Bernard, Lettres 427

LETTRE CDXXVII. GEOFFROY, ÉVÊQUE DE CHARTRES, A ETIENNE, ÉVÊQUE DE PARIS.



L'an 1126



Il doit faire sa paix avec Etienne de Garlande.



Je vous ai déjà parlé, à la prière d'Etienne de Garlande, de l'obligation de faire votre paix avec lui. Apprenant aujourd'hui qu'il veut oublier les griefs qu'il croit avoir contre vous, afin de se réconcilier avec vous, je conseille à Votre Sainteté, que j'aime du fond de mon âme, et à qui je ne me permettrai jamais de donner un conseil qui ne soit à son honneur, je conseille, dis-je, à Votre Sainteté, et lui demande de vouloir bien indiquer un jour et un endroit où elle puisse arriver à conclure cette paix qu'Etienne lui offre de faire avec elle, en s'en remettant, pour le jugement de toute l'affaire qui vous divise, à l'examen et au jugement de vos propres amis, et particulièrement de l'abbé de Clairvaux. Il ne convient point à votre Paternité de vous refuser à conclure la paix qui vous est proposée, puisque si elle ne vous était offerte, vous devriez rechercher tous les moyens possibles d'arriver à la faire. En effet, ne devez-vous pas, à l'exemple du Sauveur, aller à la recherche de la brebis égarée, afin de la rapporter sur vos épaules au bercail de la paix? Si nous sommes tenus, d'après l'Apôtre, de vivre en paix avec tous les hommes, à combien plus forte raison sommes-nous obligés de le faire avec, ceux dont un jour nous devons répondre au Seigneur? Maintenant si, ce qu'à Dieu ne plaise, vous refusez de recevoir la satisfaction de cet homme selon que vos amis l'auront réglée, vous vous rendrez coupable envers Dieu en même temps que vous couvrirez vos amis de confusion. Adieu.




LETTRE CDXXVIII. B..... A SAINT BERNARD (a).



B.,.. entretient saint Bernard de la conduite d'un religieux indiscipliné.



A son très-cher père Bernard, par la grâce de Dieu, abbé de Clairvaux, le frère Bernard qui se trouve aujourd'hui comme un enfant arraché au sein nourricier de sa mère et éloigné du pays où coulent le lait et le miel, salut.



1. Je ne romprais pas le silence dans lequel j'avais résolu d'ensevelir l'indigne conduite qu'un de mes religieux a tenue à mon égard, si je ne me voyais obligé de prévenir l'effet de ses récits mensongers par un exposé sincère de ce qui s'est passé.

Je ne saurais vous dire combien de fois et avec quelle arrogance le frère R..... s'est permis de me faire de l'opposition tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du monastère, quels scandales il a sciemment et volontairement donnés à mon cher et timide troupeau; avec quelle audace et quel orgueil il s'est affranchi de toute règle et de toute discipline, Dieu seul, qui connaît ma peine et ma douleur, le sait; cette maison qui a les yeux et les oreilles remplies des preuves de sa révolte le sait aussi, et sa propre conscience qui ne peut manquer de reconnaître la vérité du témoignage qu'un autre que lui rend à sa conduite, ne l'ignore pas non plus. Dans tout cela je rends grâce à Dieu de ce qu'il m'a donné la patience nécessaire pour supporter tout ce que j'ai eu à souffrir, et il sait, lui, ce que j'ai enduré! J'ai entendu sortir de la bouche de ce frère des paroles qu'un religieux ne saurait répéter, j'ai fait comme si je ne les entendais pas et comme si je n'avais rien à répondre (Ps 37,15). Je le priai tantôt en particulier, tantôt en public, seul ou avec les autres religieux, de nous épargner ainsi qu'à lui-même toutes ces scènes pénibles, de penser à son âme et de songer à la triste réputation qu'il allait faire à notre jeune colonie, dans ce pays étranger où nous nous trouvons transplantés; observations, prières, reproches, il n'est rien que je n'aie mis en couvre pour gagner ou pour effrayer son âme et pour l'empêcher de nous faire devenir la fable du pays et de nous exposer au mépris de tout notre entourage; enfin j'ai versé du vin mêlé d'huile sur les blessures de cette âme laissée par le démon à demi morte entre mes mains, mais, hélas! ses plaies étaient incurables.

2. Enfin, voyant que le mal résistait à tous mes efforts, je commençai à craindre que du membre malade la corruption ne finit par infester le corps tout entier; mais j'appréhendais encore d'agir en conséquence, je me défiais de moi, j'avais peur que celui qui a su se transformer en ange de lumière ne me poussât à venger mes propres injures, sous prétexte d'agir dans l'intérêt de la justice et par amour de notre ordre; aussi n'est-ce qu'après avoir demandé à Dieu, dans une fervente prière, de ne pas permettre que je fisse fausse route, que je défendis à ce moine orgueilleux et révolté d'imposer au choeur ni psaume ni antienne, jusqu'à ce qu'il eût réparé le scandale qu'il avait donné aux fils de sa mère. Loin de se calmer, il n'en devint que plus furieux et plus menaçant; et ce religieux qu'on avait vu naguère refuser de chanter quand on le priait de le faire à son tour, entonnait alors les antiennes malgré la défense qui lui avait éte faite; il rompit dès lors, au scandale de tous, le silence qu'il avait obstinément gardé au choeur jusqu'à ce moment. Le lendemain je lui ai interdit la table. Alors se mettant en révolte ouverte, il vint se placer en face de moi dans le chapitre, et m'apostropha en termes d'une violence incroyable; je me contentai de lui répondre en peu de mots, avec l'Apôtre: Si quelqu'un veut encore. contester, il faut qu'il sache que ce n'est point là notre coutume non plus que celle de Dieu (1Co 11,16), et je me tirai ainsi d'affaire avec lui. Alors, plein d'indignation et de colère contre moi, qu'il regarde comme un novice en comparaison de lui qui a depuis si longtemps fait profession, il quitta le cloître et le monastère et s'en alla vivre seul, en répétant ce qu'il avait eu déjà l'impudence de dire à son abbé, que ce qui l'avait' mené à Rome ce n'était pas du tout le désir de propager notre ordre au loin, mais seulement l'envie de voir cette ville. J'abandonne maintenant toute cette affaire entre les mains de Dieu qui nous jugera tous; quant à ce religieux, il a fait tout ce qu'il a pu, sous les yeux même de son abbé et de ses frères, les autres religieux, pour corrompre la pureté de notre ordre.



a Un ne peut douter que cette lettre ne soit de Bernard, abbé du monastère de Saint-Anastase, près de Rome, dont il est question à la fin de la lettre. Il est aussi l'auteur des lettres 343 et 344.




LETTRE CDXXIX. HUGUES MÉTELLUS A BERNARD.



Hugues Mélellus s'élend longuement sur les louanges que mérite saint Bernard.



1. A son révérend et béni Père en Dieu, Bernard, abbé de Clairvaux qui brille à nos yeux comme une lampe étincelante, Hugues Métellus, esclave autrefois de mille futilités et aujourd'hui, de la croix du Sauveur, salut et veau de pénétrer plus avant dans le sanctuaire de la sainte Écriture, d'en recueillir les morceaux de peur qu'ils ne se perdent et d'en dégager le sens de tout ce qui l'offusque. Votre nom est une huile parfumée qui se répand au loin; il exhale l'odeur des aromates qu'on vient de réduire en poudre. La renommée en a fait éclater en tous lieux la réputation et l'a portée jusqu'aux confins du monde comme une odeur délicieuse qui remplit de ses suaves émanations la terre et la mer et attire à l'endroit d'où elle s'exhale une foule de gens qui sont venus, aux lieux mêmes qui la produisent, s'enivrer de ses parfums et. goûter sa douceur salutaire. On vit alors des hommes que les émanations délétères du Styx avaient asphyxiés, dont l'infection des eaux de l'Achéron avait altéré, corrompu même la nature, se réconforter et renaître à la vie après avoir goûté de ce nectar. Votre vie tout entière est onctueuse aussi comme l'huile qui s'écoule; elle est une lampe d'un éclat étincelant qui brûle en même temps qu'elle éclaire, et qui éclaire en même temps qu'elle brûle; mais si elle brûle, ce n'est que pour elle; elle éclaire pour les autres; sous le jet de sa lumière, les objets les plus éloignés non-seulement s'illuminent, mais encore semblent se rapprocher. Toute votre vie brille comme un flambeau radieux qui envoie partout ses rayons qu'aucun obstacle ne retient captifs. Ce n'est point une vie obscure et perdue au milieu des autres, et pourtant elle ne se répand au dehors qu'avec modération, et les bons exemples dont elle est pleine dissipent les ténèbres, prodiguent la clarté; on dirait l'astre même du jour versant à flots sa lumière sur la tête des montagnes qu'il semble abaisser dans les vallons qu'il remplit d'éclat et de splendeur. On peut encore vous comparer à un charbon ardent qui rallume, à son approche les charbons éteints, près desquels il se trouve. Votre vie tout entière est un modèle qui apprend, à ceux qui la considèrent, l'art d'une vie sainte, le secret de corriger ce qui est défectueux, de consolider ce qui menace ruine, de réparer ce qui est endommagé, et qui embaume tout le monde par l'excellente odeur qu'elle répand, non pas dans les ténèbres, mais sous les rayons mêmes du soleil.

2. Et votre parole je la comparerai aussi à l'huile qui s'épanche. Ce n est pas vous qui tenez inutilement enfermé le talent que vous avez reçu; vous faites fructifier le don de la parole et de la persuasion qui vous est confié. Il semble que vos paroles s'échappent de votre bouche à la chaleur de la charité, comme l'eau, à celle d'un brasier ardent, s'envole en vapeur; elles ont la douceur même du nectar, On peut dire de votre langue qu'elle est semblable au stylet que dirige la main rapide d'un écrivain habile dans son art, ou qu'elle possède le don magique de l'enchanteur, mais du bon enchanteur. Quel langage nouveau, inouï jusqu'alors, elle sait nous faire entendre, quand elle touche aux mystères de la foi ou quand elle célèbre les louanges du Créateur. On peut dire que sur votre langue reposent l'Ancien et le Nouveau Testament, l'ombre et la réalité, la grâce et la loi réunies, non pas la lie épuisée de la loi; elle distille le,lait et le miel sans laisser jamais tomber la moindre goutte de fiel, c'est un véritable rayon sortant plein et parfumé de la ruche, Vous ne frappez point l'air de paroles vaines ou futiles, absence complète de bruit et de mouvements violents; mais vous traitez toutes choses, dans vos discours, avec une admirable douceur. Chez vous, le loup fraie avec l'agneau, le léopard avec le chevreau, un enfant en serait le maître. Oui, votre parole coule comme l'huile qui s'épanche; c'est la clémence même qu'on entend par votre bouche et chaque mot est une goutte d'huile d'une grande douceur quand vous parlez du pardon aux pécheurs, et prodiguez des consolations aux âmes affligées en même temps que des conseils et des paroles d'espérance. N'est-ce point encore la douceur de l'huile que rappelle le langage par lequel vous redonnez des forces et du courage aux athlètes qui luttent les luttes du Seigneur, mais que la fatigue commence à gagner et menace de priver de leur récompense! Quelles paroles douces comme le miel vous savez trouver pour leur rendre des forces, de quel lait délicieux vous étanchez la soif qui les consume! quel charme alors, quelle onction dans vos paroles! Vos discours sont comme la rosée qui gonfle la semence et développe le germe, c'est le ruisseau bienfaisant qui double la végétation. Quand on vous entend séparer avec discernement l'honnête et l'utile de ce qui ne l'est pas, ne dirait-on pas que vous forcez, dans le pressoir, l'huile à sortir du marc qui la contient, ou que dans la grange, un van à la main, vous séparez le bon grain de la paille avec laquelle il est mêlé? Lorsque vous exposez le sens spirituel caché sous la lettre, vous exprimez, sous le pressoir de la raison, l'huile cachée dans l'enveloppe qui la recouvre, de même que l'huile surnage sur le vin. Ainsi voit-on à votre parole le sens spirituel comme s'élever au-dessus de la lettre qui le dérobe; de même encore que l'huile mêlée au vin ne peut rester au fond du vase, ainsi les paroles de miséricorde que vous faites entendre élèvent le jugement.... etc.

3. Quand je lis vos ouvrages, il me semble qu'ils prennent une voix et qu'ils me parlent et me donnent de salutaires avis, néanmoins ils sont loin de répondre à mes désirs et de satisfaire l'avidité de mon âme, parlez-moi vous-même et baisez-moi d'un baiser de votre propre bouche; c'est vous que je veux voir, et non pas votre image réfléchie dans vos oeuvres comme dans un miroir et derrière d'impénétrables énigmes; donnez-moi, je ne dis pas un baiser de vos lèvres sur les miennes, je n'en suis pas digne, mais cette accolade que je voudrais recevoir non pas de vos livres, qui me disent pourtant assez éloquemment combien vous êtes bon, mais de vos lèvres éloquentes et douces qui me fassent entendre de délicieuses paroles. Car vos entretiens et vos discours m'attireront sur vos pas, m'attireront, dis-je, mais sans peine, attendu que je ne demande pas mieux que de m'élancer à votre suite, je suis tellement disposé à vous suivre que ni le Caucase, ni le Parnasse ou les Alpes elles-mêmes ne pourraient m'empêcher de courir après vous, quand même elles s'élèveraient comme un mur entre vous et moi pour me barrer le passage; la bonne odeur de vos vertus serait plus forte pour m'attirer à votre suite que ces barrières pour m'arrêter, mais je ne serai attiré par la bonne odeur de vos vertus que pour finir par en goûter la douceur; vous m'ouvrirez vos celliers où se trouvent en réserve des provisions de toutes sortes et des vases remplis des boissons les plus variées. Après m'y être rassasié à mon aise et y avoir bu l'ivresse à longs traits, j'entrerai dans le palais du Roi éternel pour y vivre dans un bonheur sans fin. Mais si j'ai dit que je courrai après vous, je n'ai pas dit que j'espérais vous atteindre; car je n'ai pas encore pris la résolution de laisser l'angélique et blanc habit des Nazaréens pour en prendre un autre; il est bon que je reste comme je suis.... etc. Tout ce que je viens de dire, c'est uniquement à vous, de vous et pour vous que je l'ai dit; maintenant je laisse libre carrière à ma plume et je convie tous les hommes à prêter avec vous l'oreille à ce qui me reste à dire, car je vais dévoiler mes erreurs, déplorer le malheur du monde et solliciter le secours de vos prières.... etc.




LETTRE CDXXX. HUGUES MÉTELLUS A SAINT BERNARD.

Hugues s'efforce de justifier lui et les siens d'une accusation dirigée contre eux.

1. Au sérénissime Bernard, abbé de Clairvaux, béni en Jésus-Christ, Hugues Métellus, Jadis disciple d'Aristote et maintenant serviteur du Christ, monter de Jéricho à Jérusalem.

Vos déserts s'engraissent et s'embellissent, Clairvaux regorge de moissons et voit dans ses pâturages le léopard se mêler aux agneaux et les veaux folâtrer au milieu des lions qui tous ensemble font violence au ciel et sacrifient au Seigneur Dieu les abominations des Égyptiens. Dans ces campagnes, les bêtes se changent en hommes et les hommes vivent en anges. Que la main généreuse du Seigneur accorde à Clairvaux des grâces plus abondantes encore que celles dont il l'a, comblé jusqu'à présent, que d'illustre qu'il est il le rende chaque jour plus illustre encore. Heureux monastère, délicieux séjour que le vent glacial du nord épargne, et que le souffle humide du midi rend fécond en aromates odorantes!

2. Je vous envoie, Père vénérable, notre père abbé, pour qu'il vous voie, qu'il ait avec vous un entretien et qu'il revienne édifié, car s'il est doux de contempler les traits angéliques de votre visage, il l'est plus encore de s'entretenir avec vous, il l'est infiniment davantage enfin d'être édifié par vous. Nous vous envoyons une âme innocente, douce comme le miel dont elle est toute remplie et exempte de fiel; l'amour la conduit bien plus que la crainte: elle sait allier la simplicité à la prudence et la chasteté de la tourterelle à la simplicité de la colombe.

3. Nous avons appris, mon révérend Père, qu'on vous a dit que les murs de notre maison ne renferment que peu de religieux ou qu'ils n'en contiennent même aucun. Si on vous a dit qu'ils n'en renferment pas, on vous a induit en erreur; mais si on vous a rapporté qu'ils n'en comptent qu'un petit nombre, on vous a dit la vérité. Je suis loin de prétendre le contraire, les vrais religieux sont en effet fort peu nombreux ici, mais si, dans la pensée de celui qui vous a parlé de nous, le mot peu signifié le manque absolu de vrais religieux, c'est une manière de s'exprimer aussi surprenante que misérable. En effet, pour ne prendre nos exemples que dans les temps anciens, ne sait-on pas que l'arche de Noé ne renfermait pas seulement des animaux purs, mais qu'elle en contenait aussi d'impurs? Des deux enfants d'un patriarche s'il en est un élu de Dieu, l'autre en est réprouvé; à l'école de Jésus-Christ môme, si on compta onze disciples dignes du maître, ne s'y en trouva-t-il pas un possédé du démon? Et parmi les autres disciples du Sauveur n'y en eut-il pas dont les noms, après avoir été inscrits sur le livre de vie, à ne juger les choses que par le moment présent, s'en trouvaient à jamais rayés aux yeux de la préscience de Dieu? Personne n'ignore que l'orgueil a pénétré même au ciel d'où le Seigneur l'a précipité. Si donc celui qui vous a si méchamment renseigné sur nous, nous sépare en deux camps, les bons et les mauvais, qui sont après tout en petit nombre, c'est son affaire, je ne sais sur quoi il s'appuie pour décider ainsi. Si ses yeux sont malades et le trompent, qu'il les soigne et les dessille afin de mieux voir; je voudrais bien qu'il n'eût pas pour les défauts de son prochain les yeux perçants de l'aigle ou du serpent d'Epidaure quand il les a si malades et si faibles pour les siens. Il n'est pas sûr d'empiéter sur Dieu ou sur le prochain dans les choses difficiles à saisir, non plus que de vouloir juger l'esclave qui n'est point à nous. Vous savez qu'il est dit: «Qui êtes-vous pour oser ainsi condamner le serviteur d'autrui? s'il tombe ou s'il demeure ferme, cela ne regarde que son maître (Rm 14,4).» Aussi vous dirai-je, mon Père, ne croyez point à tout esprit, et que la langue des flatteurs et des hommes à l'oeil mauvais ne soit point assez puissante pour faire tomber un voile sur vos yeux; ne laissez pas l'huile des pécheurs parfumer votre tête, ils cherchent à captiver votre bienveillance et se font un marchepied de la réputation d'autrui. Mais je sais que vous avez le don du discernement des esprits et que vous savez au besoin jeter à terre l'huile qui vous est vendue. Tous ces coureurs se font les censeurs des pensées d'autrui, ils sont à l'affût des mots et des syllabes. Hélas! semblables aux yeux du corps, ils voient tout et ne se voient point eux-mêmes. Je ne connais qu'une perfection pour l'homme, c'est de reconnaître qu'il n'est pas parfait, car «si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous faisons illusion et la vérité n'est point en nous (1Jn 1,8).» Par conséquent le meilleur parmi nous n'est toujours que le moins imparfait. Un sage a dit quelque part un mot digne de passer à la postérité quand il s'écria: «Dans un corps rempli de véritables beautés je ne fais aucune attention à de légères imperfections qui s'y peuvent aussi trouver.»

4. Il est bien vrai, je le sais, qu'inspiré par une ardente charité, et formé à l'école de l'Apôtre, vous voudriez, mon Père, que tous les hommes vous ressemblassent; mais ce n'est pas chose aisée que de vous suivre et encore moins de vous atteindre. De même que l'oeil est ébloui quand il regarde le soleil en face, ainsi en est-il des yeux de l'âme quand ils veulent contempler vos vertus; ne demandez donc pas trop à un famélique, à un pauvre malade, à un homme imparfait, vous qui ne connaissez plus l'aiguillon de la faim ni les défaillances de la maladie, ni aucune imperfection, demandez plutôt à Dieu de donner à manger à celui qui a faim, la santé au malade et la perfection à celui qui en est encore privé. Celui qui a été assez puissant pour vous créer quand vous n'étiez pas encore, pour vous élever à la perfection, quand vous étiez imparfait, n'a rien perdu aujourd'hui de sa puissance, son bras ne s'est point raccourci et sa miséricorde n'est pas moindre qu'elle était.




LETTRE CDXXXI. HUGUES MÉTELLUS AU NOM DE SON ABBÉ, A L'ABBÉ GUILLAUME.



Il s'excuse d'avoir répondu un peu trop durement aux calomnies d'un de ses religieux nommé Herbert.



1. A Guillaume, abbé vénérable et béni en Notre-Seigneur, Siébaud humble abbé de Saint-Léon, salut et le bonheur de triompher du lion rugissant qui rôde autour du bercail du Christ. Veuillez recevoir cette lettre d'une main amie et dévouée et en lire le contenu d'un oeil attentif. Vous n'y trouverez pas un mot piquant, pas une parole amère, pas une expression qui puisse contrister votre coeur. C'est la paix dans l'âme que je viens à vous, vous ne me verrez dans les mains que l'olivier de la paix et non pas les armes de la guerre. Des rapports pleins d'aigreur m'avaient singulièrement indisposé contre notre frère Herbert, je ne pouvais lui pardonner les choses pénibles et fausses qu'il avait publiées sur mon compte, et j'ai eu la faiblesse de répondre par des paroles blessantes à ses propos outrageants. Dans cette circonstance, la nature a eu le dessus, il est si difficile de mépriser une offense dirigée contre nous, que bien souvent on ne la ressent que trop vivement. D'ailleurs, je puis bien dire qu'en cette circonstance l'injure faite à Dieu par l'infidélité de ce religieux ne m'a pas moins blessé que celle qu'il me faisait à moi-même, ou plutôt,à vrai dire, l'une et l'autre se confondirent pour moi en une seule. Dans un mouvement de zèle et d'indignation, je me suis donc échappé en paroles amères contre mon frère, je n'en disconviens pas; mais je puis justifier ma conduite, non-seulement par la raison, mais encore par l'autorité de la sainte Ecriture. En effet, ne voyons-nous pas saint Paul adresser des reproches durs et sévères aux Corinthiens qu'il venait de convertir à la foi, sans être retenu par la crainte de leur faire de la peine, attendu que cette peine devait les faire rentrer en eux-mêmes. N'a-t-il pas hautement appelé les Galates insensés, pour arriver plus sûrement par cette sévérité de langage à les corriger?... etc.

2. Quant au frère Herbert, si tant est qu'il mérite encore le nom de frère, il s'est grandement oubliée quand il a écrit à mon sujet que j'avais lâché contre lui un torrent d'injures qui devait l'emporter. Je ne veux pas rappeler ici qu'il affecte dans son pamphlet de me refuser le titre d'abbé quand il parle de moi, et de me désigner par une expression commune, en signe de mépris; ne m'a-t-il pas dans ce même écrit donné le nom de sagittaire et représenté un arc menaçant à la main? La métaphore eût peut-être pu passer s'il n'avait ajouté que mes flèches étaient empoisonnées. J'ai répondu sur le même ton et j'ai rendu injure pour injure, je le reconnais, mais je veux, mon bon Père, que votre charité soit bien convaincue que je pleure avec des larmes de père la perte de ce religieux et que je le recevrais à bras ouverts et avec un très-grand bonheur s'il revenait à moi. J'attends cette résurrection, car j'espère qu'il finira par rentrer en lui-même et se repentir de tout ce qu'il a fait. Je reconnais en terminant, comme je le faisais au début de cette lettre, que l'indignation m'a inspiré contre notre frère Herbert des paroles pénibles et dures qui ont dû le blesser, puisqu'elles vous ont blessé vous-même pour lui, et, comme je reconnais que la colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu (Jc 1,20), loin de laisser s'enflammer davantage mon ressentiment, j'ai travaillé au contraire à l'apaiser et à l'éteindre entièrement,..... etc.





LETTRE CDXXXII. HAIMON ARCHIDIACRE DE CHALONS-SUR-MARNE (a), A BERNARD.



Au révérend père et vénérable seigneur Bernard, par la grâce de Dieu, abbé de Clairvaux, H...., par une grâce pareille, humble archidiacre de l'Église de Châlons-sur-Marne, salut et conduite irréprochable devant Dieu et devant les hommes.



Seigneur, celui que vous aimez est malade; il y a déjà quatre jours qu'il est étendu sur son lit: aussi, mon bon Père, vous prié je de vouloir bien tempérer l'ardeur de la fièvre qui me dévore par les puissantes prières des saints qui vivent avec vous. Je sais, j'ai appris par expérience, que si, vous prosternant à terre vous touchez le Seigneur Jésus du puissant contact de la prière, selon votre habitude, vous ferez sortir de lui, une vertu qui me rendra la santé: vous obtiendrez de sa bouche un souffle bienfaisant qui dissipera tout mon mal. Je prie Dieu que Votre Sainteté, mon très-aimable père et seigneur, jouisse d'une santé parfaite. Puisse-t-il me faire la grâce de recevoir, de votre main, un mot de réponse et de consolation, et un morceau de pain de votre table, béni par vous en son nom.



a «Guy était doyen de Laon quand il fut élu, en 1142, évêque de Châlons-sur-Marne; il ne fut consacré qu'en 1144. Saint Bernard parle de son élection dans ses lettres 221 et 224. En venant prendre possession de son siège, il amena avec lui un jeune ecclésiastique de Laon, appelé Haimon, qu'il éleva à la dignité d'archidiacre l'année même de sa consécration.» Ce sont les paroles d'Hermann de Laon, dans son livre III des Merveilles de la vierge Marie, chapitre 25; on ne peut les entendre que de l'auteur de la présente lettre et de la suivante que nous tenons du vénérable N.... de Saint-Remy, également archidiacre de Châlons. II succéda en 1152 en qualité d'évêque de Châlons-sur-Marne, à Barthélemy qui avait lui-même occupé le siège de cette ville après Guy.




LETTRE CDXXXIII. DU MÊME AU MÊME.



A mon seigneur et père le très-vénérable B..., par la grâce de Dieu abbé de Clairvaux, H..., par une semblable grâce, le peu qu'il est, salut et une bonne part dans l'héritage des saints.

Je vous écris, mon révérend père, pour vous demander vos sermons sur le Cantique ries cantiques; il ne m'a fallu rien moins que ce motif pour me décider à vous écrire; car à quel titre, jeune et ignorant comme je le suis, oserais-je me permettre d'importuner un docte vieillard que le Seigneur Jésus a lui-même instruit de sa doctrine, comme un père instruit son propre fils? qui suis-je pour que je m'adresse au Voyant dont les yeux sont dans la tète? un véritable enfant, bégayant à peine, plus petit que tous mes frères, et pareil, en ma jeunesse, à l'arbrisseau qu'on vient de planter; non, non, jamais, mon seigneur, ma jeunesse ne s'oubliera jusqu'à vous écrire sans raison, encore moins essayera-t-elle d'établir avec vous un commerce de lettres. C'est donc pour vous demander vos sermons, ainsi que je vous l'ai dit en commençant, que je me permets de vous écrire aujourd'hui; je vous ai bien souvent prié, par des messagers, de me les envoyer, peut-être même l'ai-je fait au point de me rendre importun par mes instances; aujourd'hui je viens mettre le comble à mon indiscrétion en vous écrivant. Tout autre que moi aurait peut-être eu le droit de se plaindre d'être seul à ne pouvoir obtenir de vous un ouvrage qui a été dans toutes les mains et qui a passé sous les yeux de tout le monde; mais moi, pourquoi me plaindrai-je? peut-être ne me trouvez-vous pas digne de le lire. Pourtant, si telle était la raison pour laquelle j'en suis privé, je vous demanderais pourquoi vous m'avez promis de me le donner si vous ne me croyiez pas digne de le lire, et, si vous m'en trouvez digne et capable, pourquoi tardez-vous tant à tenir à votre parole? Je vous en prie, mon seigneur, ne me faites point attendre davantage; laissez venir jusqu'à moi ces délicieuses rumeurs que vous avez laissées arriver jusqu'à tant d'autres avant moi, de la salle des noces spirituelles dont vous étiez comme le paranymphe. Rompez pour moi le pain de la parole, servez-moi un de ces rayons de miel que vos mains distillent, afin que je puisse manger et reprendre un peu de forces pendant ces jours de disette. Quant à vous, saint et excellent père, grand arbitre des choses divines et humaines, maître des disciples de Jésus-Christ, char et conducteur de l'Eglise, je souhaite que votre sauté soit toujours prospère.



LETTRE CDXXXIV. G..... A SAINT-BERNARD.



Il excuse l'évêque d'Amiens de ne pas prendre part à l'expédition de la terre sainte.



Il circule un bruit qui jette monseigneur l'évêque d'Amiens (a) dans la plus grande inquiétude. Tout humble et tout éloigné qu'il soit de penser aux honneurs, il ne peut se défendre d'une certaine appréhension en entendant répéter partout que le roi de France a jeté les yeux sur lui pour l'accompagner à la croisade et s'est assuré à cette fin de l'assentiment du Pape. Assurément le choix du roi lui fait beaucoup d'honneur et il lui serait on ne peut plus agréable s'il n'était dans l'impossibilité d'en profiter, à cause de sa pauvreté et de sa mauvaise santé; mais il est si faible et si pauvre qu'il ne saurait ni supporter la fatigue ni subvenir aux frais d'un si long voyage. D'ailleurs, quand on voit comme moi les choses de près, on sent combien sa présence est nécessaire dans son diocèse pour arrêter les brigandages qui s'y commettent et pour protéger les pauvres de Jésus-Christ. La charité me force de vous prier humblement d'avoir la bonté de vouloir bien, s'il est possible, faire agréer ses excuses au roi dans le double intérêt de son diocèse et de sa pauvre santé. Adieu.




LETTRE CDXXXV. SAMSON, ARCHEVÊQUE DE REIMS, A SAINT BERNARD.



Au sujet du monastère de Mores, diocèse de Langres.



Samson, par la grâce de Dieu, archevêque de Reims, à son très-cher et cordial ami Bernard, vénérable abbé de Clairvaux, salut et persévérance finale dans les voies de la perfection religieuse. Cédant, comme je le dois, aux prières de Votre Sainteté, j'ai fait auprès de l'abbé et des chanoines de Saint-Denys de nombreuses et vives instances pour les décider à nous céder l'église de:ores et ses dépendances afin de pouvoir y établir un monastère de religieux de l' ordre de Clairvaux, et j'ai eu bien du mal à l'obtenir; mais enfin, avec la grâce de Dieu, j'ai fini par les décider à faire ce que je voulais, à condition qu'il serait établi dans l'endroit qu'ils m'abandonnaient une abbaye de religieux de Clairvaux. Je viens donc à mon tour vous céder cette église et ses dépendances en toute propriété, à vous et à vos religieux, pour y établir le plus tôt possible une maison de votre ordre. Je prie le Seigneur de vous conserver en bonne santé pour les monastères confiés à vos soins.



a Il se nommait Thierri: de simple religieux du monastère de Saint-Nicolas, dans le diocèse de Laon, il devint abbé de Saint-Eloi de Noyon, puis évêque d'Amiens. Ce fut Samson, archevêque de Reims qui le consacra un an après Guy évêque de Châlons c'est-à-dire en 1145, comme on le voit dans Hermann de Laon, livre III des Merveilles de la vierge Marie. Il a écrit dans le même sens que celle-ci une lettre à Suger, pour protester qu'il n'était pas en état de partir pour la croisade: sa lettre est la 21edu recueil des lettres de Suger, la 3e du même recueil est également de lui.




LETTRE CDXXXVI. HENRI ÉVÊQUE DE TROYES, A SAINT BERNARD, AU SUJET DE L'ABBAYE DE BOULENCOURT.



L'an 1132.



1. A son vénérable et très-révérend père Bernard, abbé de Clairvaux, et à ses légitimes successeurs à perpétuité. Nous Henri, évêque de Troyes, salut. C'est de Celui qui gouverne toutes choses que nous espérons le secours qui nous est nécessaire pour travailler avec un soin vigilant aux progrès spirituels des monastères et des églises de notre diocèse, et c'est de lui aussi que nous attendons la récompense de nos travaux. Il y avait dans notre diocèse une maison de chanoines appelée Boulencourt, ayant un abbé, des chanoines, des frères convers et des femmes qui tous faisaient voeu de religion. Mais la discipline ayant fait place aux plus grands dérèglements, je fus appelé par les habitants mêmes de cette abbaye qui ne pouvaient plus se suffire à eux-mêmes, et, arrivé sur les lieux, je fus prié par l'abbé et par tout son monde, chanoines, convers et religieuses, de vouloir bien offrir leur maison avec toutes ses dépendances, à Dieu d'abord, puis à l'ordre de Cîteaux, et particulièrement au vénérable père abbé et à la maison de Clairvaux, pour la réformer et la posséder à perpétuité selon les règles de l'ordre de Cîteaux. L'abbé de Boulencourt s'est démis de son abbaye entre nos mains et en a fait don à Clairvaux.

2. Voyant donc que le Tout-Puissant s'est servi de votre zèle, de votre sagesse et de votre religion pour éclairer et corriger le monde presque tout entier, nous cédons à perpétuité à l'ordre de Cîteaux, à votre paternité et à l'abbaye de Clairvaux, ladite maison avec ses dépendances, dont les principales sont: une terre contiguë à l'abbaye, la grange de Froidefontaine; la Perte-en-Rosterre, la Perte-Haymon, la Perte-Sèche, le Péril-du-Seigneur, la Brouille avec toutes les dépendances et appartenances desdites granges dans ce domaine, ainsi que tout ce que ladite église possédait; et voulant que ni le temps à la longue ni le mau vouloir de qui que ce soit ne détruisent ou ne changent ce que nous venons de faire, nous le scellons de notre sceau. Fait l'an de Notre-Seigneur mil cent cinquante-deux, sous le règne de Louis le Jeune, roi des Français.





Bernard, Lettres 427