Bernard, Lettres 224

LETTRE CCXXIV. A ÉTIENNE (d), ÉVÊQUE DE PALESTRINE.


L'an 1143

Saint Bernard lui fait le récit des violences et des injustices du roi contre l'Église et les évêques.


d Etienne de Palestrine, à qui est également adressée la lettre deux cent dix-neuvième, était religieux de Cîteaux, quand il fut fait cardinal en 1140; il mourut en 1144. Ernald l'appelle «un homme d'une extrême modestie,» livre II de la Vie de saint Bernard, n. 49. Jean de Salisbury en fait mention dans son Polycratique, livre 6, ch. 24, Un passage de cette lettre fait supposer qu'il fut évêque de Châlons-sur-Marne.

1. Jérémie se plaint à Dieu de ses ennemis en ces termes: «Rappelez-vous, Seigneur, que je me suis présenté à vous pour vous prier en leur faveur et pour détourner d'eux votre colère..... Voilà pourquoi je vous demande aujourd'hui de réduire leurs enfants en servitude et de les frapper eux-mêmes du glaive (Jr 18,20-21).» Et il continue sur ce ton. Comme je me trouve aujourd'hui à peu près dans le même cas, je viens tenir le même langage à Votre Révérence. Vous savez avec quelle chaleur j'ai pris auprès du Pape, mon seigneur, les intérêts du roi; car si j'étais éloigné du saint Père alors, mon zèle n'en était pas moins ardent. Je n'ai agi ainsi que sur les belles promesses dont le roi m'a flatté; mais, comme il fait aujourd'hui le contraire de ce qu'il a promis, je me vois obligé de vous tenir à mon tour un langage tout différent du premier. Je suis confus de m'être leurré de vaines et fausses espérances, et je vous remercie maintenant de n'avoir point autrefois exaucé les prières que j'avais la simplicité de vous faire pour lui. Je croyais agir pour un roi ami de la paix, et je suis forcé de reconnaître aujourd'hui que j'ai eu le malheur de prendre les intérêts du plus grand ennemi de l'Eglise. Hélas! sous nos yeux, les choses saintes sont foulées aux pieds, et l'Eglise réduite à une honteuse servitude: on s'oppose en effet à l'élection des évêques, et si le clergé ose en élire un, on lui interdit les fonctions de l'épiscopat. Ainsi l'Eglise de Paris languit sans pasteur, et personne n'ose parler de lui en donner un.

2. Non content de piller les maisons épiscopales, on porte une main sacrilège sur les terres et les vassaux qui en dépendent et on exige une année des revenus d'avance. Votre chère église de Châlons-sur-Marne a procédé à l'élection de son évêque, il s'est passé déjà bien du temps depuis qu'elle est faite, et l'évêque élu a n'a pas encore pu prendre possession de son siège; or vous savez quels inconvénients graves résultent de là pour le bercail du Seigneur. Le roi a chargé son frère Robert d'administrer l'évêché pendant la vacance du siège, et ce prince remplit sa mission avec une rigueur excessive, et dispose en maître absolu des biens et des domaines de cette église. Il ne se passe point de jour qu'il ne fasse retentir le ciel du cri de ses victimes et des gémissements des pauvres; car ses hosties pacifiques, à lui, ce sont les larmes des veuves, les pleurs des orphelins, les soupirs des prisonniers et la voix du sang de ceux qu'il met à mort. Puis comme si sa fureur trouvait les limites de cet évêché trop étroites, elle déborde sur celui de Reims; ce pays des saints plie sous le poids de ses iniquités; il n'épargne ni prêtres, ni moines, ni religieuses, et, le glaive à la main, il a si cruellement ravagé ces contrées fertiles ainsi que les bourgs populeux de Saint-Remi, de Sainte-Marie, de Saint-Nicaise et de Saint-Thierry, qu'il en a fait presque autant de déserts. On n'entend de toutes parts que ces mots: «Faisons notre héritage du sanctuaire de Dieu (Ps 82,13).» Voilà comment le roi répare le tort qu'il a fait à l'église de Bourges par un serment comparable à celui d'Hérode.

a Geoffroy, dont il est parlé lettre soixante-sixième, était mort évêque de Châlons-sur-Marne, en 1142. A sa place, on avait élu Guy, à qui saint Bernard fait allusion dans cette lettre. Les officiers du roi, après avoir chassé de son siége l'archevêque de Reims, parce qu'il avait embrassé le parti du comte Thibaut, saccagèrent les églises de Sainte-Marie, de Saint-Remi et de Saint-Nicaise, ainsi que le monastère de Saint-Thierry, situé dans les faubourgs de la ville. Saint Bernard ne parle pas ici comme dans la lettre deux cent vingt-deuxième, II. 4, de l'évêché de Paris, où Thibaut avait succédé à Menue après la mort de ce dernier.

3. De plus, j'avais travaillé de toutes mes forces à la conclusion de la paix entre le roi et le comte Thibaut, et je croyais avoir réussi à leur faire signer un arrangement que je croyais durable; mais voici que le roi cherche tous les prétextes possibles pour le rompre. Ainsi il fait un crime au comte de marier ses enfants avec ceux des barons du royaume; ces alliances qui rapprochent les familles lui sont suspectes, et il craint de perdre de son autorité royale si les maisons princières sont unies. Je laisse à votre prudence à conjecturer, d'après cela, la conduite que tient envers ses sujets un prince qui ne fait consister sa force que dans la division et les inimitiés des seigneurs du royaume: jugez, et dites si c'est être animé de l'esprit de Dieu, qui est la charité même que de faire plus de fonds sur l'hostilité de ses sujets que sur leur bon accord. Certainement il ne serait pas dans ces dispositions s'il goûtait ces paroles de la Sagesse: «L'amour est aussi fort que la mort, et le zèle qu'il inspire est inflexible comme l'enfer (Ct 8,6).» Voilà donc pourquoi il viole ouvertement le traité de paix et en foule les clauses aux pieds, sans respect pour les serments qui le lient. Il rappelle près de sa personne, il fait asseoir dans son conseil un prince adultère et excommunié qu'il s'était engagé à éloigner; et, pour mettre le comble à ses indignes procédés, ce roi qui se donne pour le protecteur de l'église, s'allie avec une foule de gens excommuniés, parjures, incendiaires et homicides, pour faire la guerre, ce n'est que trop certain, à un prince qui, on ne peut en douter, aime et protège véritablement l'église. Aussi peut-on lui appliquer ces paroles du Prophète: «Quand il apercevait un voleur, il courait se joindre à lui; les adultères étaient ses amis (Ps 49,18).»

4. Ajoutez enfin à cela que, dans les dispositions où il est, il assemble des conciles qu'il force d'anathématiser ceux qu'ils devraient bénir, et de bénir ceux qu'il faudrait anathématiser. Mais, comme il ne trouve pas assez de personnes qui entrent dans ses vues, il en quête dans le monde entier qui veuillent bien s'engager par un serment parjure à séparer ceux que peut-être Dieu a unis. De quel front, je vous prie, se donne-t-il tant de mal pour opposer à l'union des autres des empêchements de consanguinité, quand il vit, tout ce monde le sait, avec une femme qui est sa parente au troisième degré (a)? Pour moi, je ne sais s'il y a quelque parenté entre le fils du comte de Thibaut et la fille de celui de Flandre, non plus qu'entre sa fille et le fils du comte de Soissons; ce qui est certain, c'est que je n'ai jamais approuvé les mariages illicites, mais je puis vous dire, et je désire que le Pape en soit informé, que s'il n'y a aucun empêchement canonique à ces deux mariages, ce serait désarmer l'Eglise et considérablement affaiblir son pouvoir que de s'opposer à leur conclusion. D'ailleurs je ne crois pas que l'opposition faite à ces mariages ait d'autre but que d'empêcher ceux qui auront le courage de se déclarer contre le schisme dont nous sommes menacés, de trouver un refuge sur les terres de ces princes.

Là s'arrête ce que peut mon zèle; mais si je suis hors d'état de corriger ce que je blâme, je dénonce le mal à celui qui peut y remédier; c'est au Pape maintenant à faire le reste. Il m'a semblé que dans les épreuves et les périls même qui menacent l'Eglise je devais en appeler à son autorité, et je n'ai pas pensé que je pouvais le faire avec plus de chances de succès qu'en m'adressant à lui par le canal de ceux qui, comme vous, siègent à ses côtés et dans son conseil. Je vous supplie de lui faire agréer mes excuses si je change de langage comme le roi de dispositions; vous savez que le Prophète a dit: «Vous serez bons avec les bons, et méchants avec les méchants (Ps 17,26).»

a Voici comment Jean Besly établit cette parenté dans son Histoire des comtes de Poitiers, page 145. Aliénor ou Eléonore femme de Louis le Jeune, descendait, par son père, Guillaume, comte d'Aquitaine, d'Adélaide, soeur de la femme de Humbert 2, comte de Maurienne, laquelle par conséquent se trouvait étre la grand-tante d'Adèle, mère de Louis le Jeune.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCXXIV.

164. Je croyais agir pour un roi ami de la paix... On voit assez par les lettres qui précèdent, depuis la deux cent seizième jusqu'à la deux cent vingt-deuxième, quel était l'état politique et religieux de la France sous le roi Louis le Jeune; celle-ci nous montre en particulier sous quel triste et déplorable aspect l'Eglise de France se présentait alors à tous les yeux. Othon de Freisingen n'en fait pas un autre portrait que saint Bernard, livre VII de la Chronique, chap. XXI. Voici en quels terme il s'exprime: «À la mort du roi Louis VI le Gros, la France occidentale eut cruellement à souffrir sous son fils, le roi Louis actuellement régnant. La guerre qui éclata entre ce roi et le comte Thibaut de Blois la remplit de pillages et d'incendies, et sans les saints religieux dont les vertus, les prières et les conseils contribuèrent puissamment à l'oeuvre de la paix qui vient de se conclure, elle n'eût pas échappé à une ruine entière.» Ainsi, d'après Othon de Freisingen, ce sont les prières et les conseils des religieux qui ont sauvé la France. Il n'est pas possible, selon lui, de douter que si le monde est encore debout, c'est aux mérites des saints qu'on en est redevable; ce qui est plus particulièrement vrai de saint Bernard, qui fut entre tous le conseiller et le pacificateur non-seulement de la France, mais de l'Europe entière et presque de tout l'univers, comme on peut s'en convaincre en lisant ses lettres adressées presque à tous les points du monde.

Au reste, pour le dire en passant, je ne saurais trop m'étonner des louanges que d'après Gordon,à l'année 1180, tous les historiens se sont accordés à prodiguer à Louis VII le Jeune. Assurément, si on S'en rapporte au témoignage de saint Bernard, dont on ne saurait révoquer la véracité en doute, il est difficile de trouver dignes de louanges le prince dont cette lettre deux cent vingt-quatrième et celles que nous avons citées plus haut nous tracent le portrait: mais voilà les hommes, ils distribuent la louange et le blâme au gré de leurs passions. Sans remonter si haut pour en trouver la preuve, de quels jugements opposés et de quelles appréciations différentes les desseins des princes et des rois, leurs expéditions, leurs traités de paix et d'alliance et toutes leurs autres actions ne sont-ils pas l'objet? N'entendons-nous pas louer par les uns ce que d'autres ne croient avoir jamais assez sévèrement blâmé et réprouvé? Prêtez l'oreille de ce côté: on ne se propose rien moins dans telle ou telle guerre que la ruine de la religion et de l'Eglise; on favorise le schisme et les divisions, on foule les choses saintes aux pieds, on opprime les malheureux, on conduit l'Etat à sa perte on ne songe qu'à affaiblir et à humilier l'Eglise. Mais si vous écoutez ce qui se dit de l'autre côté, ce n'est plus cela: on ne voit de mal nulle part, les choses ont une tout autre apparence, et l'on n'a point assez de louanges à prodiguer à tous ceux qui y coopèrent de leur personne ou de leurs conseils.

165. En nous exprimant ainsi, nous n'avons pourtant point l'intention de ravir an roi Louis le Jeune les louanges qu'il a pu mériter dans la suite; il se peut, en effet, qu'en avançant en âge il ait effacé les fautes de sa jeunesse; car il survécut beaucoup à saint Bernard, puisqu'il ne mourut qu'en 1180. Je n'ignore pas d'ailleurs qu'il donna du vivant de saint Bernard des preuves de son repentir dont notre Saint fut témoin. Voici en effet comment Emile en parle dans son histoire de Louis VII. «Le roi Louis VII, transporté de fureur contre Thibaut, comte de Blois, se mit à la tête de ses troupes et se jeta sur Vitry qui appartenait an comte de Blois, le prit et le détruisit de fond en comble: il en livra aux flammes tous les édifices tant sacrés que profanes, et fit périr par le feu près de quinze cents personnes de tout âge qui étaient venues dans la principale église du lieu chercher un refuge au pied des autels, dont ils croyaient que la sainteté les sauverait de la mort. Mais le roi ne tarda pas à rentrer en lui-même et il conçut un tel chagrin de ce qu'il avait fait, il en ressentit une douleur si vive et si poignante, que rien ne pouvait le consoler. On mande auprès de lui le saint, le divin Bernard à cause de sa réputation d'homme de Dieu. Déjà sous le roi Louis le Gros, ce disciple des chênes de la forêt, comme on l'appelait alors, et des profondeurs de la solitude où, privé des leçons d'un maître il avait néanmoins acquis une science extraordinaire, avait fait éclater au grand jour de la célébrité un savoir et une sainteté que l'ombre ou la retraite avaient jusqu'alors tenus ensevelis, introduit près du roi qui le reçut avec les marques de la plus grande déférence, il ne put s'empêcher de s'écrier, en voyant les larmes abondantes dont son visage était baigné et en en apprenant la cause: Si la source n'en est bientôt tarie, elles éteindront dans leurs flots le souvenir des flammes de Vitry. Qu'elles soient seulement mêlées de constance et de force! Ne pleurez pas, Sire, comme pleurent les femmes, montrez-vous homme et roi jusque dans vos larmes.»

Pour ce qui a rapport aux élections d'évêques que Louis VII empêchait de faire, on peut revoir les notes de la lettre deux cent dix-neuvième (Note de Horstius).


LETTRE CCXXV. A MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE DE SOISSONS. (JOSSELIN).

L'an 1143

Saint Bernard l'exhorte à la paix.

Je me suis donné bien du mal et j'attends encore pour voir ce qui en résultera: j'ai même semé à pleines mains, et je n'ai presque rien moissonné. Il est vrai que je m'étais privé de votre aide et de votre présence. Notre ami commun, l'abbé de Saint-Denis, vous dira pourquoi dans une occasion si pressante, je me suis dispensé de recourir à vous. Mais à présent il n'y a plus de temps à perdre et je viens vous conjurer d'employer tous vos soins et de faire servir tous les talents que vous avez reçus du Ciel à procurer la pais à l'Etat. Mais il est inutile de vous prier d'une pareille chose, puisque la gloire ou la honte de votre ministère en dépendent maintenant. J'espère vous voir à l'assemblée (a) qui est convoquée à Saint-Denis.

a On ne sait s'il s'agit ici d'une assemblée de notables, ou de la solennité de l'indict qui se célébrait à Saint-Denys au mois de février, le jour même de la Dédicace, et de la fête de saint Mathias.


LETTRE CCXXVI. AU ROI DE FRANCE, LOUIS.

L'an 1143

Saint Bernard et Hugues se plaignent au roi de son opiniâtreté dans le mal; il rend inutile tout ce qu'ils tentent pour le rétablissement de la paix, et cela au détriment de son royaume.

A Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et duc d'Aquitaine, son très-humble serviteur, Hugues, évêque d'Auxerre, et Bernard, abbé de Clairvaux, salut et souhaits de le voir aimer la justice et gouverner son royaume avec sagesse.

1. Il y a longtemps déjà que nous avons quitté nos demeures et délaissé nos propres affaires pour travailler à la paix de votre royaume. Dieu sait avec quel dévouement nous l'avons fait! Mais nous ne pouvons voir sans douleur le peu de succès que nous avons obtenu. Les pauvres ne cessent de crier après nous et la désolation va croissant tous les jours. Où cela, dites-vous? Dans votre royaume, Sire, pas ailleurs. Oui, c'est dans vos propres États que tous ces désordres arrivent, et ils ne peuvent manquer d'en amener la ruine. Ce ne sont pas vos ennemis seulement qui souffrent de cette guerre, mais vos amis en ressentent aussi les effets; les uns et les autres sont réduits à la misère, à la prison, et ruinés sans ressources: et pourtant ils sont tous vos sujets. Il nous semble que nous allons voir s'accomplir cet oracle du Sauveur «Tout royaume divisé contre lui-même sera détruit (Lc 11,17).» Pour comble de malheur, ceux qui travaillent à la perte et à la ruine de votre empire vous placent à leur tête et vous rendent complice d'une ruine crue vous devriez être le premier a prévenir et à venger. Nous avions pensé d'abord que Dieu vous avait touché et éclairé et que, reconnaissant votre erreur, vous aviez à coeur de vous dégager de leurs piéges et de revenir à un parti plus conforme à la raison.

2. Mais le colloque de Corbeil a presque fait évanouir toutes nos espérances, car vous n'avez pas oublié la manière peu raisonnable, permettez-nous de vous le dire, dont vous nous avez quittés. Qu'est-il résulté de la susceptibilité que vous avez montrée? C'est que celui dont le discours vous a blessé pendant la discussion, n'a pas pu vous dire quelle avait été au juste sa pensée, et si vous aviez daigné nous faire l'honneur de nous écouter avec calme, peut-être n'auriez-vous pas tardé à reconnaître vous-même qu'au point oit les choses sont arrivées, on ne vous proposait rien qui fût contraire à l'honneur ou à la raison. Mais vous vous êtes emporté sans motif, et vous nous avez ainsi troublés et déconcertés au point que nous n'avons plus su ce que nous devions faire, quelque dévoués que nous fussions à vos intérêts. Tout celà vient de ce que vous vous laissez influencer par de méchantes gens, et troubler par les vains bavardages de personnes peu éclairées qui prennent le bien pour le mal et le mal pour le bien. Cependant, si nous avons été décontenancés, nous n'avons pas pour cela perdu tout espoir de voir le même esprit qui naguère a touché votre coeur sur les maux passés, le toucher encore aujourd'hui; c'est même ce que nous attendons, avec la ferme espérance que nous vous verrons mener à bonne fin un jour ce que vous aviez si bien commencé. Dans cette conviction, nous vous députons notre très-cher frère André (a) de Baudiment, qui vous expliquera nos intentions de vive voix et nous rapportera fidèlement les vôtres. Mais si, par malheur, Votre Majesté s'opiniâtre à rejeter les sages conseils que nous lui donnons, nous rie serons pas responsables de ce qui pourra en résulter pour Elle; soyez sûr que Dieu ne permettra pas plus longtemps que son Eglise soit foulée aux pieds ni par vous ni par vos partisans.


LETTRE CCXXVII. A L'ÉVÊQUE DE SOISSONS.

L'an 1143

Saint Bernard le prie avec les plus vices instances de l'aider de tout son crédit.

Je suis si faible de corps et d'esprit que j'ai toujours eu le plus grand besoin de l'aide de mes amis; mais jamais leur assistance ne m'a été plus nécessaire que dans les tristes conjonctures où j e me trouve présentement. Pressé d'un côté par les remords de ma conscience, et de l'autre par le poids de la gain de Dieu qui s'est abaissée sur moi, je me suis condamné moi-même à la prison la plus rigoureuse (b). Si vous avez

a Cet André jouissait d'une certaine réputation de son temps, et son nom se trouve mêlé à différentes affaires de cette époque. Il est un des signataires des lettres de fondation de l'abbaye de Cercamp, tome II du Spicilége, page 339. Il assista comme témoin avec saint Bernard à la réconciliation du roi Louis le Jeune et d'Algrim, archidiacre d'Orléans, tome IV de Duchesne, page 704. Dans l'acte de donation de l'église de Vieux-Crecy, faite en 1122, par Bourchard, évêque de Meaux, au monastère de Saint-Martin-des-Champs, il est parlé d'une donation de différentes choses faites par Borie, fils d'Etienne, a en présence du comte Thibaut, de dom André de Baudiment, qui donna son approbation pour ce qui le concernait.» Il assista aussi au concile de Troyes en 1128, comme on le voit par le prologue de la règle des Templiers. Voir encore la lettre deux cent quatre-vingt-quatrième.b Il veut parler de la retraite à laquelle il s'est condamné dans son couvent comme on le peut voir encore dans la lettre suivante, n. 2.

encore pour moi ces sentiments de père que vous me témoigniez autrefois, comme j'aime à le reconnaître, donnez-en des preuves aujourd'hui à un de vos enfants qui ne s'est jamais départi de son attachement filial pour vous. Je sais bien qu'il n'est pas facile de dépouiller Hercule de sa massue, mais plus la difficulté est grande, plus je fais d'instances pour que vous tentiez l'entreprise, et plus je vous serai reconnaissant du succès. Mieux vaut, je le sais, donner que recevoir (Ac 2,35), mais la nécessité me fait la loi, il faut parer au péril qui me menace et me tirer du pas dangereux où je me trouve engagé. Voilà pourquoi, mettant de côté en ce moment toute considération d'amour-propre, comme si j'avais oublié le proverbe cité plus haut, je vous laisse le plus beau rôle et ne me réserve que le moins honorable, celui de recevoir, et me fais solliciteur auprès de vous jusqu'à l'importunité. Oui, je sollicite, et même très-humblement, votre intercession; je la réclame instamment, je vous prie à temps et à contre-temps de me l'accorder. Après tout, la grâce que je vous demande est digne de vous et je me ferai toujours gloire de la tenir de votre main, quoique je n'aie pas lieu de me glorifier de la solliciter comme je le fais; mais si, en délivrant ma misère de la main du puissant qui m'écrase, vous me rendez un service signalé, vous ferez en même temps une chose qui vous sera encore plus avantageuse qu'à moi. Enfin je viens de vous ouvrir mon coeur, cous savez ce dont il s'agit pour moi, j'attends à présent le résultat de ma démarche.


LETTRE CCXXVIII. A PIERRE LE VÉNÉRABLE, ABBÉ DE CLUNY, QUI SE PLAIGNAIT DE NE RECEVOIR AUCUNE RÉPONSE.

A son révérend père et seigneur Pierre (a), par la grâce de Dieu abbé de Cluny, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, l'hommage de ses très-humbles services.

a On n'a plus la lettre de Pierre le Vénérable, à laquelle saint Bernard répond ici, du moins elle n'a point encore été éditée: Voir pour l'année où cette lettre fut écrite, la note placée à la fin du volume:

1. J'aime à croire que vous avez voulu plaisanter dans votre lettre; si telle est en effet votre pensée et si je ne dois rien voir de mordant dans ce que vous me dites, je trouve que vous vous entendez très-bien à la plaisanterie et que vous en usez en ami: mais je ne sais comment prendre l'honneur que vous me faites tout à coup et auquel je m'attendais si peu. Il n'y a pas longtemps, en effet, j'écrivis à Votre Grandeur avec tout le respect qui lui est dû, et vous ne m'avez pas fait le plus petit mot de réponse; déjà, quelque temps auparavant, je vous avais écrit de Rome, sans plus de succès; après cela pouvez-vous trouver étrange qu'à votre retour d'Espagne je n'aie pas osé me permettre de vous importuner de mes mille riens? Si j'ai eu tort de ne pas vous écrire malgré les motifs que j'avais de m'en abstenir, quelle excuse aurez-vous pour n'avoir ni voulu ni daigné m'écrire vous-même? Voilà ce que je pourrais vous objecter avec raison, puisque vous me mettez dans le cas de le faire, si je ne préférais voler au-devant de vos bonnes grâces qui me reviennent, plutôt que d'en retarder le retour en cherchant mal à propos à me justifier ou à vous accuser. A présent que je vous ai ouvert mon coeur et que je vous ai dit toute ma pensée, comme il convient entre amis, bannissons désormais tout soupçon de nos esprits, car il est dit que la charité croit tout (1Co 13,7). Je suis heureux de voir que vous voulez faire revivre notre ancienne amitié et que vous faites des avances pour vous rapprocher d'un ami que vous avez blessé. J'y réponds de tout mon coeur, et j'en suis mille fois heureux; j'ai oublié vos torts passés à mon égard a, et je me retrouve aujourd'hui tel que j'étais autrefois, le dévoué serviteur de Votre Sainteté. Je vous remercie de vouloir bien me compter au nombre de vos meilleurs amis, comme vous me faites l'honneur de me l'écrire. Si je me suis un peu refroidi à votre égard, ainsi que vous m'en faites le reproche, je ne puis tarder à me réchauffer de nouveau dans le sein de votre amitié.

a C'est par ironie que saint Bernard s'exprime de la sorte. Les torts passés dont il parle ne sont autres que les difficultés survenues entre eux à l'occasion de l'élection de l'évêque de Langres, dont il est question dans les notes de la lettre cent soixante-quatrième; et l'exemption de payer la dîme, accordée aux Cisterciens, par le Pape innocent, comme il est dit lettre deux cent quatre-vingt-troisième. Ajoutez à cela la différence des rites monastiques, dont il est question parmi plusieurs autres choses dans la lettre suivante, et dans l'apologie de saint Bernard à Guillaume: Voir aux notes.


2. J'ai reçu votre lettre avec un extrême bonheur, je l'ai lue avec avidité, je la lis et la relis toujours avec un sensible plaisir. Votre manière de railler ne me déplait pas du tout, je trouve même que vous savez agréablement tempérer la légèreté de la plaisanterie par le sérieux que vous y mêlez. Vous savez si bien au mot pour rire donner un tour sérieux, qu'il perd de sa légèreté en même temps que le côté grave des choses se trouve adouci par une aimable teinte de gaieté. Voilà comment vous ne perdez rien de votre gravité, de sorte que vous pourriez dire avec Job (Jb 29,24): «Quand parfois il m'arrivait de rire, c'est à peine si on pouvait y croire!» Au reste, maintenant que je vous ai répondu, je me trouve en droit, je pense, d'attendre de vous plus encore que vous ne m'avez promis. Mais il faut que vous sachiez quelles résolutions j'ai prises. Je vous dirai donc que je suis résolu à ne plus sortir désormais de mon monastère, sinon une fois par an pour me rendre au chapitre général des abbés de Cîteaux. Fortifié par vos prières et consolé par vos bénédictions, je veux passer ici le peu de jours qui me restent à vivre dans la lutte en attendant l'heure de mon renouvellement. Ne cessez pas de prier pour moi, c'est la grâce que je demande maintenant à Dieu, en même temps que je le prie d'avoir pitié de moi. D'ailleurs je suis tout cassé et mes infirmités nie sont une excuse légitime pour me dispenser de sortir d'ici comme je l'ai fait jusqu'à présent, je demeurerai donc dans le repos et le silence; heureux si j'y goûte les douceurs intérieures dont le Prophète se sentait inondé quand il disait: «Il est bien doux d'attendre le Seigneur en silence (Lm 3,20).» Et, comme je ne veux pas que vous paraissiez avoir seul le privilège des bons mots, je m'imagine que vous n'oserez pas condamner mon silence et, à votre ordinaire, le qualifier d'engourdissement, car il me semble qu'on peut lui donner avec le saint prophète Isaïe un nom beaucoup plus juste et plus convenable, en le nommant le culte de la justice (Is 32,17). C'est de lui que le Seigneur dit dans le même Prophète: «Toute votre force consistera dans le silence et dans l'espérance (Is 30,15).» Je vous prie de me recommander aux prières de votre sainte maison de Cluny après avoir présenté à tous vos religieux, si vous le voulez bien, les respects de leur serviteur.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCXXVIII.

167. A son revérend Père et seigneur Pierre ...... Manrique, dans ses Annales, à l'année 1135, chapitre 3, pense que cette lettre a été écrite en 1135. Mais l'ordre des lettres de saint Bernard semble contredire le calcul de Vanrique. En effet, si on rapproche la lettre de saint Bernard de celle que Pierre le Vénérable lui répondit et que nous avons placée après celle-ci, on verra que la lettre de saint Bernard est postérieure aux troubles qui éclatèrent à l'élection de I'évêque de Langres qu'on doit placer en 1138, comme nous l'avons dit à l'occasion de la lettre cent soixante-quatre. En effet, dans sa réponse, Pierre le Vénérable s'exprime en ces termes: «Comment de vaines, et faibles rumeurs pourraient-elles éteindre ou entraîner dans leur cours cette affection sincère et brûlante dont mon coeur est embrasé, pour vous, quand les grandes eaux de la dîme et la fureur des flots partis de Langres n'ont pu le faire?» De plus, dans la dernière partie de cette même lettre que nous avons omise, Pierre le Vénérable parle de la traduction de l'Alcoran, dédiée à saint Bernard; or, d'après la Bibliothèque de Cluny, elle est de l'année 1113. C'est ce qui nous a fait donner la même date à cette. lettre (Bibl. de Clun., page 1109) (Note de Mabillon).

168. J'ai oublié tous vos loris passés à mon égard, et je me retrouve aujourd'hui tel que j'étais autrefois ..... Il ne faut pas se donner un grand mal pour rechercher quels sont les torts dont saint Bernard se plaint ici; il est bien clair par le contexte de cette lettre, et par la lettre suivante, qu'il ne s'exprime ainsi que par une sorte d'antiphrase et de plaisanterie familière. Si on ne peut nier que nos deux saints personnages, aient en plusieurs occasions, été de sentiments opposés, par exemple, à l'occasion de l'élection de Langres, dont il est parlé dans la lettre cent soixante-quatrième, et de l'exemption de la dîme, on ne saurait dire que cette divergence d'opinions alla jusqu'à des torts proprement dits.

Quant à l'affaire des dîmes, voici ce qui s'était passé. Pendant son en France, en 1132, le pape Innocent ayant eu connaissance de l'extrême dénûment des Cisterciens, les dispensa de payer la dîme. De tous les religieux il n'en est pas qui se soient montrés plus vivement contrariés de ce privilège que ceux de Cluny. Il donna naissance à des plaintes nombreuses dont Pierre le Vénérable se fit d'abord l'organe auprès du Pape lui-même et qu'il exposa ensuite avec beaucoup de modération tant au chancelier Haimeric qu'au chapitre général des abbés de Cîteaux. Ayant remarqué qu'il en avait indisposé plusieurs, il leur écrivit l'année suivante une lettre d'excuses, propre à réparer les brèches faites à la charité. Nous dirons dans les notes de la lettre deux cent quatre-vingt-troisième ce que dans la suite les Cisterciens eurent à souffrir des religieux. de Gigny. Mais comme on semble regretter la perte de la lettre de Pierre le Vénérable à laquelle saint Bernard répond, il nous a paru bien de placer une lettre de Pierre, postérieure à celle-ci dans la collection des lettres de l'abbé de Clairvaux, qui montrera à tous les partisans de la véritable amitié chrétienne, mais surtout aux religieux, deux nobles et vrais amis, je veux parler de saint Bernard et de Pierre, le Vénérable; le cardinal Baronius «fait tant de cas de ce dernier, quil ne le trouve point inférieur au premier dans la sainteté qui agit par la charité.» On peut voir encore, si on veut, sur le même sujet la lettre vingt-huitième du premier livre et la quarante-sixième du second de Pierre le Vénérable (Note de Mabillon).


LETTRE CCXXIX (a). PIERRE LE VÉNÉRABLE A SAINT BERNARD.

a Cette lettre est la dix-septième du livre IV. Il y en a encore une autre sur ce même sujet, c'est la vingt-huitième du livre I.


Pierre de Cluny répond, avec de grandes protestations d'amitié il saint Bernard et lui expose en même temps la cause des divisions qui séparent les religieux de Cluny de ceux de Cîteaux.

A dom Bernard, abbé de Clairvaux, l'hôte de mon coeur, digne d'une vénération singulière et des témoignages de la plus ardente affection, le frère Pierre, humble abbé de Cluny, salut éternel qu'il désire également pour soi.

1. Je réponds bien tard à votre chère et aimable lettre quand j'aurais dit le faire avec un empressement égal à mon bonheur. Votre Sainteté, qui sait si bien écrire, s'en étonnera peut-être, et peut-être aussi croira-t-elle, du moins j'en ai peur, que c'est négligence de ma part ou défaut d'estime pour elle, si je ne l'ai pas fait plus tôt. Que Dieu me préserve que ce soit pour aucun de ces motifs! D'ailleurs il n'en est absolument rien; car je ne connais pas beaucoup de lettres qui me causent autant de plaisir à recevoir et que j'aie autant de bonheur à lire que les vôtres. Si je ne vous ai pas répondu tout de suite la faute en est uniquement à votre commissionnaire qui ne me trouvant pas à Cluny, y laissa la lettre dont il était chargé pour moi, au lieu de me l'envoyer ou de me l'apporter, car je n'étais pas fort éloigné, puisque je me trouvais alors à Marigny (a). Ne croyez pas que je veuille accuser ce brave homme du moindre mauvais vouloir; je crois que s'il a agi comme il l'a fait, c'est qu'il avait d'autres affaires qui l'appelaient ailleurs, ou que la rigueur de l'hiver l'a empêché de se mettre en route pour venir me trouver. Les neiges et mes affaires m'ont retenu à Marigny pendant un mois entier, en sorte que c'est à peine si j'étais de retour à Cluny pour le commencement du Carême. A mon arrivée le sous-prieur me remit enfin votre lettre. Mon coeur se sentit aussitôt tout à vous; il brûlait déjà pour vous d'une ardente amitié, mais au souffle de votre âme que cette lettre lui apportait, il s'est embrasé encore plus vivement que jamais, aussi ne pourriez-vous à présent y trouver la plus petite place qui fût restée tiède ou glacée à votre égard. J'étais si transporté qu'après l'avoir lue je la couvris aussitôt de baisers, ce qui ne m'est jamais arrivé, je crois, que pour les pages vénérées de la sainte Ecriture; puis, afin de faire partager mon amour pour vous, sinon à tous mes religieux, du moins au plus grand nombre possible, je les rassemblai selon mon habitude et je relus pour eux ce que j'avais d'abord lu pour moi seul, et je fis tout ce que je pus pour augmenter l'affection qu'ils vous ont vouée. Après cela j'ai serré votre lettre avec soin, et je l'ai placée parmi les vases d'or et d'argent, que selon la coutume de nos Pères, je porte ordinairement avec moi pour faire des aumônes. Avais-je tort d'agir ainsi? vos bonnes grâces et votre chère amitié ne valent-elles pas mieux pour moi que tout l'or et l'argent du monde?

a Marigny-sur-Loire, où se trouvait un monastère de femmes, fondé par saint Hugues, abbé de Cluny.


2. Dès le lendemain je voulais vous écrire et vous ouvrir mon cu;ur, mais un tyran quotidien, un créancier qui réclame presque tous mes instants, m'a empêché de suivre mon premier mouvement et forcé à garder le silence. Ce tyran impérieux dont les ordres sont sans réplique, et qui m'imposa silence non pas seulement un jour, mais pendant de longs jours, c'est l'obligation de m'occuper d'une infinité de choses. Il se passait tantôt quinze jours, tantôt un mois entier, parfois même plusieurs mois de suite sans que mon tyran me permît d'écrire un seul mot. Mais j'ai fini par secouer ce joug importun et par me dérober, pour vous écrire, à son sceptre de fer. Bref, pour ne pas perdre plus de temps à m'excuser de mon retard, je vous dirai que c'est vous qui me forcez à m'en justifier en me disant dans votre lettre: «Il n'y a pas longtemps en effet que j'écrivis à Votre Grandeur avec tout le respect qui lui est dû et vous ne ni avez pas fait le plus petit mot de réponse; déjà quelque temps auparavant je vous avais écrit de Rome sans plus de succès. Après cela pouvez-vous trouver étrange qu'à votre retour d'Espagne je n'aie pas osé me permettre de vous importuner encore de mes mille riens? Si j'ai eu tort de ne pas vous écrire malgré les motifs que j'avais de m'en abstenir, quelle excuse aurez-vous pour n'avoir ni voulu ni daigné le faire?» Voilà ce que vous me dites.

3. Pour moi, voici ma réponse: je trouve que vous auriez raison de vous plaindre et qu'il me siérait mal de chercher à me justifier, si réellement je n'avais pas daigné vous répondre quand vous m'avez fait l'amitié de m'écrire le premier: je reconnais donc que j'aurais dû vous répondre si vous m'aviez écrit le premier; mais, si j'ai bonne mémoire, la lettre que j'ai reçue de vous, pendant que vous étiez à Rome n'était qu'une réponse à celle que je vous avais adressée moi-même le premier, ce n'était donc pas à moi à vous écrire puisque je l'avais fait, tandis que pour la même raison j'étais en droit d'attendre alors une lettre de vous. J'aurais pu, sans doute, après votre réponse vous écrire de nouveau, mais votre lettre était si pleine et répondait si bien à la mienne que je n'avais plus rien à vous dire. Voilà pourquoi j'ai gardé le silence. Vous voyez donc bien que le reproche que vous me faites commence à se retourner contre vous, et que c'est sans raison que vous aviez voulu rejeter et faire peser sur moi un tort que je n'ai pas, et qui peut-être est uniquement le vôtre. Quant à la seconde fois où il me serait encore arrivé de ne pas vous répondre, je ne sais pas du tout de quelle lettre vous voulez parler, je n'ai donc rien à dire sur ce point; mais si la mémoire ne me faisait défaut, je suis certain que j'aurais une bonne raison à vous présenter pour justifier mon silence, et dans le cas contraire je vous ferais mes très-humbles excuses; mais vous avez ajouté: «Voilà ce que je pourrais vous objecter avec raison;» et moi je reprends: Voilà ce que je puis vous dire avec autant de raison aussi, c'est que le silence que j'ai gardé n'est pas coupable. Je pourrais même aller plus loin, emprunter vos propres paroles et me dire de nous deux le seul ami blessé; mais je laisse tomber toutes ces récriminations et je veux oublier tout cela sans même attendre que vous m'en priiez. Je passe donc l'éponge sur tous ces griefs. Il est d'ailleurs on ne peut plus à propos que j'agisse de la sorte puisque je vous écris, non plus en plaisantant comme la dernière fois, mais très-sérieusement et pour aviser, de concert avec vous, à faire cesser les divisions qui séparent bien des coeurs, Je dois donner l'exemple et commencer par oublier tous mes griefs si je veux que les autres oublient aussi les leurs.

4. Peut-être allez-vous me dire comme au début de votre lettre: «J'aime à croire que vous voulez plaisanter.» Si je plaisante, ce n'est qu'avec vous, je ne le ferais certainement pas avec d'autres, car il en est beaucoup aux yeux desquels on ne peut déposer un instant le manteau de la gravité sans passer pour un homme vain et léger: mais avec vous je ne crains pas d'être jugé ainsi, et je n'ai souci que d'empêcher la charité de s'éteindre. C'est là ce qui fait que je trouve toujours tant de charmes à m'entretenir avec vous et à assaisonner la douceur de l'amitié qui règne entre nous de quelques mots piquants et agréables. Car s'il est un vice dont je me garde avec soin, c'est celui de ressembler aux frères de Joseph, qui ne pouvaient jamais lui dire une belle parole tant, au fond du coeur, ils avaient peu d'affection pour lui (Gn 37,4). Plût à Dieu, je le dis sans vanité pour ce qui me concerne, oui, plût à Dieu que tous vos religieux et les miens fussent animés des mêmes sentiments que nous, et qu'ils ne s'écartassent jamais de la droite ligne de la charité; car après la foi et le baptême, c'est elle qui fait de nous des membres de la même famille et de véritables frères; je voudrais qu'ils craignissent tous qu'on pût leur appliquer ces paroles de l'Apôtre «Périls au milieu des faux frères (2Co 11,26);» oui, je le voudrais, de même que je désirerais les voir éloigner de leur esprit toute pensée de surprises mutuelles, et de leurs lèvres, toute parole blessante, pour emprunter les paroles mêmes du psaume qu'ils ont si souvent à la bouche. Ce début promet beaucoup, n'est-ce pas, et semble annoncer de grandes choses; mais, comme je ne veux pas qu'en m'entendant parler ainsi on s'écrie avec le poète: «Qu'allons-nous avoir après de semblables promesses?» je commence par déclarer que le motif qui me fait prendre la plume pour vous écrire, non-seulement n'est pas d'une importance extrême, mais qu'il n'est ni grand, ni petit si on en juge au point de vue des choses que le siècle trouve grandes et place fort haut, dans son estime, parce que ses enfants n'espèrent arriver que par elles au faîte des grandeurs. Et pourtant il est si grand et si supérieur à tout le reste, que si nous prions l'Apôtre de l'appeler par son nom, il n'en trouve qu'un à lui donner, la charité (1Co 12 1Co 13).

5. Elle est la seule et unique cause qui m'engage à vous écrire; je compte bien qu'elle sera toujours intacte entre nous et je ne désespère pas de la voir, grâce à vous, tous les jours mieux gardée qu'elle ne l'a été jusqu'à présent par vos religieux et les miens. Car pour ce qui est de l'affection que depuis bien longtemps je vous ai vouée au fond du coeur, je crois bien que les grandes eaux et les fleuves débordés ne pourraient la déraciner ou l'éteindre. D'ailleurs j'en ai fait plusieurs fois l'expérience et. j'ai vu qu'en effet elle a résisté au choc de grandes masses d'eau et au courant de fleuves impétueux. Comment, en effet, de vaines et faibles rumeurs pourront-elles éteindre ou entraîner dans leur cours cette affection brûlante et sincère dont mon coeur se sent embrasé pour vous, quand les grandes eaux de la dîme e et la fureur des flots partis de Langres n'ont pu y réussir? Vous savez ce que je veux dire, et si j'y fais allusion en ce moment,

a Saint Bernard y fait allusion dans la lettre précédente.

ce n'est que dans la pensée de vous donner de nouveau la preuve de ma constante affection et de fournir à votre prudence un motif de croire que je suis capable de persévérer dans les dispositions où je suis. C'est d'ailleurs l'opinion que je me forme également de vous, et j'aime à croire que rien au monde ne peut me faire perdre la place que j'occupe dans votre coeur. Mais étant l'un et l'autre des pasteurs qui comptons dans nos bergeries d'innombrables brebis du Christ, et qui avons reçu l'ordre «de bien connaître notre troupeau (Pr 27,23),» nous devons voir si nous le connaissons en effet: est-il en bon état ou non, est-il bien ou mal portant, est-il ou n'est-il pas envie? Mais qu'ai-je besoin de me demander si mon troupeau est bien portant? Ne sais-je pas qu'il n'est même plus en vie s'il faut en croire le disciple bien-aimé du Sauveur qui nous dit: «Ceux qui n'ont plus la charité sont frappés de mort (1Jn 3,14)?» S'il en est ainsi des chrétiens qui n'ont plus la charité, que sera-ce de ceux qui ont substitué la détraction et la haine à la charité? De quelle mort ne sont-ils pas frappés si les premiers en ont déjà reçu les atteintes? Mais pourquoi m'exprimé-je de la sorte?

6. C'est que je vois que plusieurs brebis de votre bercail et du mien se sont déclaré une guerre ouverte, et que ceux qui devraient, plus que personne, vivre unis par la charité dans la maison de Dieu, ont cessé de s'aimer les uns les autres; et pourtant ils servent le même Seigneur, et marchent sous les drapeaux du même roi! Les mêmes noms les désignent, ce sont des chrétiens et des religieux 1 Sous le joug de la même foi et dans les liens de la même règle, ils cultivent le champ du même maître et l'arrosent également de leurs sueurs, bien qu'ils le fassent chacun à leur manière. Mais avec le titre de chrétiens et dans la profession de la vie religieuse, ils nourrissent au fond de leur âme je ne sais quelle secrète et coupable division qui empêche que leurs coeurs ne fassent qu'un, comme il semblerait que ce dût être. Voilà comment il arrive, on ne saurait trop en gémir ni le déplorer avec des larmes trop abondantes, voilà, dis-je, comment il arrive que l'archange orgueilleux, après avoir été précipité du haut du ciel, s'y installe de nouveau, et voyant son trône. renversé du côté de l'aquilon où il avait tenté de . s'établir, le relève et le consolide au midi, c'est-à-dire à l'endroit le plus éclatant du ciel. N'est-ce pas ce qui a eu lieu et ne peut-il se vanter d'avoir agi ainsi, quand après avoir chassé Celui qui ne saurait habiter au milieu d'âmes que le ressentiment aigrit, mais qui se complait au sein de 1a charité fraternelle, il domine ensuite en tyran sur les hommes dont la vie est toute céleste et la conduite exemplaire? Est-il possible de retenir ses gémissements et ses larmes quand, après avoir vu le fort de l'Evangile vaincre le fort armé qui depuis longtemps gardait en paix l'entrée de sa demeure, chasser de son empire le prince de ce monde et renverser du coeur de simples fidèles le trône de celui qui est appelé le roi des enfants de l'orgueil, on s'aperçoit que Satan rétablit dans le coeur des moines son injuste domination détruite partout ailleurs? Dieu veuille que celui que le Sauveur a tellement affaibli, que désormais il peut être chargé de fers par les servantes du Christ et devenir le jouet de ses serviteurs comme un oiseau captif, ne se joue pas d'eux à son tour et ne les réduise pas à un honteux esclavage.

7. Mais d'où vient cette animosité réciproque? pourquoi ces détractions mutuelles? qu'ont-ils à se déchirer ainsi les uns les autres? Qu'on fasse connaître la cause de toutes ces divisions, je ne demande que cela, et si, des deux côtés, on a des griefs fondés, qu'on les soumette au jugement d'arbitres intègres pour qu'ils mettent fin à toutes ces discussions. Eh bien donc, répondez, quels reproches faites-vous à votre frère? C'est vous que j'interpelle, mon frère de Cluny, car pour simplifier les choses, je veux donner un nom propre à chacun des deux camps; vous donc, religieux de Cluny ou de Cîteaux, quels griefs avez-vous contre votre frère de Cîteaux ou de Cluny? Est-il question entre vous de la possession d'une ville, d'un chàteau, d'une villa, d'un domaine ou d'une pièce de terre grande ou petite? S'agit-il d'une somme d'or ou d'argent, de quelque trésor enfin? Voyons, dites, parlez, expliquez-vous. On a des juges prêts à terminer le procès à l'instant même, et des juges d'une équité à toute épreuve. Il sera bien facile de rétablir la paix entre vous et de cicatriser les blessures dont souffre la charité, quand on saura que toutes vos divisions ont pris naissance dans l'une ou l'autre de ces choses. Riais je vois que vous avez tous les deux renoncé à ces biens-là, que vous ne vous êtes rien réservé sur la terre, et que, riches de votre seule pauvreté, vous n'aspirez désormais qu'au bonheur de marcher sur les traces de Jésus-Christ, pauvre lui-même; ce n'est donc pas de ce côté que je devais chercher la cause de vos discordes; mais je ne renonce point à la trouver, je ne me donnerai ni repos ni trêve que je n'aie découvert sur ce point la vérité tout entière.

8. Peut-être vos divisions n'ont-elles d'autre source qu'une différence d'usages et d'observances monastiques. Mais si telle est, en effet, la cause d'un si grand mal, je la trouve non-seulement très-déraisonnable, mais encore on ne peut plus sotte et puérile, si vous me permettez de le dire sans détour. Ne vous semble-t-il pas, en effet, qu'il n'est rien de déraisonnable, de puéril et de sot comme ce qui va contre toutes les données de la raison et du sens commun? Or, si pour quelques différences dans les usages et pour une diversité inévitable dans une infinité de choses, les serviteurs du Christ peuvent fouler aux pieds les devoirs de la charité, c'en est fait à l'instant même de la paix, de la concorde, de l'unité, de la loi chrétienne tout entière, non-seulement parmi les religieux, mais encore parmi les simples chrétiens à qui s'adressait l'Apôtre quand il disait: «Si vous vous chargez des fardeaux les uns des autres, vous accomplirez la loi de Jésus-Christ (Ga 6,2).» Oui, je soutiens que si cette loi, qui est la charité même, doit plier devant la diversité de nos usages, il n'en faut plus parler désormais, elle n'a plus où régner dès qu'elle ne peut plus exercer son empire là où les usages diffèrent. Dites-moi, mes amis, le monde entier n'a-t-il pas été rempli de tout temps d'une multitude d'Églises chrétiennes qui servent Dieu dans la même foi et la même charité? Le nombre en est presque incalculable; or on remarque entre elles toutes une diversité d'usages égale au nombre des lieux qu'elles occupent. Ici ce sont des différences dans le chant, les leçons et les offices de l'Église; là c'est l'habillement qui n'est pas le même; ailleurs des jeûnes particuliers s'ajoutent aux jeûnes immuables et généraux; enfin partout ce sont des institutions qui varient selon les endroits, les peuples et les pays, an gré des prélats de chaque Eglise, que l'Apôtre a laissés libres d'agir comme ils l'entendent pour le règlement de ces choses. Faut-il que toutes ces Églises renoncent à la charité parce qu'elles ont des coutumes différentes, et les chrétiens cesseront-ils d'être chrétiens pour n'avoir pas tous la même manière de faire? perdront-ils enfin le souverain bien de la paix parce qu'ils feront le bien chacun à leur manière? Ce n'était ni la pensée ni la pratique d'un docteur de l'Église, comme saint Ambroise, qui disait, à propos d'un jeûne qu'il voyait pratiqué à Rome et non à Milan dont il était devenu évêque: «Quand je suis à Rome, j'observe le jeûne de cette Eglise; mais quand je suis à Milan, je jeûne comme à Milan.» Un autre Père de l'Église, saint Augustin, nous dit, en parlant de la dévotion de sa pieuse mère, qu'elle avait voulu à Milan suivre dans ses oblations les coutumes des églises d'Afrique, qui ne ressemblaient pas à celles des églises d'Italie, mais qu'elle en fut empêchée par saint Ambroise.

9. Mais à quoi bon me donner tant de mal pour démontrer par une foule de témoignages et d'exemples une chose aussi claire que le jour, surtout quand on se rappelle qu'à une époque déjà éloignée la divergence dans la fixation de la fête de Pâques, et tout récemment des différences notables dans la manière dont les Latins et les Grecs offrent le sacrifice chrétien, n'ont pu altérer la charité ni porter la moindre atteinte à l'unité? Pour ce qui est de la fête de Pâques, nous savons, par les saints Pères et par les excellents ouvrages qu'ils ont légués à l'Église, que l'Orient et l'Occident, de même que les premiers chrétiens d'Angleterre et d'Ecosse, la célébraient à des jours différents. Quant au sacrifice de la Messe, nous savons par nous-même que l'Église romaine et tous les peuples latins ne se servent que de pain sans levain quand ils célèbrent les saints mystères, tandis que l'Église grecque, ainsi qu'une très-grande partie de l'Orient et la plupart des nations barbares, mais chrétiennes, n'emploient, à ce qu'on assure, pour offrir à Dieu l'hostie du salut, que du pain au levain. Toutefois, ni les anciens ni les modernes n'ont pris, de ces différences considérables, occasion de rompre entre eux les liens de la charité, parce qu'à leurs yeux elle ne souffrait pas plus de ces divergences que n'en souffrait la foi elle-même. Quelle conclusion tirer de là, mes Frères? C'est que si les dispositions de vos coeurs ont changé avec vos usages; si la différence des coutumes a altéré vos sentiments réciproques; si, à cause d'usages dissemblables que vous ont légués vos fondateurs, vous avez laissé s'affaiblir les liens de la paix et de la charité, touches par l'exemple des Pères fameux que je vous ai nommés, vous vous réconcilierez les uns avec les autres, et, sur les pas des saints qui de faibles qu'ils étaient d'abord devinrent forts et redoutables dans les luttes du salut, désormais votre charité cessera d'être malade de langueur; car c'est le mal le plus grand que vous puissiez redouter pour elle.

10. Peut-être me direz-vous «qu'on ne saurait raisonner de la même manière pour les usages qui varient d'une Eglise à l'autre et les différences qui se remarquent entra les religieux d'un même ordre, et que, s'il n'est pas étonnant que les coutumes différent d'une Eglise à l'autre sans que la foi ni la charité en souffrent, il le sera toujours que des hommes qui font profession de la même règle et du même institut n'aient pas tous les mêmes usages.» N'est-ce que cela, mes bien-aimés Frères, qui vous divise et compromet la charité dans vos coeurs? Est-ce tout ce qui empêche des enfants de paix de vivre pacifiquement ensemble? Mais si un homme du monde pouvait garder un esprit pacifique avec ceux qui n'aimaient pas la paix, un religieux osera-t-il bien déclarer à un autre religieux une guerre impie? On verra un enfant de lumière aimer des enfants de ténèbres pour le bien de la paix; et des enfants de lumière se prendront de haine pour des enfants de lumière comme eux, sinon à cause de leurs personnes, du moins sous prétexte de leur institut! Ah! si votre animosité mutuelle n'a pas d'autre cause, si les blessures que vous avez faites à la charité ne viennent pas d'ailleurs, veuillez-le seulement et vous serez guéris à l'instant; mais d'abord commencez par prendre garde que l'amour de votre manière de voir ne vous trouble l'esprit, car on n'est pas digne d'arriver à l'union quand ce n'est pas elle, mais son propre sens qu'on recherche et. qu'on préfère avant tout. Je vous prie donc de bien examiner, sans parti pris d'avance et sans intention de vous fortifier dans votre opinion, si véritablement il y a bien là un motif suffisant à vos divisions, et lorsque vous vous serez convaincus qu'il n'y en a pas, vos coeurs ne pourront manquer de se rapprocher. Après tout, ne combattez-vous pas sous l'étendard de la même règle et n'espérez-vous pas l'un et l'autre arriver au salut tout en usant chacun d'une tactique particulière? Si vos espérances ne sont pas vaines, je ne vois pas qu'il y ait place entre vous aux blâmes mutuels, aux discordes et aux dissensions.

11. Vous trouvez surprenant que des hommes qui ont embrassé le même institut et qui font profession de la même règle aient des usages différents: à cela je réponds que toutes ces divergences ne signifient absolument rien, dès que, nonobstant cela, les uns et les autres n'en font pas moins leur salut. Qu'importe, en effet, que les sentiers suivis et les routes parcourues ne soient pas les mêmes si on arrive au même endroit, si on parvient également à la vie éternelle, si, enfin, les uns et les autres nous conduisent à la même patrie, à la même Jérusalem? Ah! J'ai le religieux de Cluny ou celui de Cîteaux était sûr que celui de Cîteaux ou celui de Cluny fait fausse route dans l'ordre où il est entré, et, comme dit l'Ecriture, marche droit à sa perte par une voie qui lui semblait bonne, vous seriez en droit, je l'avoue, de corriger votre frère, de le rappeler, et, s'il ne voulait écouter vos avis, de le reprendre avec énergie et de le frapper même de vos malédictions. Certainement, dans ce cas, je trouverais que vos remontrances, votre antagonisme et votre haine même n'auraient rien que de juste et de raisonnable, car j'ai entendu le Prophète prêter ce langage à ceux qui agissent ainsi: «Seigneur, n'avais-je pas de l'aversion pour ceux qui ne vous aimaient pas, et ne me voyait-on point sécher de douleur à cause de l'injustice de vos ennemis? Mes sentiments à leur égard n'avaient rien que de juste, et vos ennemis sont devenus les miens (Ps 138,21-22).» Je ne pourrais donc que vous féliciter de voir que vous n'êtes point sourds à la voix de l'auteur de la sagesse qui vous dit: «Courez de tous côtés, hâtez-vous, réveillez votre, ami, et ne laissez point vous-même aller vos yeux au sommeil, que vos paupières ne s'assoupissent point (Pr 6,4);» ni à celle de Jérémie vous criant: «Malheur à celui qui empêche son glaive de verser le sang (Jr 48,10),» parce que je trouverais alors que vous avez de justes motifs d'aversion; je ferais plus encore, et vous me verriez à vos côtés, l'épée du zèle en main, accompagner vos pas et vous suivre dans vos luttes contre les ennemis de Dieu et contre ceux que l'Apôtre appelle d'hypocrites imposteurs (1Tm 4,2). Mais en voyant que les uns et les autres, après avoir embrassé la même règle, vous tendez au ciel par des pratiques différentes, il est vrai, mais bonnes et saintes, et que vous ne différez que dans le choix des voies qui conduisent au but vers lequel l'un et l'autre vous tendez également, je me demande s'il peut vous rester encore l'ombre d'un motif pour vous fâcher l'un contre l'autre, pour vous blâmer et vous haïr mutuellement.

12. Mais, peu satisfaits encore de ce qui précède, vous me demandez de montrer, par de nouveaux arguments, qu'un religieux astreint à la même, règle que vous peut, sans crainte pour son salut, suivre d'autres sentiers que les vôtres. Je puis d'autant mieux voit satisfaire que non-seulement la raison, mais encore l'autorité milite en ma faveur et prouve surabondamment que les religieux de Cluny ou de Cîteaux peuvent, en suivant chacun leurs usages et en vivant à leur manière, marcher avec joie dans la voie des commandements de Dieu et arriver au terme heureux de leur course. Mais puisque j'ai parlé de l'autorité dont l'importance en ces sortes de discussions est décisive à mes yeux, elle parlera la première, et la raison viendra ensuite confirmer ses dires puisqu'elle est d'accord avec elle en ce point.

13. Eh bien, mon Frère, exposez vos griefs, quels sont-ils? - «C'est que des religieux qui vivent sous la même règle aient des manières différentes d'en pratiquer les observances!» - Il n'est rien de plus vrai et nous voyons, en effet, que les mêmes points de la règle sont différemment pratiqués par les religieux d'un même ordre; mais faut-il, dans cette divergence, voir une faute et une violation de la règle? Cardez-vous-en bien, surtout en entendant une autorité céleste, ou plutôt le Roi même des cieux, vous dire: «Si votre oeil est pur et sain, tout votre corps sera éclairé (Lc 11,36),» et l'Apôtre ajouter: «Faites avec amour tout ce que vous faites (1Co 13,14).» Après cela nous avons saint Augustin qui nous crie: «Si vous aimez, faites ce dise vous voudrez;» puis l'auteur même de notre règle, ou plutôt le Saint-Esprit en personne, qui la lui a dictée et qui nous dit en propres termes: «L'abbé réglera et disposera tout de manière à assurer le salut des âmes, et de telle sorte que les frères fassent sans murmurer tout ce qu'ils ont à faire.» (Règle de saint Benoît, ch. IV.) Se peut-il entendre quelque chose de plus simple, de plus net et de plus clair? Il n'est rien de plus lumineux rien de moins voilé que ces paroles, et en les entendant tout homme aperçoit la pure lumière de la vérité comme dans un ciel sans nuage. Ainsi d'abord c'est un maître descendu des cieux qui vous dit, ô mon Frère, qu'avec un ail pur et sain, c'est-à-dire avec la pureté d'intention tout votre corps, c'est-à-dire toutes vos oeuvres, sera éclairé. Après lui, c'est le plus grand docteur de l'Église qui ne nous recommande qu'une chose faire avec amour tout ce que nous faisons; puis c'est un Père de l'Église, tout ce qu'il y a de plus grand après les apôtres, qui ne vous demande que d'aimer, pour vous laisser libres ensuite d'agir comme vous l'entendrez; enfin, c'est notre Père lui-même, celui dont vous avez embrassé la règle, qui veut que l'abbé dispose toutes choses de manière à assurer le salut des âmes et l'accomplissement de la règle, sans murmure; et après cela vous concevez des appréhensions pour le salut de ceux qui entendent la même règle d'une manière différente? Il y a plus encore, car vous voyez à l'abri de toute crainte de pécher, ceux dont la règle elle-même met la conduite au-dessus de tout reproche de divergence et de toute faute, s'ils n'ont dans la manière différente d'interpréter et de disposer les choses, d'autre intention que de sauver les âmes.

14. Nous avons commencé par l'autorité, nous allons voir que la raison, au lieu de la contredire, lui prête son assistance, et lui est inséparablement unie, et j'espère qu'après avoir cité plusieurs points où l'on a fait quelques changements avec l'intention la plus pure, la charité la plus sincère et le désir le plus évident de sauver les âmes, il ne vous restera plus rien à désirer. Vous n'agissez sans doute qu'avec l'intention la plus pure, vous qui ne voulez pas admettre un novice à faire profession même après que l'année de son noviciat est entièrement révolue, et que, suivant la recommandation de l'Apôtre et les propres expressions de la règle elle-même, vous avez étudié pendant cette année tout entière l'esprit du nouveau venu afin de juger s'il est en effet animé de l'esprit de Dieu; mais vous, d'un autre côté, ce n'est bien certainement aussi qu'avec les plus pures intentions du monde que vous admettez des novices à la profession avant que leur année de noviciat se soit écoulée; c'est parce que vous craignez que si l'on attend pour les recevoir jusqu'à l'époque voulue pour cela, ils ne se découragent et ne retournent à leur première vie de souillures et de honte. C'est aussi avec la plus grande simplicité d'intention que vous, de votre côté, vous vous contentez de deux tuniques, de deux coulles et de quelques autres modiques vêtements de surplus; vous avez mieux aimé suivre non pas les prescriptions de la règle, mais le conseil et la préférence. de celui qui en est l'auteur, que d'ajouter aux vêtements permis des vêtements d'un autre genre. Mais, de votre côté, c'est aussi en toute simplicité que vous avez adopté l'usage de petites pelisses, et cru devoir permettre ces vêtements aux religieux faibles, infirmes, délicats et à tous ceux qui habitent dans des pays froids, pour leur ôter tout motif de murmurer et pour les empêcher de se ralentir dans les sentiers de la perfection, ou même de renoncer à la vie religieuse sous prétexte qu'on, leur refuserait le nécessaire. C'est encore avec la plus grande simplicité d'intention que les uns ne reçoivent que trois fois les novices fugitifs, parce qu'ils veulent s'en tenir aux termes mêmes de la règle et empêcher en refusant de les recevoir plus souvent, les religieux d'un esprit inquiet et inconstant de quitter leur monastère; mais c'est avec la même simplicité d'intention que les autres reçoivent les religieux fugitifs toutes les fois qu'ils reviennent, dans la crainte que si on ne veut pas oublier leur faute ils ne demeurent exposés aux coups de l'ennemi du salut, et que le loup qui disperse quelquefois les brebis renfermées dans le bercail et les emporte dans son fort, n'ait aisément raison de celles qu'il trouvera errantes.

15. Bien certainement c'est avec la même simplicité d'intention que vous observez sans aucune exception tous les jeûnes prescrits par la règle, tant ceux qui tombent en hiver que ceux qui arrivent en été; car vous tenez à ne point déroger aux traditions et à multiplier vos mérites par la rigueur de vos privations. Toutefois, qu'il me soit permis de dire ici toute ma pensée sur le sujet qui nous occupe: j'aimerais mieux qu'on ne jeûnât pas pendant l'octave de Noël, ni les jours de l'Épiphanie et de la Purification, attendu que ce sont des fêtes de Notre-Seigneur. De son côté, c'est avec la même simplicité d'intention, que les autres religieux exceptent du jeûne non-seulement les jours de fête dont je viens de parler, mais aussi toutes les solennités de douze leçons, et cela également pour honorer Notre-Seigneur, les apôtres et les saints, et dans la pensée d'imiter la plupart des pieux religieux qui ne jeûnent pas autrement. C'est encore par respect pour la règle, et par conséquent dans une très-bonne intention, que vous pratiquez le travail des mains tel qu'il est prescrit; c'est en même temps obéir à la règle et se soustraire à l'oisiveté si funeste aux âmes, par des pratiques non moins apostoliques que monastiques, et se procurer autant qu'on le peut, à l'exemple de nos pères, les choses nécessaires à la vie. N'est-ce pas par un sentiment pareillement droit et bon que les autres ont en partie supprimé le travail corporel, parce que, vivant au sein de bourgs populeux, de villes considérables, de populations nombreuses, et non plus au milieu des forêts et des déserts, ils ne pourraient, sans de graves inconvénients, traverser si souvent une foule de personnes de tout sexe; et que d'ailleurs ils n'ont pas toujours d'endroits convenables pour se livrer à ces travaux corporels. Mais pour prévenir les suites fâcheuses de l'oisiveté, ils travaillent des mains quand et là où ils le peuvent, sinon ils remplacent le travail corporel par les oeuvres de l'esprit et par des exercices religieux; de cette manière l'esprit mauvais ne trouve jamais la maison de leur âme vide ou inoccupée, puisqu'ils passent toute leur vie dans la pratique des choses saintes.

16. C'est toujours avec la même pensée de bien faire qu'ici, par exemple, vous vous inclinez profondément, quelquefois même vous vous prosternez jusqu'à terre devant les étrangers qui arrivent ou qui partent, et vous leur lavez les pieds à tous; c'est parce que vous ne voyez en eux que Jésus-Christ, c'est à lui que vos hommages s'adressent; vous entendez pratiquer ainsi comme il faut l'hospitalité que la règle et l'Evangile vous recommandent, dans l'espérance de mériter par ce moyen la récompense promise à l'accomplissement d'un aussi saint devoir. Et là-bas c'est aussi pour les meilleures raisons du monde que vous avez cessé de vous prosterner devant tous les étrangers qui vous arrivent et de leur laver respectueusement les pieds, attendu que vous ne pouvez être toute la journée la face contre terre, la multitude de gens qui viennent réclamer de vous les devoirs de l'hospitalité non-seulement ne vous permettrait pas de suffire à vos autres devoirs, mais vous placerait même dans l'impossibilité de satisfaire à celui de l'hospitalité; mais, comme en négligeant de faire ce que vous jugez impossible, vous accomplissez de votre mieux ce que les lois de l'hospitalité réclament de vous, vous traitez vos hôtes avec toute la déférence désirable, vous vous croyez justement déchargés de l'obligation d'en faire davantage, par la raison que cela n'est plus praticable pour vous. C'est de même encore pour le mieux que vous croyez agir en voulant ici que l'abbé mange avec les étrangers afin de leur faire honneur, et que là il ne prenne jamais ses repas qu'avec ses religieux, pour remédier ainsi à l'extrême abondance, pour ne rien dire de plus, avec laquelle certains abbés, sous prétexte de bien recevoir les étrangers, avaient coutume de faire servir leur table, tandis qu'ils négligeaient d'une manière odieuse celle de la communauté.

17. Assurément c'est animés des plus louables intentions qu'à l'exemple d'Esdras ou des Machabées, qui ont relevé la loi et le temple de leurs ruines, vous faites de votre côté tous les efforts imaginables pour réparer les brèches trop nombreuses faites à l'état monastique et pour relever aussi de leur affaissement les moeurs de beaucoup de maisons religieuses, et que dans cette pensée, annulant des concessions faites à la délicatesse, sinon celles qui l'ont été à la nécessité, vous essayez de ramener la tiédeur de nos jours à la ferveur des anciens temps; mais vous, d'un autre côté, ce n'est pas non plus sans d'excellentes intentions que vous interprétez la règle et les obligations de l'état religieux, selon le voeu de la règle elle-même, de manière que ceux qui se sentent la force de les accomplir éprouvent le désir de le faire, et que ceux qui sont plus faibles n'en soient point effrayés. De cette sorte, ceux qui ne peuvent pas se nourrir du pain des forts boivent du moins le lait des faibles, s'en nourrissent et vivent tout de même ainsi. Après tout, à l'aide de ces tempéraments, celui qui ne peut arriver au but en fournissant une course de longue haleine a le moyen d'y atteindre en marchant pas à pas; c'est qu'en effet on n'est pas moins citoyen de la céleste patrie, qu'on y arrive en un au ou seulement en un mois; soit dit toutefois sans retirer au voyageur le mérite du plus ou moins de diligence qu'il aura faite, car il est bien sûr que chacun ne sera récompensé qu'en proportion de son mérite. Vous auriez pour vous dans cette manière de voir, l'autorité même de saint Benoit, qui vous dispense d'obéir rigoureusement à sa règle dès que la charité demande que vous ne vous y astreignez pas; mais vous préférez, par un zèle digne de louanges, pratiquer à la lettre ce qu'un si grand homme a jugé bon de prescrire. Et vous, de votre côté, vous appuyez aussi vos mitigations sur l'autorité de saint Benoit, qui veut que la charité et le salut des âmes à tout prix soient la fin suprême et le but unique de sa règle; vous vous autorisez de plus de l'exemple de saint Maur, le plus grand disciple de notre fondateur, envoyé par saint Benoît dans les Gaules, il s'appuya sur des considérations pareilles à celles que je viens de développer pour modifier, dit-on, plusieurs points de la règle de son maître. Après ce saint vous pouvez encore alléguer en faveur de votre manière de voir la conduite des abbés d'un grand nombre de monastères qui jugèrent à propos de modifier plusieurs points de la règle, selon les temps, les lieux et les personnes au milieu desquels ils vivaient, la sainteté de leur vie, et les nombreux miracles que Dieu a daigné opérer par eux de leur vivant même ou après leur mort, montrent plus clair que le jour qu'ils étaient inspirés parle Saint-Esprit en agissant comme ils l'ont fait.

18. Mais à quoi bon multiplier les exemples? Si on veut bien y regarder de près, on verra qu'au fond de toutes les autres différences qu'on, peut relever encore se trouve une seule et même pensée, la charité, ou le désir de procurer le salut des âmes, comme on voudra l'appeler, de sorte qu'en effet toute divergence, toute dissonance disparaissent, car la charité les montre toutes sous un seul et même point de vue. Je ferai pourtant une remarque au sujet de toutes ces variantes, c'est qu'il n'y en a presque aucune qui touche aux prescriptions mêmes de la règle; la plupart ne sont qu'une simple extension donnée à quelques-uns de ses points, ou des mitigations introduites par l'abbé; d'ailleurs, quand même elles auraient été imposées en vertu de l'obéissance, rien n'empêche qu'elles ne l'eussent été avec d'excellentes intentions et sans blesser la charité évangélique; car il n'est personne qui ne sache que toutes ces observances sont de la nature des choses qui peuvent varier et qu'on ne doit pas craindre de changer, en effet, dès que la charité le réclame, en se plaçant à ce point de vue, on n'appréhendera jamais de pécher en n'observant pas à la lettre la règle dont on fait profession, car celle de notre saint fondateur est évidemment subordonnée à la grande, générale et sublime règle de la charité; dont la Vérité même a dit: «En elle se résument la loi tout entière et les prophètes.» Si toute la loi lui est subordonnée, la loi introduite par notre règle en dépend donc aussi; d'où il suit qu'un religieux qui fait profession de suivre la règle de saint Benoit, notre père, est sûr de l'observer, quelques modifications qu'il y introduise ou qu'il en repousse, dès qu'il ne fait rien de contraire à la charité.

19. Eh bien, mes Frères, s'il en est ainsi, ne vous semble-t-il pas maintenant qu'il ne peut plus se trouver entre vous de cause de discordes? Vos coeurs ne se rapprocheront-ils pas, à présent que les différences qui les séparaient se sont fondues dans la charité? En effet, ne voyez-vous pas que celle qui conduit au bien suprême, à la vie éternelle, les religieux qui, dans le même ordre et sous la même règle se sanctifient par des pratiques différentes, mais bonnes, fond toutes ces divergences en un seul et même tout? que la paix règne donc désormais dans ton sein, ô Jérusalem, afin que tu nages ensuite dans l'abondance, selon le voeu du Psalmiste. Mais pour qu'il ne s'en trouve pas parmi nous qui acclament la paix quand la pair n'est pas faite, voyons s'il reste encore quelque cause de division, de peur qu'après que nous nous serons livrés sans crainte au sommeil, soudain le serpent ne sorte de son antre et lie nous perce de son dard dans notre imprudente sécurité.

20. Il se peut qu'une simple différence de couleur ou de forme dans les vêtements soit une cause de désordre et une source de divisions; je remarque en effet presque tous les jours, et l'homme le plus distrait peut sans peine le remarquer comme moi, que si un religieux noir, puisque c'est le mot accepté, en rencontre par hasard un blanc, il ne manque pas de le regarder d'un mauvais oeil, ce que le blanc ne se fait pas faute de lui rendre à l'occasion; j'ai même vu, je ne sais combien de fois, des religieux noirs, quand ils en rencontraient un blanc, se conduire comme s'ils avaient eu sous les yeux une chimère, un centaure, un monstre quelconque venant de pays inconnus, et montrer de la voix et du geste l'étonnement où cette vue les jetait; d'un autre côté, il m'est arrivé aussi de voir des religieux blancs qui s'entretenaient ensemble avec beaucoup d'animation et d'entrain sur tout ce qui leur venait à l'esprit, interrompre tout à coup leur conversation à la vue d'un religieux noir, comme s'ils étaient tombés dans un parti d'ennemis fouillant jusque dans ses derniers recoins la retraite de leurs adversaires, et qu'ils eussent cherché leur salut dans le silence. Il fallait voir combien dans les deux camps les yeux, les pieds et les mains avaient d'éloquence; et on ne recourait point à la parole pour exprimer les sentiments dont on était animé, parce qu'on ne voulait pas avoir dit un mot, on n'en avait pour cela que des gestes plus expressifs. On ne soufflait mot de la bouche, mais on parlait très-haut du geste; par une sorte de renversement de la nature, ces hommes qui parlaient volontiers devant les pierres du chemin gardaient un silence significatif lorsqu'ils se rencontraient les uns les autres. Cela me faisait penser au mot de Salomon qui disait, en parlant d'un homme qui leur ressemblait. «Il fait des signes avec les yeux, il frappe du pied, il parle du geste, son coeur est rempli de pensées malveillantes, il n'est pas un instant sans susciter quelques querelles (Pr 6,13).» Hélas, tels sont les déplorables et funestes desseins de fange coupable que Dieu a précipité du haut du ciel! pour ne point périr seul, il recrute de tous côtés des compagnons de son malheureux sort, et pour se composer un trophée plus glorieux, il fait tout ce qu'il peut dans l'excès de sa perversité afin de renverser les sapins et les cèdres du jardin de Dieu qu'il a lui-même jadis cultivé. Il lui en coûte de voir que la palme des hérésies par lesquelles il s'était plu autrefois à déchirer l'Eglise, a fini par se flétrir dans ses mains, et comme il ne peut plus maintenant porter de coups redoutables à la foi que l'esprit de Dieu a fait fleurir dans le monde entier, il concentre désormais tous ses efforts contre la charité fraternelle. Ainsi, ne pouvant plus déterminer les chrétiens à déchirer la foi, il Fait tout ce qu'il peut pour les empêcher de s'aimer les uns les autres. Sans doute c'en est fait maintenant des Arius, des Sabellius, des Novat, des Donat et des Pélage; c'en est également fait de Manès, plus ancien et plus exécrable qu'eux tous, enfin les nuages des hérésies sans nombre qui voilaient l'éclat de la foi se sont évanouis an souffle même de Dieu, et nous laissent maintenant jouir de la pure lumière du jour; mais un affreux ouragan leur succède et menace de tout bouleverser. Comme il voit que définitivement la foi triomphe, Satan s'étudie à se venger du mal qu'il ne peut plus lui faire comme autrefois, en s'attaquant à la charité.

21. Mais cessons tous ces gémissements, revenons à notre sujet, et pour commencer par vous qui portez -un vêtement blanc, dites-moi, je vous prie, pourquoi ce n'est pas tant la noirceur de l'âme de votre frère que la couleur de son habit qui vous choque; et vous qui êtes habillé de noir, veuillez m'apprendre pourquoi vous voyez plutôt la blancheur de ses habits que celle de son âme. Ne seriez-vous donc pas l'un et l'antre des brebis du troupeau dont le Pasteur disait: «Mes brebis entendent ma voix, je les connais, et elles me suivent; je leur donne la vie éternelle, elles ne périront jamais et jamais personne ne pourra me les ravir (Jn 10,27)?» Or est-il un pasteur, je ne parle pas du divin Pasteur, mais je dis parmi les hommes, qui ait jamais fait une question de la couleur des brebis de son troupeau, la leur ait reprochée comme Lui crime, ou bien ait regardé les blanches comme faisant moins partie de son troupeau que les noires, ou réciproquement les noires moins que les blanches? Au lieu de se demander si ce sont les blanches ou les noires qui lui appartiennent dans le troupeau, il se demande bien plutôt si elles ne sont pas toutes également à lui. O homme, quelle n'est point ta malice! considère l'innocence des bêtes et la constance de l'instinct qu'elles ont reçu du Créateur, et vois combien est pervertie en toi la nature de l'être raisonnable! Vit-on jamais les béliers blancs dédaigner les noirs, ou les brebis noires ressentir de l'aversion contre les blanches? Voyez-les dans la bergerie où. leur pasteur les rassemble, elles y vivent ensemble tranquilles et pacifiques, sans s'inquiéter de la différence des couleurs qui ne fait pas même question pour elles. S'il arrive parfois qu'un bélier en frappe un autre de la corne, ou qu'une brebis fond sur une autre brebis, ce n'est pas une question de couleur qui les pousse, mais un mouvement instinctif de colère auquel une occasion quelconque a donné naissance. L'homme est donc, à ce que je vois, moins sensé que les bêtes. Placé au-dessus d'elles, il ne sent pas qu'il leur est supérieur, et nous avons sous les yeux le spectacle affligeant de religieux mêmes qui rompent entre eux le lien de la charité pour une simple différence de couleur. Ah! je vous en conjure, mon Frère, si vous voulez être une brebis de Jésus-Christ, que la couleur de la toison ne fasse rien à vos yeux, puisque le souverain Pasteur ne se règle pas là-dessus pour retrancher une brebis de soit troupeau, mais uniquement sur les atteintes qu'ont reçues en elle, la foi et la charité! Evidemment ce n'est pas lui qui pour une différence de couleur chassera jamais une brebis de son bercail, quand nous le voyons rassembler des extrémités du monde et des croyances les plus diverses, le Juif et le Gentil dans la bergerie chrétienne.

22. Peut-être était-ce là ce que devait nous donner à entendre la patience du saint patriarche Jacob; quand il souffrit sans se plaindre que dix fois de suite Laban changeât la récompense qu'il lui avait promise; il ne cessa de se montrer bon et zélé pasteur, et de paître avec un soin égal le troupeau qui lui était confié, sans se mettre en peine qu'il fût blanc ou noir, ou mélangé (Gn 31,7). Quand on entend l'Apôtre s'écrier d'abord: «En Jésus-Christ il n'est question ni de circoncis ni d'incirconcis, mais seulement de créatures nouvelles (Ga 5,6).» Puis une autrefois: «Où il n'y a ni gentil, ni Juif, ni Scythe, ni esclave, ni libre, mais où le Christ est tout et en tous ().» Peut-on avoir la puérilité, la folie de croire que dans une créature renouvelée en Jésus-Christ, une différence de couleur dans les habits ou d'usages dans les pratiques puisse faire quelque chose au salut? Mais si cela n'y fait rien, continent s'expliquer qu'une question de couleur partage des religieux en deux camps opposés, cause entre eux des divisions et des animosités et porte atteinte à la charité? Mais, en vérité, je ne puis voir là la plus petite cause et la moindre raison, je ne dis pas de s'accuser mutuellement, encore moins de se diviser, mais même de faire entendre le talus léger murmure les uns contre les autres. Les blancs trouvent, comme je l'ai dit plus haut, que la couleur de leurs habits se justifie assez par la pensée qui la leur a fait adopter; ils ont voulu, en prenant la robe et le capuchon blancs, protester contre ceux qui pensaient qu'on ne pouvait être religieux, si on n'était, comme eux, tout de noir habillé, parce que le noir avec le temps était devenu la couleur adoptée; mais comme ils voyaient que sous la robe noire, bon nombre de religieux de cet ordre vivaient d'une manière relâchée, ils ont pris des vêtements d'une couleur jusqu'alors inusitée chez les moines, avec la bonne et louable pensée d'en faire un moyen de ranimer et de rendre plus vive l'ancienne ferveur monastique. Les noirs ont aussi de leur côté une raison excellente à mettre en avant pour justifier la couleur de leurs habits, c'est qu'aussi loin qu'on remonte dans le passé, on trouve que c'est celle qu'ont préférée nos pères; ils se croient donc d'autant mieux en sûreté de conscience, qu'art lieu de préférer les nouveautés ils n'ont cessé de tenir pour les vieux usages. Les deux partis ont pour eux une raison péremptoire en faveur de leurs préférences respectives, c'est la lettre même de la règle de saint Benoît qui veut (Regul. S. Bened. cap. 35), que les religieux ne se fassent une affaire ni de la couleur ni de la qualité de l'étoffe destinée à les vêtir; ils prendront une étoffe de couleur et de qualité usitées dans le pays qu'ils habitent, peu chère et facile à trouver. Voilà qui justifie admirablement l'usage des habits blancs, et c'est peut-être la meilleure raison qu'on puisse apporter en leur faveur; mais le même mot de notre Père justifie également l'usage des vêtements noirs, il vaut à lui seul toutes les autres raisons, il faudrait avoir perdu le sens pour n'en point convenir.

23. Sur l'exemple de quel Père pourrais je appuyer ce que je viens d'avancer? je n'en saurais trouver un plus grand que saint Martin? Or ce grand saint, en même temps évêque et moine, avait fait choix du noir pour la couleur de ses habits; voici en effet ce qu'on lit dans sa Vie: «Les bêtes de somme qui se trouvaient à côté de lui le voyant avec un long manteau noir eurent peur et se mirent un peu de côté.» Or on ne peut douter qu'il ne fût moine, quand on se rappelle les monastères qu'il a élevés dans les environs de Poitiers, à Saintes et à Tours. Ainsi saint Martin était moine et il portait des habits noirs. Mais saint Jérôme, en parlant des habits de couleur sombre, s'exprime ainsi dans sa lettre à Népotien:. «N'évitez pas moins les vêtements foncés que les blancs,» il voulait le mettre cil garde contre le luxe et le faste que les gens du monde déployaient dans leurs habits qu'ils préféraient blancs, et dont les personnes pieuses elles-mêmes ne se faisaient pas trop de scrupule dans les habits qu'elles portaient foncés. A ce. sujet, l'admirable Paulin, évêque de Nole, contemporain des Matin, des Ambroise, des Augustin et des Jérôme, qui tous, ainsi que saint Grégoire le Grand, ont fait son éloge en termes magnifiques, s'exprimait ainsi dans sa lettre à Sulpice Sévère, où il raconte le voyage d'une très-grande dame qui avait depuis peu embrassé la vie religieuse: «Nous avons vu, dit-il, la gloire de Dieu éclater à nos yeux dans le voyage que cette mère fit avec ses enfants dans des conditions bien différentes de celles d'autrefois: montée sur une misérable bourrique auprès de laquelle le plus mauvais ânon aurait eu son prix, elle était accompagnée et suivie avec toute la pompe mondaine dont les grands et les riches sont capables, par une foule de sénateurs. La voie Appienne était couverte de voitures à ressorts, de chevaux magnifiquement enharnachés, de chars suspendus d'Espagne, et d'une foule d'autres véhicules. Mais tout l'éclat de ces vanités n'en faisait que mieux ressortir l'humble simplicité chrétienne. Les riches ne pouvaient s'empêcher d'admirer cette sainte pauvreté, tandis que notre pauvreté riait de tout leur luxe. Nous avons joui d'un spectacle vraiment digne de Dieu, car le monde se trouvait abaissé devant lui. On aurait dit que la pourpre, l'or et la soie venaient offrir leurs services à cette femme qui ne portait que des habits noirs et usés. Aussi n'avons-nous pu nous empêcher de bénir le Seigneur qui exalte les humbles, comble de biens les faméliques et renvoie les riches à vide.» Ainsi nous voyons qu'à cette époque reculée non-seulement les hommes, mais encore les femmes qui faisaient profession de la vie religieuse, portaient des vêtements noirs.

24. D'ailleurs, s'il m'est permis de dire ici ce que j'en pense, il me semble que tous ces saints personnages ont préféré le noir, parce qu'il convient mieux à une vie toute d'humilité, de pénitence et de larmes, telle que doit être la vie monastique surtout, et ils ont voulu qu'on appropriât la couleur et les. vêtements aux moeurs et aux vertus particulières à ce genre de vie. Or le blanc convient plutôt au triomphe qu'à l'abjection, à la joie qu'aux larmes, si on en juge par ce qui se passait autrefois; mais il va bien surtout aux joies de l'Eglise, comme tout le monde le sait et l'explique. En effet, l'ange de la résurrection du Sauveur, ceux qui furent témoins de son ascension, et Jésus lui-même dans sa glorieuse transfiguration où il avait des habits aussi blancs que la neige, montrent assez qu'il en est ainsi. Voilà pourquoi le docte et bon Sidoine, évêque de Clermont-Ferrand, parmi les travers qu'il se plaît à relever dans certaines personnes, remarque en particulier «qu'elles se mettent en blanc pour assister aux enterrements, et en noir pour aller à la noce,» voulant montrer par là qu'elles ont tellement changé les moeurs et les usages, qu'elles prennent des habits de deuil pour aller à la noce, et des habits de fête pour assister à un enterrement; tandis que les gens qui suivaient la coutume de leur temps ne prenaient point le deuil pour aller à la noce et ne se mettaient pas en blanc pour assister à des funérailles, attendu que cette couleur sied bien à la joie qui éclate dans une noce, tandis que le noir est plus en rapport avec la tristesse des funérailles. Pendant mon dernier voyage en Espagne, je fus étonné de voir qu'on observait encore cet antique usage. Ainsi le mari à la mort de sa femme et celle-ci à la mort de son mari, les parents à celle de leurs enfants, et ceux-ci quand ils perdent leurs parents; tous ceux qui sont unis par les liens du sang, à la perte de l'un d'eux, et les amis à la mort de leurs amis, déposent leurs armes, laissent de côté la soie, les fourrures de prix qu'ils tirent de l'étranger, et en général tout vêtement précieux et de couleurs variées, pour en prendre de noirs et de peu de valeur. Ils font plus encore, ils se rasent la tête et coupent la queue de leurs chevaux qu'ils recouvrent d'étoffes noires comme celles qu'ils prennent eux-mêmes. C'est par toutes ces marques qu'ils témoignent leur chagrin de la perte des leurs, et le moins qu'ils portent le deuil en général, est une année entière.

25. Je trouve donc que vous, mon frère, qui portez une robe noire, vous avez pour vous et pour la couleur de vos habits une belle autorité et une raison excellente; mais je suis loin toutefois de condamner la robe blanche des religieux blancs. Vous méritez des louanges, parce que vous vous en tenez fidèlement aux saintes traditions qui nous viennent de nos pères, mais l'autre n'en mérite pas de moins grandes que vous, puisque par la couleur inusitée de son vêtement il n'a eu en vue que de ranimer tous les jours davantage la ferveur de ses saintes résolutions. Si en un sens il se distingue par la couleur dont il a fait choix, ce n'est pas avec la pensée de blesser la charité fraternelle, ce qui serait mal, mais de se mettre en garde contre la tiédeur bien connue qui s'est emparée de la plupart des religieux de notre ordre. Ainsi donc, puisque blancs et noirs vous avez le même pasteur, qui est Jésus-Christ, vous appartenez à la même bergerie, qui est l'Eglise, et vous vivez de la même foi et des mêmes espérances; qu'avez-vous donc, brebis insensées, pour ne point vous donner le nom que vous méritez? qu'avez-vous à vous reprocher mutuellement la couleur de votre toison? Peut-il y avoir une cause plus futile et plus sotte de discorde entre vous? Peut-on blesser la charité pour un motif plus puéril? D'où vient que, non contents de faire maintenant bande a part, vous vous mordez mutuellement avec des dents de loup plutôt que de brebis? pourquoi vous déchirez-vous et vous décriez-vous les uns les autres? Ah! j'ai bien peur pour vous que, malgré le nom de brebis que vous conservez encore, vous n'ayez plus cette innocence qui vous donne place parmi les brebis que le souverain Pasteur met à sa droite et dont il a parlé en ces termes: «Mes brebis entendent ma voix, je les connais toutes, et elles me suivent. Je leur donne la vie éternelle, elles ne périront jamais (Jn 10,27).» Oui, je crains, et à Dieu ne plaise que ce ne soit avec raison! je crains que vous ne soyez de celles dont il est dit dans nos saints cantiques: «Elles ont été placées dans l'enfer comme des brebis dont la mort doit faire sa pâture (Ps 48,14).» Voyez-vous maintenant quelle sottise vous faites de vous disputer à propos de la couleur de vos habits? Voyez-vous comment vous vous damnez avec cette aversion que votre frère vous inspire, parce qu'il n'a pas un vêtement de la même couleur que vous? Comprenez-vous tout le mal qu'il y â pour vous à déchirer ce frère pour une différence. de couleur dans le vêtement? Si vos discordes et vos divisions n'ont pas de cause Plus grave et de motif plus sérieux, si, dis-je, le schisme qui partage l'ordre monastique en deux camps opposés n'a point d'autre fondement, n'est-il pas temps, puisque la raison l'a renversé sous les coups nombreux qu'elle vient de lui porter, n'est-il pas temps que les coeurs oublient leurs vieilles divisions et se rapprochent de nouveau, que la charité voie ses blessures se cicatriser et que la paix de l'Evangile refleurisse parmi les enfants de la paix? Oui, enfants de la paix, réconciliez-vous avec votre mère et refaites avec elle une alliance durable, si vous ne voulez pas qu'elle profère un jour contre vous ces dures paroles du Prophète: «Il n'y a pas de paix pour les impies, a dit le Seigneur (Is 48,22).» Enfin, grâce à Dieu, je pense avoir mis à découvert les causes antiques et demeurées jusqu'à présent obscures des divisions qui règnent parmi nous, et je ne crois pas qu'en cherchant davantage on puisse en trouver d'autres; mais s'il en est ainsi, il me semble qu'il n'y a plus lieu pour vous, qui avez une robe blanche, d'attaquer celui qui en porte une noire; ni pour vous, qui l'avez noire, de vous en prendre à celui qui l'a blanche, à moins que vous ne vouliez fouler aux pieds toutes les lois de la charité, et vous ne descendrez plus des hauteurs de cette vertu pour quelques différences de coutumes et d'usages qui vous séparent, non plus que pour une question de nuances et de couleurs dont on a fait tant de bruit jusqu'à présent.

26. Mais que dis-je? où donc ai-je eu l'esprit? à quoi pensais-je donc? suis-je assez aveugle? je croyais avoir trouvé la cause de tous nos scandales et avoir mis en pleine lumière les sources si obscures de toutes nos haines: oui, je croyais qu'il ne s'agissait entre nous que de quelques différences dans les coutumes, de la couleur de nos robes, du nombre et de la qualité de nos vêtements et des mets qui figurent sur nos tables; je ne soupçonnais pas que la charité eût à souffrir de quelque autre chose encore parmi nous; j'étais persuadé que ce qui nous divise n'avait point d'autres sources que celles-là. Hélas! ce que je voyais dans l'ail de mon frère n'était qu'un fétu de paille, et je n'apercevais pas la poutre qui crève le mien. Mais en ce moment mes yeux sont dessillés, le jour s'est fait, un soleil de midi dissipe toutes les ténèbres, je vois très-distinctement ce qu'il en est, tout le monde, je le pense, ou du moins tous les gens de bien me permettront de le proclamer hautement, et ceux qui se sentiront blessés par mes paroles, montreront par là, comme le dit saint Jérôme, que j'ai parlé pour eux; car ce n'est pas la partie saine de notre corps qui redoute que la main du médecin la touche, il n'y a que celle qui est malade qui tremble et se retire à son approche, trahissant ainsi le mal qui la travaille en secret. Qu'est-ce donc qui m'avait échappe

27. Eh bien, veuillez le dire vous-même, mon cher frère, vous qui avez gardé la robe noire, car il convient que je m'adresse d'abord à celui qui a embrassé la même vie que moi; rendez gloire à Dieu et dites-moi franchement ce que vous avez au fond du coeur contre votre frère. C'est qu'on nous préfère les nouveaux religieux à nous qui sommes plus anciens; c'est qu'on se déclare pour leurs tendances au mépris de ce que font les nôtres; enfin c'est qu'on semble faire moins de cas de nous que d'eux et les avoir en plus grande affection que nous; voilà ce qui nous paraît intolérable. Peut-on voir, en effet, d'un oeil indifférent une foule de gens délaisser un ordre aussi ancien que le nôtre pour cet ordre nouveau-venu, abandonner les voies depuis si longtemps frayées pour se porter en foule dans des sentiers encore inconnus? En vérité, on ne saurait voir de sang-froid les nouveaux préférés aux anciens, les jeunes aux vieux, les blancs aux noirs. Tel est le langage que vous tenez, vous qui êtes un habit noir. Mais voyons ce que le religieux blanc dit de son côté. Que nous sommes heureux, s'écrie-t-il, notre vie est plus sainte et plus recommandable, le monde lui-même ne peut se défendre, en nous comparant aux autres, de nous trouver plus heureux, car il voit notre réputation éclipser la leur, leur éclat pâlir devant le nôtre et leur astre s'éteindre aux rayons de notre soleil. La vie religieuse était perdue, nous l'avons retrouvée; notre ordre expirait, nous l'avons rappelé à la vie; notre apparition a été la juste condamnation de tous ces religieux tièdes, languissants et dégénérés; nous différons d'eux par notre genre de vie et notre conduite, par nos usages et nos habits mêmes, nous avons fait ressortir leur relâchement à tous les yeux, en montrant chez nous une incontestable ferveur. Eh bien, oui, voilà en effet la vraie cause des dissensions qui se sont élevées entre vous; et pour être plus cachée elle n'en est pas moins funeste à la charité; c'est elle qui a partagé vos maisons en deux camps ennemis, et qui a souvent aiguisé vos langues comme la pointe d'un glaive pour la détraction et la médisance ainsi que disait le Psalmiste (Ps 139,4).

28. Mais si vous êtes sages, vous parerez les coups mortels de cette épée, avec le glaive de la parole -de Dieu, et vous empêcherez que la vaine gloire ne jette au vent une moisson arrosée de tant de sueurs. Hélas! hélas! quelle perte à jamais regrettable s'il faut que d'un souffle de sa gueule le serpent infernal fasse évanouir ces longs siècles de continence et de pureté, cette infatigable obéissance, ces jeûnes rigoureux, ces veilles continuelles, toutes ces années passées sous le joug pesant de la discipline et ces palmes sans nombre de la pénitence! S'il faut, pour tout dire en un mot, que de sa seule haleine il empeste tant et de si grands exploits d'une vie toute céleste, plutôt que terrestre, accomplis avec la grâce de Dieu pendant le temps pour acquérir l'éternité, et vous jette nus de tous mérites aux pieds du souverain Juge! N'entendez-vous pas cette parole du Sauveur à ceux de ses disciples qu'il voyait consumés du même mal que vous? «Je vis Satan tomber du ciel comme un éclair (Lc 10,18)?» Ne vous rappelez-vous pas qu'en entendant ses disciples se demander un jour, comme vous le faites à présent, quel était le plus grand d'entre eux, il leur répondit: «Pour vous, n'en usez pas ainsi; mais que celui qui est le plus grand parmi vous devienne le plus petit, et que celui qui gouverne soit comme celui qui n'est qu'un simple serviteur (Lc 22,26).» Ne sauriez-vous donc retrouver dans quelque recoin de votre mémoire le mot qu'a prononcé un Maître si grand et si élevé, que le Psalmiste déclare«sa grandeur infinie (Ps 144,3),» et l'Apôtre, «sa Divinité bénie dans tous les siècles (Rm 9,5),» quand, au lieu de se comparer et de se préférer à ses serviteurs, il se met au-dessous d'eux et leur dit: «Et moi qui suis plus grand que vous, je suis parmi vous comme un serviteur (Lc 12,26)?» Jésus reprend un apôtre qui se préfère à un autre apôtre, et on ne saurait blâmer un moine qui se donne la préférence sur un autre moine! J'entends le Christ notre Maître dire à celui qui est le plus grand et le maître, de se mettre au-dessous du plus petit et de son inférieur, et moi, religieux de Cluny, j'oserai m'élever au-dessus de celui de Cîteaux! Enfin le Sauveur lui-même se place plus bas que ses disciples, et l'on verra un chrétien, que dis-je? un religieux, lever orgueilleusement la tête en présence de son frère, qui peut-être vaut beaucoup mieux que lui! La grandeur s'abaisse et la bassesse s'élève; un Dieu se fait esclave, et ce qui n'est que boue aspire à dominer! Ah! quelle chute, mon frère! Comme vous êtes tombé de ces hauteurs de la règle où vous vous glorifiiez d'être parvenu! Ne vous répète-t-elle point «qu'un religieux doit non-seulement dire de bouche, mais encore croire du fond du coeur qu'il est le moindre et le plus misérable des hommes (1S 7,7)?» Mais qu'ai-je besoin de m'étendre davantage? j'en ai dit assez pour des religieux, des sages et des hommes dont l'esprit est cultivé! Cessons de donner des leçons à Minerve, de porter du bois à la forêt et de l'eau à la rivière ou à la mer. Vous êtes les uns et les autres trop sages pour ne pas comprendre ou pour ignorer qu'il est aussi impossible de plaire à Dieu sans la charité que sans la foi, et que d'un autre côté on ne saurait se maintenir dans la charité si on repousse l'humilité; car la place que la charité abandonne ne tarde point à être occupée par l'orgueil que l'envie suit de près: or l'envie est le tombeau de la charité.

29. Voilà pourquoi je dis: Point de charité, pas d'humilité; pas d'humilité, point de charité. C'est d'ailleurs la doctrine de l'Apôtre, qui dit sans détour: «La charité n'est point envieuse; elle n'est ni téméraire.... ni ambitieuse (1Co 13,4);» et comme elle n'a aucun désir du bien d'autrui, il ajoute: «Elle ne cherche point ses propres intérêts.» Avec la charité il n'y a donc place ni pour l'orgueil, ni pour l'ambition, ni pour la cupidité, ni pour l'avarice; en un mot, il n'y a place, suivant l'Apôtre dans les lignes qui suivent celles que nous venons de citer, pour quelque mal que ce soit. En conséquence, si vous voulez, mes frères de Cluny et de Cîteaux; les uns et les autres conserver entière entre vous cette charité dont Jésus-Christ fait le résumé de toute la loi, si vous ambitionnez d'amasser et de conserver par elle, des trésors immenses dans les cieux, apportez tous vos soins à éloigner de vous ce qui peut, je ne dis pas la mettre en fuite, ou l'éteindre, mais seulement lui faire la moindre blessure. Si après avoir écarté toutes les causes de discorde elle veut renaître encore entre vous, tenez bon et continuez à lui fermer la porte de votre coeur, en même temps que d'un autre côté vous prodiguerez les plus tendres embrassements à la charité pour la retenir à jamais dans la demeure de votre sainte âme. Si vous la fixez solidement en vous, elle vous fera parvenir au ciel, de même que par sa douce et irrésistible influence elle a fait descendre le Roi du ciel sur la terre, comme l'Apôtre saint Paul en fait la remarque en ces termes: «C'est à cause de son amour excessif pour les hommes que Dieu nous a envoyé son Fils revêtu d'une chair semblable à celle qui est sujette au péché.» (Rm 8,3). La charité vous fera goûter devant Dieu une joie éternelle que personne ne pourra plus vous ravir, comme il le dit lui-même (Jn 6,22), quand il sera tout en tous, qu'il rassasiera la faim que vous aurez eue de lui ici-bas, et vous découvrira toute sa gloire; car vous n'ignorez pas que, lorsque le Seigneur se montrera à vous dans toute sa gloire, vous serez semblables à lui, et, grâce à l'étroite union que la charité resserrera pour toujours entre vous, vous le verrez tel qu'il est.

30. Mais je reviens à vous, mon cher ami, à vous à qui j'écris comme à un absent, quoique vous soyez présent pour moi, car je veux finir ma trop longue et peut-être trop fatigante lettre par celui à qui je m'adressais en la commençant. Oui, comme je vous le disais plus haut et comme je le sens dans mon coeur, je n'ai eu, en prenant la plume pour vous écrire, d'autre motif que la charité. Je n'ai voulu, pour ce qui nous concerne tous les deux, que rallumer au souffle de notre entretien les flammes habituelles de notre mutuelle affection, et même les faire éclater davantage. C'est à vous maintenant, dont la Providence divine a fait de nos jours une colonne d'une éclatante blancheur et d'une inébranlable solidité; pour l'ordre monastique tout entier, et un astre d'un éclat admirable pour toute l'Église d'Occident que vous instruisez de la voix et de l'exemple, c'est à vous, dis-je, maintenant de consacrer tous vos efforts à procurer l'oeuvre de Dieu par excellence en travaillant à faire disparaître toutes les divisions qui existent entre les deux plus grandes congrégations de religieux portant le même nom et appartenant au même ordre. C'est ce que je n'ai jamais cessé de faire moi-même, car j'ai constamment recommandé les religieux de votre sainte congrégation à nos frères, et il ne tient pas à moi qu'ils n'aient les uns pour les autres les entrailles de la plus parfaite charité. C'est à quoi j'ai travaillé en public, en particulier et dans les chapitres généraux de notre ordre; il n'est rien que je n'aie tenté pour faire disparaître de tous les coeurs l'envie et la jalousie qui les consumaient secrètement comme la rouille ronge le fer.

31. Travaillez aussi de votre côté avec tous les dons que vous avez reçus de Dieu, au champ que le père de famille nous a donné à cultiver en commun; il est reconnu que nul de nos jours n'y a mis plus de bonnes plantes que vous, qu'il ne le soit pas moins que personne n'en a mieux arraché les mauvaises herbes qui pouvaient nuire aux bonnes. Faites servir cette éloquence de feu que vous tenez du Saint-Esprit à déraciner des coeurs cette jalousie puérile, pour ne rien dire de plus, à purifier les langues de leurs malveillants murmures; et à insinuer bon gré mal gré dans les âmes, à la place des sentiments qui les divisent, ceux de la charité fraternelle qui les rapprochent. Que la diversité des usages et la différence des couleurs n'élèvent plus désormais de barrières entre vos brebis et les miennes; et puisse la divine charité, qui prend sa source dans l'unité suprême, réparer nos maux, rapprocher les deux bords de nos plaies pour les cicatriser et les vivifier, et rétablir l'union entre nous! Car il faut que ceux qui n'ont qu'un même Seigneur, une même foi, un même baptême, ceux, dis-je, qu'une même Église porte dans son sein, et qu'une même félicité attend dans l'éternité, ne fassent plus également, selon le langage de l'Ecriture, qu'un coeur et qu'une âme.

J'envoie un morceau de sel gemme à un ami qui ne manque point de pierres gemmes; on m'a dit que l'usage de ce sel vous est salutaire, et j'ai pensé qu'un peu de sel ajouté à tout ce que je viens de vous dire ne pourrait que bien faire; ne savons-nous pas que le Roi éternel ne saurait manquer de trouver fades et de rejeter tous les plats des plus excellentes vertus s'ils ne sont assaisonnés du sel de la charité fraternelle? Mais, relevés par ce précieux condiment, ils ne peuvent manquer d'être acceptés, ainsi que ceux qui les serviront sur la table du Dieu qui dans la loi ancienne ne voulait pas qu'on lui offrit de sacrifices sans sel. Il n'est pas de vertu qui lui plaise sans cet assaisonnement; c'est ce qu'il a voulu montrer.... etc.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CCXXIX.

169. Ce Pape a réglé l'affaire de l'église d'York... Cette affaire se trouve rapportée tout au long dans l'Histoire d'Angleterre de Guillaume de Neubridge, livre I, chapitre XVII; dans l'Histoire des évêques d'Angleterre ou d'Yorck, n. 29, de François Godvin, et dans la dernière partie des Annales de Roger de Hoveden: la voici en quelques mots.

L'an 1141 mourut Turstin, quelques historiens écrivent Turstain; Guillaume de Neubridge le nomme Trustin, archevêque d'York. L'élection de son successeur ne se fit pas d'un commun accord, une partie des électeurs nomma Guillaume, neveu du roi d'Angleterre Etienne, alors trésorier de l'église d'York, les autres élurent Henri Murdach, abbé de Wells, qui avait été disciple de saint Bernard à Clairvaux. L'évêque de Winschester, Henri, consacra Guillaume; mais le Pape ne voulut pas lui envoyer le pallium. Etienne, offensé du refus du Pape, ne voulut point à son tour reconnaître pour archevêque d'York, Henri Murdach dont le Pape avait confirmé l'élection et à qui il avait envoyé le pallium; les sujets du roi se rangèrent du côté de leur souverain et ne reconnurent pas Henri pour archevêque. Mais enfin le, roi céda, Henri fut reçu par ses ouailles, siégea pendant dix ans et mourut en 1153, à Sherbon. Pendant tout ce temps-là Guillaume demeura auprès de Henri, évêque de Winchester. Après la mort du pape Eugène, de saint Bernard et de l'archevêque Henri, il obtint, sans aller à Rome, du successeur dEugène le pape Anastase par l'entremise du cardinal Grégoire, d'être reconnu pour archevêque d'York et reçut le pallium en cette qualité. Il en jouit bien peu de temps car il mourut empoisonné, dit-on, en 1154.

Godwin rapporte qu'il fut rangé au nombre des saints et qu'il s'opéra des miracles à son tombeau, puis il ajoute: «Que ceux qui voudront bien le croire, se rappellent que ce saint fut dépouillé de son archevêché et expulsé d'York, sinon par saint Bernard, du moins grâce à son influence.» (Note de Horstius).



Bernard, Lettres 224