Catherine, Dialogue 93

CHAPITRE VI Du fruit des larmes des mondains.

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Je commencerai par t'entretenir de celles que j'ai mentionnées au début, je veux dire les larmes de ceux qui mènent dans le monde une vie misérable et dolente, souffrant des hommes et des choses et de leur propre sensualité, au grand détriment de leur âme et de leur corps.
Toute larme, ai-je dit, procède du coeur, et telle est la vérité; car le coeur ne souffre qu'autant qu'il aime. Aussi les mondains pleurent-ils quand leur coeur est en souffrance, c'est-à-dire quand il est privé de ce qu'il aimait; mais, bien variées sont leurs larmes. Sais-tu combien? Aussi variées que leurs amours.
Comme la souche est corrompue, par leur amour-propre sensuel, tout ce qu'elle produit est corrompu. C'est un arbre qui ne porte que des fruits de mort, des fleurs fétides, des feuilles souillées, des rameaux qui traînent à terre, battus de tous les vents. Voilà l'arbre de leur âme.
Comme vous êtes tous des arbres d'amour, puisque (325) c'est par amour que je vous ai faits, vous ne pouvez vivre sans amour. L'âme qui vit selon la vertu, plante la racine de son arbre dans la vallée de l'humilité. Mais ceux-là qui vivent misérablement, l'ont placée sur le mont de l'orgueil. Mal planté comme il est, il produit des fruits, non de vie, mais de mort (
Mt 7,17). Ces fruits, qui sont leurs oeuvres, sont empoisonnés de toute sorte de péchés, et s'ils font parfois quelque bonne action, comme la racine est gâtée, ce qui en sort l'est aussi. L'âme en péché mortel ne peut produire une bonne action qui soit méritoire de la vie éternelle, parce que cette action n'est pas accomplie en état de grâce. Elle ne doit pas cependant renoncer aux bonnes oeuvres, car tout bien est récompensé et toute faute punie. Le bien accompli en dehors de la grâce, est insuffisant pour mener à la vie éternelle. Mais la divine Bonté et ma justice lui donnent une rémunération imparfaite, en rapport avec l'oeuvre imparfaite qui m'est offerte. Tantôt je la récompense par des biens temporels, tantôt je lui accorde, comme je te l'ai exposé plus haut, le temps qui lui est nécessaire pour qu'elle puisse se corriger. Parfois, je lui communique la vie de la grâce, par égard pour mes serviteurs qui me sont agréables et dont j'exauce les voeux. Ainsi ai-je fait pour le glorieux apôtre Paul, qui dut à la prière de saint Etienne, de renoncer à son infidélité et à ses persécutions contre les chrétiens. Tu le vois donc bien, dans quelque état qu'elle se trouve, l'âme ne doit jamais cesser de bien faire.
Je te disais que les fleurs de cet arbre étaient (326) fétides: rien de plus vrai. Ces fleurs sont les pensées infectes du coeur, qui sont une offense contre Moi en même temps qu'elles sont désagréables et odieuses à leur prochain. Le mondain est comme un voleur qui m'a dérobé mon honneur, à Moi son Créateur, pour se l'attribuer à lui-même. Or cette fleur répand une mauvaise odeur de jugement faux et misérable, doublement faux et doublement misérable.
Tout d'abord, le mondain me juge Moi, il juge mes secrets desseins, il juge mes mystères, et de la façon la plus inique; il prend en haine ce que j'ai fait par amour; il accuse de mensonge ce que je n'ai accompli que par vérité, il voit la mort là où j'ai mis la vie, il juge tout, il condamne tout, suivant son petit avis; et comme il a aveuglé lui-même l'oeil de son intelligence, comme son amour-propre sensuel est une taie sur la pupille de la très sainte Foi, il ne peut voir ni connaître la vérité.
Puis, il entreprend de juger le prochain: source féconde de bien des maux! Le pauvre homme ne se connaît pas lui-même il n'en prétend pas moins connaître le coeur et les sentiments de la créature raisonnable. Pour une action qu'il verra, pour une parole qu'il entendra, il voudra juger de l'intention du coeur. Mes serviteurs jugent toujours en bien, parce qu'ils sont fondés sur moi, le Bien
suprême; les mondains, au contraire, jugent toujours en mal, parce qu'ils ne s'appuyent que sur le mal qui, si misérablement, est en eux (327). Que de fois ces faux jugements n'engendrent-ils pas la haine, l'homicide, l'envie du prochain, l'aversion pour la vertu de mes serviteurs.
Suivent les feuilles produites par ce méchant amour, c'est-à-dire les paroles que profèrent la bouche, en mépris de moi et du sang de mon Fils unique, comme au détriment du prochain, sans autre souci que de médire et de condamner mon oeuvre, de blasphémer et de mal parler de toute créature raisonnable, suivant que le fait se présente à leur esprit, ou selon le caprice de leur jugement. Ils ont oublié, les malheureux! que la langue est faite uniquement pour me rendre honneur à moi, pour confesser ses fautes, et s'employer, par amour, au service de la vertu et au salut du prochain!
Telles sont les feuilles souillées de la faute misérable; car le coeur d'où elles procèdent n'était pas pur, corrompu qu'il était par la duplicité et mille autres misères.
Outre le dommage spirituel causé à l'âme par la perte de la grâce, que de malheurs temporels ne résultent pas de ces faux jugements! Combien de changements de fortune, combien de haines entre les citoyens, combien d'homicides, et combien d'autres maux encore! C'est que la parole entre jusqu'au milieu du coeur de celui à qui elle est dite, elle pénètre jusque-là où le poignard n'aurait pu atteindre!
Je dis que cet arbre a sept branches qui pendent à terre, chargées des fleurs et des feuilles dont je (328) viens de parler. Ces branches sont les sept péchés capitaux qui donnent naissance à tant d'autres, et sont rattachés à la souche commune de l'amour-propre et de l'orgueil. C'est de cette racine, que sortent ces rameaux, et ces fleurs des pensées mauvaises, et ces feuilles des paroles de haine, et ces fruits des oeuvres criminelles.
Les branches, ai-je dit, tombent à terre. Ces rameaux des péchés mortels, ne peuvent prendre une autre direction; ils traînent à terre, vers les biens fragiles et désordonnés du monde; ils n'ont point d'autre inclination que de se repaître de terre avec avidité, sans pouvoir s'en rassasier jamais. Ils sont insatiables et insupportables à eux-mêmes. Ils sont toujours inquiets, toujours vides, et c'est juste, puisqu'ils ne s'appliquent à désirer et à vouloir que des choses qui ne peuvent les satisfaire. Comment pourraient-ils être rassasiés? Ils ne recherchent que des biens périssables, et ils sont infinis dans leur être, puisque leur être ne finira jamais, bien que la grâce meure en eux par le péché mortel.
L'homme est au-dessus de toutes les choses créées, et non les choses créées au-dessus de lui. Il ne peut donc être rassasié et trouver son repos que dans un être plus grand que lui. Au-dessus de lui il n'y a rien d'autre que moi, le Dieu éternel, et moi seul, par conséquent, peux le rassasier.
Mais il s'est séparé de moi par sa faute, voilà pourquoi il est en un tourment continuel, en une tristesse qui ne lui laisse point de relâche. La souffrance (329) amène les larmes. Puis, les vents contraires se mettent à souffler, et viennent battre l'arbre de l'amour-propre sensuel dont il a fait l'unique principe de toute sa vie. Mais il y a différentes sortes de vents, comme je te l'expliquerai (330).




CHAPITRE VII Comment les mondains qui pleurent sont battus par quatre vents différents.

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Ces pauvres âmes sont battues de bien des vents. Il y a celui de la prospérité et celui de l'adversité, celui de la crainte et celui de la conscience. Cela fait quatre vents. Le souffle de la prospérité développe l'orgueil, par une folle présomption, une grande estime de soi-même, accompagnée du mépris du prochain. Si le mondain détient le pouvoir, il multipliera les injustices. Son coeur, plein de vanité, sera partagé entre les impuretés du corps et de l'esprit et le souci égoïste de sa propre gloire. Et combien d'autres vices encore que la langue ne pourrait raconter.
Le souffle de la prospérité est-il lui-même corrompu? Non! C'est la souche principale de l'arbre qui est corrompue, et qui corrompt tout le reste. C'est moi qui vous envoie, c'est moi qui vous dispense toute chose, moi qui suis l'Etre souverainement bon. Il ne peut donc être mauvais, ce souffle de la prospérité. S'il en résulte pour le mondain de la souffrance et des larmes, c'est dans son coeur qu'il en faut chercher la cause. Ce coeur n'est pas rassasié, (331) parce qu'il désire ce qu'il ne peut avoir. Ne pouvant l'obtenir, il en est attristé. Sa tristesse lui tire des larmes, parce que, ainsi que je te l'ai dit, les yeux veulent satisfaire aux sentiments du coeur.
Puis vient à souffler le vent de la crainte servile. Sous son inspiration, l'homme a peur de son ombre, tant il craint de perdre ce qu'il aime. Il a peur de perdre sa propre vie, il a peur de perdre ses enfants ou quelqu'un des siens, il a peur de perdre sa situation, il a peur de perdre les honneurs et les richesses, ou celles des siens, par amour-propre, par ambition ou par avarice. Cette crainte ne lui laisse aucun repos, elle trouble toutes ses joies. Tous ces biens il ne les possède pas, dans l'ordre de la soumission à ma volonté de là cette crainte servile, de là cette épouvante. Il s'est fait esclave misérable du péché. On peut bien estimer qu'il est devenu semblable à la chose dont il s'est fait esclave par le péché (
Rm 6,16 Rm 6,23), or le péché n'est pas quelque chose. Esclave donc du néant, il est réduit à néant.
Le vent de la crainte n'a pas fini de le secouer, que voici venir le vent de la tribulation et de l'adversité qu'il redoutait et qui le dépouille en tout ou en partie de ce qu'il possédait entièrement, quand il perd la vie, car la mort le sépare de tout, en partie, quand il perd tantôt une chose, tantôt une autre, ou la santé, ou ses enfants, ou ses richesses, ou sa situation, ou ses honneurs, suivant que, Moi le bon médecin, je l'estime nécessaire a son salut. Car c'est pour son salut que je lui envoie ces épreuves (332).
Mais sa fragilité est toute corrompue, elle n'a plus aucune connaissance d'elle-même et de Moi, et ne peut goûter ce fruit de la patience. Elle ne produit donc que l'impatience, les scandales, les murmures, l'aversion pour moi et pour mes créatures. Ce qui est un don de Moi pour la vie, il le reçoit pour la mort. La douleur de la peine est égale à l'amour qu'il avait pour le bien qui lui est enlevé, et il en est réduit à ces larmes de colère et de révolte, qui dessèchent, l'âme et la tuent en lui ôtant la vie de la grâce, qui dessèchent aussi et consument le corps, qui aveuglent spirituellement et corporellement. Le voilà vide de toute joie, parce qu'il n'a plus d'espérance. Sa joie, son amour, son espérance, sa foi, c'était ce bien qu'il possédait. Et il l'a perdu! Et il le pleure!
Certes ce ne sont pas les larmes seules qui produisent ces tristes effets. C'est aussi et avant tout l'amour désordonné, la douleur du coeur d'où sont venues les larmes. Les pleurs qui tombent des yeux ne sauraient par eux-mêmes donner la mort et mériter un châtiment, s'ils ne venaient pas de cette source mauvaise, qui est l'amour-propre, l'amour désordonné du coeur (Mt 15,19 Mc 7,21). Si le coeur était bien réglé par la grâce, les larmes elles-mêmes seraient de bonnes larmes qui me contraindraient, moi, le Dieu éternel, à faire miséricorde. Pourquoi donc ai-je dit que ces larmes des mondains sont des larmes de mort? Parce que les larmes sont le signe extérieur de la mort ou de la vie qui est dans le coeur.
Mais voici venir le vent de la conscience, nouveau messager de ma divine Bonté! Par la prospérité (333), j'ai voulu attirer le pécheur à moi, en essayant de l'amour. Je l'ai sollicité par la crainte, afin de l'amener, par le trouble et l'inquiétude de son coeur, à quitter l'amour déréglé pour aimer dans la vertu. Je l'ai éprouvé par la tribulation, pour lui faire connaître la fragilité du monde et le peu de fond qu'il faut faire sur lui. Enfin, à quelques autres à qui ce remède est nécessaire, j'envoie le remords de la conscience, pour qu'enfin ils desserrent les lèvres et vomissent la corruption du péché par la sainte confession.
Mais eux, comme s'ils étaient obstinés dans le mal et véritablement réprouvés par moi a cause de leur iniquité, ils refusent absolument de recevoir ma grâce. Pour échapper au remords de la conscience, ils essayent de l'étouffer en des plaisirs misérables, au mépris de moi-même et de leur prochain.
La raison en est, que la racine de l'arbre est corrompue, comme aussi l'arbre tout entier, et tout lui est cause de mort. Voilà ces malheureux dans les tristesses, et les gémissements, et les larmes amères, et s'ils ne se corrigent pas, pendant qu'ils ont encore le temps d'user de leur libre arbitre, ils ne seront délivrés de Ces larmes passagères, que pour être voilés à des pleurs sans fin. Ce qui n'était que fini devient donc infini, parce que ces pleurs furent versés avec une haine sans fin de la vertu, je veux dire avec un désir de l'âme, fondé sur une haine infinie. Il est vrai que, s'ils l'avaient voulu, ils se seraient épargné ces larmes éternelles, avec (335) le secours de ma grâce, quand ils étaient encore libres, nonobstant cette haine infinie.
Infinie, en effet, elle peut être, par la volonté et par l'être de l'âme, mais ici-bas, la haine ou l'amour qui sont dans l'âme, de soi, ne durent pas nécessairement toujours. Car, tant qu'on est en cette vie, on peut changer de haine ou d'amour, comme l'on veut. Mais si l'on meurt dans l'amour de la vertu, l'on reçoit un bonheur qui ne finira pas; et si l'on meurt dans la haine, l'on demeure dans cette haine sans fin, en recevant l'éternelle damnation, comme je te l'ai exposé, en parlant de ceux qui se noient dans le fleuve. Désormais ils ne peuvent désirer le bien, privés qu'ils sont de ma miséricorde et de la charité fraternelle, que goûtent mes saints les uns avec les autres, comme aussi de la charité qui est en vous, pèlerins et voyageurs en cette vie, où je vous ai placés pour arriver à votre fin, c'est-à-dire à moi qui suis la Vie éternelle. Par conséquent, ni prières, ni aumônes, ni bonne action qui puissent leur être de quelque secours. Ils sont des membres retranchés du corps de ma divine charité, parce que, durant leur vie, ils n'ont pas voulu s'unir à l'obéissance de mes saints commandements dans le corps mystique de la sainte Église, sous cette douce autorité, qui vous distribue le Sang de l'Agneau immaculé, mon Fils unique. Ils reçoivent le fruit de l'éternelle damnation, avec les pleurs et les grincements de dents (Mt 24,51 Mt 25,30). Ce sont des martyrs du démon, qui leur donne la récompense qu'il a reçue lui-même (335).
Tu le vois donc, les larmes des mondains leur procurent une amère souffrance dans ce temps qui passe, et à la mort, pour toujours, la compagnie des démons (336).


CHAPITRE VIII Des fruits des secondes et des troisièmes larmes.

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Il me reste à te parler maintenant des fruits que recueillent ceux qui commencent à quitter le péché par la crainte du châtiment pour acquérir la grâce. Il y en a donc qui sortent de la mort du péché mortel par crainte du châtiment, et comme je te l'ai dit, c'est la vocation commune. Quel fruit reçoivent-ils? Ils arrivent à purifier leur coeur de la souillure du péché à mesure que leur libre arbitre se dégage de la crainte servile. Leur âme, une fois purifiée de la faute, ils recouvrent la paix de la conscience, et entreprennent de mettre de l'ordre dans leur affection et à ouvrir l'oeil de l'intelligence pour bien voir ce qu'ils sont. Dans le premier instant de cette purification, ils ne voyaient rien d'autre en eux-mêmes que péchés de toutes sortes. L'âme commence maintenant a recevoir un peu de consolation, le ver de la conscience la laisse en repos, pour lui permettre de se nourrir de la vertu.
Quand l'homme a débarrassé son estomac des humeurs malignes, son appétit le porte à prendre (337) quelques aliments. L'âme, elle aussi, attend que se produise dans son libre arbitre l'amour de la vertu qui est sa nourriture, et dès qu'il se présente elle est avide de manger. L'âme, en effet, sous l'empire de cette première crainte, en arrive à purifier sa volonté du péché, et elle en reçoit le fruit. Ce sont les secondes larmes, où l'âme, par affection (338) d'amour commence à édifier la maison de la vertu, toute imparfaite qu'elle soit encore. Après s'être dégagée de la crainte, elle reçoit la consolation et la joie, parce que l'amour de l'âme se dilate dans ma Vérité et en moi qui suis l'Amour même. A cause de cette paix et de cette consolation qu'elle trouve en moi, elle en arrive à aimer avec beaucoup de douceur, en éprouvant combien sont douces les joies qui lui viennent de moi ou des créatures par moi. En exerçant donc cet amour qui a pénétré dans sa demeure intérieure, après qu'elle a été purifiée par la crainte, l'âme commence à recueillir le fruit de ma divine Bonté. Elle habite désormais cette demeure intérieure et, dès que l'amour en a vraiment pris possession, elle y reçoit et elle y goûte les joies les plus variées et de nombreuses consolations. Enfin, avec de la persévérance, elle recueille un fruit nouveau; elle en arrive à poser la table. Oui, après que l'âme a fini de traverser la crainte pour arriver à l'amour de la vertu, elle se met à table, elle est parvenue aux troisièmes larmes. Dans son coeur, veux-je dire, elle dresse la table de la très sainte Croix, et elle y trouve servi l'aliment qui fut la nourriture de mon doux Verbe d'amour: mon honneur à moi le Père, et votre salut. Car c'est pour mon honneur et pour votre salut que le corps de mon Fils unique a été ouvert, et qu'il s'est donné pour vous en nourriture. L'âme se met donc à se nourrir de mon honneur et du salut des (339) âmes, avec, comme condiment, la haine et la détestation du péché.
Quel fruit retire l'âme de ce troisième état? Je vais te le dire. C'est d'abord la force, fondée sur une sainte haine de la sensualité propre, avec une humilité véritable, avec une patience qui délivre l'âme de tout scandale et de toute souffrance; car le glaive de la sainte haine a tué la volonté propre, principe de tout péché, et, seule, la volonté sensuelle se scandalise des injures et des persécutions, des consolations spirituelles et temporelles, comme je te l'ai dit plus haut, et se laisse aller, a cette occasion, à l'impatience et a la révolte. Mais, après la mort de la volonté, elle commence a savourer dans un désir à la fois triste doux, le fruit des larmes de la suave patience.
O fruit de parfaite suavité, quelle douceur tu procures à ceux qui te goûtent et que tu m'es donc agréable, à Moi! Tu fais trouver la joie dans les amertumes, la paix dans les injures. Par toi, sur la mer des tempêtes, la nacelle de l'âme ballottée par les vents furieux, demeure tranquille et assurée, sans en recevoir aucun dommage, abritée qu'elle est sous ma douce et éternelle Volonté, qui l'a revêtue d'une véritable et ardente charité, pour que les flots ne puissent la submerger.
O fille bien-aimée, cette Patience est reine. Assise sur le roc de la force, elle est toujours victorieuse, jamais vaincue. Elle n'y est pas seule, elle a pour compagne la persévérance. Elle est la moelle de la charité. C'est elle qui révèle au dehors la présence (340) de la charité; c'est elle qui prouve que l'âme est revêtue de la robe nuptiale. Ce vêtement porte-t-il une déchirure, une imperfection, le manque de patience la fait aussitôt découvrir.
Il est facile de se tromper sur toutes les autres vertus. On peut croire qu'elles sont parfaites, bien qu'elles ne le soient pas, tant qu'elles n'ont pas subi l'épreuve de la patience. Mais si cette douce patience est la moelle de la charité dans l'âme, elle révèle par la même que toutes les vertus sont parfaites et vivantes. Si elles ne fournissent pas cette preuve, c'est qu'elles sont encore a l'état imparfait, c'est qu'elles ne sont pas encore parvenues a la table de la très sainte Croix, où la patience est conçue dans la connaissance de soi-même et la connaissance de ma Bonté en soi, où elle est enfantée par une sainte haine, et reçoit l'onction d'une humilité vraie. Cette patience ne refuse jamais l'aliment qui lui est servi sur cette table, et qui est mon bonheur à Moi et le salut des âmes. Elle s'en nourrit sans cesse voilà la vérité.
Regarde, ma très chère fille, les doux et glorieux martyrs! Comme, par la patience, ils mangeaient cette nourriture, comme ils vivaient des âmes! Leur mort donnait la vie. Ils ressuscitaient les morts et dissipaient les ténèbres des péchés mortels. Le monde avec ses grandeurs, les princes avec leur puissance, ne se pouvaient défendre contre eux! Ils triomphaient de tout par la vertu de cette reine, la douce patience. Cette vertu est comme une lampe candélabre (
Mt 5,15 Mc 4,21) (341).
Voilà le fruit que produisent ces larmes, unies à la charité du prochain. A la table de la très sainte Croix, l'âme mange cette nourriture en compagnie de l'Agneau immaculé mon Fils unique, dans un désir ardent et douloureux, dans une tristesse intolérable de l'offense qui m'est faite. Cette peine cependant n'est pas afflictive; l'âme n'en souffre pas pour elle-même, puisque l'amour, par la véritable patience, a détruit toute crainte et tout amour-propre par lequel on est sensible à sa propre peine. Cette peine est pleine de douceur, au contraire; elle n'a pour objet, que l'offense qui m'est faite et la perte du prochain, et elle a sa source dans la charité. C'est pourquoi cette peine embrasse l'âme; et elle est en même temps pour elle une cause de joie, parce qu'elle lui fournit la preuve indiscutable de son union avec Moi par la grâce.


CHAPITRE IX Du fruit des quatrièmes larmes: les larmes unitives.

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Je t'ai parlé du fruit des troisièmes larmes. J'ai à t'entretenir maintenant du quatrième et dernier état des larmes, qui sont les larmes unitives. Cet état comme je te l'ai dit, n'est pas séparé du troisième: ils sont unis ensemble, comme ma charité est unie à la charité du prochain, l'une étant la condition de l'autre. Mais l'âme a fait tant de progrès que non seulement elle supporte avec patience, mais qu'elle appelle avec allégresse les persécutions. C'est la caractéristique de ce quatrième état. L'âme méprise désormais toute joie, de quelque côté qu'elle lui vienne, et n'a plus qu'un désir, celui de ressembler de plus en plus à ma Vérité, le Christ crucifié (
Ph 3,8).
Le fruit qu'elle en reçoit est un repos parfait de l'esprit, une union étroite et sentie avec ma douce Nature divine où elle goûte le lait, comme l'enfant dont les cris s'apaisent dès qu'il repose sur la poitrine de sa mère, où ses lèvres, pressant le sein maternel, tuent de sa chair le lait. Ainsi l'âme (343), arrivée à ce dernier état, se repose sur le sein de ma divine charité, et applique les lèvres du saint désir, sur la chair du Christ crucifié, je veux dire qu'elle s'attache à suivre ses traces et sa doctrine. Car elle a bien compris, dans le troisième état, que ce n'est pas moi, le Père éternel, qui suis la voie, parce qu'en moi Père éternel, ne se peut rencontrer aucune souffrance; c'est qu'on la trouve dans mon doux Fils aimé, le Verbe d'amour!
Vous non plus, vous ne pouvez passer la vie sans souffrance, et c'est par bien des tribulations que vous pourrez atteindre aux solides vertus. Attachez-vous donc au coeur du Christ crucifié qui est la Vérité même, pour en tirer le lait de la vertu qui vous donnera la vie de la grâce, et goûtez en lui ma nature divine qui fait douce la vertu. Voilà la vérité. Les vertus par elles-mêmes manquent de douceur, mais elles sont devenues douces quand elles ont été acquises en moi et qu'elles demeurent unies à l'amour divin, c'est-à-dire, quand l'âme n'a plus aucun souci de son propre intérêt, mais seulement de mon honneur et du salut des âmes.
Vois donc, ma douce Fille, combien doux et combien glorieux est cet état, où l'âme est si étroitement unie au sein de la charité, que ses lèvres ne cessent jamais d'en presser le lait, et que ce sein ne demeure jamais vide. Elle n'est jamais séparée du Christ crucifié, ni de moi le Père éternel, qu'elle trouve toujours en elle, en goûtant la souveraine et éternelle Déité. Oh! qui comprendra quelle plénitude y puisent les puissances de l'âme! La mémoire est (344) continuellement remplie de ma pensée, qu'elle tire de l'amour de mes bienfaits: amour qui s'attache beaucoup moins aux biens mêmes qu'elle a reçus qu'à la Charité avec laquelle je l'en ai comblée.
Et tout d'abord elle considère le bienfait de la création, par laquelle je la fis à mon image et ressemblance. La considération de ce bienfait lui a fait connaître, dans le premier état que je t'ai exposé, le châtiment qui était réservé a son ingratitude, et l'a amenée à sortir de sa misère par le bienfait du Sang du Christ.
Par ce second bienfait je l'ai créée à nouveau en grâce en purifiant son visage de la lèpre du péché. Elle est ainsi placée dans le second état où elle éprouve une grande consolation dans la douceur de l'amour, en même temps que la douleur de sa faute. Elle comprend alors la gravité de son offense, en voyant comme je l'ai châtiée sur le corps même de mon Fils unique.
Puis elle se rappelle l'avènement de l'Esprit-Saint qui éclaira et éclaire toujours les âmes dans la vérité. Quand l'une reçoit-elle cette lumière? Après que, par le premier et par le second état, elle a reconnu mon bienfait en elle. Je lui envoie alors une lumière parfaite qui lui révèle la vérité sur moi le Père éternel, et lui fait comprendre que c'est par amour que je l'ai créée pour lui donner la vie éternelle. Telle est la vérité que je vous ai manifestée par le Sang du Christ crucifié. Dès que l'âme la connaît, elle l'aime, et dés qu'elle l'aime, elle prouve son amour en aimant uniquement ce (345) que j'aime et en haïssant ce que je hais. Elle est ainsi dans le troisième état de la charité du prochain.
Voilà la plénitude qu'a puisée la mémoire au sein de ma Charité; voilà comme l'âme s'est délivrée de l'imperfection, par la pensée et le souvenir continu de mes bienfaits. L'intelligence a reçu la lumière. En regardant dans la mémoire, elle a connu la vérité, elle est sortie de l'aveuglement de l'amour-propre et elle est demeurée devant le Soleil qui est l'objet de sa contemplation, le Christ crucifié, où elle connaît Dieu et l'homme.
Outre cette connaissance, par l'union contractée avec moi, elle est élevée à une lumière qui ne vient pas de sa nature, qu'elle n'a pu acquérir par l'exercice de sa propre vertu, mais qui est une grâce de ma douce Vérité qui ne dédaigne pas les ardents désirs, ni les sacrifices offerts devant moi. Alors la volonté qui suit l'intelligence s'unit à Moi avec un très parfait et très ardent amour. A qui me demanderait ce qu'est cette âme, je répondrais un autre Moi-même, par union d'amour.
Quelle langue pourrait raconter l'excellence de ce dernier état unitif et les fruits multiples et variés que l'âme y reçoit, dans cette plénitude des puissances de l'âme? C'est là, cette douce alliance des facultés dont je t'ai parlé, en t'exposant la signification générale des trois degrés du pont, à propos de la parole de ma Vérité. Non la langue ne le saurait dire; mais les saints Docteurs l'ont bien montré, éclairés qu'ils étaient par cette glorieuse (346) lumière, en interprétant la Sainte Écriture. Le glorieux Thomas d'Aquin disait lui-même, que sa science, il l'avait puisée dans son assiduité à l'oraison et dans l'extase, dans la lumière qui éclairait directement son intelligence, bien plus que dans les études humaines. Aussi fut-il une lumière placée par moi dans le corps mystique de la sainte Église, pour dissiper les ténèbres de l'erreur.
Et Jean mon glorieux Évangéliste! Quelle lumière n'a-t-il pas trouvée sur le coeur du Christ (Jn 13,23), ma Vérité! C'est avec cette lumière qu'il avait puisée là que, si longtemps, il porta au monde mon message. Tous ainsi, d'une manière ou d'une autre, ont manifesté cette lumière. Mais le sentiment intérieur qu'ils éprouvaient, l'ineffable douceur qu'ils goûtaient, la parfaite union qu'ils avaient avec moi, la langue ne le pourrait raconter, parce qu'elle est chose finie. N'est-ce pas ce que saint Paul voulait exprimer quand il disait: L'oeil ne peut voir, ni l'oreille entendre, ni le coeur imaginer le bonheur que Dieu a préparé et donnera au dernier jour à ceux qui l'aiment en vérité (1Co 2,9).
O combien douce cette demeure, douce au-delà de toute douceur, dans cette parfaite union de l'âme avec moi! La volonté elle-même n'est plus vraiment intermédiaire dans cette union entre l'âme et moi puisqu'elle est devenue une même chose avec moi. Partout, à travers le monde, se répand, comme un parfum, le fruit de ses humbles et continuelles (347) prières. L'encens de son désir monte vers moi en une supplication incessante pour le salut des âmes. C'est une voix sans parole humaine, qui toujours crie devant ma divine Majesté!
J'ai dit les fruits de l'union en cette vie, et la nourriture de l'âme en ce dernier état, acquis au prix de tant de fatigues, de sueurs et de larmes. Avec une vraie persévérance, elle passe de cette union - encore imparfaite comme union quoique parfaite comme grâce - à l'union durable et éternelle. J'appelle imparfaite cette union, parce que tant qu'elle est enchaînée au corps dans cette vie, l'âme ne se peut vraiment rassasier de ce qu'elle désire, et aussi parce qu'elle n'est pas pleinement délivrée de cette loi perverse, qui n'est qu'endormie par l'amour de la vertu. Cette loi n'est pas encore morte, elle peut se réveiller, Si venait à disparaître le pouvoir de la vertu qui la tient en sommeil. Voilà pourquoi j'ai dit que cette union est imparfaite; mais toute imparfaite qu'elle est, elle conduit l'âme à la perfection durable, que rien ne peut lui ravir. C'est ce que je t'ai expliqué en parlant des Bienheureux qui goûtent vraiment en moi qui suis la vie éternelle, le Bien suprême et immuable qui ne finit jamais.
Tandis que les autres n'ont recueilli de leur pleur, d'autre fruit que la mort éternelle, ceux-là vraiment ont reçu la vie pour toujours. Ils sont passés des larmes à l'allégresse; le fruit de leurs larmes, c'est cette vie elle-même qui ne finit pas, et dans laquelle, leur charité toujours ardente ne (348) cesse de crier vers Moi et de m'offrir pour vous ces larmes de feu dont, dont je t'ai déjà parlé.
J'ai fini. Je t'ai exposé les différents degrés des larmes, leur perfection, et le fruit que l'âme en retire. Ce fruit, t'ai-je dit, c'est, pour les parfaits la vie éternelle, et pour les méchants l'éternelle damnation (349).


CHAPITRE X Comment cette âme dévote remercie Dieu de lui avoir expliqué les états des larmes, et lui adresse trois demandes.

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Alors cette âme angoissée d'un immense désir, par la douce explication et la satisfaction qu'elle avait reçues de la Vérité, sur les états des larmes, lui disait, dans la plénitude de son amour:
Grâces, grâces vous soient rendues à vous, Père éternel et souverain, qui exaucez les saints désirs et vous passionnez d'amour pour notre salut! qui par amour, nous avez donné l'Amour, dans le temps même où nous étions en révolte contre vous, en nous envoyant ton Fils unique! Par l'abîme de votre ardente charité, je vous demande grâce et miséricore! Je voudrais pouvoir, dans la pureté et dans la lumière, parvenir à vous et ne pas m'égarer dans les ténèbres en suivant la doctrine votre Vérité, dont vous m'avez si clairement démontré qu'elle est la vérité même: mais il est deux illusions que je redoute et dans lesquelles je pourrais tomber. Avant d'en finir avec les états, je souhaiterais donc, Père éternel, de recevoir de vous l'éclaircissement de ces doutes.
Le premier est celui-ci. Si, parfois, quelqu'un (350) s'adressait à moi ou à quelque autre de vos serviteurs, pour demander conseil sur la manière de vous servir, quelle doctrine devrait-on lui donner? Je sais bien, mon doux Dieu éternel, que vous m'avez déjà exposé cette parole, que vous m'aviez dite: "Je suis celui qui aime peu de mots et beaucoup d'actions" (
Mt 7,21). Cependant, s'il plaisait à votre Bonté de me l'expliquer encore, Elle me ferait grand plaisir.
Il arrive en effet qu'en priant moi-même pour vos créatures et spécialement pour vos serviteurs, il me semble voir dans mon oraison, que l'une a l'âme bien disposé et paraît jouir de vous, et que l'autre a l'esprit plein d'obscurités: en ce cas, dois-je, Père éternel, ou puis-je juger, que l'un est dans la lumière et l'autre dans les ténèbres?
Ou bien encore, si je vois que celui-ci pratique de grandes pénitences, et celui-là non, dois-je juger que celui qui fait de grandes pénitences, possède une plus grande perfection que celui qui n'en fait pas?
Je vous en prie pour que je ne sois pas abusée par mes propres pensées, daignez m'expliquer plus en détail ce que vous m'avez dit, de façon générale.
Le second point sur lequel j'implore ces explications, c'est le signe auquel l'âme peut reconnaître qu'elle est vraiment visitée par vous, Dieu éternel, quand vous l'honorez de votre visite. S'il m'en souvient bien, vous m'avez dit, Vérité éternelle, que l'Esprit en conservait de l'allégresse et un encouragement à la vertu. Je voudrais savoir si cette allégresse ne peut pas être une illusion de l'amour-propre (351) spirituel; car, s'il en était ainsi, je ne m'attacherais qu'au second signe, de l'entraînement à la vertu.
Voilà les éclaircissements que je vous demande afin de vous pouvoir servir en vérité, Vous et mon prochain, sans me laisser aller à aucun faux jugement sur vos créatures et sur vos serviteurs; car il me semble, que ces jugements éloignent l'âme de Vous, et je ne voudrais pas tomber en ce malheur (352).




Catherine, Dialogue 93