Bernard, Lettres 175

LETTRE CLXXV. AU PATRIARCHE (a) DE JÉRUSALEM.


L'an 1135

Le patriarche de Jérusalem avait plusieurs fois écrit de saint Bernard des lettres pleines d'amitié; celui-ci lui répond et lui recommande les chevaliers du Temple.

Après avoir reçu tant de lettres de Votre Grandeur patriarchale, je passerais pour un ingrat si je ne vous répondais pas. Mais en vous rendant le salut que vous m'avez donné, ai-je fait tout ce que je dois? Vous m'avez prévenu par vos aimables procédés, vous avez daigné m'écrire lé premier d'au delà des mers, et me donner ainsi la preuve, de votre humilité autant que de votre amitié. Comment pourrai-je ni acquitter à votre égard? Je ne sais absolument que faire pour vous payer convenablement de retour, surtout maintenant que vous m'avez donné une partie du plus grand trésor du monde en m'envoyant un fragment de la vraie croix (b) de Notre-Seigneur. Mais quoi! me dispenserai-je de répondre à ces avances du mieux que je le puis, si je ne peux le faire comme je le dois? Je vous montrerai du moins les sentiments et les dispositions de mon coeur en répondant à vos lettres; c'est la seule chose que je puisse faire, séparé de vous comme je le suis par un tel espace de terres et de mers, heureux si je trouve jamais une occasion de vous prouver que ce n'est pas seulement en paroles et sur le papier que je vous aime, mais effectivement et en réalité. Je vous prie de vous montrer favorable aux chevaliers du Temple, et d'ouvrir les entrailles de votre immense charité à ces intrépides défenseurs de l'Église. Vous ferez une oeuvre aussi agréable à Dieu que goûtée



a C'était Guillaume, un Gallo-Belge, qui fut d'abord ermite à Tours, puis patriarche de Jérusalem de 1189 à 1145. II est fait mention de lui dans l'Histoire de la bienheureuse Marie de Fontaines, tome X du Spicilège, page 389, où il est question des reliques qu'il envoya à Fontaines par un ermite de cet endroit, nommé Lambert. Orderic en parle aussi en ces termes à la fin de son livre XIII: «L'an de Notre-Seigneur 1128, indiction 6, Germond, patriarche de Jérusalem, mourut; il eut pour successeur Etienne de Chartres, qui gouverna la sainte Sion pendant deux ans; à la mort de ce dernier, ce fat un Flamand nommé Guillaume qui lui succéda.» Le même auteur, page 912, à l'année 3187; parle d'un certain Raoul, «évêque de Jérusalem,» que Papebrock omet dans son Traité préliminaire du tome 3, de mai. Mais il est certain, d'après Guillaume de Tyr, que Guillaume présida en 1142 à la cérémonie des funérailles du roi Baudoin, et qu'il eut Fulcher pour successeur en 1145. Y eut-il deux Guillaume, on bien Orderic s'est-il trompé en cette circonstance, c'est ce que je ne sais point. On trouvera plus loin une seconde lettre adressée au même Guillaume, c'est la trois cent quatre-vingt-treizième.

b On voyait encore du temps de Mabillon, cette relique insigne du bois de la vraie croix dans le trésor de Clairvaux.



des hommes en protégeant ces guerriers courageux qui exposent leur vie pour le salut de leurs frères: Pour ce qui est du rendez-vous que vous me demandez, le frère André a vous fera connaître mes intentions.




LETTRE CLXXVI. AU PAPE INNOCENT, AU NOM D'ALBÉRON (b), ARCHEVÊQUE DE TRÈVES.


L'an 1135

Saint Bernard témoigne au nom de l'archevêque sen respect au pupe Innocent, et l'assure du bon vouloir et de la fidélité de toutes les Eglises d'en deçà des monts.

1. Il y a bien longtemps que je nourris au fond du coeur le plus vif désir et que j'ai conçu le projet bien arrêté d'aller rendre mes respects à Votre Sainteté, m'assurer en personne de l'état de vos affaires et vous instruire pleinement des miennes. Mais la difficulté des chemins, la rigueur de la saison, les soins ordinaires de mon diocèse et certaines raisons qui tiennent à la situation présente de vos affaires m'ont empêché jusqu'ici de satisfaire mon désir et m'en empêchent encore en ce moment. Mais enfin dois-je renoncer en. tous points à contenter un désir aussi juste et aussi raisonnable parce que je ne puis le faire qu'en partie? Sien certainement non: voilà pourquoi je vous envoie le vénérable Hugues, archidiacre de Toul, pour me consoler du moins de ne pouvoir satisfaire entièrement le désir que je nourris depuis si longtemps et pour adoucir la peine que je ressens de cette impossibilité. Il n'est personne au monde de plus dévoué, plus zélé et plus éclairé que cet ecclésiastique, personne qui soit plus capable de vous instruire de ce qu'il a ordre de vous mander de ma part, et de me rapporter ce qu'il vous plaira de le charger pour moi. Je vous prie donc instamment de vouloir bien me faire savoir vos desseins, l'état de votre santé, la disposition de la cour de Rome, enfin les succès que Dieu peut accorder à l'Eglise dans la lutte qu'elle soutient contre la fureur opiniâtre mais inutile des schismatiques.

a Je ne sais s'il est question ici de l'oncle de Bernard, nommé André, chevalier du Temple, et à qui est adressée la lettre deux cent quatre-vingt-huitième; ou bien de son frère, religieux de Clairvaux, le même peut-être que celui dont il est parlé dans la cent quatre-vingt-quatrième lettre; ou enfin d'André de Baudiment, cité dans la lettre deux cent vingt-sixième, n. 2 Peut-être l'endroit du rendez-vous indiqué ici est-il le même que celui que saint Bernard céda depuis aux religieux de Prémontré, comme on le voit par la lettre deux cent cinquante-deuxième.

b C'est le même que le primicier de Metz à qui est adressée la trentième lettre; il devint archevêque de Trèves. Hugues Métellus lui écrivit en ces termes,lettre sixième: «Au vénérable Albéron, évêque de Trêves. Vous avez été fait légat de Saint Pierre, ce titre augmente encore votre dignité et votre puissance;» et, dans sa lettre trentième, il l'appelle «l'Archange de Trèves.»

2. Pour ce qui est de l'Église d'en deçà des monts, tant en France que dans nos contrées, vous pouvez être sûr qu'elle est ferme dans la foi,, calme dans l'unité, soumise à votre autorité, et toute dévouée à votre service. Par la grâce de Dieu, la perte de Bénévent, de Capoue et de Rome même ne nous a point ébranlés; nous savons bien que ce n'est pas le triomphe des armes, mais la grandeur de ses vertus qui fait la force de l'Église; c'est elle qui par le Prophète a dit autrefois: «Quand même de nombreuses armées se lèveraient pour m'accabler, je n'en serais pas émue, et les attaques dirigées contre moi ne font que redoubler ma confiance (Ps 26,3).» Par la même raison, nous qui sommes membres de l'Église, nous demeurons calmes au milieu de l'agitation de la terre entière, et nous voyons sans émotion les montagnes mêmes se précipiter au milieu des flots. Le tyran de Sicile peut se glorifier tant qu'il lui plaira de ses succès impies et de son injuste triomphe, pour nous, notre vertu se perfectionne dans sa propre faiblesse. L'Église a appris de saint Paul qu'elle se fortifie à mesure qu'elle parait s'affaiblir davantage; et de Salomon, qu'au contraire la prospérité des insensés est la cause de leur ruine, et que le méchant n'est pas loin de maudire son triomphe quand il se croit plus affermi que jamais. Voilà pourquoi elle se réjouit en même temps avec David de la perte de ses ennemis et de ses propres victoires: «Les uns, dit-elle, mettent toutes leurs espérances dans leur cavalerie et dans leurs chars de guerre; pour moi, je n'ai d'espoir que dans le nom du Seigneur mon Dieu que j'invoque; ils ont été pris et taillés en pièces, et moi je me suis relevée, et j'ai repris courage (Ps 19,8).» Il m'a semblé que je devais, pour vous consoler des tristes nouvelles que j'ai apprises, vous écrire ces quelques mots et vous donner par un fidèle intermédiaire quelques assurances propres à vous soulager un peu du poids de la sollicitude de toutes les Eglises qui pèse sur vous. Au reste, je puis vous annoncer que l'empereur notre maître se prépare avec ardeur à voler à la tête d'une nombreuse armée au secours de l'Église, tandis que de mon côté je f ais tous mes efforts pour engager le plus de monde possible dans cette guerre. Je me sens disposé à sacrifier pour votre cause, mes biens et ma personne elle-même, au besoin.


LETTRE CLXXVII AU MÊME PAPE, AU NOM DU MÊME ARCHEVÊQUE.


L'an 1139

Albéron se plaint de la charge pastorale et de l'appui que trouvent dans le pape Innocent les personnes mal intentionnées qui l'empêchent de remplir son devoir.



1. Très-saint Père, je ne vous ai pas demandé à être fait évêque, et si jamais j'avais ambitionné un évêché, ce n'eût certainement pas été celui de Trèves, car je connaissais l'humeur indocile et farouche du peuple de ces contrées et ne me sentais que de l'antipathie pour cette population séditieuse et remuante, constamment révoltée contre l'Eglise. Si j'ai rendu autrefois quelques services à ce diocèse, je suis loin de le regretter, mais ce n'a pas été dans la pensée, encore moins dans l'espérance d'arriver à le gouverner un jour. Le bien que j'y ai fait avec le plus entier dévouement était si étranger à toute vue intéressée que, loin de regarder l'archevêché de Trèves comme la récompense de mes travaux,,j'attribue à mes péchés le malheur d'y avoir été appelé, tant la population en est mauvaise. Pour surcroît de chagrin, j'ai pour suffragants de jeunes prélats a de qualité qui me font de l'opposition au lieu de seconder mes vues. Mais je m'arrête, j'aime mieux que vous appreniez par un autre que par moi, si vous ne les connaissez pas encore, la vie et les moeurs de ces prélats. On ne retrouve plus, hélas! dans les évêchés suffragants de ce siège le moindre vestige d'ordre, de justice, d'honneur et de religion. Le devoir de ma charge m'oblige à vous signaler le mal, je me contente de l'indiquer en peu de mots, afin que votre sagesse y apporte remède elle-même, si elle ne me juge pas capable de le faire; je montrerai du moins ainsi que je suis un lieu plus qu'une ombre d'archevêque. Hélas, mieux aurait valu pour moi n'avoir jamais porté ce titre que d'avoir aujourd'hui la confusion de me voir déchargé des obligations qu'il impose.

2. Mais pourquoi vous occuperais-je de ma personne? Je veux souffrir l'affront qui m'est fait comme un coupable qui ne l'a que trop mérité. Je consens à être déconsidéré. aux yeux de mes ouailles, puisque j'ai frustré les espérances qu'elles avaient conçues de moi en me plaçant



a C'étaient Etienne, neveu da pape Callixte 2, par sa sueur, nommé à l'évêché de Metz en 1120; Albéron, fils d'Arnoul, comte du Chesne, nommé évêque de Verdun en 1126, et Henri, fils de Théodoric, duc de Lorraine, nommé évêque de Toul en 1124. On dit beaucoup de bien de ces trois évêques. On peut voir pour ce qui concerne Etienne la Chronique des évêques de Metz, dans le Spicilège, tome VI; quant à Albéron, il est parlé de lui au tome XII; l'un et l'autre sont représentés toutefois comme ayant un peu trop aimé à faire la guerre. On trouve la plainte d'Albéron dans la lettre suivante.



à leur tête, et plutôt amoindri que relevé la dignité de ce Siège dont elles avaient cru que je réparerais les pertes. Quoique cette peine me soit très-sensible, je la supporterai sinon de bon coeur, du moins avec patience; je ne veux pour rien au monde m'écarter du lien de l'obéissance pour laquelle je déclare que je suis tout disposé à donner ma vie même s'il était nécessaire. Mais que Votre Sainteté daigne considérer que l'affront fait à celui qui n'est ce qu'il est que par Elle, remonte jusqu'à Vous, qu'on ne peut affaiblir mon autorité sans nuire à la votre, et que le mépris qu'on fait tomber sur moi rejaillit certainement sur Vous. J'aurais encore bien d'autres sujets de plainte à vous signaler, même contre Vous, mais je laisse le soin de s'en ouvrir plus en détail auprès de Vous, à la personne que je vous envoie et dont le zèle et la capacité me sont parfaitement connus. Je termine en vous informant que nous comptons parmi nous un certain nombre de faux frères auprès, desquels les émissaires des schismatiques trouvent chaque jour un accès de plus en plus facile, et les propositions du tyran de Sicile Un accueil plus favorable.




LETTRE CLXXVIII. AU PAPE INNOCENT, POUR ALBÉRON, ARCHEVÊQUE DE TRÈVES.



L'an 1139

Saint Bernard lui remontre que quelques personnes méchantes et mal, intentionnées abusent du pouvoir qu'elles tiennent de soie autorité pontificale pour accomplir leurs mauvais desseins et nuire d l'Eglise, tandis que des prélats pleins de zèle pour les choses de Dieu se trouvent paralysés et réduits le une honteuse impuissance.

Au trés-aimable Père et seigneur le Souverain Pontife Innocent, son tout dévoué Bernard.


1. Je vais vous parler en toute liberté, parce que je vous aime en toute sincérité; on n'aime pas ainsi quand on n'ose s'expliquer sans scrupule et sans hésitation. L'archevêque de Trèves n'est pas le seul qui se plaigne de vous, plusieurs autres et des plus attachés à votre personne le font avec lui. On n'entend qu'un cri parmi les pasteurs de nos contrées qui ont à coeur le salut des âmes dont ils sont chargés, c'est que la justice dépérit dans l'Eglise, le pouvoir des chefs s'affaiblit, l'autorité épiscopale tombe dans le mépris depuis qu'on ôte aux évêques les moyens tee défendre efficacement les intérêts de Dieu, et de réformer a chacun dans sa paroisse les abus qui se produisent. Ils attribuent

a Autrefois, comme on le sait; on donnait le nom de paroisses aux diocèses eux-mêmes. Hildebert, évêque eu Mans, écrivit aussi à Honorius II pour protester contre la fréquence et l'abus des appels en cour de Rome. Sa lettre est la quatre-vingt-deuxième. voir livre III de là Considération, chap. 2, et la note de Horsttius.


la cause du mal à la cour romaine et la font remonter même jusqu'à vous; ils prétendent que vous cassez leurs arrêts les plus justes et que vous rétablissez ce qu'ils ont eu de bonnes raisons d'abolir. Il n'est laïque ni ecclésiastique si perdu de moeurs et si chicaneur qu'il soit, ni moines chassés de leur couvent qui ne recourent à vous et ne reviennent tout fiers et tout triomphants d'avoir trouvé des protecteurs et des défenseurs là où ils n'auraient dû rencontrer que des juges et des vengeurs. Le nouveau Phinées n'avait-il pas eu vingt fois raison de frapper sans retard du tranchant de son glaive l'union incestueuse de Drogon et de Milis? Mais Rome s'est trouvée là comme un bouclier où ce glaive est venu s'émousser, à la confusion de celui qui le tenait en main! Quelle honte! Et quel sujet de risée n'est-ce point encore à présent pour les ennemis de l'Eglise, et pour ceux-là mêmes dont la crainte ou la faveur nous a écartés du droit chemin? On abreuve de sarcasmes vos amis, on insulte à ceux qui vous sont demeurés fidèles; partout les évêques sont outragés et méprisés, mais le peu de cas que l'on fait maintenant de leurs jugements les plus justes porte un coup terrible à votre propre autorité.

2. Ce sont eux, en effet, qui la soutiennent, qui travaillent pour votre gloire et pour votre repos, avec moins de succès que de zèle, du moins j'en ai bien peur. Pourquoi vous affaiblir ainsi vous-même, et quel motif avez-vous de désarmer comme vous le faites vos meilleurs soldats? Jusqu'à quand continuerez-vous à émousser le tranchant des armes de ceux qui combattent pour vous et à décourager ces humbles phalanges qui font votre force et feraient votre salut? L'église de Saint-Gengoulf de Toul est dans la désolation et les larmes, et personne ne s'offre pour la consoler. Qui est-ce qui oserait parer les coups que lui porte un bras puissant et redoutable, s'opposer au torrent furieux qui la ravage et résister aux entreprises de la puissance souveraine? Saint-Paul de Verdun a maintenant le même sort (a), parce que le métropolitain n'a plus la force de le protéger contre quelques moines emportés dont le saint Siège appuie l'insolence, comme s'il ne leur manquait que cela pour être capables de tous les excès, Je me demande quelle raison nouvelle on a découverte pour remettre en question une dispense que la prudence et la pensée d'un plus grand bien avaient fait accorder à des chanoines d'une vie et d'une réputation exemplaires et que le saint Siège a confirmée jusqu'à deux fois. Toujours est-il que pour ce qui

a On peut voir la manière dont Albéron a procédé à la réforme du monastère bénédictin de Saint-Paul, dans sa lettre au pape Innocent II. Voir le Spicilège, tome XII, page 320. Il dit au souverain Pontire, dans cette lettre, que son prédécesseur Wilfrid remplaça au Xe siècle les clercs de Saint-Paul de Verdun par des moines, qui finirent par se relâcher; il ne put réussir à les réformer ni à se procurer pour l'aider dans cette entreprise des religieux de Cluny .

concerne les deux églises dont je viens de parler, vous avez, dit-on, révoqué un jour ce que vous aviez concédé la veille. Hélas! ce n'est pas ainsi qu'on se rend Dieu favorable, qu'on apaise sa colère, qu'on s'attire ses grâces et qu'on mérite ses miséricordes! Loin de le fléchir par une semblable conduite, on lui fait lever un bras vengeur, et on arme sa main de cette verge dont parle Jérémie, qui veille toujours pour frapper le pécheur.

3. S'il est irrité contre les schismatiques, il n'est pas d'ailleurs très-propice aux catholiques. L'Eglise de Metz, comme vous le savez, se trouve en danger par suite du désaccord survenu entre l'évêque et le chapitre; de quelque manière que vous vous preniez pour apporter remède au mal, selon toutes les apparences, la paix qui a fui de cette Eglise n'est pas près d'y être rétablie. Pour moi, s'il m'est permis de dire ma pensée, je crois qu'il vaudrait mieux laisser au métropolitain la connaissance de cette triple affaire de Metz, Toul et Verdun; il en est pleinement instruit, et il jouit d'ailleurs d'une estime générale et a donné en plusieurs occasions des preuves de son dévouement. Si vous ne prenez ce parti, Votre Sainteté doit aviser aux moyens de venir efficacement en aide aux deux diocèses de Toul et de Verdun, car on peut bien dire, sans manquer à la vérité, qu'ils sont sans évêques. Que ne peut-on ajouter qu'ils sont aussi sans tyrans! On est généralement surpris, scandalisé même de voir de tels prélats protégés et soutenus par le saint Siège, et non moins en honneur qu'en faveur à la cour de Rome. Ils ont des moeurs et mènent une vie, je ne dis pas seulement indigne de leur caractère, mais capable de faire horreur même chez des laïques. J'aurais honte de vous en retracer le tableau, et vous ne pourriez vous empêcher de rougir si vous en entendiez le récit. Je veux bien qu'il n'y ait pas lieu à les déposer, puisque personne ne les dénonce; mais si personne ne les accuse, le bruit public ne les ménage guère, et l'on ne s'attendrait pas après cela là trouver en eux des objets de l'affection particulière du saint Siège, et de ses distinctions les plus honorables.

4. Qui ne croirait que l'évêque de Metz est un prélat d'une vertu consommée et. d'une édification parfaite quand on voit que Rome lui permet de casser l'élection des chanoines, de compter pour rien les droits de tout un chapitre et de nommer à son gré un primicier, nonobstant les privilèges de cette Eglise? Ne serait-il pas plus conforme à la justice et en même temps plus convenable pour le saint Siège, de maintenir dans ses droits un prélat digne d'un poste plus élevé même que celui qu'il occupe? Je parle de l'archevêque de Trèves, à qui vous avez retiré la connaissance. de cette affaire et de beaucoup d'autres encore de sa province, comme si vous doutiez de sa capacité et de son dévouement. La manière dont vous le traitez excite les murmures de tous les honnêtes gens. Veuillez me croire, puisque vous connaissez mon dévouement à votre personne; le parti auquel vous vous êtes arrêté a produit le plus mauvais effet dans cette province, autant que j'ai pu en juger.

5. Je n'oserais certainement pas vous écrire en ces termes si je n'avais l'honneur de vous connaître et d'être connu de vous; je craindrais, avec raison, de passer pour bien présomptueux; mais je sais quelle est votre bonté naturelle, et vous n'ignorez pas de votre côté, très-aimable et très-cher Père, quels sont mon affection pour vous et les motifs qui me donnent la hardiesse de vous parler comme je le fais. Au reste, je dois vous faire connaître la personne que l'archevêque de Trèves vous envoie et le langage qu'elle doit vous tenir. C'est un homme d'un rang élevé dans l'empire, dévoué à vos intérêts et à ceux de l'Eglise, d'une constance inébranlable, que les gens mal intentionnés et brouillons ont constamment trouvé sourd à leurs insinuations aussi multipliées que fatigantes. Les sarcasmes ne lui manqueront pas s'il faut qu'il ne trouve pas auprès de vous tout l'accueil qu'il mérite. Je n'ai pas voulu clore cette lettre sans vous recommander celui qui doit vous la remettre, quoiqu'il soit assez recommandable par son mérite personnel, et surtout par son dévouement absolu et son inviolable attachement à Votre Sainteté; si j'en doutais le moins du monde, je lie lui confierais pas pour vous une lettre aussi intime.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON



LETTRE CLXXVIII.



143. L'archevêque de Trèves n'est pas le seul qui se plaigne de vous... Saint Bernard se plaint amèrement de l'abus des appels en cour de nome,et en fait ressortir les inconvénients avec force. Il parle de même, livre III de la Considération, chapitre 2, où il s'élève avec véhémence contre le même abus. Mais si nous voulons voir combien il avait raison de dire qu'il ne s'agit pas seulement d'Albéron et de lui dans les plaintes qu'il formule, écoutons celles que l'archevêque de Tours, Hildebert, dont il a été question plus haut, adresse au pape Honorius II; nous les trouverons semblables à celles de saint Bernard et empreintes du même sentiment de tristesse que les siennes.

«On n'a jamais ouï dire en deçà des Alpes, s'écrie-t-il, que toute espèce d'appels étaient reçus à Rome et s'y trouvaient pris en considération, et les canons n'ont jamais rien décidé de pareil. S'il faut que cette nouveauté s'introduise et que vous, accueilliez, sans distinction, tous les appels en cour de Rome, vous porterez un coup mortel à l'autorité pontificale, et vous affaiblirez le nerf de la discipline ecclésiastique. En effet, quel brigand, au premier mot d'anathème, n'en appellera pas aussitôt à Rome? Quel ecclésiastique, quel prêtre, avec la ressource de l'appel qui rend le châtiment illusoire, ne tombera pas dans la dernière corruption, ou plutôt ne s'ensevelira pas dans le fumier de ses désordres? Quel moyen restera-t-il à un évêque de punir, je ne dis pas toute, mais une seule désobéissance? Un appel à Rome, et la verge se brise entre ses mains, sa constance est déjouée, sa sévérité inutile; il est réduit an silence et le coupable est assuré de l'impunité de ses crimes. Que résultera-t-il d'un tel état de choses? Les sacrilèges, les rapines, les fornications et les adultères se donneront beau jeu quand on verra qu'il suffit d'un appel pour clore la bouche aux évêques, pour arrêter les poursuites dirigées contre les spoliateurs des lieux saints et contre les injustes oppresseurs des veuves et des orphelins. La lenteur du châtiment donnera au mal le temps de se fortifier, et permettra aux méchants de descendre impunément jusqu'au fond de l'abîme du péché; l'Evangile a dit en parlant d'eux: Allez-vous-en promptement dans les places el dans les rues de la ville, et amenez ici les pauvres, les estropiés, les aveugles et lu boiteux. Mais qui est-ce qui pourra contraindre un aveugle ou un boiteux à entrer, si au moment où l'on essaie de le forcer à le faire, il prononcé le mot d'appel? Enfin quel nouvel Héli, quel évêque pourra-t-on punir désormais, si chacun peut abriter sa faute derrière un appel? Certains exemples de censures vivront à jamais, mais l'appel engloutira vif désormais quiconque essaiera de les renouveler. Sans doute le sujet est peu important et mon savoir est bien mince, mais si parmi les aigles qui se jouent avec leurs petits au milieu des précipices, je puis lécher leur sang, comme s'exprime Job, c'est assez pour moi. Je ne rougis pas de considérer et d'avouer le peu que je vaux.» C'est ainsi que s'exprime Hildebert, archevêque de Tours, lettre quatre-vingt-deuxième, tome XII de la Bibliothèque des Pères, première partie.

Brouver, dans ses Annales de Trêves, livre XIV, en parlant d'Albéron, dit aussi un mot de cette affaire; nous allons rapporter ses paroles, car, chose bien regrettable, son histoire n'a pas encore été publiée.

«Dans un tel état de choses, dit-il, quand la partie offensée et lésée recourt à l'archevêque, les évêques de la province récusent pour la plupart la sentence du métropolitain, et préfèrent courir lés chances d'un jugement en cour de Rome; de cette manière, la porte se trouve toute. grande ouverte au refus de se soumettre à la sentence et à la décision du juge; tout se trouve bouleversé, le juste et l'injuste, le haut et le bas sont confondus ensemble. Il est résulté de là que le plus grand criminel s'arroge le droit abusif d'appeler de son archevêque au pape, et de prendre, sans être inquiété, le chemin de Rome, où, comme saint Bernard en lit la remarque, après avoir mal exposé la cause, ils se félicitent, et sont tout fiers d'avoir trouvé des protecteurs et des défenseurs, quand ils n'auraient dû rencontrer que des juges et des vengeurs. Voilà comment l'indulgence du souverain Pontife est devenue la source de toute espèce de désordre dans le clergé et parmi les fidèles.» Tel est le langage de Brouver à l'endroit cité, où il rapporte ensuite les paroles de la lettre de saint Bernard, dont il fixe la date à l'année 1139. Mais Baronius la croit écrite en 1135, avec d'autant plus de raison qu'elle est antérieure à la fin du schisme, comme on le voit par le n. 5 de cette lettre aussi bien que par le n. 2 de la précédente, qui est de la même époque que celle-ci (Note de Horstius).

144. Saint-Paul de Verdun a maintenant le même sort. Saint-Paul de Verdun était un monastère de Bénédictins. Comme la discipline religieuse s'y était singulièrement relàchée et que les moeurs en étaient corrompues, Albéron, évêque de Verdun, où il avait succédé à Ursion en 1131, se mit en devoir, après s'être assuré de l'assentiment du pape Innocent qui avait approuvé son dessein à trois reprises différentes, de donner cette maison aux religieux de Prémontré. Les religieux de Saint-Paul réclamèrent contre cette mesure, et s'opposèrent longtemps à son exécution; Pierre le Vénérable lui-même, d'ailleurs si réservé, fit à ce sujet de graves remontrances à l'évêque d'Albano, Matthieu; il s'exprimait en ces termes: «Je me plains donc, dit-il, et tous ceux de nos frères qui ont pu entendre parler de cette affaire se plaignent aussi, l'ordre monastique tout entier se plaint comme nous, et proteste contre une injustice qui nous atteint tous; on a chassé de chez eux les religieux de Verdun, on a mis à leur place des clercs qui, après avoir abandonné, leurs biens, se sont mis en possession de ceux d'autrui, par la seule violence et sans jugement; ils sont venu; moissonner là où d'autres avaient semé, et se sont mis à dévorer avec avidité une récolte que d'autres qu'ils forçaient à mourir de faim avaient fait pousser. Peut-il se voir quelque chose de plus incroyable? y a-t-il monstruosité plus odieuse? peut-on rien imaginer de plus exorbitant? On voyait jadis des clercs de différents ordres, des chanoines de différentes professions; mais pourquoi ne parler que des moines élevés? on voyait des princes de l'Eglise, je veux dire des évêques renoncer à la dignité pontificale pour embrasser l'humble profession de moines, et maintenant, par suite de je ne sais quelle prévention, ceux-ci ne peuvent même plus conserver leurs propres biens, eux qui jadis avaient. l'habitude de se rendre propre le bien d'autrui en l'améliorant (Pierre de Cluny, livre 2, lettre XI).» Voilà en quels termes énergiques et pressants Pierre le Vénérable s'adressait au souverain Pontife. Toutes ces réclamations émurent Innocent, qui finit par se montrer peu éloigné de remettre toute l'affaire en question; mais, entraîné par saint Bernard, il la termina par la lettre suivante, que Vassebourg nous a conservée, livre IV des Antiquités de Belgique.

Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son vénérable frère Albéron, évêque de Verdun, salut et bénédiction apostolique. «Nous avons, reçu avec satisfaction le mémoire que vous nous avez adressé sur la façon dont vous avez réglé l'affaire du monastère de Saint-Paul, et nous l'avons lu avec soin. Personne n'a lieu de se scandaliser de ce que vous avez remplacé des religieux d'une vie beaucoup trop relâchée, d'après ce qu'on nous a dit, par des chanoines d'une vie édifiante. Nous avons fait connaître au conseil de nos frères ce que votre sollicitude a décidé dans cette affaire, et nous l'avons confirmé en défendant que désormais personne n'ose troubler les religieux de cette maison, et vous mandons de placer les mêmes religieux dans des monastères où ils puissent servir le Dieu tout-puissant selon les règles de leur état, et opérer ainsi le salut de leur âme ...... etc, (Note de Mabillon).

145. Votre Sainteté doit aviser aux moyens de venir efficacement en aide aux deux diocèses. - Ce que saint Bernard dit ici des évêques de Metz et de Toul se rapporte à Etienne, évêque de la première de ces villes, et à Henri, évêque de la seconde, car cette lettre est antérieure à la fin du schisme d'Anaclet; comme nous l'avons vu plus haut, elle est probablement de l'année 1135, ainsi qu'on le verra plus loin. Voici ce qu'on lit au sujet d'Etienne dans le premier appendice de l'Histoire des évêques de Metz (Spicil., tome VI. page 661) . «A monseigneur Pappon succéda, en l'année de Notre-Seigneur 1120, la seconde du pontificat de Calixte 2, monseigneur Etienne d'une, illustre famille de Bourgogne et de Lorraine . ce fut un homme encore plus remarquable par sa vertu et la noblesse de ses sentiments que par la distinction de sa race. Il était neveu du pape Callixte par sa soeur; n'ayant pu obtenir l'investiture de Henri V, alors empereur, attendu que l'Eglise et l'Empire étaient divisés, il fut sacré évêque à Borne même, par le souverain Pontife, son parent, qui lui donna en même temps le pallium et le titre de cardinal (Spicilège, t. V, page 661).» Il n'est pas facile de dire pourquoi saint Bernard se plaint aussi amèrement de ce prélat, d'autant plus que l'historien que nous venons de citer parle encore de lui dans un autre endroit en ces termes: «Si je voulais entreprendre de raconter tout ce qu'il lit de remarquable et digne d'être consigné dans ces annales, le parchemin ferait défaut plutôt que la matière à mon récit.» Bien plus saint Bernard lui-même félicite cet évêque dans sa lettre vingt-neuvième d'avoir pacifié l'Eglise de Metz et dans sa trois cent soixante-septième, il le recommande au chancelier Guy. Je pense que ce qui déplut tant à saint Bernard dans l'évêque Etienne, ce sont ses exploits, à main armée, pour recouvrer les biens de son Eglise que des nobles avaient usurpés, les sièges qu'il fit, les châteaux forts qu'il ruina, et beaucoup d'autres hauts faits de ce genre dont l'historien déjà cité nous a conservé le détail et qui indiquent plutôt un lionceau qu'un pasteur, pour me servir des propres expressions de saint Bernard (lettre CCXXX). Au reste, les chanoines de l'église de Liège ayant voulu élire un autre primicier en opposition avec le primicier Albéron, qui avait été porté au siège de cette ville en 1135 (Voir les notes de la lettre XXX), Etienne, de son autorité privée, nomma, de son côté, un autre évêque pour le même endroit; il s'ensuivit de grandes luttes auxquelles le pape Innocent entreprit de mettre fin sans tenir compte du jugement du métropolitain, l'archevêque de Trèves; c'est ce dont saint Bernard se plaint à lui dans cette lettre.

146. Quant à Henri, évêque de Toul, ce fut pour une raison à peu près semblable que notre Saint en parle dans les termes sévères où il l'a fait. Il fut pendant fort longtemps en guerre avec Frédéric, comte de Toul; le pape Innocent les réconcilia comme on le voit par la lettre de ce Pape que Duchesne a publiée d'après le Cartulaire de l'Eglise de Toul. Voici dans quels termes il la cite: «Lettre du pape Innocent II à Henri, évêque de Toul, pour confirmer et déclarer éternelles, la paix et la concorde rétablies entre lui et noble homme Frédéric, comte de Toul, à Rutila, dans la province de Trèves, en présence de ses vénérables frères Técuin, évêque de Sainte-Rufine et légat du saint Siège; Albéron, archevêque de Tréves et ses suffragants; Etienne, évêque de Metz, Albéron de Verdun, et de plusieurs autres princes. Donnée à Pise de la main d'Alvéric (Haiméric), cardinal-diacre et chancelier de l'Eglise romaine, le 8 juin, induct. 13, l'année 1136 de l'incarnation de Notre-Seigneur, et sixième du pontificat du pape Innocent II.» (Preuves de l'Histoire des comtes de Bar-le-Duc, page 14.) Mais arrêtons-nous là (Note de Mabillon).





Bernard, Lettres 175