Bernard, Lettres 308

LETTRE CCCVIII (a). AU ROI DE PORTUGAL, ALPHONSE.

Saint Bernard lui dit qu'il a fait ce qu'il a pu pour le satisfaire, et lui prédit que dans peu de temps son frère, qui est engagé dans les rangs de la milice séculière, passera dans ceux de la milice céleste.

A l'illustre roi de Portugal Alphonse, Bernard, abbé de Clairvaux, tout ce que peut la prière d'un pécheur.

J'ai reçu avec une extrême joie la lettre et le salut de Votre Grandeur, et m'en suis félicité dans Celui qui envoie le salut à Jacob. L'événement montrera ce que j'ai fait on cette circonstance et vous pourrez l'apprécier vous-même; vous verrez avec quel zèle et quelle ardeur j'ai voulu répondre à vos ordres et vous témoigner ma reconnaissance pour l'amitié dont vous m'honorez. Pierre (b), le frère de Votre Grandeur, prince d'un mérite accompli, m'a fait connaître vos volontés. Après avoir traversé la France avec ses hommes d'armes, il est en ce moment occupé à faire la guerre en Lorraine, mais il ne tardera pas maintenant à combattre sous les étendards du Seigneur. Mon fils, le religieux Roland, est chargé de vous remettre une lettre pleine des faveurs du saint Siège; je vous le recommande ainsi que tous les religieux de notre ordre qui vivent dans votre royaume; je vous prie aussi de vouloir bien me conserver votre bienveillance.

a Dans les anciennes éditions on a répété ici sans raison les lettres cent quarante-septième et deux cent trentième.b C'était un des princes adonnés a la passion des tournois, que saint Bernard convertit un jour. Voir sa Vie, livre I, n. 55, et les notes de la fin du volume.c Cette lettre se trouve la trois cent soixante et unième dans l'édition royale; Duchesne l'a placée en tête des lettres de Suger, où se voit aussi la réponse du pape Eugène. Voir la lettre septième de cette même collection.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CCCVIII.

206. Pierre, le frère de Votre Grandeur... Ce-prince, nommé Pierre. et frère du roi de Portugal, Alphonse, est un de ces jeunes gens passionnés pour les tournois dont saint Bernard prépara la conversion par un verre de cervoise qu'il bénit en le leur donnant. Voir la Vie de saint Bernard, liv. I, chap. XIV, n. .55.

On sait, par la lettre que ce roi écrivit à notre Saint, les désirs qu'il avait chargé son frère Pierre de faire connaître à saint Bernard. Henriquez rapporte cette lettre dans son Ménologe, au 9 de mai; voici ce dont il est question: après avoir battu les Maures, Alphonse avait reçu de ses sujets le nom de roi; mais le roi de Castille ne voulait pas qu'il prit ce titre s'il ne consentait à lui payer un tribut en échange de cette concession. Il demandait donc, dans sa lettre à saint Bernard, de lui obtenir le titre de roi du souverain Pontife, préférant, s'il devait pour cela payer un tribut à quelqu'un, le payer à saint Pierre et au saint Siège qu'à un prince voisin et jaloux (Note de Mabillon).




LETTRE CCCIX (a). AU PAPE EUGÈNE.



L'an 1153

Saint Bernard lui fait l'éloge de l'abbé Suger et lui recommande ses députés.

A son trés-aimable pure et seigneur Eugène, par la grâce de Dieu souverain Pontife, Bernard, abbé de Clairvaux, salut et très-humbles hommages.


S'il y a dans l'Eglise de France quelque vase de prix capable de faire honneur au palais du Roi des rois; si le Seigneur compte parmi nous un second David fidèle à exécuter ses volontés, ce ne peut être, à mon sens, que le vénérable abbé de Saint-Denis. Je connais parfaitement ce grand homme, et s'il est fidèle et prudent dans l'administration des choses temporelles, il n'est pas moins humble et fervent dans les choses spirituelles; car, ce qui se voit rarement, il est également irrépréhensible sous le double rapport du temporel et du spirituel. Est-il près de la personne du roi, on le prendrait pour un habitant de la cour de Rome; au choeur, c'est un membre de la cour céleste. Je vous prie et vous conjure donc de vouloir bien accueillir les envoyés de ce grand homme avec toute la bienveillance qui vous sied et dont il est digne et lui répondre en termes pleins de bonté et d'amitié, plus que cela même, pleins d'affection et d'amour; car vous pouvez bien croire que témoigner de la bienveillance à cet homme, lui montrer même de la déférence et de l'amour; c'est un moyen assuré d'honorer votre propre ministère.




LETTRE CCCX. A ARNOLD (a) DE CHARTRES, ABBÉ DE BONNEVAL.

a Dans plusieurs monuments anciens on le trouve quelquefois désigné sous le nom d'Ernald; comme on peut le voir dans le Spicilège, tome XII, page 390, et dans Arnoul, évêque de Lisieux, qui fait l'éloge de ses lettres: malheureusement elles ne sont point parvenues jusqu'à nous. On voit dans les notes placées à la fin du volume que c'est à Ernald qu'on doit attribuer le second livre de la Vie de saint Bernard avec le Traité des teuvres cardinales du Christ, et non point à Cyprien, comme quelques-uns l'ont fait par erreur. Le monastère de Bonneval, dont Ernald fut abbé, se trouve situé dans le pays chartrain. L'abbé Bernier, qui précéda Ernald, assista à la dédicace de l'Eglise de Morigny en 1120. Il est longuement parlé de Bonneval dans la seconde partie du IVe siècle des Bénéd., page 495.



L'an 1153



Saint Bernard était presque à l'extrémité quand il adressa à son ami cette lettre la dernière qu'il écrivit.



J'ai reçu les marques de votre affection avec reconnaissance, je ne. saurais dire avec bonheur, mes souffrances sont trop grandes pour cela; encore ce que j'endure me semble-t-il tolérable en comparaison de ce que je ressens lorsque je suis obligé de prendre quelque chose. Je ne connais plus le sommeil, de sorte que je souffre sans relâche. Tout mon mal se résume dans une grande faiblesse de l'estomac, qui a besoin jour et nuit d'être un peu remonté par quelques boissons, il n'est plus en état de supporter rien de solide; encore n'est-ce pas sans des souffrances excessives qu'il reçoit le peu qu'on lui donne. Il est certain que le mal ne pourrait que s'aggraver davantage, si je ne prenais plus rien, mais une goutte de trop me cause des douleurs incroyables.

Mes pieds et mes jambes sont enflés comme si j'étais hydropique, et au milieu de tout cela, car je ne dois pas vous laisser ignorer l'état d'un ami auquel vous vous intéressez, je vous avouerai à ma honte, que dans l'homme intérieur l'esprit est prompt encore quoique la chair soit accablée d'infirmités. Priez notre Sauveur, qui ne veut pas la mort du pécheur, de ne pas différer de m'appeler à lui, car il est temps qu'il le fasse, et de me soutenir dans ce passage. Protégez par vos prières les pieds d'un ami qui s'avance nu de tout mérite; empêchez l'ennemi qui tend des piéges sous mes pas de me mordre au talon et de me faire une blessure mortelle. J'ai voulu, malgré l'état où je suis, vous écrire moi-même cette lettre afin que vous jugiez, en voyant les caractères que l'ai tracés de ma propre main, combien je vous aime. Mais il me serait plus agréable de vous répondre que de vous écrire le premier.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CCCX.


207. A Arnold, abbé de Bonneval. Plusieurs écrivains modernes, entre Autres Horstiiis, Charles de Visch et l'auteur d'une Vie de saint Bernard en français, ne partagent pas l'opinion de Trithemius, de Bellarmin et de plusieurs autres, et distinguent cet Arnold de l'auteur du livresecond de la Vie de sain., Bernard, à qui ils donnent le nom de Bernard et le titre d'abbé, non de Bonneval on Bonnevaux, situé dans le Poitou ou dans le Rouergue, mais de Bonneval ou Bonnevaux, monastère de Cisterciens du diocèse de Vienne en Dauphiné.

On cite encore un autre Arnold, abbé de Bonneval, monastère bénédictin situé dans le pays chartrain et à qui serait adressée cette lettre de saint Bernard.

Mais tous ces grands écrivains me permettront de dire que tous ces Arnold ne sont qu'un seul et même abbé, car, pour ce qui regarde la différence des deux noms, nous voyons que l'auteur de la Vie de saint Bernard est appelé Ernald dans un très-vieux manuscrit de Corbie; or c'est le nom que l'évêque de Lizieux Arnoulphe donne dans ses lettres à notre abbé Arnold de Chartres.

Mais, laissant de côté cette controverse sur le nom, il est certain que le second livre de la Vie de saint Bernard a été écrit du vivant de Geoffroy, évêque de Langres, car on lit au n. 29 du chap. V: «Geoffroy, prieur du même endroit, son parent selon la chair et selon l'esprit... devint plus tard évêque de Langres... où il jouit d'une réputation irréprochable.» Cela fut écrit avant 1161, époque à laquelle Geoffroy, s'étant démis de la charge épiscopale, «revint à Clairvaux se jeter de nouveau dans les bras de sa chère Rachel,» d'après ce qu'on lit dans la Chronique de Clairvaux, qui fixe sa mort au 8 novembre de l'année 1164.

Or, depuis la fondation de Bonneval en Dauphiné, en 1117, jusqu'en 1180, on ne trouve aucun abbé du nom de Bernard à la tète de cette maison. Le premier abbé de ce monastère fut saint Jean, il demeura en charge depuis 1118 jusqu'en 1138: nommé évêque de Valence, il fut remplacé par Gozevin, dont le successeur lut, en 1151, Rainaud de Cîteaux. Après celui-ci vient Pierre, que remplaça, en 1171, le bienheureux Hugues, auparavant abbé de Limuncelle; il était encore à la tète de l'abbaye de Bonneval en 1180, qui fut l'année de sa mort, d'après le Ménologe de Cîteaux (voir le Ménol. de Cîteaux au Ier avril). Où placer parmi ces abbés de Bonneval en Dauphiné, l'abbé Bernard, auteur du livre II de la Vie de saint Bernard, avant l'année 1164, qui est celle de la mort de Geoffroy, ancien évêque de Langres? Tout notre raisonnement repose sur les Annales de Manrique.

Mais de plus il est évident pour tout lecteur attentif de la préface dit second livre de la Vie de saint Bernard, qu'il ne fut pas écrit par un Cistercien. Concluons donc que l'auteur du livre second et l'ami de saint Bernard à qui notre Saint écrivit cette lettre, de son lit de mort, ne sont autres que notre Arnold ou Ernald, abbé de Bonneval au pays chartrain. Un homme fort instruit, le R. P. Bertrand Tissier, eut l'aimable attention de remettre avec son désintéressement et son jugement bien connus, entre les mains de notre Acher, les oeuvres de l'abbé Arnold qu'il avait en sa possession et qu'il savait bien ne pouvoir trouver place dans la bibliothèque des Pères de Cîteaux; il fit en même temps sur notre Arnold la remarque suivante: «Il est l'auteur du second livre de la Vie de saint Bernard, d'un Hexaméron ou traité de l'oeuvre des six jours, du Livre des oeuvres cardinales du Christ, et du Traité sur les paroles prononcées par Jésus-Christ en croix. C'est la bibliothèque de Clairvaux qui m'a donné ces trois derniers ouvrages. Plus tard j'en ai découvert un troisième dans la bibliothèque des Pères, auquel était ajouté un traité fort, court sur la sainte Vierge. Or le Livre des oeuvres cardinales de Jésus-Christ se trouve attribué à notre auteur dans deux manuscrits de la bibliothèque de, Clairvaux avec ce titre: Prologue de Dom Ernald, abbé de Bonneval, sur son livre des oeuvres cardinales de Jésus-Christ, adressées au pape Adrien III.» Là se termine la note de Bernard Tissier.

On trouve encore sous le nom d'Arnold, dans la bibliothèque de Cîteaux, deux autres traités, dont la premier, sur les sept dons du Saint-Esprit, commence ainsi, Personne ne pourra lire ces chapitres qu'il ne... et le second sur le corps et le sang de Notre-Seigneur, ainsi que me l'a appris le R. P. D. Jacques Lannoy, qui m'a envoyé la copie, du premier de ces deux traités écrite de sa propre main.

Toutefois je ne saurais dire si ce premier livre est véritablement de lui; quant au second, ne l'ayant pas vu, je ne puis dire ce que j'en pense.

Quoi qu'il en soit, notre Arnold mourut vers l'an 1154, car c'ont à cette époque que Geoffroy entreprit de continuer sa Vie de saint Bernard. En effet Geoffroy lui-même, dans le livre quatrième de la Vit de saint Bernard, le second écrit par lui, chap. 4, n. 25, dit qu'il s'était déjà écoulé trois ans au moment où il écrit, depuis le premier voyage qu'entreprit Eskilus, archevêque danois, pour venir visiter saint Bernard à Clairvaux. Or ce voyage, d'après l'Exorde de Cîteaux, distinction 3, chap. 25, se trouve placé un peu avant la mort de notre Saint, c'est-à-dire à peu près en l'année 1152. Voici en quels termes s'exprime l'Exorde cité plus haut, «Peu de temps après le retour d'Eskilus en Danemarck, il reçut la triste nouvelle de la mort du saint homme pour lequel il se sentait une affection toute particulière;» or ce saint ami n'était autre que saint Bernard (Note de Mabillon).


AVERTISSEMENT.



Là se termine la collection des lettres de saint Bernard telle que ses propres disciples l'ont faite de son vivant, ainsi que nous l'avons dit dans notre préface; nous nous serions reproché d'en changer l'ordre, que son ancienneté même rend recommandable. Quant aux lettres suivantes que nous trouvons placées à peu prés au hasard, sans ordre et sans aucun souci de dates dans les premières éditions, il nous a paru à propos de les classer dans leur ordre chronologique, en ayant soin de noter en marge le rang que chacune d'elles occupait dans les éditions précédentes. Les lettres qui ne se trouvent dans aucune édition antérieure et qui paraissent pour la première fois dans la nôtre, sont indiquées chez nous par le mot nouvelles placé en marge. Toutes ces lettres seront suivies d'un appendice qui comprendra les lettres douteuses de saint Bernard, les chartes et les titres faits en son nom, puis les lettres qui lui ont été adressées, et plusieurs autres qu'il nous a paru utile de publier pour servir à l'intelligence de celles du saint Docteur.




LETTRE CCCXI . A HAIMERIC, CHANCELIER DE LA COUR ROMAINE.



Vers l'an 1125



Saint Bernard reproche amèrement aux envieux les efforts qu'ils font pour empêcher le succès des entreprises des hommes de bien, et prend occasion de là pour exciter le chancelier Haimeric à procurer de toutes ses forces le bien de l'Eglise.



Au très-illustre seigneur Haimeric, chancelier du saint Siége de Rome, Hugues, abbé de Pontigny, et Bernard de Clairvaux: que votre conduite dans la maison de Dieu soit ce qu'elle doit être.



1. Le bien que les évêques ambitionnent de faire profite, croyons-nous, à Jésus-Christ, car leur affaire, à eux, c'est proprement celle de Dieu. Que ceux donc qui sont pour Dieu fassent cause commune avec eux, sinon qu'ils s'appliquent ces paroles du Seigneur: «Quiconque n'est pas pour moi est contre moi (Mt 12,30).» Il n'y a même pas de milieu; ils suivront le conseil de l'Apôtre,qui leur dit: «N'éteignez pas l'Esprit (1Th 5,13),» ou ils s'entendront dire, comme autrefois les Juifs: «Vous ne savez que résister à l'Esprit-Saint (Ac 7,51),» ou bien encore: «Malheur à vous qui appelez bien ce qui est mal et mal ce qui est bien; qui vous réjouissez de vos crimes et vous faites gloire des pires choses (Is 5,20 Pr 2,4).» Ils ne pourront se réjouir du bien, car ils ne sauraient des mânes lèvres applaudir aux désirs mauvais du pécheur et exalter la sainteté du juste. Après tout, qu'y, a-t-il d'étonnant que ce qui est une odeur de vie pour les bons en soit une de mort pour les méchants? Ne savons-nous pas que celui qui est la source et l'origine de tout bien est né pour la perte comme pour le salut de plusieurs et pour être en butte à la contradiction (Lc 2,34 Is 7,14)?» Aujourd'hui même et sorts nos yeux, pour combien d'hommes le Sauveur n'est-il pas une pierre d'achoppement et de scandale? et pourtant que de bouches s'écrient avec allégresse: «C'est lui qui est notre paix, c'est lui qui a réuni les lieux peuples en un seul (Ep 2,14)!» Or quelle paix peut-il y avoir pour un chrétien qui de la paix elle-même se fait un scandale? Si le Sauveur est pour lui un sujet de damnation, quel salut peut-il jamais espérer? Il est écrit: «Dans sa maison sans doute dans celle de l'homme juste-on est sûr de trouver gloire et argent (Ps 111,3).» Plus loin, l'auteur sacré nous dit ce qu'il faut entendre par là, car il ajoute: «Sa justice subsiste à jamais (Ps 111,3).» Je ne sache pas, en effet, qu'il soit une gloire comparable ni des richesses égales à la conscience du juste. Mais qu'est-ce que le méchant perd à sa méchanceté? Quand Paul s'écrie, en parlant avec bonheur des richesses de son âme: «Ma gloire est tout entière dans le témoignage de ma conscience (2Co 1,12);» on ne voit pas qu'il puisse blesser personne, et pourtant le Prophète nous assure «qu'à la vue de cette justice le méchant grincera les dents de rage (Ps 111,9).» Voyez-vous comme il est pervers? car ces biens ne ressemblent pas à ceux de la terre, que l'on ne peut avoir sans que d'autres en soient privés; pourquoi donc cette fureur, puisqu'il ne perd rien? pourquoi ces sentiments d'envie contre les justes à l'occasion de biens qu'il ne veut point acquérir? N'est-ce pas comme le chien du proverbe qui ne mange pas de foin et ne veut pas que les autres en mangent? Mais que le méchant frémisse de rage et grince des dents, il ne saurait ébranler l'oeuvre de Dieu; bon gré, mal gré, quand le juste verra Dieu et sera dans la joie, l'impie sera contraint de garder le silence.

2. Mais tout cela ne concerne que ceux qu'on peut soupçonner d'être animés de pareils sentiments. Quant à vous, je vous dirai: Faites valoir le talent qui vous a été confié, et vous en recevrez la récompense. Pourquoi le tenir caché dans votre mouchoir, puisqu'on doit vous le redemander un jour avec usure? Vous avez le temps de le faire valoir, pourquoi n'en profitez-vous pas? Dans votre charge, il est vrai, il est toujours temps d'en tirer parti; pourtant je ne vois pas de moment plus favorable pour vous enrichir que le montent présent; il ne s'agit pour votre sainte avidité que de vous servir des trésors que le Seigneur vous a mis entre les mains. Vous savez que le talent qu'on enfouit et la sagesse qui se cache sont également perdus (Qo 20,32). On dit que vous êtes porté non moins par votre penchant naturel que par les devoirs de votre charge à faire du bien à tout le monde, je voudrais que vous fussiez plus particulièrement bienfaisant envers ceux qu'une même foi a rendus comme nous les domestiques de Dieu (Ga 6,10). Cette loi de l'Apôtre est générale, mais le poste que vous occupez nous permet de vous rappeler qu'elle est comme un privilège particulier de votre charge; car nous ne saurions croire que vous tenez plus à votre position qu'à l'honneur d'en remplir les devoirs. Or, comme il ne se fait presque aucun bien dans le monde qui ne passe par les mains du chancelier de la cour de Rome, qui ne soit d'abord jugé tel par lui, réglé par ses conseils, approuvé de lui, et confirmé de son autorité, c'est à lui qu'on doit s'en prendre quand on manque à faire quelque bien ou quand on ne le fait qu'imparfaitement, de même que la gloire de toutes les entreprises louables et saintes rejaillit infailliblement jusqu'à lui; ainsi, pouvant par sa position coopérer ou s'opposer à toutes bonnes couvres, il s'ensuit qu'il est le plus heureux ou le plus malheureux des hommes, selon qu'il se montre favorable ou contraire au bien, et qu'on a raison de lui en rapporter tout l'honneur ou le blâme, puisqu'on est en droit d'imputer à son zèle le bon ou le mauvais état des affaires. Heureux celui qui peut dire à Dieu: «J'ai part aux bonnes oeuvres de tous ceux qui vous craignent et observent votre loi (Ps 118,63).»

3. Mais qu'ai-je fait? Animé du désir de vous entretenir de vos obligations, je perds presque de vue que vous êtes accablé d'affaires. Toutefois il ne me vient point à la pensée qu'en agissant ainsi je puisse vous paraître indiscret, ce n'est pas que je me reconnaisse le moindre droit de vous parler comme je le fais, mais j'ai toujours présent à l'esprit que vous avez daigné solliciter le premier (a) par vos dons une amitié indigne de Votre Grandeur. Pouviez-vous montrer plus clairement les sentiments dont vous nous honoriez qu'en daignant, je ne dis pas combler de présents, mais simplement compter pour quelque chose et saluer d'aussi petites et aussi humbles personnes que nous, malgré l'élévation de votre rang et les embarras de tant et si grandes affaires? Que Dieu vous récompense et vous donne l'or spirituel de la Sagesse en échange des riches présents d'or que vous nous avez envoyés et dont nous pouvons dire que nous nous sommes sentis moins heureux que du profit qui vous en revient. Adieu.




LETTRE CCCXII. A RAYNAUD (b), ARCHEVÊQUE DE REIMS.



L'an 1130



Saint Bernard le remercie de la lettre qu'il a reçue de lui.



A son très-révérend père et seigneur R..., par la grâce de Dieu archevêque de Reims, le frère Bernard de Clairvaux, salut et tout ce que peut la prière d'un pêcheur.



Je remercie le Seigneur de vous avoir inspiré la pensée de m'honorer d'une lettre de votre main; je puis bien écrire lettre pour lettre, mais ce que je ne puis faire, c'est de m'acquitter à votre égard de la dette que vous m'avez fait contracter par la bonté que vous avez eue de me prévenir, en daignant m'écrire le premier pour m'encourager dans le bien et m'honorer de votre salut; assurément il ne fut jamais personne moins digne que moi des titres que vous me donnez et qui eut moins l'honneur d'être connu de vous; aussi suis-je d'autant plus sensible à vos bons procédés que je m'en reconnais plus indigne. Après tout, comme



a On voit par là que cette lettre est une des premières, sinon la première, que saint Bernard écrivit à Haimeric: elle est certainement antérieure à la lettre cent cinquante et unième. Haimeric était chancelier dès l'année 1125, comme on le voit par une butte du pape Honorius 2, publiée dans la Bibliothèque de Cluny, page 1319.



b Raynaud ou Reginald, second archevêque de Reims de ce nom, occupa le siège de cette Eglise de 1124 à 1139, d'après notre calcul, et mourut le 13 janvier de cette année, ainsi que nous l'avons dit dans une remarque à la lettre cent soixante-dixième.



vous êtes redevable aux insensés non moins qu'aux sages, il n'est que trop juste que vous ayez quelque bonté pour moi. Vous me dites que la bonne; odeur de la réputation dont je jouis a porté Votre Excellence à faire à mon néant l'honneur que j'ai reçu de vous; cela n'est pas moins flatteur que dangereux pour moi. Il m'est aussi doux qu'agréable de penser que le souffle de la renommée, que je ne veux point comparer au vain souffle du vent, a inspiré au prêtre du Très-Haut, de la bienveillance pour moi, avant même qu'il me connût personnellement. Le porteur de la présente dira à Votre Sainteté pourquoi je ne suis pas encore allé la voir et à quelle époque je me propose de le faire; ce religieux répondra aussi à toutes les questions qu'il vous plaira de lui adresser sur mon compte, c'est pour cela que je vous l'envoie en attendant que je puisse me rendre auprès de vous.




LETTRE CCCXIII. A GEOFFROY (a), ABBÉ DE SAINTE-MARIE-D'YORK.



L'an 1132



Saint Bernard lui recommande de ne pas empêcher ceux qui veulent entrer dans un ordre religieux plus austère, de suivre leur dessein, et déclare apostats ceux qui, après avoir donné suite à ce projet, reviennent à leur première manière de vivre.



Au vénérable dom Geoffroy, abbé de l'Eglise de Sainte-Marie d'York *, Bernard, abbé de Clairvaux, salut en Notre-Seigneur.



1. Votre Révérence daigne consulter mon néant sur quelques doutes qui l'agitent; mais dans ces questions et d'autres semblables je n'ose formuler une réponse décisive et me sens d'autant moins porté à le faire que la faiblesse humaine est incapable de lire clairement et sans hésiter dans les secrets desseins de Dieu; je crains toujours, en me prononçant, de blesser les personnes qui ne partagent pas ma manière de voir, ce qui, pourtant, ne peut manquer d'arriver quand on a affaire à des âmes inquiètes et qui ne cherchent qu'à justifier leur état à leurs propres yeux par une foule de raisonnements plus incohérents et plus impossibles les uns que les autres. Il est vrai que leur conscience fait bonne justice au fond de ces ténèbres volontaires; car, en même temps qu'elle s'efforce de se faire illusion sur le parti qu'elle a pris, le souvenir de la manière dont les choses se sont réellement passées lui revient comme un remords qui la pique et la ronge. Tels sont les chagrins cuisants dont le prophète demande à Dieu d'être délivré, quand il s'écrie: «Seigneur, tirez mon âme de la prison où elle est captive,



a Le sujet de cette lettre se rattache à celui de la lettre quatre-vingt-quatorzième.



* Abbaye de Bénédictins



afin qu'elle puisse confesser votre nom et vous bénir (Ps 141,8)!» Ainsi donc, si je ne réponds pas à vos questions d'une manière aussi satisfaisante que vous pouvez le désirer, ou si je n'ose m'exprimer avec toute la précision dont je suis capable, je vous prie de ne pas croire que c'est de ma part ruse et calcul. Votre lettre commence par des plaintes sur la position pénible qu'a faite à votre vieillesse le départ d'un certain nombre de vos religieux, qui ne vous ont quitté que pour embrasser un genre de vie plus austère et plus sûr. Il me semble que vous devez craindre, dans ce cas, que votre tristesse ne soit la tristesse du monde gui tue l'âme.

2. En effet, pour peu qu'on ait de bons sens, doit-on s'attrister qu'un chrétien s'attache plus étroitement à la pratique de la loi de Dieu? Ce serait n'avoir dans le coeur que des sentiments mauvais et indignes d'un père que de se faire du chagrin des progrès de ses enfants. Si donc vous êtes disposé, comme je le crois, à faire votre profit d'un bon conseil entre mille, non-seulement vous empêcherez ceux qui vivent encore avec vous sous une règle mitigée de tomber plus bas par leur relâchement, mais encore vous serez, comme dit le Prophète (Is 21,14), le premier à favoriser le dessein de ceux qui, craignant pour le salut de leur âme s'ils demeurent plus longtemps dans une maison mitigée, aspirent à observer la règle dans toute sa pureté. Aux premiers, vous devez des soins tout particuliers, de peur qu'ils n'inclinent facilement à leur perte; mais aux seconds vous devez témoigner toute sorte de bonne volonté pour les animer à remporter la victoire. Car ceux qui songent continuellement dans leur âme aux moyens de s'élever, tous les jours davantage (Ps 83,6) et de marcher de vertu en vertu (Ps 102,8) verront, dans la céleste Sion le Seigneur des seigneurs d'autant plus sûrement qu'ils auront été consumés d'un plus ardent désir de s'attacher au souverain bien par une vie plus sainte et plus parfaite.

3. Quant aux religieux Gervais (a) et Raoul, dont monseigneur l'archevêque Turstin avait ménagé la sortie, en vrai père et en digne évêque, et au départ desquels vous aviez vous-même fini par consentir, ainsi que vous en convenez, il n'y a pas l'ombre de doute pour moi que, bien loin de mal faire, ils auraient parfaitement agi en persévérant dans la voie plus parfaite où ils s'étaient engagés; il est même évident pour moi que s'ils voulaient rentrer dans les sentiers de la perfection qu'ils ont eu le tort d'abandonner, ils acquerraient toute la gloire dont ne peuvent



a On peut lire sur la défection de ces religieux ce qui en est rapporté au tome I des Monastères d'Angleterre, page 738, col. 2 et suivantes: on y verra que Gervais, après avoir repris courage, revint au camp qu'il avait abandonné et finit par effacer de son âme la tache d'apostasie dont il l'avait souillée. Quant à Raoul, il persévéra dans le genre de vie mitigé auquel il était revenu.



manquer de se couvrir les soldats qui reviennent dans la mêlée disputer le prix de la victoire avec d'autant plus de courage et d'ardeur que, dans un moment de lâcheté, ils s'étaient d'abord honteusement enfuis du champ de bataille. Vous aurez beau reprendre la permission que vous leur avez accordée d'abord, elle rien demeure pas moins dans toute sa force aux yeux de Dieu. Après avoir reconnu qu'ils avaient embrassé un genre de vie plus saint, vous dites qu'ils n'auraient jamais pu en supporter la rigueur, à cause de la délicatesse de leur tempérament et de certains liens de parenté impossibles à rompre; puis vous ajoutez que d'ailleurs leur présence vous est absolument indispensable, et vous me pressez de vous dire s'il ne leur est pas permis, selon moi, de demeurer maintenant dans un endroit qu'ils n'ont pu, dans le principe, quitter sans scandale.

4. A cela je réponds qu'il y a scandale et scandale; or l'Évangile nous dit qu'il faut sacrifier la chair et le sang à Jésus-Christ, et renoncer pour le salut à tous les biens de la terre, car c'est le cri de l'Évangile; les saintes lettres ne retentissent que de ces sentences, ce serait un péril ou une véritable hérésie d'en douter. Or pour moi je n'oserais affirmer que leur retour à leur premier genre de vie ait pu se faire sans péché, car on s'expose à un péril évident et à une chute à peu près certaine quand on présume de la miséricorde de Dieu aux dépens de sa justice; vous savez en effet qu'il est dit: «Ne commettez pas de nouveaux péchés sous prétexte que la miséricorde de Dieu est grande (Qo 5,5-6).» C'est un mauvais système que de compenser un grand bien par quelque chose d'une moindre valeur, ou plutôt de vouloir mettre le bien et le mal sur la même ligne.

5. Après cela vous protestez de toutes vos forces contre le nom d'apostats que ces religieux méritent qu'on leur applique, parce qu'ils sont revenus à leur premier monastère pour y vivre désormais dans l'observance de leurs saintes règles. Je vous répète que je ne veux point les condamner de mon autorité privée, Dieu sait ceux qui sont à lui, et chacun a bien assez de son propre fardeau. Si les ténèbres ne le comprennent point, il se manifestera au jugement dernier, et tout pécheur sentira la justice de sa condamnation en voyant ses oeuvres. Chacun peut se juger aussi favorablement qu'il lui plaît; quant à moi, voici quel jugement je porterais de moi, si après être passé de mon propre mouvement d'un état bon à un état meilleur, d'une vocation moins sûre à une profession plus exempte de périls pour le salut de mon âme, moi, Bernard, je revenais, par un changement coupable de volonté, à l'état auquel j'aurais renoncé, non-seulement je me tiendrais pour apostat, mais encore je me regarderais comme étant. tout à fait impropre au royaume de Dieu. C'est aussi la pensée de saint Grégoire; en effet, «quiconque, dit-il, a embrassé un état plus parfait n'est plus maître d'en suivre un qui le soit moins; car il est écrit: Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière, est impropre au royaume de Dieu. Or tel est l'homme qui, après avoir embrassé un genre de vie plus parfait, l'abandonne pour en reprendre un autre qui l'est moins (saint Grégoire,3, part. past. chap. 28).» Quant à l'excommunication sur laquelle vous essayez d'ouvrir la discussion dans votre lettre, il n'appartient ni à vous de discuter cette question ni à moi de la décider. Vous savez que la loi défend de juger qui que ce soit sans l'entendre; c'est toujours au moins une témérité que de juger un absent.




LETTRE CCCIV. AU PAPE INNOCENT (a).



L'an 1134



Après avoir réconcilié les Milanais avec l'Eglise, saint Bernard, sur l'ordre du pape Innocent, avait entrepris de pacifier les autres villes Lombardes de Pavie et de Crémone. Mais ayant échoué auprès des Crémonais, notre Saint signale leur opiniâtreté au souverain Pontife qu'il engage en même temps et ne pas trop se hâter de frapper l'archevêque de Milan.



A son très-aimable père et seigneur le pape Innocent, le frère Bernard, hommage de son néant.



La prospérité endurcit le mur des habitants de Crémone; de leur côté, ceux de Milan ne veulent entendre à rien, la confiance les aveugle; mettant toute leur espérance dans leurs chars de guerre et dans leurs escadrons, ils ont détruit celle que j'avais conçue et rendu vaines toutes les peines que je me suis données. Je me retirais la tristesse dans l'âme quand vous êtes venu me combler de consolations plus grandes encore que toutes les afflictions que j'avais endurées pour Notre-Seigneur; votre lettre, si impatiemment attendue, me remit du baume dans l'âme en me donnant de bonnes nouvelles de votre santé et en m'apprenant en même temps les succès de vos partisans et la défaite de vos ennemis. Malheureusement la fin de cette lettre était fait: pour tempérer la joie que j'avais ressentie en en lisant les premières lignes. En effet, qui ne serait saisi de crainte à la vue d'une indignation que je trouve d'autant plus terrible que je la crois plus juste et plus fondée? Cependant ce que vous voudriez qu'on fit ne se peut u'au temps marqué de Dieu; si on ne le fait pas, vous ne serez pa alors moins libre qu'aujourd'hui d'exécuter vos menaces, mais il y aura



a Cette lettre se rapporte à la même affaire que les lettres cent trente et unième, cent trente-deuxième et cent trente-troisième.



peut-être moins d'inconvénients pour vous à le faire. Procéder, autrement c'est, hélas! vous exposer à détruire étourdiment tout ce que Dieu par un coup extraordinaire de sa grâce, a accompli dans cette ville et qui a coûté tant de soins et de peines à vous et à vos partisans (a); je ne puis croire qu'un Dieu dont la miséricorde l'emporte si souvent sur la justice approuve votre procédé. Que je plains ce malheureux évêque (b)! il se trouvait comme au sein du paradis terrestre dans la capitale de la Chaldée, on l'a enlevé d'Ur pour faire de lui le frère et le compagnon des dragons et des autruches! Quelle position lui est faite? S'il vous obéit, les bêtes féroces d'Ephèse grincent des dents contre lui; si, eu égard aux circonstances, il croit prudent d'attendre et de faire comme s'il n'avait pas compris vos ordres, il encourt votre courroux mille fois plus redoutable pour lui que les grondements des bêtes féroces. Ainsi, de,quelque côté qu'il se tourne il né trouve que périls. Pourtant il renoncerait plus volontiers à son titre d'évêque qu'aux bonnes grâces du souverain Pontife, qu'il estime bien plus que l'honneur d'être assis dans la chaire de Milan. Doutez-vous de son attachement? ceux qui sont assez méchants pour essayer de vous le rendre suspect, vous sont beaucoup moins dévoués que lui, puisqu'ils ne veulent pas, dans leurs sentiments jaloux, renoncer à la pensée de ternir à vos yeux la réputation d'un prélat sans reproche. Ménagez, très-bon Père, ménagez un serviteur fidèle, épargnez un édifice qui s'élève à peine, un plant qui n'a pas encore eu le temps de prendre racine; ménagez enfin un peuple que vous venez de vous rattacher et n'effacez pas d'un coup, dans son esprit, le souvenir des bienfaits dont vous dites vous-même que vous l'avez accablé. Souvenez-vous, Pontife indulgent, de ces paroles du Seigneur: «Voilà la troisième année que je viens pour cueillir du fruit sur ce figuier sans en trouver (Lc 13,7)!» Or, il n'y a pas même encore trois ans que vous attendez, et déjà vous armez votre main de la cognée! quand il y aurait trois ans, l'exemple du Maître devrait vous apprendre, à vous qui n'êtes que le serviteur, à laisser aussi passer une année; attendez donc encore un an, peut-être pendant ce temps pourra-t-on remuer la terre au pied de cet arbre avec le hoyau de la pénitence et la féconder des larmes du repentir, et il est possible que celui à qui vous avez confié la ville de Milan, comme un arbre qu'il doit cultiver, lui fasse, pendant ce temps, produire le fruit que vous en espérez.





a C'étaient Guy de Pise et Matthieu d'Albano: ils avaient été envoyés par Innocent aux habitants de Milan comme légats du saint Siège, avec saint Bernard, ainsi qu'on le voit dans la lettre cent trente et unième.



b Je crois qu'il est ici question de Ribaud, qui fut élu et confirmé archevêque de Milan à la place d'Anselme qui avait été chassé de son siége, comme nous l'apprend la lettre cent trente et unième.





Bernard, Lettres 308