leur intentent rue parait mal fondé, mais s'ils sont persuadés de leur bon droit, veuillez être juge de cette affaire. Quoique l'abbé Albéric, mon très-cher fils, se recommande bien assez par son propre mérite, je ne laisse point pourtant de vous le recommander très-vivement; je l'aime comme une tendre mère aime son fils, et c'est me témoigner de l'affection que de lui en donner des marques; aussi verrai-je par ce que vous ferez pour lui le cas que vous faites de moi plus il est éloigné de moi, plus il a besoin de votre paternelle bienveillance.



a Abbaye de l'ordre de Cîteaux, fille de Clairvaux, diocèse de Lyon, fondée en 1138; elle eut Albéric pour premier abbé. Elle n'est pas fort éloignée de l'abbaye de Bénédictins de Savigny, dans le même diocèse. L'abbé de cette dernière maison était alors un certain Itérius dont saint Bernard se plaint quelque part.




LETTRE CLXXIV. AUX CHANOINES DE LYON, SUR LA CONCEPTION (a) DE LA SAINTE VIERGE.


La fête de la conception de Marie est une nouveauté qui ne s'appuie sur rien de solide; d'ailleurs, on n'aurait pas dû l'instituer sans consulter le saint Siège, à l'autorité duquel saint Bernard se soumet.



1. De toutes les Eglises de France on ne peut nier que celle de Lyon soit la première par l'importance de son siège, par son zèle pour le bien et par ses règlements, qu'on ne saurait. trop louer. Où vit-on jamais discipline plus florissante, moeurs plus graves, sagesse plus consommée, autorité plus insigne, antiquité plus imposante? C'est principalement pour les offices de l'Eglise qu'elle s'est montrée fermée à toute tentative d'innovations. Jamais cette Eglise pleine de bon sens ne s'est laissée aller à un zèle juvénile qui aurait pu lui imprimer au front la tache de la légèreté. Aussi ne puis-je assez m'étonner qu'il se soit rencontré parmi vous, de nos jours, des chanoines qui veuillent flétrir l'antique éclat de votre Eglise, en introduisant une fête nouvelle dont l'Eglise n'a pas encore entendu parler, que d'ailleurs la raison désapprouve, et qui ne s'appuie sur aucune tradition dans l'antiquité. Avons-nous la prétention d'être plus pieux et plus savants b que les Pères de l'Eglise? C'est une présomption dangereuse d'établir, en pareille matière, ce dont ils ont eu la prudence de ne pas parler. Or la chose en question était de nature à fixer particulièrement leur attention s'ils n'avaient point cru qu'il n'y avait pas lieu de s'en occuper.

2. La mère de Dieu, me direz-vous, mérite de grands honneurs. J'en conviens avec vous; mais il faut que ces honneurs soient fondés sur la raison; la Vierge-Reine a tant de titres irrécusables à nos respects, elle est élevée si haut en dignité, qu'elle n'a pas besoin qu'on lui prête de faux titres à notre vénération. Honorez la pureté de son corps, la sainteté de sa vie, sa virginité féconde, et le fruit divin de ses entrailles, à la bonne heure! Publiez par quel prodige elle mit au monde sans douleur le fils qu'elle a conçu sans concupiscence; dites qu'elle est révérée des anges, désirée des nations, connue avant sa naissance des patriarches et des prophètes, choisie de Dieu entre toutes les femmes et élevée au-dessus d'elles toutes; appelez-la des noms magnifiques d'instrument de la grâce, de médiatrice du salut et de réparatrice des



a Voir sur l'origine de cette fête la note placée à la fin du volume. Pothon, prêtre et religieux de Pruym, contemporain de saint Bernard, Mine de même l'institution de cette fête, comme on le verra plus loin.

b Pothon s'exprime de même, livre III de l'Etat de la maison de Dieu.



siècles; enfin placez-la dans les cieux au-dessus du choeur des anges eux-mêmes, c'est ce que l'Eglise fait dans ses chants à Marie, et ce qu'elle veut que je loue en elle. Autant j'accepte' pour moi et j'apprends aux autres avec sécurité ce qu'elle m'enseigne, autant, il faut l'avouer, je ressens de scrupules pour admettre ce qui ne me vient pas de sa bouche.

3. Ainsi l'Eglise me dit de célébrer le jour solennel où Marie, quittant cette terre de péché, fit son entrée dans les cieux, au milieu des chants d'allégresse des anges. C'est elle encore qui m'a appris à faire la fête de sa nativité, et je crois fermement avec elle que Marie, sanctifiée dès le sein de sa mère, vint au monde sans souillure. J'en crois autant du prophète Jérémie, parce que je lis dans les saintes Ecritures qu'il a été sanctifié avant de naître. Il en est de même pour moi de saint Jean, car il sentit dans les flancs de sa mère la présence du Seigneur, bien qu'il ne fût pas encore né, Peut-être serait-il permis d'en dire autant du prophète David, si Fan prenait ces,paroles à la lettre: «Seigneur, vous avez été mon appui dès le sein de ma mère; je n'étais pas encore né que déjà vous me protégiez (Ps 70,6);» «J'étais à peine conçu que vous vous êtes montré mon Dieu; ne me délaissez pas, Seigneur. (Ps 21,11);» et de Jérémie, à qui Dieu parle en ces termes: «Vous n'étiez pas conçu que je vous connaissais déjà, et vous n'étiez pas né que je vous avais sanctifié (Jr 1,5).» En ce cas, Dieu distingue fort bien entre la conception et la naissance, et nous montre que, si par sa science divine il a prévu la première, il a prévenu la seconde des dons de sa grâce, de sorte que la gloire de Jérémie ne consistait pas seulement en ce qu'il a été l'objet de la prescience de Dieu, mais encore celui de sa prédestination.

4. Mais quand cela serait de Jérémie, que dirons-nous de Jean-Baptiste? Un ange n'a-t-il pas annoncé d'avance qu'il serait rempli du Saint-Esprit dès le ventre da sa mère? Evidemment il ne s'agit pas là seulement de prescience ou de prédestination, car les paroles de l'ange se sont accomplies au temps marqué. Le fait est certain, et il n'est pas possible de révoquer en doute que saint Jean fut rempli du Saint-Esprit à l'époque et de la manière qu'il avait été annoncé qu'il le serait. Or on ne peut nier que le Saint-Esprit ait sanctifié celui qu'il a rempli, c'est-à-dire qu'il l'ait purifié; du péché originel. Le mot sanctifier appliqué à saint Jean, à Jérémie ou à tout autre personnage, ne peut, selon moi, signifier autre chose, et je tiens pour indubitable que ceux que Dieu a sanctifiés, l'ont été véritablement et n'ont pas perdu, en quittant le sein de leur mère pour venir au monde, la grâce qu'ils y avaient reçue; la tache originelle n'a pu revivre en eux par le seul fait de leur naissance et les dépouiller de la grâce qu'ils avaient auparavant. Osera-t-on dire qu'un enfant rempli du Saint-Esprit est encore un enfant de colère, et que s'il meurt dans le sein de sa mère, où il a reçu la plénitude du Saint-Esprit, il n'en est pas moins destiné à la damnation éternelle? Cette opinion me semble bien dure, je n'ai garde pourtant de rien décider. Quoi qu'il en soit, l'Eglise, qui ne regarde que la mort des autres saints comme précieuse, fait une exception remarquable pour celui dont l'ange avait dit: «Il y aura beaucoup d'hommes qui se réjouiront à sa naissance (Lc 1,14);» et elle fait du jour où il naquit un véritable jour d'allégresse et de fête. Au fait, pourquoi ne se réjouirait-elle pas à la naissance d'un saint qui a lui-même tressailli de joie dans le ventre de sa mère?

5. Concluons donc en disant qu'il n'est pas permis de douter que t.a Dieu n'ait accordé à la vierge incomparable dont il s'est servi pour donner de la vie au monde, le même privilège dont il est bien certain qu'il a favorisé quelques autres mortels. Il est donc indubitable que la mère du Seigneur fut sainte avant de naître, et l'Eglise ne saurait errer en célébrant tous les ans avec pompe le jour où elle naquit. Je suis même persuadé que, prévenue avant sa naissance d'une grâce plus abondante que les autres saints, elle a vécu ensuite exempte de toute espèce de péchés actuels, par un privilège dont nul autre qu'elle n'a jamais joui. Il convenait, en effet, que la reine des vierges, qui était destinée à mettre un jour au monde Celui qui devait détruire le péché, vivifier et justifier les hommes, fût exempte elle-même de toute souillure et passât sa vie sans péché. Aussi disons-nous que sa naissance fut sainte, parce que dès le ventre même de sa mère elle avait été comblée de grâce et de sainteté.

6. Mais ce n'est point assez comme cela: il faut maintenant surenchérir sur ces privilèges, et l'on prétend qu'il y a lieu de rendre à la conception de Marie les mêmes honneurs qu'à sa naissance, attendu que ra l'une ne va pas sans l'autre, et qu'elle ne serait pas digne de nos respects dans sa naissance si d'abord elle n'avait été conçue. Avec un pareil raisonnement, pourquoi s'arrêter à Marie et ne pas instituer un jour de fête en l'honneur de son père et de sa mère, puis de ses aïeuls, et ainsi de suite pour tous ses ascendants à l'infini? Nous aurions ainsi des fêtes sans nombre. Mais cela ne convient pas dans l'exil et ne sied que dans la patrie, c'est là seulement qu'il est permis d'être en fêtes perpétuelles. On parle d'un écrit (a), et d'une révélation d'en haut, comme s'il était bien difficile d'en produire d'aussi authentiques pour prouver que la sainte Vierge réclame pour les auteurs de ses jours des honneurs pareils à ceux qui lui sont rendus à elle-même. N'est-il pas écrit en effet: «Honorez votre père et votre mère (Ex 20,12)?» Pour moi, je ne fais aucun cas de tous ces écrits qui ne s'appuient ni sur la raison ni sur une autorité incontestable. On dit: La conception de la Vierge est avant sa



a Un écrit du même genre est attribué à un moine anglais nommé Elsin, pages 505 et 507 de la nouvelle édition des aunes de saint Anselme.



naissance, or sa naissance est sainte, donc sa conception l'est aussi. La belle conséquence en vérité! Suffit-il que l'une soit avant l'autre pour être sainte? Il est bien certain que l'une vient après l'autre, mais il ne s'ensuit pas que si la seconde est sainte la première le soit aussi. D'ailleurs d'où viendrait à la conception cette sainteté qu'elle doit communiquer à la naissance? N'est-ce pas au contraire parce que Marie n'a pas été conçue sans péché, qu'il a fallu ensuite qu'elle fût sanctifiée dans le ventre de sa mère, afin de naître sans péché? Dira-t-on que la naissance, qui est postérieure à la conception, lui communique sa sainteté? Evidemment non, car si la sanctification que Marie reçut après sa conception peut s'étendre à la naissance, qui lui est postérieure, elle ne saurait remonter par un effet rétroactif jusqu'a la conception qui la précède.

7. Comment donc cette conception peut-elle être sainte? Dira-t-on que Marie fut prévenue de la grâce de telle sorte qu'étant sainte avant d'être conçue, elle fut ensuite conçue sans péché, de même qu'étant sainte avant de naître, elle a ensuite communiqué sa sainteté à sa naissance? Mais pour être sainte il faut commencer par être; or on n'est pas, tant qu'on n'est pas conçu. Peut-être quand ses parents se sont unis, l'acte par lequel Marie a été conçue fut-il un acte saint, de sorte que pour elle être et être sainte fut simultané. Mais cette hypothèse répugne à la raison comme les autres; car il n'y a pas de sainteté là où n'est pas l'Esprit sanctificateur, et celui-ci ne peut se trouver là où est le péché. Or on ne saurait dire qu'il n'y a pas eu péché dans un acte auquel la concupiscence à présidé (a). Dira-t-on par hasard qu'elle a été, elle aussi, conçue du Saint-Esprit, sans le concours de l'homme? Mais jamais on ne l'a prétendu. Je lis bien dans l'Ecriture que le Saint-Esprit est venu en elle, je n'y vois nulle part qu'il soit venu avec elle. Voici continent s'exprimait l'ange Gabriel: «Le Saint-Esprit surviendra en vous..... (Lc 1,35).» Et pour parler le langage même de l'Eglise, toujours infaillible, je confesse qu'elle a conçu, non pas qu'elle a été conçue du Saint-Esprit; qu'elle est vierge et mère tout ensemble; mais je ne dis pas qu'elle est née d'une vierge. S'il en était ainsi, que deviendrait la prérogative de la mère de Notre-Seigneur d'avoir allié dans sa personne la gloire de sa maternité à celle de la virginité, si ce privilège lui est commun avec sa propre mère? Je trouve que s'exprimer ainsi c'est ravir à Marie la gloire qui lui appartient, plutôt que de l'augmenter. Concluons: si Marie n'a pu être sanctifiée avant d'être conçue, puisqu'elle n'existait pas encore, il n'est pas moins certain qu'elle ne l'a pas été filon plus au moment même de sa conception, puisque la conception est inséparable du péché; d'où il suit qu'elle n'a pu être sanctifiée



a Saint Odon, abbé de Cluny, dit la même chose, mais d'une manière générale, dans le livre 2, chap. XXIV des Collations.



dans le ventre de sa mère, qu'après avoir été conçue, en sorte que si elle est née, elle n'a point été conçue sans péché.

8. S'il en est peu qui aient été sanctifiés avant leur naissance, il n'y a personne qui l'ait été dans sa conception. Ce privilège n'a été le propre que d'un seul parmi nous, de Celui qui devait nous sanctifier tous et expier nos péchés; il n'y a que Lui qui soit venu sans pêché-; Jésus-Christ seul a été conçu du Saint-Esprit, parce qu'il n'y a que Lui qui fût saint avant d'être conçu. A cette exception près, tous les enfants d'Adam sont dans le même cas que celui qui disait de lui-même avec autant de vérité que d'humilité: «J'ai été conçu dans l'iniquité, et c'est dans le péché que ma mère m'a donné l'être (Ps 50,6).»

9. S'il en est ainsi, sur quelle raison peut-on s'appuyer pour établir la fête de la Conception de la Vierge? Comment la présenter comme sainte, quand, au lieu d'être l'oeuvre du Saint-Esprit, elle n'a peut-être été que le fruit du péché? Mais si elle n'est pas sainte, comment en faire un jour de fête? Croyez que notre glorieuse Vierge se passera bien d'un honneur qui ne peut échapper à cette alternative de s'adresser, en elle, au péché, ou de lui supposer une sainteté qu'elle n'a point connue. Ajoutons qu'elle ne salirait à quelque titre que ce fût goûter un culte qui n'est introduit dans l'Eglise que par un esprit de présomption et de nouveauté, fécond en entreprises téméraires, aussi voisin de la superstition que de la légèreté. Après tout, s'il paraissait à propos d'instituer cette fête, il fallait d'abord consulter le saint Siège, au lieu de condescendre précipitamment et sans réflexion à la simplicité d'hommes ignorants. J'avais déjà remarqué que cette erreur s'était emparée de l'esprit de plusieurs, mais je faisais comme si je ne m'en apercevais point, et j'excusais une dévotion que leur inspiraient la simplicité de leur âme et leur zèle pour la gloire de Marie. Mais à présent que l'erreur s'attaque à des hommes connus pour leur sagesse, et que cette superstition s'insinue dans une Eglise justement fameuse dont je me regarde comme l'enfant (a), je crois que je ne pouvais dissimuler plus longtemps ma pensée sans m'exposer à vous offenser tous. Toutefois je soumets mon opinion au jugement des personnes qui sont plus habiles que moi, mais je défère particulièrement en ce point, comme dans tous les autres de ce genre, à la décision et à l'autorité de l'Eglise romaine, et je déclare que je suis prêt à changer d'opinion si je diffère de sentiment avec elle en quelque point que ce soit.



a C'est l'Eglise de Lyon que saint Bernard regarde comme sa mère, à cause u de son titre de métropole, comme il s'exprime dans la cent soixante-douzième lettre. En effet, né à Fontaine, près de Dijon, et demeurant à Clairvaux, qui est du diocèse de Langres, il dépendait de la métropole de Lyon.






Bernard, Lettres 165