Bernard, Lettres 419

LETTRE CDXIX. A ALPHONSE, ROI DE Portugal (a).



Alphonse, roi de Portugal, avait fait va;u de construire un monastère pour des religieux de Cîteaux, s'il remportait la victoire sur les Sarrasins; son voeu ayant été exaucé, il demanda des religieux à saint Bernard, qui lui en envoya.



Au très-chrétien et très-pieux Alphonse, roi de Portugal, Bernard, abbé de Clairvaux, ses très-humbles hommages.



Béni soit Dieu le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Dieu de toutes miséricordes et de toute consolation, de ce qu'il s'est souvenu de vous dans le danger et a éloigné le joug humiliant dont les Sarrasins vous menaçaient tous. Les murs de Jéricho se sont écroulés, la grande Babylone est tombée, Dieu a réduit en poudre les remparts de ses ennemis et a fait triompher son peuple. Nous avons connu cet heureux événement avant même qu'il fût arrivé, par une inspiration de l'Esprit-Saint qui souffle où il veut et n'a pas besoin du secours de la voix pour se faire entendre. Pendant que vos mains frappaient de l'épée, mes frères et moi, dans mon néant, nous étions prosternés aux pieds du Seigneur, lui demandant, pour vous, force et courage dans la lutte;



a Horstius a publié cette lettre et la suivante d'après le tome I des Annales du Portugais Bernard Briton qui l'a traduite du français, si nous l'en croyons, et publiée ainsi que dautres lettres de la duchesse de Lorraine à saint Bernard avec les réponses de ce dernier. Mais nous aurions besoin d'un autre garant que lui de l'authenticité de ces lettres où l'on ne retrouve ni le génie ni le style, ni la modestie de notre saint Docteur. En fait de lettres authentiques de saint Bernard au roi de Portugal, nous ne connaissons que la trois cent huitième; Pierre, huitième abbé de Clairvaux, en écrivit également une au roi de ce pays, pour le remercier des secours qu'il avait accordés à ses religieux, dans un moment de grande détresse et du don qu'il leur avait fait du monastère de Castinéria. Voir Duchesne, tome 4, page480.



aussi notre coeur se trouva-t-il au comble du bonheur quand nous sûmes que nos iniquités n'avaient pas nui au succès de vos armes. J'ai appris aussi dans quels sentiments de haute piété vous avez fait voeu de fonder un monastère en l'honneur du Très-Haut, et je vous envoie ces religieux, mes enfants, que j'ai nourris pour le Christ, du lait de sa doctrine, depuis la fondation de notre propre monastère. Je les recommande à Votre Altesse, dont ils contribueront à accomplir les pieuses intentions: ils jetteront les premiers fondements de ce monastère, dont la durée et la sainteté rediront la gloire de votre règne aux siècles à venir et avec lequel vous partagerez en quelque sorte votre couronne, dont il recevra une partie des revenus. Que le Sauveur des hommes conserve Votre Majesté et la reine son illustre compagne, qu'il bénisse votre famille et vous fasse voir les enfants de vos enfants comblés de joie et de bonheur au sein de vos Etats.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CDXIX.



223. Nous étions prosternés auprès du Seigneur lui demandant pour vous force et courage. - On peut voir la chose rapportée tout au long dans Henriquez (In Fasci. lib. I, dist. 4, cap. 27.) et dans le ménologe, au 20 août, page 273, où il est dit que saint Bernard quoique se trouvant alors en France, élevait les mains vers le Ciel, comme un autre Moise, pendant que le roi Alphonse, tel qu'un autre Josué, donnait l'assaut, en Portugal, à la ville forte de Santarem occupée par les Sarrasins, et que saint Bernard assurait ainsi la victoire par le secours de ses prières, que frappé de sa réputation de sainteté, le roi Alphonse lui avait fait demander.

Ils jetteront les premiers fondements de ce monastère dont la durée et la sainteté rediront la gloire de votre règne... Prédiction remarquable dont nous avons vu l'accomplissement de nos jours. Ecoutons-en le récit de la bouche des historiens mêmes du pays. Voici en quels termes le Portugais Ange Manrique, théologien de l'ordre de Cîteaux, rapporte le fait.

«Ces paroles dont il recevra une partie des revenus se sont accomplies de nos jours; en effet, après la fin malheureuse de Sébastien qui mourut en Afrique, le cardinal Henri étant devenu roi de Portugal assigna une partie des revenus de l'abbaye d'Alcobaça à un de ses courtisans, et mourut peu de temps après sans laisser d'héritiers. Avec lui s'éteignit l'antique famille des rois de Portugal dont la succession échut au roi d'Espagne, Philippe II. Or, il y avait dans l'abbaye d'Alcobaça mille religieux qui chantaient jour et nuit les louanges de Dieu, ils se succédaient dix par dix au choeur de manière que le culte divin y fût perpétuel. En effet, les premiers ne quittaient le choeur qu'après avoir terminé le chant des Laudes et étaient remplacés par d'autres auxquels une troisième troupe succédait, et ainsi de suite, de sorte que le choeur n'était jamais vide.» Voilà comment Manrique explique l'accomplissement de la prophétie de saint Bernard dans sa Couronne Evangélique, et dans ses Annales. C'est de son récit que s'est inspiré Henriquez (In Fasci., lib.,1, dist. 4, cap. 27, et menol. 20. Aug.).

A ce sujet il me revient en mémoire un conseil ou plutôt une prophétie mémorable que j'ai lue dans la vie de saint Charles Borromée, concernant le même Henri, qui n'était encore que cardinal archevêque d'Evora, et je pense être agréable au lecteur en la rapportant ici. «A la mort de Sébastien, qui s'éteignit sans laisser d'enfant, le cardinal Henri, son oncle, monta sur le trône de Portugal.

«Les grands du royaume, les prélats et le peuple vinrent le supplier de prendre une femme, dans l'espérance que malgré son âge avancé il pourrait laisser un héritier du trône. A la raison d'état s'ajoutaient des motifs de piété et de religion, en laissant un héritier du trône après lui, il était sûr de prévenir les guerres et les malheurs qui ne pouvaient manquer à sa mort, de fondre sur le royaume. Henri, demanda donc au pape Grégoire, de le délier de ses voeux épiscopaux et de lui permettre de se marier, et il écrivit en même temps à l'archevêque de Milan, en lui disant que, forcé par le voeu des Portugais de songer à un mariage qui semblait promettre la paix et le bonheur au pays, il ne se rendait qu'avec peine à leurs désirs et se sacrifiait en songeant à les satisfaire, au salut de l'État et à l'intérêt public. Il terminait, en le priant d'user de toute son influence sur l'esprit du saint Père pour l'amener à lui accorder la dispense qu'il sollicitait. Les grands de la nation firent la même prière à saint Charles Borromée, en confiant cette grave affaire à son autorité.

«Saint Charles répondit au roi, son ami, non pas selon ce que celui-ci désirait, mais selon ce que le bien de l'Église semblait demander. Il est sans doute important pour les Portugais, disait-il, qu'ils aient, après le cardinal Henri, un successeur au trône dont les droits soient certains; mais permettre à un prélat de son rang de se marier pour atteindre ce but lui parait une chose des plus graves et jusqu'alors inouïe dans l'Eglise. Peut-être une personne consacrée à Dieu, dans un degré moins élevé, pourrait-elle être autorisée à contracter mariage, encore ce sentiment ne se trouve-t-il appuyé par aucun auteur digne d'être cité. D'ailleurs on n'a jamais vu le maintien de la paix publique et la succession au trône dépendre de semblables mariages, et les rendre désirables; au contraire, au lieu des avantages qu'on en attendrait il n'en pourrait résulter que de très-grands inconvénients, tant pour l'État que pour les particuliers. Quand on voit avec admiration de pieux rois, renoncer par amour de la pureté à l'usage d'un mariage même légitime, sans se mettre en peine de laisser après eux un héritier de leur couronne, comment penser que ceux qui ont fait voeu de célibat pourront après cela s'engager, sans offenser Dieu, dans les liens du mariage, auxquels ils ont renoncé? Il citait ensuite plusieurs exemples à l'appui de son sentiment et terminait en disant que dans un sujet de cette importance il ne, voyait rien de mieux à faire que d'exposer avec une entière simplicité, au souverain Pontife, toutes les causes qui font solliciter de lui une pareille dispense, et d'accepter ensuite de bon coeur la décision qu'il lui plaira de donner dans la plénitude de son autorité suprême et avec l'aide du Saint-Esprit. Il n'est personne qui ne sache quelle fut l'issue de cette affaire.»

Tel est le récit de Charles Biscapo, évêque de Novare, dans sa vie de saint Charles Borromée. (Note de Horstius.)

On trouve dans le Spicilège, tome 8, un diplôme de Jean, roi de Portugal, qui donne en 1233 le monastère de Cesca à Menende, abbé d'Alcobaça. (Note de Mabillon.)




LETTRE CDXX (a). A JEAN CIRITA.



L'auteur de cette lettre ayant eu connaissance par une révélation divine du désir ardent que Jean Cirita nourrissait de fonder un monastère en Portugal, lui envoie des religieux pour l'aider dans celle entreprise.



A son vénérable frère, le compagnon de son exil et l'ami de Dieu, Jean Cirita, Bernard, abbé de Clairvaux, salut dans l'auteur de notre salut.



Le Père des miséricordes a et le Dieu de toute consolation, qui ne veut pas que les pécheurs succombent et périssent sous le poids de leurs iniquités, m'a révélé que Votre Fraternité ne cessait dans ses prières d'implorer de la bonté divine le pardon de ses fautes. Pour répondre aux voeux ardents de votre âme, il m'a découvert que vos prières sont exaucées. Celui qui s'était réuni sur la route aux deux disciples d'Emmaüs, et qui m'a donné en vous un compagnon d'exil, m'inspire la pensée de vous envoyer quelques-uns de mes chers petits enfants, que j'ai nourris pour lui du lait de la doctrine évangélique, afin de vous mettre en état de fonder un monastère là où Dieu, dans sa miséricorde, doit vous manifester, par un signe certain, qu'il veut que vous en éleviez un. Il vous a choisi pour être parmi eux comme le porte-étendard et le chef de leur troupe, c'est vous qu'il destine à jeter les premiers fondements de cette oeuvre et à y mettre la main; alors vous la lui consacrerez sous le nom de son précurseur.



a Cette lettre commence à peu prés de même que la précédente et reproduit plus bas les mêmes expressions du lait de la doctrine évangélique. Ce que l'auteur de cette lettre dit du signe certain par lequel le Ciel doit indiquer à Jean de Cirita l'endroit oie il doit fonder un monastère, tue peut manquer de paraître bien éloigné du caractère et de l'esprit de saint Bernard.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE CDXX.



224. Il m'a découvert que vos prières étaient exaucées. - Henriquez, dans sa vie de Jean de Cérita, raconte comment la chose se passa. Au mois de juin de l'année 1119, après les Laudes de la Vigile de la saint Jean Baptiste, saint Bernard étant resté en prière vit apparaître saint Jean Baptiste qui lui ordonna d'envoyer une colonie de religieux en Espagne pour y fonder un monastère à l'endroit que Dieu leur montrerait. C'est à la suite de cette vision, que saint Bernard fit choix de huit religieux nommés Boémond, Aubert, Jean, Bernard, Cisinande, Roland et Alain, pour les envoyer en Espagne après leur avoir fait connaître ce que Dieu demandait d'eux. Ils partirent donc et trouvèrent Jean Cérita qu'ils reconnurent à un signe que saint Bernard leu avait donné. Ce fut sous la conduite et avec la protection du roi qu'ils fondèrent l'abbaye de Saint-Jean de Tarouca. Voir Henriquet (Fasci., lib. I, dist. 19), et Manrique (Annal., ann. 1119, cap. 3). (Note de Horstius.)




LETTRE CDXXI (a). BERNARD A L'ABBÉ DE SAINT-BENOIT.



A dom ....., abbé de Saint-Benoît, le frère Bernard de Clairvaux, salut et les bénédictions d'en haut.



Il est urgent que vous alliez trouver le roi le plus tôt possible pour faire part à Sa Majesté de mon chagrin et de mon désappointement. Je me félicite pourtant au milieu de tout cela de ce que c'est pour lui que je me trouve dans l'embarras par suite des conseils que j'ai donnés à Monseigneur l'évêque de Sens; car c'est en manquant au rendez-vous dont nous avions ensemble arrêté le jour qu'il m'attire le mécontentement du roi. Demandez à sa Majesté une lettre conçue de manière que le souverain Pontife ratifie sans restriction ce que deux évêques, ses fils dévoués, ont trouvé bon de décider; car ils se sont arrêtés au seul parti qui pût lui être le plus agréable en même temps qu'il était le plus utile à l'Eglise. Il n'y a pas lieu de se préoccuper de ce qu'un des trois arbitres a refusé d'exécuter le mandat qu'il avait reçu du souverain Pontife et de se soumettre à la volonté du roi; il ne pourrait se présenter devant Sa Majesté sans s'apercevoir du déplaisir que lui cause le manque étrange de procédés dont j'ai à me plaindre de sa part. Saluez, en mon nom, mon ami le chancelier, et priez-le d'écrire au sujet de cette affaire une lettre qui soit à tous les yeux une preuve de son amitié et de celle du roi pour moi, car je me flatte de pouvoir compter également sur celle de l'un et de l'autre.



a Cette lettre et la suivante ont été publiées par Duchene, tome 4, mais elles ne rappellent ni l'une ni l'autre le style de saint Bernard.




LETTRE CDXXII. BERNARD AU ROI LOUIS.



Au très-excellent roi de France, Louis, mon maître, Bernard, abbé de Clairvaux, salut.



Vous savez, Sire, que ma personne et tout ce que je possède sont entre vos mains tutélaires: plein de confiance dans les sentiments d'amitié que vous avez pour moi, je me permets de vous adresser J..., l'ecclésiastique chargé de vous remettre la présente, en priant Votre Grandeur de vouloir bien, s'il en est besoin, le recommander au souverain Pontife et croire, sur ma parole, parfaitement fondées les plaintes qu'il fait entendre contre son évêque au sujet d'une somme d'argent qu'il lui a prêtée. Adieu.




LETTRE CDXXIII. NICOLAS DE CLAIRVAUX AU COMTE ET AUX BARONS DE BRETAGNE, SUR LA CROISADE, DE LA PART DE MONSEIGNEUR L'ABBÉ DE CLAIRVAUX.



L'an 1146



1. La terre entière est émue et s'agite parce que le Roi du ciel a perdu la patrie qu'il avait ici-bas, les contrées que ses pieds ont foulées. Les ennemis de sa croix se sont conjurés contre lui et, se montrant pleins d'audace et d'orgueil, ils se sont écriés tous: Emparons-nous de son sanctuaire. Ils en veulent aux saints lieux où s'est accompli notre salut, et menacent de souiller de leur présence les endroits arrosés du sang de notre Sauveur. Mais ce qu'ils ont plus particulièrement à Coeur de détruire, c'est le trésor insigne de la religion chrétienne, ce sépulcre où le corps du Sauveur a été déposé et sa face divine recouverte d'un suaire. Ils lèvent une main menaçante contre la montagne de Sion, et, si le Seigneur lui-même ne s'en fait le gardien, ils ne sauraient tarder à fondre sur la ville sainte de Jérusalem, la cité où le nom du Dieu vivant a jadis été invoqué. Les chrétiens sont ou jetés en prison ou cruellement massacrés comme des brebis sans défense. L'oeil de la Providence paraît fermé sur ces malheurs, mais ce n'est que pour mieux voir s'il se trouvera quelqu'un qui comprenne la volonté de Dieu et cherche à la faire, qui souffre de l'affront dont il est menacé et s'efforce de lui rendre son héritage. Quoiqu'il puisse tout ce qu'il veut et qu'il n'ait qu'à vouloir pour pouvoir, il veut que les chrétiens aient le mérite de la victoire, tout en se réservant de terrasser lui-même leurs ennemis.

2.Voilà pourquoi, nous rendant au pressant appel du roi notre maître, et à l'ordre du saint Siège, nous sommes venus en foule, le jour de Pâques à Vézelay, où le roi notre maître et sa cour s'étaient donné rendez-vous. Après avoir exposé à tous les yeux le triste état des choses, on lut du pape une lettre dont je vous envoie la copie. Le Saint-Esprit a touché les coeurs et le roi prit la croix avec une foule de peuple et une multitude de seigneurs: l'ardeur qui les transportait tous s'est répandue partout, et de toutes parts on voit accourir des gens empressés à plader le signe du salut sur leurs fronts et sur leurs épaules. Comme votre pays est rempli de vaillants guerriers et d'une jeunesse pleine de bravoure c'est à vous à vous enrôler des premiers avec ceux qui ont déjà donné leur nom pour l'expédition sainte et à prendre l'épée en main pour défendre la cause du Dieu vivant. Courage donc, généreux guerriers, revêtez-vous de vos armes et que celui qui n'a pas de glaive se hâte d'en acheter. Ne laissez pas seul le roi de France, votre roi; ce serait délaisser le Roi même des cieux pour lequel il entreprend une guerre si lointaine et si pénible. Vous ne tarderez pas à recevoir la visite d'un véritable homme de Dieu, monseigneur l'évêque de Chartres'; il vous informera plus en détail de tout ce qui s'est dit et passé ici, et il vous montrera en même temps les indulgences considérables que le Pape accorde par sa lettre à ceux qui prendront la croix. Au nom de Celui qui a voulu mourir pour votre salut, volez à la défense des lieux où il est mort et dans lesquels il a consommé notre rédemption, si vous ne voulez que les païens ne nous disent bientôt: Où donc est votre Dieu? Que Notre-Seigneur Jésus-Christ, le fils de Marie, l'époux de l'Eglise, vous accorde la victoire sur la terre et la couronne de gloire dans les cieux




LETTRE CDXXIV. LE MÊME A MANUEL COMNÈNE, EMPEREUR DE CONSTANTINOPLE, AU NOM DE MONSEIGNEUR L'ABBÉ DE CLAIRVAUX.



Nicolas de Clairvaux prie l'empereur de Constantinople de faire chevalier le jeune fils de Thibaut, comte de Champagne.



Au grand et glorieux Manuel, empereur de Constantinople, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et prières.



1. Si je me permets d'écrire à une Majesté telle que la vôtre, ne m'accusez ni de témérité ni d'audace, je ne cède, en le faisant, qu'à une inspiration de cette charité qui ne doute de rien. Car pour moi, qui suis-je et quel rang ma famille occupe-t-elle dans son pays pour que j'ose écrire à un aussi grand empereur? Je suis pauvre et obscur, des contrées immenses et de vastes mers me séparent de votre sublime personne; qu'est-ce donc qui pourrait rapprocher ma bassesse de votre grandeur, si je ne comptais pour cela sur l'humilité même de Jésus-Christ dont les rois et les peuples de la terre, les princes et les juges se glorifient? La renommée a porté jusqu'à nous le bruit de votre magnificence et la gloire de votre nom qui maintenant remplissent la terre entière. Voilà pourquoi je tombe aux pieds du Père des esprits, de celui d'où découle toute paternité dans le ciel et sur la terre, et le prie de ne vous faire quitter l'empire de la terre que pour vous donner le royaume des cieux, dont la durée est éternelle (Ps 144).

2. Je n'ai donc aucun titre pour présenter au pied du trône de votre gloire la personne chargée de vous remettre la présente; c'est un jeune nomme de la plus grande noblesse, que;je vous prie de faire chevalier et d'armer de l'épée contre les ennemis de la croix de Jésus-Christ et de tous ceux qui lèvent contre lui une tète orgueilleuse et menaçante. Ce jeune nomme louvait aspirer aux plus grands honneurs, mais suivant mon conseil il préfère l'éclat de votre empire et le glorieux souvenir qu'il emportera dans la tombe de la main qui l'aura fait chevalier. Je n'aurais pas osé vous prier de vous intéresser à ce jeune homme si Jésus n'était en cause, car c'est pour lui qu'il entreprend une expédition aussi longue et aussi laborieuse. Veuillez être persuadé que tout ce que vous ferez pour lui, je le tiendrai comme étant fait à moi-même.

3. C'est à vous maintenant, très-glorieux empereur, de montrer toute votre bonté et d'en multiplier les actes; la terre tout entière est émue et s'agite parce que le Roi du ciel a perdu la patrie qu'il avait ici-bas, le pays que ses pieds ont foulé. Les ennemis du Seigneur s'apprêtent à fondre sur la Cité sainte et à détruire le sépulcre glorieux oit la fleur virginale issue de Marie fut déposée sous les bandelettes et les aromates, et d'où elle sortit bientôt plus grande et plus vivace pour briller sur notre pauvre terre. Voilà pourquoi, sur l'ordre du souverain Pontife et sur nos propres instances de si bas qu'elles partissent, le roi de France et, avec lui, une multitude de seigneurs, de chevaliers et de peuples se sont mis en marche pour la Terre sainte et se proposent de passer par les terres de votre empire pour aller au secours de la cité du Dieu vivant. C'est à vous de les recevoir avec honneur et de prendre dés maintenant toutes les mesures qu'on a lieu d'attendre de vous à raison du rang que vous occupez, dit pouvoir que vous avez entre les mains, de la dignité impériale dont vous êtes justement fier et des trésors que vous possédez. Vous ne pouvez d'ailleurs agir autrement que l'exigent la dignité de l'empire, l'honneur de votre personne et le salut éternel de votre âme. Je vous recommande entre tous et par-dessus tout le jeune fils de l'illustre comte Thibaut; veuillez le traiter non pas seulement comme le mérite un prince de son rang, mais ayez pour lui des attentions particulières. C'est un tout jeune homme, mais il est d'une illustre famille, d'un naturel excellent, et il veut faire ses premières armes pour la cause de la justice et non de l'injustice. Il est d'ailleurs le fils d'un père que son équité et sa douceur placent au premier rang dans l'estime et dans l'affection des hommes. En retour de l'e ce que vous ferez pour ce jeune prince, je vous offre une part dans les mérites de toutes les bonnes couvres qui se font et se feront dans notre maison, afin que Notre-Seigneur Jésus-Christ le fils de Marie, l'époux de l'Eglise, vous accorde la victoire sur la terre et la couronne de gloire dans les cieux!




LETTRE CDXXV. A L'ÉVÊQUE DE LUCQUES (a), AU NOM DE L'ABBÉ DE CLAIRVAUX.



L'auteur de celle lettre exhorte l'évêque de Lucques de faire preuve de force et de courage.



A son vénérable seigneur l'évêque de Lucques, Bernard, salut; vivre et mourir dans la lumière.



1. Dans le poste que vous occupez vous avez besoin d'un esprit élevé qui vous instruise; l'épiscopat est moins un honneur qu'une charge qui réclame des oeuvres et des vertus, plutôt que des paroles et des richesses. Le céleste héraut dont le coeur et les lèvres débordaient des paroles mêmes du Seigneur disait: «Il est certain que ceux qui désirent l'épiscopat ambitionnent une charge et des fonctions saintes (1Tm 3,1),» vous l'entendez: «une charge et des fonctions;» non pas un titre et des dignités. Or vous avez entrepris de grandes choses, il vous faut du courage; vous êtes devenu le surveillant de la maison d'Israël, vous avez besoin de prudence; vous vous devez aux sa es et aux insensés. Soyez donc riche d'équité et de modération; enfin, pour mettre le comble aux vertus qui vous sont nécessaires, vous devez vous revêtir de cette justice qui vous fera rendre à chacun selon son mérite, car il est dit dans les saintes lettres: «Il faut que les prêtres aient la justice pour vêtement (Ps 131,9).» Heureux le char qui a l'humilité pour timon et les vertus pour roues, heureux aussi celui qui en occupe le siège et le dirige là où il veut.

2. L'humilité enseigne toutes les vertus, elle est la fille bien-aimée du souverain Roi, et, descendue d'en haut avec le maître des cieux, elle aime à fixer sa demeure dans des âmes qui ont quelque chose du ciel. Sans l'humilité, la sagesse qui décide ce que nous devons aimer, n'est qu'aveuglement et terreur ainsi que le Sage en fait la remarque; la force qui triomphe dans la lutte, n'est sans elle, qu'une véritable faiblesse qui succombe; la tempérance qui résiste aux appétits mauvais, une sobriété aussi chancelante que l'ivresse même, et la justice avec ses oeuvres, sans humilité, est un orgueil déguisé. Il n'y a que l'humilité qui donne de la réalité et de la durée à nos vertus; seule elle sait faire violence ail royaume de Dieu, seule en effet elle a abaissé la majesté divine elle-même et lui a fait accepter la mort, et la mort sur la croix. C'est à l'humilité qui avait d'abord persuadé au Verbe de Dieu, quand il était assis au plus haut des cieux, de descendre vers nous, que nous devons que la vérité l'ait ensuite contraint à faire ce qu'il avait promis et à descendre dans le sein d'une vierge dont sa toute-puissance le fit sortir sans nuire à la virginité de sa mère; c'est à l'humilité enfin que nous devons que l'obéissance l'ait guidé en toutes choses; que la patience l'ait animé à tous les instants et que la charité l'ait montré par les paroles et les miracles qu'elle lui inspirait. Une pareille vertu doit pousser de profondes racines dans le coeur d'un évêque, puisque dès qu'elle disparaît, toutes les autres vertus s'envolent et s'évanouissent. Peut-être suis-je allé un peu loin, mais c'est vous qui m'y avez contraint (2Co 12,11). Il ne m'appartenait pas de faire la leçon à un évêque; mais je n'ai fait que mon devoir en donnant des conseils à un ami, comme doivent également le faire tous ceux qui connaissent la vraie charité. Notre commun fils vous dira de vive voix plus amplement et mieux que je ne pourrais le faire, ce que j'omets dans cette lettre, par la raison qu'il peut arriver que ce que l'on confie au papier nuise aux,ans en même temps qu'il peut être utile aux autres.



a Nous pensons qu'il s'agit ici de l'évêque de Lucques, en Italie, le même que celui qui a recommandé Pierre Lombard à saint Bernard, comme nous l'avons vu plus haut, lettre quatre cent dixième. Mais nous ne saurions dire si c'était Hubert qui fut évêque en 1140 ou Grégoire qui ne le fut qu'en 1146, selon ce que rapporte Ughel dans son Italie sacrée, tome I.




LETTRE CDXXVI. Convention faite entre Hugues et Guillaume, l'un évêque, l'autre comte d'Auxerre.



L'an 1145,



1. Au nom de la sainte et indivisible Trinité, moi Bernard abbé de Clairvaux, ayant eu connaissance de 1a division survenue entre Hugues évêque d'Auxerre et Guillaume comte de Nevers par suite de prétentions opposées, je me suis rendu à Auxerre, et après les avoir mis d'accord, je leur ai fait accepter l'arrangement suivant:

Dans un bois appelé la Bruyère de l'évêque, ce dernier et le comte Hugues feront à frais communs une garenne qui sera gardée également à frais communs, de sorte que les gardes de l'un seront réputés les gardes de l'autre, prêteront serment entre les mains de tous les deus et s'engageront à ne prendre dans cette garenne ni homme ni bête que ce ne soit au profit des deux Contractants. Les amendes perçues pour les délits faits dans cette garenne seront partagées par moitié. Voici quelles seront ces amendes suivant les cas. Les pores, les brebis et les vaches qui s'y réfugieront pour éviter la poursuite des taureaux en rut ne paieront pas l'amende. Les boeufs, les vaches, les chevaux, les ânes, les chèvres et autres animaux semblables seront taxés à un denier par tête, s'ils sont bans gardien; si le gardien est présent il paiera trois écus pour lui, sans qu'il puisse être rien exigé en sus pour les animaux. Toute personne trouvée coupant du bois dans cette garenne sera taxée à quinze écus; celui qui y aura allumé un incendie en paiera soixante. En aucun cas les amendes ne dépasseront les sommes ci-dessus indiquées. La garenne n'excédera pas une largeur de quarante perches. Si, par l'effet du temps ou de toute autre cause, ladite garenne vient à disparaître, les deux parties pourront la rétablir au même endroit s'ils le jugent à propos; s'ils n'usent pas de cette faculté, le fonds, cultivé ou non, fera retour au domaine de l'évêque à qui appartiendront également toutes les amendes qui seront dues pour délits commis ailleurs que dans la garenne.

2. Les clercs seront entièrement libres et exempts de la juridiction du comte, qui ne pourra sous nul prétexte exercer sur eux aucun droit seigneurial, ni confisquer leurs biens en quelque lieu qu'ils se trouvent, ou les donner à ses officiers. Tout clerc pris en flagrant délit de brigandage sera remis entre les mains de l'évêque ou de ses gens sans qu'on puisse le traiter d'une manière injurieuse ou blessante pour l'ordre clérical; d'un autre côté, si le comte, par lui-même ou par ses gens, poursuit un ecclésiastique, l'évêque s'efforcera de faire droit à ses réclamations autant que la justice et la raison le permettront.

3. Les impôts de la ville et des faubourgs appartenant en commun à l'évêque et au comte, s'il se commet quelque détournement, l'évêque se fera restituer intégralement la somme dérobée, selon la loi de chacun, et le comte recevra une amende de soixante écus. Si le percepteur des impôts du comte ou quelqu'un de ses employés arrête le premier celui qui aura fait tort à l'évêque, il le forcera toujours, suivant la loi qui le régit, à lui restituer ce qu'il lui a pris; s'il le laisse échapper par sa faute avec ce qu'il a volé, il répondra du capital dérobé, toujours selon la même loi.

4. Les serviteurs de l'évêque et les gens de sa maison ne relèveront jamais de la juridiction du comte. Tous les délits commis dans les cloîtres de Saint-Etienne, de Sainte-Marie, de Saint-Eusèbe, de Saint-Pierre et de Saint-Amator, ainsi que tout ce que renferment ces monastères, sont du ressort de la juridiction épiscopale, et le comte ne pourra ni exercer son pouvoir sur eux ni confisquer à son profit les objets renfermés dans les susdits cloîtres pour s'indemniser de quelque délit que j ce soit: si on surprend quelque laïque en flagrant délit dans lesdits cloîtres, il sera livré dans son habit séculier à la justice du comte. Tout malfaiteur saisi hors de l'enceinte des monastères susnommés sera remis entre les mains du comte, avec tous ses biens, ceux des monastères susdits toujours exceptés.

5. Quant aux terres sujettes au cens, il est convenu que ni le comte ni ses gens ne pourront acquérir celles qui font partie du fonds de l'évêque sans le consentement de ce dernier, ce qui se pratiquera de même pour toute espèce de dunes. Le ban du comte sera religieusement observé pendant trois jours entiers par toute personne laïque ou ecclésiastique se trouvant dans les monastères, après quoi il leur sera permis de vendre. Si l'évêque achète du vin ou du blé, il ne sera tenu de payer ni droit de gelle ni autre en usage. L'évêque avertira par lui-même ou par des ecclésiastiques qu'il chargera de le remplacer, les serviteurs et les gens du comte, des fautes qu'ils pourront commettre contre la foi et pour lesquelles ils seront justiciables de lui.

6. La maison du comte et les fortifications des châteaux que ledit comte reconnaît tenir de l'évêque à Châteauneuf, à Saint-Sauveur, à Conat et à Maillas seront remises entre les mains de l'évêque dès qu'il l'exigera. Toutefois, s'il cesse de les occuper, elles retourneront au comte ou à ses officiers. L'évêque pourra couper dans les bois du comte tout ce qui sera nécessaire à lui ou au monastère de Saint-Etienne.

7. Il est dit et convenu que les chanoines de Saint-Etienne auront l'usufruit du bois de Thul. Il est également reconnu et accordé par le comte qu'il ne pourra faire ni changement ni innovation aucune à Auxerre sans le consentement de l'évêque, dont il se reconnaît le vassal pour tout ce qu'il tient à Auxerre et dans son enceinte, excepté pour ce qu'il possède infra muros; mais il le pourra en dehors du cloître, là où il possède en qualité de vassal du roi de France dans son fief de duc au-delà du pont.

8. Le comte doit garder les biens de l'évêque comme les siens propres. S'il arrive que quelqu'un de ses hommes fasse du tort soit à l'évêque soit à l'un de ses gens, le comte l'obligera à le réparer ou le réparera à ses propres dépens. Il devra y avoir aux moulins de l'évêque situés à Regenne, un port accessible à tous les bateaux montants ou descendants. Parmi les marchands de poisson, le comte pourra en avoir quatre francs, sur lesquels l'évêque n'aura aucun droit; quant aux autres, si le percepteur de l'évêque les aborde le premier et est entré déjà en paroles, il pourra prendre tout ce qui est nécessaire à la cour de l'évêque; il en sera de même dans le cas où le percepteur du comte serait le premier. S'ils se présentent l'un et l'autre en même temps, ils auront part égale dans ce qu'ils auront trouvé. Il en sera de même pour les autres denrées: pour toutes les denrées, l'évêque aura un crédit de quarante jours à partir desquels il ne lui sera plus rien livré à crédit par ceux qui n'auront pas encore été payés.

9. Quant aux marchands qui vendent dans leur propre maison, il est arrêté que tous les quinze jours ou tous les mois ils acquitteront les ventes au percepteur de l'évêque s'ils en sont requis. Dans les marchés francs du premier mai, les droits et les ventes seront attribués ainsi qu'il suit, deux tiers à l'évêque et un tiers au comte. Les gens chargés de percevoir ces impôts prêteront serment au comte et à l'évêque.

10. L'évêque pourra établir des gardiens dans ses vignes propres et dans celles sujettes au cens si ceux à qui elles appartiennent y consentent; on ne pourra point les contraindre à les accepter. Le comte aura le même droit dans toute la Bruyère; le comte et l'évêque y posséderont en commun le droit de chasse, quelque soit d'ailleurs le propriétaire du fonds, et auront une part égale dans les amendes provenant de délits de chasse.

Fait à Auxerre l'an de Notre-Seigneur mil cent quarante-cinq, première année du pontificat du pape Eugène III. Etaient présents: Etienne, abbé de Régny, Guy de Charlieu, Baudoin de Châtillon; Geoffroy de la Roche; l'archidiacre Rainaud, le chantre Geoffroy; Hugues, doyen de Meaux; André de Beaumont, Landry, Bernard, Hugues de Château-Censois, Hugues de Toucy, prêtre; Geoffroy, économe; maître Anselme, Guy de Bitche, Etienne de Saint-Germain, chanoine; les chevaliers Guillaume, fils du susdit comte, Hugues de Thil-1e-Châtel, Humbert de Saint-Germain, Siguin de Tournelle, Eudes de Toucy, Humbaud de Tors, les gens de service Mobert, prévôt du comte, Humbaud, son boulanger, Ervée, prévôt de l'évêque, Olanne, son économe, et beaucoup d'autres appartenant aux deux parties contractantes (a).



a Le différend que saint Bernard avait terminé par cette charte se renouvela plus tard entre l'évêque Alain et le comte Guillaume, il fut réglé par Geoffroy qui avait été évêque de Langres avant de se retirer à Clairvaux où il vivait en simple particulier; il ne trouva rien de mieux à faire que de remettre en vigueur ce qui avait été réglé entre! l'évêque Hugues et le comte Guillaume de la Chartreuse, par Bernard de sainte mémoire, abbé de Clairvaux.





Bernard, Lettres 419