Bernard, Lettres 400

LETTRE CD. A L'ABBÉ DE LIESSE (a).



Saint Bernard le prie de faire un bon accueil au frère Robert et lui demande des nouvelles de la santé de son abbé.

Au vénérable père du monastère de Liesse et à ses enfants, le frère Bernard, serviteur inutile des serviteurs de Dieu qui sont à Clairvaux, salut et recommandation de servir le Seigneur avec crainte et de se réjouir en lui avec tremblement.



Je vous renvoie le frère Robert et me joins à lui pour vous faire deux prières en sa faveur; la première, de l'accueillir avec plus de clémence qu'on n'en témoigne ordinairement aux autres religieux fugitifs,-lorsqu'ils reviennent à leur monastère, attendu que sa faute n'a rien de commun avec celle de ces derniers; la seconde de le tirer de la maison d' obédience (b) on il a été contraint de demeurer depuis bien longtemps au péril de son âme, à ce qu'il dit, pour le diriger sur une autre maison où son salut se trouve en sûreté; vous ferez bien de prendre ce parti, car autrement j'ai bien peur que vous ne perdiez ce religieux pour toujours, si j'ai bien pénétré les secrètes dispositions de son coeur. J'ai appris que votre seigneur abbé est dangereusement malade; veuillez me donner le plus tôt possible de ses nouvelles, soit qu'il revienne à la santé, soit qu'il succombe à la gravité de son mal,afin que je puisse ou me réjouir de le savoir rendu à la vie, quoique cette vie soit une mort, ou m'affliger avec vous de sa mort, bien qu'elle soit une véritable vie. On pour mieux dire afin de m'attrister avec lui de ce que son exil est de nouveau prolongé et de me réjouir avec vous de ce qu'il nous est conservé; si vous venez à le perdre, je le féliciterai, lui, de ce qu'il a reçu enfin sa récompense, et je gémirai avec vous de nous voir privés d'un ami qui nous est encore nécessaire.



a C'était une abbaye de Bénédictins, située sur les confins du Hainaut et de la Thiérache et déjà célèbre à cette époque par la culture des lettres sacrées, au rapport de Philippe de l'Aumône, dans sa lettre vingt-quatrième, tome III de la Bibliothèque de Cîteaux; elle est redevenue fameuse dans ces derniers temps par la piété et les institutions de son abbé, Louis de Blois, dont la piété insigne fleurissait dans le dernier siècle. Fondée par Thierry d'Avesne en 1080, selon Hérimann, dans le Spieilége, tome X, page 413, elle eut pour premier abbé Conter, à qui succéda après douze ans de prélature, Beigner, qui mourut en 1124. Puis vint l'abbé Gédric, religieux d'une piété insigne, qui fonda la bibliothèque et attira auprès de lui des hommes du Hainaut aussi distingués par leur savoir que par leur piété. Tescelin lui succéda en 1147, et eut lui-même pour successeur en 1153 un religieux de Lagny, nommé Helgot. Il se peut que cette lettre soit adressée à Gédric; nous laissons à de plus habiles que nous le soin de décider cette question.



b On appelait obédience, celle, prieuré ou villa, une maison de campagne habitée par deux ou trois religieux, ou plus même, chargés d'en avoir soin. Nous voyons qu'on lui donnait aussi le nom de cellule, lettre deux cent cinquante-quatrième, n,1.




LETTRE CDI. A BAUDOUIN, ABBÉ DE CHATILLON.



Saint Bernard rassure cet abbé qui, d'après un faux rapport, craignait de l'avoir offensé.



Puisque vous appréhendez tant de m'avoir offensé, j'en conclus que vous m'aimez beaucoup; mais laissez toutes ces appréhensions et réjouissez-vous, ce que vous craigniez n'est point arrivé. J'ai fait éclaircir cette affaire avec soin comme vous me le conseilliez, et j'ai découvert l'imposture de celui qui vous a fait ce rapport. Soyez convaincu qu`il n'a agi en cette occasion que par esprit de malice ou sur un simple soupçon; la peine qu'il a voulu vous faire retourne à son auteur, et son injuste procédé retombe sur sa propre tête, car il s'est rendu coupable de la faute qu'il attribuait faussement à autrui.




LETTRE CDII. A BAUDOUIN (a), ÉVÊQUE DE NOYON.



Saint Bernard lui adresse un jeune homme et le lui recommande dans les termes d'une aimable plaisanterie.



A mon seigneur Baudouin, évêque de Noyon, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et souhait d'une récompense plus grande encore que celle dont il est digne.



Je vous envoie le jeune homme qui vous présentera ma lettre pour vivre à vos crochets, et je verrai à la manière dont vous le traiterez ce que je dois penser de votre avarice. Allons, ne soupirez pas, renfoncez vos larmes, il mange à peine, un rien suffit à cet estomac d'oiseau. D'ailleurs ce que je vous demande avant tout, c'est de me le rendre engraissé de vos doctes leçons plutôt que par les morceaux de votre table. La liberté avec laquelle je vous parle me tiendra lieu de cachet, je n'en trouve point sous ma main et votre ami Geoffroy est absent.



a On a sur son élection une lettre du chapitre de Noyon qui est la quarante-quatrième parmi les lettres de l'abbé Suger; on en trouve dans la même collection plusieurs de ce même Baudouin, alors évêque, concernant l'église de Compiègne; ce sont les cent cinquante-septième, cent cinquante-huitième et cent soixante-deuxième. D'après la quarante-quatrième lettre de la collection des lettres de Suger dont nous avons parlé plus haut, on voit que Baudouin fut abbé de Châtillon avant d'être évêque; c'est à lui que saint Bernard écrivit ses deux cent soixante-dix-neuvième et quatre cent-unième lettres; il est lui-même l'auteur de la lettre quatre cent vingt-sixième. Voir à l'appendice.


b plusieurs révoquent eu doute l'authenticité de cette lettre.




LETTRE CDIII. A L'ARCHIDIACRE HENRI.



Saint Bernard lui dit ce qu'il pense d'un baptême administré avec cette forme: JE TE BAPTISE AU NOM DU SEIGNEUR ET DE LA SAINTE ET VRAIE CROIX.



A son ami l'archidiacre Henri, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et prières.



1. Voici la réponse que je fais en deux mots à votre question, sauf toutefois l'avis de personnes plus sages que moi. Vous rue dites qu'un laïque voyant un enfant qu'on avait arraché des entrailles de la mère en danger de mort, le baptisa en remplaçant la forme ordinaire du baptême par ces paroles: Je le baptise au nom de Dieu et de la sainte et vraie croix, et vous me demandez ce que je pense de ce baptême et s'il y a lieu de rebaptiser l'enfant dans le cas où il vivrait. Pour moi ce baptême est valide et je ne pense pas que quelques syllabes aient pu préjudicier à la vérité de la foi et à la pieuse intention de celui qui les a prononcées. Non-seulement par ces mots au nom de Dieu, il a implicitement nommé la Trinité, mais il a de plus clairement marqué la passion de Notre-Seigneur par ces autres paroles, et au nom de la sainte et vraie croix, à moins qu'on ne prétende que l'Apôtre, après avoir dit dans un endroit; «que celui qui se glorifie doit le faire dans le Seigneur (2Co 10,17),» reprend ailleurs: «A Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Ga 6,14),» n'ait voulu parler que du bois même et de la matière de la croix, non pas de. la vertu et dé la grâce de Celui qui expira dessus; de même qu'en prononçant la formule ordinaire du baptême: Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, nous ne faisons pas autre chose que nommer la sainte Trinité, ainsi c'est confesser la foi au Crucifié lui-même que de confesser la sainte croix sur laquelle il est mort. D'ailleurs on lit dans les Actes des apôtres qu'on ne baptisait pas seulement au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit, mais aussi au seul nom de Jésus-Christ (Ac 10,48).

2. Vous me demandez ensuite si le ministre. d'un tel baptême a péché et s'il est permis à d'autres de baptiser en se servant de la même formule, comme si le fait d'un individu que sa simplicité excuse de toute ou presque toute faute pourrait justifier celui qui aurait la témérité d'introduire dans l'Eglise une nouvelle formule de baptême. Au reste, si on soutient que celui qui a donné le baptême en question s'est rendu coupable de péché, je tiens pour certain, moi, que sa faute est si légère qu'elle ne peut mettre en danger ni son salut ni celui de l'enfant qu'il a baptisé, car il me semble que ce n'est pas par dédain de la forme usitée dans l'Eglise, mais dans la précipitation d'une foi vive et pleine de piété, qu'il a prononcé ces paroles plutôt que les autres.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CDIII.



221. A l'archidiacre Henri. Saint Bernard interrogé sur la valeur du baptême administré avec cette forme: Je te baptise au nom de Dieu et de la Sainte-Croix, répondit, si toutefois cette lettre est bien de lui, ce que je n'oserais affirmer, que ce baptême est bon et valide et donna à l'appui de son opinion une raison qui ne manque pas de force. Aujourd'hui les théologiens sont d'un sentiment opposé et s'appuient sur la tradition apostolique, sur la doctrine des Pères et particulièrement sur l'autorité de saint Augustin pour enseigner qu'il est de l'essence même de la forme du baptême, que celui qui l'administre invoque la Sainte-Trinité, en prononçant le nom de chacune des trois personnes divines, et regardent comme nul tout baptême conféré sans cette invocation distincte. C'est d'ailleurs la doctrine du quarante-neuvième canon des Apôtres, car comme s'il avait pour but d'expliquer le chapitre XXVIII de saint Mathieu, en ce qui concerne le baptême, il rejette comme nul celui qui ne serait administré qu'au nom de la mort du Sauveur et continue en ces termes: «Le Seigneur ne nous a pas dit baptisez au nom de ma mort, mais allez, instruisez toutes les nations et baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.»

Saint Augustin dit expressément (lib. 6, contre les Donat. cap. 25) qu'on ne saurait administrer validement le baptême, si on ne se sert des paroles mêmes de l'Évangile. Il exprime le même sentiment dans sa lettre à Boniface et dans son traité contre Faustus (lib. XIX, cap. 16). Dans sou traité contre les Donatistes (lib. 3, cap,15), il dit ce qu'il entend par les paroles évangéliques; ce sont celles-ci dit-il: «Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, si Marcion baptise avec cette forme on ne peut douter de la validité de son baptême.» (V. lib. 3, contr. Maxim. cap. 17, Epist. 20 et super (Ps 86). Ce sont toutes ces autorités ont fait rejeter comme erronée l'opinion de Cajétan, qui regardait comme valide le baptême administré au nom seulement de Jésus-Christ.




LETTRE CDIV. A ALBERT, MOINE RECLUS.



Saint Bernard lui conseille de faire un repas par jour et d'interdire l'entrée de sa cellule aux femmes.



Le frère Bernard de Clairvaux au frère Albert, reclus, salut et souhait qu'il combatte le bon combat.



Vous voulez que j'approuve je ne sais quelle sorte de jeûne dont nous avons parlé ensemble dans votre cellule et vos entretiens avec des femmelettes que je vous ai interdits, si vous voulez bien rappeler vos souvenirs, et vous alléguez pour raison que vous êtes contraint de les continuer par votre extrême pauvreté. Sans vouloir m'arroger aucune autorité sur vous, je vous ai conseillé de manger simplement comme de tout le monde ou de vous astreindre à ne faire qu'un repas par jour; de fermer la porte de votre cellule à toutes les femmes sans exception, et de gagner votre vie par le travail des mains, et je vous ai donné plusieurs autres avis encore qu'il serait trop long de rappeler ici. Si vous prévoyiez que vous ne pourriez, eu les suivant, subvenir à un établissement aussi dispendieux que le vôtre, il ne fallait pas vous lancer dans cette entreprise. Je vous ai donné le conseil que je trouvais le plus sûr et le meilleur; vous n'êtes certainement point obligé de le suivre; mais je ne puis vous en donner d'autre. Adieu.




LETTRE CDV. A L'ABBÉ G...


Saint Bernard l'informe qu'un de ses religieux jouit d'une assez bonne santé pour être assujetti aux observances régulières.



A l'abbé G..., le frère Bernard, salut et assurance d'un entier dévouement.



Je vous dirai que le frère G... depuis son retour de la Creste * où il a subi le traitement prescrit, a suivi notre communauté dans toutes ses observances, comme un homme d'une santé parfaite: on ne lui a servi à table que ce qu'on donnait aux autres et il s'est levé exactement toutes les nuits pour assister avec nous aux matines. Ne souffrez donc pas qu'il vive autrement chez vous, et soyez persuadé, s'il vous demande quelque adoucissement à la règle, qu'il est plus malade d'esprit que de corps. Adieu.



* Monastère de Cisterciens du diocèse de Langres.




LETTRE CDVI. A L'ABBÉ DE SAINT-NICOLAS .


A son très-doux ami et co-abbé de Saint-Nicolas, le f... B... de Clairvaux, salut et esprit de piété.



L'ennemi du Christ n'a point failli à sa rage habituelle en séduisant une âme; quant à moi, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour la ramener au bien puisque le hasard l'a conduite entre mes mains; il vous reste maintenant à faire votre devoir à votre tour en recevant ce religieux que je vous renvoie converti. Espérons après cela que Dieu de son côté ne faillira pas au sien en rendant à chacun selon ses oeuvres.




LETTRE CDVII . A EUDES, ABBÉ DE BEAULIEU *.


Saint Bernard l'engage à restituer au plus tôt, à un pauvre, le dépôt qu'il en avait reçu.



A son frère et ami Eudes, abbé des clercs réguliers de Beaulieu, le frère Bernard, supérieur indigne de Clairvaux, salut.



Cet homme prétend que vous refusez de lui rendre son dépôt (b); si cela est, ce n'est pas bien de votre part et vous péchez en même temps contre l'honneur et contre la justice. Il sait l'étroite amitié qui nous lie et il est venu me confier sa peine. Permettez-moi de vous dire, sans vouloir m'écarter du respect que je vous dois, qu'il eût mieux valu, selon moi, vendre même un vase sacré pour empêcher cet homme de se plaindre d'une manière si fâcheuse, dans le cas où vous n'auriez pu vous défaire d'un boeuf, ou d'un cheval pour le payer. Veuillez songer, je vous prie, à ce que vous vous devez à vous-même et à ce que réclame de vous l'honneur de votre maison; ayez aussi égard au saint temps de Carême où nous sommes, et hâtez-vous de rendre à ce pauvre homme ce que vous lui devez incontestablement, si vous voulez étouffer le bruit de cette affaire avant qu'il se répande davantage, et vous épargner la honte d'être contraint de lui restituer ce que vous lui refusez.





a On ne peut douter qu'il ne s'agisse ici de Simon, alors abbé de Saint-Nicolas-des-Bois, à qui sont adressées les lettres quatre-vingt-troisième et quatre-vingt-quatrième.



b Il existe sur la nécessité de rendre un dépôt, tome I, p. 241. de la Bibliothèque de Citeaux une lettre très-remarquable de Philippe, abbé de l'Aumône; c'est la troisième de la collection des lettres, elle est adressée au comte palatin Henri.



* Ordre de Prémontré au diocèse de Troyes.




LETTRE CDVIII. A L'ABBÉ G *.., DE TROYES.


Saint Bernard lui recommande un ecclésiastique qui veut quitter le siècle pour embrasser la vie religieuse, mais qu'il croit d'une santé trop délicate pour rester à Clairvaux.



A son ami et confrère le seigneur G..., abbé des chanoines réguliers a de Troyes, le frère Bernard, serviteur inutile des religieux de Clairvaux, salut en Notre-Seigneur.



L'ecclésiastique que je vous envoie avait formé le dessein de quitter le siècle pour embrasser la vie religieuse dans notre maison; mais, craignant qu'il ne pût supporter les austérités de notre règle, je lui ai conseillé d'entrer dans votre maison. Je vous le recommande d'autant plus vivement que je le connais très-particulièrement, c'est un homme parfaitement élevé et fort instruit; en un mot, c'est un serviteur de Dieu qui ne peut manquer, je crois, avec le secours d'en haut, de devenir pour vous un fidèle soutien et une source de consolations. C'est plutôt pour vous et dans votre intérêt que pour lui que je vous l'envoie, car vous savez que je vous aime autant que moi-même; je lui trouve tant de mérite que je le garderais certainement pour notre maison, si je n'appréhendais qu'étant peu accoutumé au travail manuel et se trouvant d'une complexion trop délicate, il ne pût demeurer avec nous. Adieu,



* Guillaume abbé des chanoines réguliers de Saint Martin de Troyes.




LETTRE CDIX. A RORGON (b) D'ABBEVILLE.


Saint Bernard lui dit qu'on doit attacher peu d'importance à se voir des yeux du corps; il le prie de vouloir bien abandonner à des religieux un coin de terre inculte.



A l'illustre seigneur, son ami, Rorgon d'Abbeville, B..., abbé de Clairvaux, salut et prières.



J'ai su que vous seriez bien aise de trouver l'occasion de me voir et de vous entretenir avec moi, que vous avez la bonté de regarder comme un



a Les clercs dont il est parlé ici sont appelés chanoines dans le même sens que flous avons vu le mot réguliers employé dans une lettre précédente à propos des religieux de Prémontré.


b Rorgon d'Abbeville-sur-Somme est représenté avec sa femme Elisabeth dans un bréviaire manuscrit de la bibliothèque de Corbie, datant de plus de cinq siècles, comme étant le fondateur de la maison à laquelle ce bréviaire a appartenu, c'est-à-dire de Saint-Pierre d'Abbeville.



véritable serviteur de Dieu; je vous protesta de mon côté que, touché de votre humilité et du récit de vos rares qualités, je m'estimerais également très-heureux de vous voir; mais ce désir que vous et moi nous partageons, quelque bon qu'il soit, humainement parlant, n'est pourtant pas complètement irréprochable; car l'entrevue que nous désirons avoir est toute corporelle et passagère, telle en un mot que les êtres matériels peuvent en avoir: or nous ne devrions soupirer qu'après le bonheur infini de nous voir dans l'éternité et travailler à nous l'assurer par nos bonnes couvres. Vous possédez sur le territoire de la paroisse de Courrenne un fonds de terre inculte et abandonné, qui n'a jamais rapporté le moindre revenu ni à vous ni à vos prédécesseurs; je vous prie de le céder à mou ami l'abbé d'Auchiles-Moines (a); il vous a déjà dit quelques mots de cette donation qui ne peut que contribuer au salut de votre âme, et à celui de vos aïeux et de vos descendants.



a C'était une abbaye de Bénédictins qui était alors du diocèse de Térouanne et qui fut plus tard de celui de Saint-Omer. Elle fut fondée près de Térouanne, sur la Lys, vers l'an 700, pour des religieux qui furent remplacés par des moines quand on releva ce monastère de ses ruines après les invasions des Normands.




LETTRE CDX. A GUILDIN (b), ABBÉ DE SAINT-VICTOR.


Saint Bernard lui recommande Pierre Lombard.



A ses révérends pères et seigneurs et très-chers amis, G..., par la grâce de Dieu vénérable abbé de Saint-Victor de Paris, et les saints religieux de sa communauté, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et assurance de ses humbles prières.



On m'accable de demandes, je suis obligé d'en accabler les autres, et à mon tour, de mettre une partie de mes amis à contribution, comme l'autre m'y met moi-même. Monseigneur l'évêque de Lucques, mon père et mon ami, me recommande le vénérable Pierre Lombard (c) et me prie de pourvoir, par mes amis, à sa subsistance, pendant tout le temps qu'il passera en France pour y faire quelques études; c'est ce que j'ai fait lorsqu'il était à Reims: maintenant qu'il est à Paris, oit il doit rester jusqu'à la Nativité de la Vierge, c'est à votre bonne amitié que je le recommande, attendu que je compte plus sur vous que sur tout autre, et je vous prie de vouloir bien pourvoir à sa subsistance pendant tout ce temps. Adieu.



b Saint-Victor extra muros de Paris était une abbaye de chanoines réguliers de l'ordre de Saint-Augustin. Guildin en fut abbé de 1133 à 1155. Saint Bernard la recommande à Suger dans sa lettre trois cent soixante-neuvième. Cette maison possédait la cuculle de notre saint Docteur, comme un monument de l'affection qu'il lui avait constamment témoignée, ainsi qu'une charte scellée du sceau dont il est parlé dans la lettre deux cent quatre-vingt-quatrième.



c Pierre, appelé par les théologiens le Maître des sentences fut surnommé Lombard, parce qu'il était de Lombardie. En quittant l'académie de Bologne pour venir étudier en France, il fut recommandé à saint Bernard par l'évêque de Lucques nommé Ulpert ou Grégoire, le même que celui à qui est adressée la lettre troisième de Nicolas de Clairvaux qu'on trouvera plus loin parmi celles de saint Bernard, et ce dernier le recommanda à son tour à Guildin et aux chanoines de Saint-Victor.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CDX.



222. A Gilduin, gobé de Saint-Victor. - Cette abbaye fondée par Louis le Gros fut d'abord organisée par Guillaume de Champeaux. Lorsqu'il fut nommé à l'évêché de Châlons-sur-Marne, Louis le Gros lui donna en 1113 Gilduin pour successeur. Après ce que Duchesne dit de l'abbaye de Saint-Victor, dans ses notes sur Abélard, on peut citer ce qu'en dit Albéric dans sa chronique à J'année 1129. «La maison de Saint-Victor de Paris, rapporte cet auteur, fut d'abord un prieuré de moines noirs de Marseille, ces religieux ayant été renvoyés, on fit venir pour les remplacer des chanoines réguliers de Saint-Ruf de Valence sous la conduite de maître Hugues, surnommé de Saint-Victor. L'abbé de cette maison était de nomination royale. L'abbaye de Saint-Victor devint si florissante qu'elle ne tarda pas à compter une trentaine d'autres abbayes et plus de quatre-vingts prieurés sous sa dépendance.» Jacques de Vitry en parle en termes très-flatteurs dans son histoire d'Occident, chapitre 24; «C'est, dit-il, que sainte maison remplie de religieux, dignes à tous points de vue du titre de soldats du Seigneur; elle est le refuge des pauvres et la consolation des malheureux, la retraite des pécheurs et comme un port à l'abri de la tempête pour une foule d'écoliers.... Dès sa fondation, on y vit briller comme des astres éclatants à la voûte du Ciel, ou comme les pierres précieuses d'une riche parure, des docteurs de l'Université de Paris, et des hommes aussi distingués par leur savoir que par leurs vertus, à la tête desquels se place naturellement le célèbre Hugues de Saint-Victor qu'on peut appeler la harpe du Seigneur et l'organe du Saint-Esprit.» Voilà pourquoi saint Bernard éprouvait pour cette maison un intérêt tout particulier, dont nous retrouvons une nouvelle et incontestable preuve dans une donation due à son influence, comme on le voit par l'acte qui en fut fait, et dont on a encore la minute dans le Cartulaire de Saint-Victor. Notre savant ami A. Tonnellier, conservateur de ces titres nous en a donné connaissance, il est ainsi conçu: «Moi, Bernard, abbé de Clairvaux, à tous présents et à venir savoir faisons qu'étant une fois venu à Paris, nous avons prié Eudes, abbé de Sainte-Geneviève et tous ses religieux réunis en chapitre de céder par amitié fraternelle à l'abbé Gilduin et aux religieux de Saint-Victor, une prise d'eau de la Bièvre au moulin de Cupels avec faculté de la faire passer par leur maison avant qu'elle aille se perdre dans la Seine à Paris, et cela moyennant une juste redevance à payer à perpétuité aux gens du monastère de Sainte-Geneviève. Les susdits religieux de Saint-Victor pourront faire servir ladite eau à faire tourner un moulin pour leur usage, dans l'intérieur de leur monastère, et élever à leurs frais pour l'utiliser, tarit à l'intérieur qu'à l'extérieur de leur enceinte, les aqueducs qui seront nécessaires. L'abbé Eudes, de concert avec ses religieux, a consenti avec bonté, sur notre demande, à toutes ces concessions, à condition que les travaux à exécuter par les religieux de Saint-Victor ne nuiraient point, en élevant le niveau de l'eau, au moulin de Sainte-Geneviève. Nous avons scellé de notre sceau ladite concession pour qu'elle eût son plein et entier effet à perpétuité en faveur de l'abbaye de Saint-Victor. Suivent les noms de tous ceux qui, à notre demande, ont assisté comme témoins à ladite concession: Ce sont Monseigneur Geoffroy, évêque de Langres; Monseigneur Jean, évêque de Saint-Malo; maître Bernard, archidiacre de Paris, et mes frères Gérard et Geoffroy.» Cette concession paraît être de l'an 1150 environ. (Note de Mabillon.)




LETTRE CDXI. A THOMAS, PRÉVÔT DE BÉVERLA *.


Saint Bernard, dans celle lettre aussi douce que le miel, invite Thomas de Béverla à embrasser la vie religieuse, nonobstant tous les péchés de sa vie passée, et lui dit qu'il n'est rien au monde de préférable au bonheur d'une bonne conscience.

A son bien-aimé fils T..., Bernard, abbé de Clairvaux, salut et encouragement à courir au-devant de l'Epoux et de l'Epouse.


1. Quoique je n'aie pas l'avantage d'être connu de vous, je me permets de vous écrire pour céder aux instances d'Yves, votre ami, qui m'a fait part de tout le bien qu'il sait de vous, et aux suggestions pressantes de la charité qui croit tout le bien qu'elle apprend (1Co 13,7) et ne peut y demeurer indifférente; elle l'est si peu, du moins en moi, après ce que j'ai entendu dire de vous, qu'elle veut que je vous écrive, que je vous exhorte même et que je prie Dieu pour vous; plaise au Ciel que la démarche qu'elle m'inspire ne soit pas perdue pour vous. Laissez-moi vous dire que ce qui me plaît et me charme dans ce qu'on rapporte de vous, ce n'est pas la noblesse de votre naissance, vos manières distinguées, la beauté de toute votre personne non plus que vos richesses et vos dignités; tous ces avantages ne brillent que dans la chair et ressemblent à la fleur des champs; mais c'est la vivacité de votre esprit, la candeur de votre âme, et par-dessus tout cet amour de la sainte pauvreté qui vient de naître dans votre âme, dit-on, au sein même de l'opulence; voilà les biens et les avantages dont je vous félicite et qui me font concevoir de vous de grandes espérances; fasse le Ciel qu'elles ne soient pas vaines! Je voudrais que les anges pussent bientôt partager notre joie et fêter votre conversion dans les cieux comme ils sont heureux de célébrer celle des autres pécheurs. Que je m'estimerais heureux s'il m'était donné de cultiver de mes mains la fleur de votre jeunesse, de diriger une nature si distinguée, de la conserver pour Dieu comme un parfum d'un prix inestimable et de la lui offrir dans sa première pureté.

2. Peut-être me répondrez-vous que je me hâte un peu trop de parler de parfums conservés dans leur pureté première, attendu qu'ils se trouvent aujourd'hui altérés par la mauvaise odeur d'une foule de crimes; que m'importe? j'ai trop péché moi-même pour avoir horreur d'un pécheur, et je suis trop malade pour ne pas savoir compatir au mal des autres, si à ce prix je puis les gagner. D'ailleurs je n'ai point oublié le conseil de l'Apôtre: «Si vous êtes spirituel, ayez soin de relever celui qui est tombé, faites un retour sur vous-même et craignez d'être tenté comme il l'a été (Ga 6,1).» Comment voulez-vous que je compte pour quelque chose la grandeur de votre mal quand j'ai tant de fois éprouvé moi-même, dans mes langueurs mortelles, l'habileté et la charité du médecin qui doit vous soigner? De quelques vices que votre conscience soit flétrie et souillée, si grands qu'aient été les débordements de votre jeunesse, quand même vous auriez vieilli pendant de longues années dans l'ordure du péché comme la bête de somme sur sa litière, vous reviendrez, n'en doutez pas, net et blanc comme la neige, et vous retrouverez, comme l'aigle, une seconde jeunesse. En puis-je douter quand il est dit: «La grâce surabondera là même où le péché avait abondé (Rm 5,20)? et quand nous savons quel est cet excellent médecin qui guérit toutes nos infirmités et satisfait tous les désirs de notre coeur en nous comblant de ses biens (Ps 102,3 Ps 102,5)?»

3. La bonne conscience est un trésor inestimable, c'est. un bien plus doux et plus précieux que tous les biens du monde; il n'est pas de fortune plus solide et plus sûre, car une bonne conscience défie les coups du sort, brave les attaques des langues malveillantes, et n'a rien à craindre de ce qui ne s'attaque qu'au corps; la mort même pour elle est plutôt un triomphe qu'une défaite. Quel bien sur la terre peut-on lui comparer? Qu'est-ce que le monde, dans ses promesses flatteuses, peut offrir de pareil à ses partisans, que peut-il même promettre d'approchant aux insensés qu'il abuse? Sera-ce des domaines immenses, des palais grandioses, les plus hautes dignités de l'Eglise, des sceptres, des couronnes? Mais sans parler de ce qu'il en coûte de peines et de dangers pour se les procurer ou pour les conserver, la mort ne nous les enlèvera-t-elle pas tous d'un seul coup? «Ils se sont endormis au sein de l'opulence, dit le Psalmiste, et tous ces riches de la terre se sont trouvés les mains vides à leur réveil (Ps 25,6).» Il n'en est pas ainsi de la bonne conscience, c'est un trésor qui gagne en vieillissant, une plante que le souffle brûlant des épreuves ne peut dessécher, et même sous la faux de la mort elle refleurit au lieu de se faner. La bonne conscience nous réjouit pendant la vie, nous console à nos derniers moments et nous fait revivre après la mort, et revivre d'une vie éternelle. Mais pourquoi perdre le temps en paroles quand j'ai des faits à donner à l'appui de ce que j'avance? Il ne dépend que de vous de voir si je dis la vérité et si je vous promets de véritables richesses; venez et mettez-vous à l'oeuvre pour tenter l'expérience. Avec quel empressement n'irai-je point au-devant de vous les mains pleines du pain du Prophète pour vous recevoir dans votre fuite (Is 21,14)! L'enfant prodigue n'aura point reçu de plus doux embrassements que ceux qui vous attendent ici; je m'empresserai de vous rendre votre première robe d'innocence, de remettre à votre doigt l'anneau qu'il a cessé de porter, en m'écriant: «Mon fils était mort, et le voilà ressuscité; il était perdu, et je l'ai retrouvé (Lc 15,24)!»




LETTRE CDXII.



Au jeune T..... qui avait fait voeu d'entrer en religion.



1. Pour vous parler simplement, je vous rappellerai que l'homme est un animal raisonnable et mortel; il doit le premier de ces attributs à la bonté du Créateur, et le second au péché: si l'un nous égale aux anges, l'autre nous rend semblables aux bêtes; mais la crainte de la mort et le prix de la raison doivent également concourir à nous faire rechercher le Seigneur. Souvenez-vous de la parole que vous m'avez donnée, je viens vous sommer de la tenir, parce qu'il en est temps. Vous vous effrayez sans raison, laissez là toutes vos craintes; servir Dieu est moins un fardeau qu'un honneur. Je ne saurais vous accorder un plus long délai; car, en même temps qu'il n'est rien de plus certain que la mort, il n'est rien non plus qui le soit moins que l'heure où elle arrivera. Peut être me répondrez-vous que vous êtes à la fleur de l'âge; et moi je vous dirai que souvent une main violente ou le souffle de la tempête fait tomber de l'arbre le fruit encore vert. Si vous m'alléguez votre fraîcheur et votre beauté: «Mon bel enfant, vous dirai je avec le poète, ne vous fiez pas trop à la couleur; on dédaigne le blanc troëne pour la noire airelle (Virg., Buc.,2, V,17 et 18).» Sortez, sortez avec Joseph de la maison de Pharaon; la gloire du monde vous retient? abandonnez votre manteau entre les mains de cette Egyptienne; quittez votre pays et votre famille, oubliez votre patrie et la maison de votre père, si vous voulez que le Roi des rois soit charmé de vos attraits. Ce ne fut ni parmi ses proches ni parmi ses amis qu'on retrouva l'enfant Jésus; pour aller à sa recherche, vous devez donc aussi quitter la maison paternelle, de même qu'il a laissé le sein de son père et le haut des cieux pour venir à notre rencontre. Aussi, voyez la Chananéenne, elle s'est éloignée des frontières de son pays et elle trouve Celui à qui elle adresse ses supplications - «Fils de David, ayez pitié de moi (Mt 15,28),» et elle a le bonheur d'entendre aussitôt cette réponse pleine de bonté: «Femme, votre foi est grande! qu'il vous soit fait comme vous le désirez.

2. Satan peut être en opposition avec lui-même, mais l'Esprit de vérité ne saurait se contredire. Or c'est lui, je crois, qui vous a inspiré la pensée de salut dont vous m'avez fait part, gardez-vous bien de vous détourner de la droite voie qui doit vous conduire à Clairvaux, selon votre promesse. C'est l'avis que je vous donne en deux mots et en secret par notre ami Girard, mon fils bien-aimé. Ne cherchez plus de prétexte pour ajourner et ne me parlez plus de vos études à poursuivre. Si vous avez encore besoin d'aller à l'école, le Maître vous appelle, et vous savez qu'il possède tous les trésors de la science; c'est lui qui enseigne à l'homme tout ce qu'il sait et même rend les enfants éloquents; s'il leur ouvre l'intelligence, personne ne peut la fermer, et s'il la ferme, nul ne saurait l'ouvrir.





Bernard, Lettres 400