Catherine, Lettres 52

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Lettre n. 178, A FRERE JEROME

CLXXVIII (132). - A FRERE JEROME, de Sienne, des Frères Ermites de Saint-Augustîn. - Comment il faut célébrer la dernière pâque avec Jésus-Christ. - De l'amour des créatures.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE


1. Mon très cher Père et bien-aimé Fils dans le Christ Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Dieu, je vous écris dans son précieux sang, me souvenant de la parole de notre [1011] Sauveur, qui disait à ses disciples: «J'ai désiré avec désir faire la pâque avec vous avant de mourir.» (Lc 22,15) Je vous dis de même, Frère Jérôme, mon Père et mon Fils bien-aimé; et si vous me demandez quelle pâque je désire faire avec vous, je vous répondrai pas d'autre pâque que celle de l'Agneau sans tache, lorsqu'il se donna lui-même à ses disciples. O doux Agneau consumé au feu de la charité divine sur le bois de la très sainte Croix! ô nourriture très suave, pleine de joie, d'allégresse et de consolation! rien ne manque en vous; car, pour l'âme qui vous sert en vérité, vous êtes la table, la nourriture et le serviteur. Nous voyons bien que le Père est une table et un lit où l'âme peut se reposer; nous voyons le Verbe, son Fils unique, qui se donne à nous en nourriture avec un si ardent amour. Et qui porte cette nourriture? l'Esprit-Saint qui devient serviteur; dans son amour infini, il n'est pas content que nous soyons servis par les autres; il veut nous servir lui-même. C'est à cette table que mon âme désire faire la pâque avec vous avant de mourir; car une fois la vie passée, nous ne pourrons la faire.

2. Sachez, mon Fils, qu'à cette table il faut se présenter dépouillés et vêtus: dépouillés de tout amour-propre, de tout amour du monde, de toute négligence, de toute tristesse et de toute confusion d'esprit, car la tristesse déréglée dessèche l'âme. Nous devons nous revêtir de son ardente charité, mais nous ne pouvons l'avoir si l'âme n'ouvre pas l'oeil de la connaissance d'elle-même, si elle ne voit pas qu'elle n'est rien, et comment nous faisons ce qui n'est pas. C'est ce qui empêche de connaître en [1012] nous l'infinie bonté de Dieu. Car, lorsque l'âme contemple son Créateur et son infinie bonté, elle ne peut s'empêcher de l'aimer, et l'amour la revêt des vraies et solides vertus, et elle préférerait mourir plutôt que de faire une chose contraire à Celui qu'elle aime; mais elle cherche toujours avec zèle à faire ce qui lui est agréable; elle aime aussitôt ce qu'il aime, elle déteste ce qu'il déteste, parce que l'amour l'a rendue un autre lui-même. C'est cet amour qui détruit en nous la négligence, l'ignorance et la tristesse, parce que la mémoire se réjouit avec le Père en retenant les bienfaits de Dieu; l'intelligence se réjouit avec le Fils, dont la sagesse et la lumière lui font connaître et aimer la volonté de Dieu; et aussitôt naît cet amour et ce désir qui la passionnent pour l'éternelle et suprême Vérité, tellement qu'elle ne peut et ne veut aimer et désirer que Jésus crucifié, et elle ne se plaît qu'à supporter les opprobres et les peines; c'est là sa joie, son bonheur; elle se défie de tout le reste, et elle met toute sa gloire à souffrir pour Jésus-Christ les peines, les affronts, les persécutions du monde et du démon.

3. Allumez donc, allumez en vous le feu du saint désir, et regardez l'Agneau immolé sur le bois de la très sainte Croix; car nous ne pouvons d'une autre manière manger à cette table douce et sacrée. Faites que dans la cellule de votre âme l'arbre de la très sainte Croix soit toujours planté et dressé; car sur cet arbre vous cueillerez le fruit de la véritable obéissance, de la patience, de la profonde humilité; vous verrez mourir en vous toute complaisance, tout amour-propre, et vous acquerrez la faim des [1013] âmes, en voyant que par faim pour notre salut et l'honneur de son Père, Notre-Seigneur s'est humilié et s'est livré lui-même à la mort ignominieuse de la Croix, comme si son amour pour nous allait jusqu'à l'ivresse, à la folie (Ce mot de folie a été appliqué à l'amour de Notre-Seigneur par plusieurs grands saints. Le bienheureux Jacopone de Todi répondait à son divin Maître qui lui demandait pourquoi il s'était rendu fou aux yeux du monde: parce que vous avez été plus fou que moi: Quia stultior me fuisti.): c'est cette pâque que je désire faire avec vous.

4. Nous avons dit que nous devions nous nourrir des âmes, et mon âme le désire pour vous, parce que vous êtes le héraut de la parole de Dieu. Je veux donc que vous soyez un vase d'élection plein du fou d'une ardente charité, pour porter le doux nom de Jésus et semer cette parole incarnée du Christ dans le champ de l'âme. Je vous y invite, et je veux qu'en recueillant la semence, c'est-à-dire on la faisant fructifier dans les créatures, vous en donniez toute la gloire au Père éternel, rapportant tout à lui et ne vous attribuant rien à vous-même; car autrement nous serions des voleurs, nous déroberions ce qui vient de Dieu et nous le garderions pour nous; mais je crois que, grâce à Dieu, cela ne nous arrivera pas; il me semble que toujours le premier mouvement, le principe de nos actions, est pour l'honneur de Dieu et le salut des créatures; mais bien souvent cependant nous pouvons nous complaire dans la créature. Mais, comme je veux que vous soyez parfait et que vous portiez des fruits de perfection, je veux que vous n'aimiez aucune [1014] créature en général ou en particulier, si ce n'est en Dieu.

5. Comprenez bien ce que je vous dis; je sais que vous aimez la créature spirituellement en Dieu, mais quelquefois, ou par défaut d'intention, ou parce que l'homme a une nature qui l'y porte, comme vous l'avez éprouvé vous-même, on aime spirituellement, et dans cet amour on trouve un plaisir, une jouissance qui fait que souvent la sensualité y a sa part, sous l'apparence de la spiritualité. Si vous me dites: Comment puis-je m'apercevoir de cette imperfection? Je vous répondrai: Quand vous voyez que la personne qui est aimée vous manque en quelque chose, qu'elle n'est plus dans les mêmes rapports avec vous, et qu'elle semble en aimer mieux une autre; si alors vous en avez du chagrin, si ce chagrin affaiblit l'affection que vous aviez, soyez bien persuadé que cette affection était imparfaite. Quel est donc le moyen de l'a rendre parfaite? Je ne vous indiquerai pas d'autre moyen, mon très cher Fils, que celui enseigné par la Vérité même à une de ses servantes: Ma fille bien-aimée, lui disait-elle une fois, je ne veux pas que tu fasses comme celui qui tire un vase plein d'eau d'une fontaine et qui boit lorsqu'il est dehors; le vase se vide, et il ne s'en aperçoit pas; mais je veux que, lorsque tu emplis le vase de ton âme, en ne faisant par l'affection qu'une même chose avec celui que tu aimes pour moi, tu ne retires pas ce vase loin de moi, qui suis la fontaine d'eau vive, mais que tu y conserves cette créature que tu aimes pour l'amour de moi, comme le vase dans l'eau. De cette manière, vous ne serez [1015] jamais vide, ni toi ni celui que tu aimes, mais vous serez toujours remplis de la grâce divine et du feu très ardent de la charité, et alors vous ne tomberez pas dans le trouble et le dépit. Celui qui aime ainsi, lorsqu'il voit que celui qu'il aime change et s'éloigne de sa société, ne s'en afflige pas, pourvu qu'il le voie persévérer dans les douces et solides vertus, car il l'aimait pour Dieu, et non pour lui; il éprouve cependant une sainte émotion quand il se voit séparé de ce qu'il aime. Telle est la règle et le moyen que je veux vous voir prendre pour que vous soyez parfait. Je ne vous en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.




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Lettre n. 179, A FRERE FELIX DE MASSA

CLXXIX (133). - A FRERE FELIX DE MASSA, de l'Ordre de Saint- Augustin.- Lettre écrite en extase - L'humilité et la charité s'acquièrent par la connaissance de notre néant et de la bonté divine en nous.

(Le frère Félix Massa était un des disciples les plus aimés de sainte Catherine. Il l'accompagna dans son voyage à Avignon. Il mourut le 22 septembre 1388, en grande réputation de sainteté.)



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE


1. Mon très cher Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux [1016] sang, avec le désir de vous voir fondé dans la vraie et parfaite humilité, parce que celui qui est humble, est patient à supporter toute fatigue par amour de la vérité. Comme l'humilité est la gouvernante et la nourrice de la charité, il ne peut y avoir d'humilité sans charité. Celui qui brûle dans la fournaise de la charité n'est pas négligent; il a un zèle parfait, car la charité n'est jamais oisive, elle travaille toujours. Cet amour et cette humilité, qui consument la négligence et qui éteignent l'orgueil, ne peuvent s'acquérir sans la lumière et sans un objet que l'oeil éclairé puisse contempler; car si l'oeil qui est en présence de la lumière n'est pas ouvert, la vue ne lui sera d'aucune utilité. L'oeil véritable de notre âme est l'intelligence; il possède la lumière de la très sainte Foi quand le voile de l'amour-propre ne l'obscurcit pas. Lorsque nous écartons l'amour de nous-mêmes, cet oeil est clair et voit combien le coeur doit suivre et aimer son bienfaiteur.

2. L'oeil de l'intelligence excité par l'amour s'ouvre aussitôt et se fixe sur son objet, Jésus crucifié, dans le sang duquel surtout il reconnaît l'abîme de son ineffable charité. Mais où faut-il voir et placer cet objet? Dans la cellule de la connaissance de soi-même; c'est là qu'on connaît sa misère, parce qu'on a vu avec l'oeil de l'intelligence ses défauts, son néant, et on les voit en vérité. Quand l'homme se connaît, il connaît aussi la bonté de Dieu à son égard; car s'il se connaissait seulement, et s'il voulait connaître Dieu sans lui, cette connaissance ne serait pas fondée sur la vérité, et il n'en retirerait pas le fruit qu'il doit en retirer; il perdrait même [1017] plutôt qu'il ne gagnerait, parce qu'il ne retirerait de la connaissance de lui-même qu'ennui et confusion; son âme se dessécherait, et, en persévérant ainsi sans recevoir aucun secours, il tomberait dans le désespoir. S'il voulait connaître Dieu sans se connaître, il n'en retirerait que le fruit corrompu d'une grande présomption. Cette présomption est nourrie par l'orgueil, et ces deux vices s'entretiennent mutuellement. Il faut donc que la lumière fasse voir toute la vérité, et que la connaissance de soi-même soit unie à la connaissance de Dieu, et la connaissance de Dieu à la connaissance de soi-même.

3. Alors l'âme ne tombe ni dans la présomption ni dans le désespoir, mais elle trouve dans cette double connaissance des fruits de vie; car dans la connaissance d'elle-même elle reçoit le fruit de l'humilité véritable, qui produit la haine et l'horreur de la faute et de la loi perverse, qui est toujours prête à combattre contre l'esprit, et cette haine enfante la patience, qui est la moelle de la charité. De la connaissance de la grande bonté de Dieu qu'elle trouve en elle, l'âme reçoit le fruit d'une charité sans borne pour Dieu et pour son prochain, parce que la lumière lui fait voir et connaître que l'amour qu'elle a pour son Créateur ne peut lui être d'aucune utilité; et alors, ce qu'elle ne peut faire pour lui elle le fait pour le prochain par amour pour Dieu; car elle aime la créature parce qu'elle voit que le Créateur aime souverainement la créature, et la condition de l'amour est d'aimer toutes les choses qui sont aimées par la personne qu'on aime.

4. C'est avec cette lumière, mon très cher Fils [108], que nous acquerrons la vertu d'humilité et de charité, et que nous porterons et supporterons avec une vraie et sainte patience les défauts de notre prochain. Nous détruirons toute négligence avec le zèle parfait acquis au foyer de la divine charité, et nous éteindrons l'orgueil avec l'eau de la véritable humilité. Nous deviendrons affamés de l'honneur de Dieu. et nous nous nourrirons des âmes avec délices sur la table de l'humble Agneau sans tache; il n'y a pas d'autre chemin. C'est parce que j'ai compris qu'il fallait le suivre et marcher dans la voie de la véritable humilité, que je vous dis et que je vous répète mon désir de vous voir affermi dans une vraie et parfaite humilité, et je veux que vous y travailliez sans peine et sans trouble d'esprit.. Oui, je vous recommande de nouveau de commencer avec une foi vive, une ferme espérance, une obéissance prompte. Je veux que vous engraissiez ainsi votre âme, et qu'elle ne se dessèche pas par le trouble et l'ennui, mais secouez avec un zèle parfait le sommeil de là négligence, et dérobez les vertus que vous verrez dans vos frères, en les nourrissant dans votre coeur. Que toujours la vérité soit votre joie, qu'elle soit dans votre bouche, et, quand il le faut, dites-la charitablement à tout le monde, surtout aux personnes que vous aimez d'un amour particulier, mais toujours avec douceur, vous attribuant à vous-même tous les défauts des autres; et si vous ne l'avez pas fait jusqu'à présent avec toute la prudence nécessaire, corrigez-vous-en à l'avenir. Pour cela, je veux que vous n'ayez aucune peine, aucun souci à mon sujet. II faut traverser tous les flots de cette mer [1019] orageuse avec une humilité sincère, avec la charité fraternelle et la sainte patience. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.






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Lettre n. 180, A UN RELIGIEUX

CLXXX (134). - A UN RELIGIEUX qui avait quitté son Ordre. Lettre écrite en extase. De la lumière de la sainte Foi nécessaire pour connaître et aimer la vérité. - De l'amour-propre qui obscurcit cette lumière. - Combien il est coupable de persévérer dans le péché. - Elle l'exhorte à retourner dans le bercail de son Ordre, lui donnant l'espérance du pardon et de la divine miséricorde, s'il triomphe de lui-même par l'humilité et le regret de son erreur.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE


1. Mon très cher Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir éclairé de la vérité, afin que la connaissant, vous puissiez vous en revêtir et détester ce qui est contre la vérité, ce qui se révolte contre elle, afin d'aimer ce qui est dans la vérité et ce que la vérité aime. O mon cher Fils! combien est nécessaire cette lumière, car c'est en elle qu'est notre salut. Mon bien cher Fils, je ne vois pas que nous puissions avoir la lumière de l'intelligence sans la pupille de la très sainte Foi, qui est le centre de notre vie. Et si cette lumière est obscurcie et cachée par l'amour de nous-mêmes, l'oeil n'a pas [1020] de lumière; il ne voit plus, et dès lors il ne connaît plus la vérité. Il faut donc écarter ce nuage, afin de le rendre clair. Mais comment dissiper et chasser ce nuage? Par la sainte haine de nous-mêmes, en connaissant nos fautes et en connaissant l'infime bonté de Dieu à notre égard.

2. Par cette connaissance s'acquiert la vertu de patience, parce que celui qui connaît ses défauts et la loi sensitive qui combat contre l'esprit, se hait lui-même, et se réjouit, lorsque non seulement les créatures raisonnables, mais encore les animaux le punissent de ses fautes. Les injures, les affronts, les reproches l'engraissent; les persécutions et les peines sont sa joie, et il les prend pour des consolations. Cette connaissance, que l'homme a de lui-même, fait naître une humilité profonde; il ne lève plus la tête par orgueil, mais il s'humilie toujours davantage; il se nourrit de la connaissance de la bonté de Dieu à son égard, et il développe en lui les ardeurs de la chante. Cette charité, nourrie par l'humilité, enfante la vraie discrétion, qui lui fait discerner ce qu'il doit à Dieu; il loue et glorifie son nom, il se hait lui-même et déteste sa sensualité; il est plein de bienveillance pour le prochain, l'aimant comme il doit l'aimer, avec une charité fraternelle, libre et réglée, que rien n'arrête et ne trouble, parce que la vertu de discrétion a sa raison dans la charité; elle n'est autre chose qu'une vraie connaissance que l'âme a d'elle-même et de Dieu, qui fait rendre à chacun ce qui lui est du. Elle ne le ferait pas sans lumière; si elle ne l'avait pas, ses pensées et ses oeuvres seraient imparfaites; et cette [1021] lumière, elle ne peut l'avoir sans la vraie connaissance d'elle-même, qui lui donne la haine; dans la connaissance de la Bonté divine, elle trouve l'amour.

3. Celui qui possède cette haine et cet amour devient le serviteur fidèle de son Créateur, et, au milieu même de la nuit de cette vie ténébreuse, il marche à la lumière, et au sein des tempêtes il possède et goûte la paix; il court toujours à la perfection avec constance et persévérance jusqu'à la mort; il résiste avec force aux assauts de l'ennemi, et ne succombe jamais dans les combats qu'il soutient. S'il est séculier, il est bon séculier; s'il est religieux, il est religieux parfait; il navigue dans la barque de l'obéissance véritable sans jamais en sortir. Le miroir où il se regarde est la règle, les coutumes, les usages, qu'il s'applique à observer toujours. Il n'écoute pas le démon, qui voudrait le combattre par la crainte servile en lui disant: Tu ne pourras pas supporter les épreuves de l'Ordre, les persécutions de tes frères, les pénitences qui te seront imposées et les obligations trop pénibles. Mais celui qui a la lumière se rit de toutes ces choses; comme il est mort à la volonté propre, et qu'il est éclairé de la lumière de la sainte Foi, il répond: Je supporte tout pour Jésus crucifié, parce que je sais bien que Dieu n'impose jamais à ses créatures de fardeaux au-dessus de leurs forces. Je lui en laisse donc la mesure, et je veux les porter avec une vraie patience, car je connais la vérité, et je sais bien que tout ce qu'il permet ou qu'il donne il le fait pour mon bien, afin que je sois sanctifié en lui.

4. Oh! combien est heureuse cette âme qui, par la [1022] douce connaissance de la vérité, est parvenue à une telle lumière et à une telle perfection, qu'elle voit et qu'elle comprend que tout ce que Dieu permet, il le permet par amour. Car celui qui est Amour ne peut s'empêcher d'aimer la créature raisonnable; il nous a aimés avant que nous fussions, parce qu'il voulait que nous participions au Bien suprême et éternel. Aussi tout ce qu'il nous donne, il nous le donne dans ce but; mais les infortunés qui sont privés de la lumière de la sainte Foi ne connaissent pas la vérité. Et pourquoi ce malheureux ne connaît-il pas la vérité? Parce qu'il ne dissipe pas le nuage de l'amour-propre; il ne se connaît pas, et alors il ne se hait pas; il ne connaît pas la Bonté divine, et il ne l'aime pas. S'il aime quelque chose, son amour est imparfait, parce qu'il aime pour son plaisir, pour la consolation qu'il reçoit de Dieu, ou l'utilité qu'il retire du prochain. Il n'est pas fort et persévérant dans le bien qu'il a entrepris, parce que peu à peu, à mesure qu'il est sevré du lait de la consolation, il faiblit et tourne la tête en arrière pour regarder la charité; s'il avait connu vraiment la Vérité, il n'en serait pas ainsi. Mais comme il est imparfait, s'il lui arrive de tourner la tête an arrière, ce qu'il n'a pas fait, comme le demandait la lumière de la Foi, il devrait le faire après sa chute; car la longue persévérance dans le péché déplaît plus à Dieu, et lui est plus nuisible que le péché même, parce que le péché est ordinaire à l'homme, mais la persévérance dans le péché est la part du démon. Il ne doit pas se mettre au nombre des morts, tandis qu'il peut encore vivre, ni résister aux remords de sa conscience [1023] qui l'appelle et le ronge sans cesse. Il ne doit pas dire: J'attends; ce fruit amer n'est pas encore mûr. Oh! combien est aveugle et insensé celui qui compte sur le temps qu'il n'a pas, qui ne profite pas de celui qu'il a, et qui agit comme s'il était sûr de toujours vivre. Quelle peine et quel effroi cette folie ne cause-t-elle pas aux serviteurs de Dieu, qui sont affamés de l'honneur de leur Créateur et du salut des âmes.

5. O mon Fils bien-aimé! faites un retour sur vous-même, et ouvrez l'oeil de votre intelligence pour connaître vos fautes, avec l'espérance de la miséricorde. Voyez, voyez la vérité, et revenez à votre bercail, parce qu'autrement vous ne pourrez le connaître, votre faute vous en empêchera; car vous ne pouvez rester en dehors du bercail sans être en état de péché mortel et sous le poids de l'excommunication. Vous ne pourrez alors connaître la Vérité; mais en revenant au bercail, vous la connaîtrez, parce que vous vous purifierez de votre faute. Appliquez donc votre volonté à aimer et à désirer votre Créateur et l'arche sainte de votre Ordre. Placez-vous parmi ceux qui doivent le plus gémir d'une position semblable; car vous aviez montré d'abord un grand amour, une grande connaissance de Dieu, et vous paraissiez goûter avec délices le lait de la prière, et offrir de doux et tendres désirs; mais il faut croire qu'en réalité vous n'étiez pas fondé sur la Pierre vive, le Christ, le doux Jésus, c'est-à-dire que vous ne l'aimiez pas, sans recherche de votre propre consolation, et pur de toute considération humaine. Car si vous aviez été véritablement [1024] affermi sur Jésus crucifié et sur la connaissance de vous-même, comme je l'ai dit, vous ne seriez pas tombé dans une si grande erreur. Nous tombons seulement lorsque nos fondements ne sont pas bien creusés dans la vallée de l'humilité et appuyés sur la pierre vive du Christ, le doux Jésus. En suivant ses traces, on ne choisit ni le temps, ni le lieu, à son gré, mais on s'en rapporte entièrement au bon plaisir de l'éternelle Vérité.

6. O mon Fils bien-aimé! ce que vous n'avez pas fait, je veux que vous le fassiez sans vous troubler et vous décourager, avec une ferme espérance et avec la lumière de la très sainte Foi. Cette lumière vous fera bien connaître sa miséricorde; et cette miséricorde adoucira cette confusion que vous ressentirez en vous voyant tombé des hauteurs du Ciel dans un abîme de misère. Levez-vous donc avec une sainte haine, en vous trouvant digne de honte et d'affront, indigne de récompense et de grâces; cachez-vous sous les ailes de la miséricorde de Dieu, car il est plus enclin à pardonner que vous à pécher. Baignez-vous dans le sang du Christ, où votre âme se fortifiera dans l'espérance; et vous n'attendrez plus le temps, parce que le temps ne vous attend pas. Mais faites-vous violence à vous-même, et dites: Mon âme, reconnais ton Créateur et sa grande miséricorde qui t'a conservée, qui te donne le temps, et qui attends par bonté que tu reviennes au bercail. O très doux Amour, combien la miséricorde vous est propre! Considérez si elle a été grande dans notre première chute. Dieu n'a pas commandé à la terre de nous engloutir, et aux animaux de nous dévorer [1025]; mais il nous a laissé le temps, et il nous attend avec patience. Pourquoi avons-nous reçu tant de grâces; est-ce à cause de nos vertus? Non; mais seulement à cause de son infinie miséricorde.

7. Si, pendant que nous sommes plongés dans les ténèbres du péché mortel, sa miséricorde est si grande, combien davantage devons-nous espérer avec une foi vive qu'elle ne nous manquera pas, si nous reconnaissons nos fautes, et si nous revenons dans l'arche de la vie religieuse, sous le joug de l'obéissance, pour tuer et fouler aux pieds notre volonté propre, et ne plus dormir. Hélas! hélas! je crois que mes péchés sont cause de vos fautes. N'y persévérez pas, je vous en conjure, et cessez de vous perdre, d'offenser Dieu et d'affliger vos frères; mais reprenez le joug de l'obéissance et la clef du sang de Jésus-Christ que vous avez jetée dans un abîme profond. Vous ne pouvez la reprendre et vous en servir sans crime, parce que vous avez quitté le jardin de votre saint Ordre, où vous aviez été planté pour être une fleur odoriférante et bonne par votre persévérance jusqu'à la mort. Reprenez cette clef précieuse avec la contrition du coeur, avec le regret de la faute commise, avec la haine de la sensualité, avec une foi vive. Fixez vos regards sur la suprême. l'éternelle Vérité, et ayez la ferme espérance que Dieu et votre Ordre vous recevront avec miséricorde; votre faute vous sera pardonnée, et vous pourrez revoir votre Père céleste dans la plénitude et l'abondance de sa grâce.

8. C'est vers la vraie Jérusalem qu'il faut aller, c'est dans votre saint Ordre qu'il faut vous rendre[1026]; vous trouverez là Jérusalem, la vision de la paix, c'est-à-dire la paix de votre conscience. Vous entrerez dans le sépulcre de la connaissance de vous-même, et vous demanderez avec Marie-Madeleine: Qui m'ôtera la pierre du monument? car le poids de cette pierre est si grand, mon péché est si considérable, que je ne pourrai le soulever. Mais aussitôt que vous aurez vu et confessé votre imperfection, vous verrez deux anges qui écarteront cette pierre. La Providence vous enverra l'ange du saint amour et de la crainte de Dieu; cet amour n'est jamais seul, mais il donne à l'âme la charité du prochain. L'ange de la haine que Dieu nous enverra aussi pour soulever la pierre, vous apportera l'humilité sincère et la patience. Et alors, avec une ferme espérance et une foi vive, on ne quitte plus le sépulcre de la connaissance de soi-même; on y reste avec persévérance jusqu'à ce qu'on trouve le Christ ressuscité dans son âme par la grâce; et quand on l'a trouvé, on va l'annoncer à ses frères, qui sont les solides et douces vertus, avec lesquelles on veut demeurer toujours. Alors le Christ apparaît dans l'âme d'une manière sensible; il se laisse toucher par l'humble et continuelle prière. Telle est la voie: il n'y en a pas d'autres.

9. Je suis certaine que si vous avez la lumière de la très sainte Foi, et si vous connaissez la vérité, comme je vous l'ai dit, vous suivrez cette voie sans négligence et sans retard; vous profiterez avec zèle du moment qui vous est donné autrement vous sciez toujours dans les ténèbres, parce que vous vous éloignez de la lumière; vous serez dans la tristesse [1027], parce que la joie de la grâce ne sera pas en vous, mais vous serez un membre retranché du corps mystique de la sainte Eglise. Aussi je vous ai dit, puisqu'il n'y a pas d'autre voie, que je désirais vous voir éclairé de la vérité par la lumière de la très sainte Foi qui est la prunelle de l'oeil de l'intelligence, avec lequel on connaît la vérité. Je vous prie donc pour l'amour de Jésus crucifié, et pour votre salut, de satisfaire mon désir. Je ne vous en dis pas davantage. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Si j'étais près de vous, je saurais quel démon a ravi ma brebis, et par quel lien il la tient enchaînée pour l'empêcher de retourner au bercail avec les autres; mais je tâcherai de le voir par la prière dont je me servirai pour couper la chaîne qui la retient, et alors mon âme sera heureuse. Doux Jésus, Jésus amour.






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Lettre n. 181, A FRERE ANDRE DE LUCQUES

CLXXXI (135). - A FRERE ANDRE DE LUCQUES, à FRERE BALDO, et à FRERE LANDO, serviteurs de Dieu à Spolète, lorsque le Saint-Père les demandait. - Il faut servir la sainte Eglise sans se laisser arrêter par les difficultés.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE


1. Mes très chers Pères dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir zélés et prompts à faire la volonté de Dieu et à obéir à son Vicaire, le [1028] Pape Urbain VI, afin que par vous et par les autres serviteurs de Dieu, sa douce Epouse soit secourue. Nous la voyons dans la désolation, frappée de tous les côtés, par tous les vents contraires; vous savez surtout qu'elle est attaquée par les hommes coupables qui s'aiment eux-mêmes, et qui veulent souiller notre foi par l'hérésie et par le schisme. Hélas! l'Eglise eut-elle jamais de si grands besoins. Ceux qui devaient l'assister la persécutent; ceux qui devaient l'éclairer y portent les ténèbres. Ils devaient se nourrir de la nourriture des âmes, en administrant le sang de Jésus crucifié qui donne la vie de la grâce, et ils le leur retirent de la bouche et leur donnent la mort éternelle. Ce sont des loups qui dévorent les brebis au lieu de les sauver. Les serviteurs de Dieu,:les chiens vigilants qui sont placés dans le monde pour la garde des brebis, pour qu'ils aboient lorsqu'ils voient le loup venir, que feront-ils si le berger principal les appelle? comment doivent-ils aboyer? par une humble et continuelle prière et par de courageuses paroles. De cette manière, ils épouvanteront les démons visibles et invisibles, et ils ranimeront le coeur et le zèle de notre vrai pasteur, le Pape Urbain VI. Alors, n'en doutez pas, le corps mystique de la sainte Eglise et le corps universel des chrétiens seront secourus; les brebis seront retrouvées et retirées des mains des démons.

2. Vous ne devez vous refuser pour aucune cause que ce soit; les peines que vous prévoyez, les persécutions, les affronts, les mépris dont vous pouvez être l'objet, la faim, la soif, mille morts même ne doivent pas vous arrêter, pas plus que le désir du [1029] repos et de votre consolation. Il ne faut pas dire: Je veux la paix de mon âme, et je pourrai avec la prière crier en la présence de Dieu. Oh! non, pour l'amour de Jésus crucifié, ce n'est pas le temps de se chercher soi-même, et de fuir les peines pour avoir les consolations; c'est au contraire le temps de se perdre, puisque la bonté infinie et la miséricorde de Dieu a pourvu au besoin de l'Eglise en lui donnant un pasteur juste et bon, qui veut avoir autour de lui des chiens vigilants qui aboient sans cesse pour l'honneur de Dieu. Il craint de dormir, et ne se fie pas à sa vigilance, et il désire les avoir pour se tenir éveillé. Vous êtes de ceux qu'il a choisis. Aussi je vous prie et vous conjure dans le Christ, le doux Jésus, de venir promptement faire la volonté de Dieu qui le demande, et la volonté du Vicaire de Jésus-Christ qui vous appelle avec bonté, vous et les autres. Il ne faut pas craindre les délices et les honneurs; car vous viendrez pour souffrir, et vous n'aurez d'autre jouissance que la Croix; sortez de votre solitude, et venez combattre pour la Vérité, en contemplant avec l'oeil de votre intelligence la persécution qui est faite au sang de Jésus-Christ et la perte des âmes, afin que nous soyons plus animés au combat, et que pour aucune raison nous ne tournions la tête en arrière. Venez, venez, ne tardez pas; n'attendez pas le temps, car le temps ne nous attend pas.

3. Je suis certaine que l'infinie bonté de Dieu vous fera connaître la vérité; mais je sais aussi que beaucoup de serviteurs de Dieu s'uniront et combattront cette sainte détermination en disant: Vous irez, mais cela ne servira de rien. Et moi j'ai la présomption de [1030] vous assurer du contraire. Si notre principal désir n'est pas satisfait, la voie du moins sera préparée; et si rien ne se fait, nous pourrons dire, en présence de Dieu et des hommes, que nous avons fait tous nos efforts, et notre conscience sera tranquille; ainsi tout sera pour le bien; Plus vous aurez de contrariétés, plus vous devez être persuadés que c'est là une chose bonne et sainte; car nous avons vu et nous voyons sans cesse que les saintes et grandes oeuvres rencontrent plus d'obstacles que les petites; c'est qu'elles donnent plus de fruits, et le démon cherche à les combattre de toutes les manières, surtout par le moyen des serviteurs de Dieu, qu'il trompe par de faux motifs de vertu. Je vous dis cela pour que rien ne vous empêche de venir, et pour que vous vous empressiez d'accourir aux pieds de Sa Sainteté. Noyez-vous dans le sang du Christ, et qu'en toute chose meure notre volonté. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Recommandez-moi à tous les autres serviteurs de Dieu, afin que leurs prières m'obtiennent de la Bonté divine la grâce de donner ma vie pour sa vérité. Doux Jésus, Jésus amour [1031].







Catherine, Lettres 52