Catherine, Lettres 56

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Lettre n. 132, A FRÈRE SIMON DE CORTONE

CXXXII (96). - A FRÈRE SIMON DE CORTONE, de l'Ordre des Frères Prêcheurs. - De l'amour-propre, qui nous prive des lumières temporelles et spirituelles.

( Frère Simon de Cortone était un des plus chers disciples de sainte Catherine. Elle en parle dans plusieurs de ses lettres.)



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très cher Fils dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris avec le désir de vous voir baigné et noyé dans le sang de l'Agneau, afin que, tout enivré, vous courriez au champ de bataille pour combattre, comme un vaillant chevalier, contre les démons, contre le monde et votre propre fragilité, à la lumière de la très sainte Foi et avec un amour ineffable, vous réjouissant toujours au milieu des combats. Mais sachez que nous ne pouvons combattre et remporter la victoire, si nous n'avons pas la lumière de la Foi; et nous ne pouvons avoir cette lumière, si nous n'écartons pas de l'oeil de notre intelligence la poussière des affections terrestres, si nous ne dissipons pas le nuage de l'amour de nous-mêmes [824]. Ce nuage nous prive de toute lumière spirituelle et temporelle; temporelle, car il ne nous laisse pas connaître notre faiblesse, le peu de durée et de stabilité du monde, combien cette vie est vaine et caduque; et les artifices du démon, qui cherche à nous tromper au moyen des choses passagères, et souvent sous des apparences de vertu. Spirituellement, cet aveuglement nous empêche de voir et de comprendre la bonté de Dieu. Souvent nous prenons en mal ce que Dieu nous donne pour notre bien, et cela nous arrive parce que nous ne considérons pas les secrets de son amour, et avec quelle tendresse il agit; nous ne nous arrêtons qu'au fait et nous ne voyons pas l'intention.

2. Quelquefois Dieu permet que nous soyons persécutés par le monde, injuriés par les hommes, ou soumis à quelque ordre de notre supérieur. Nous ne considérons pas la volonté de Dieu, qui agit pour notre sanctification, et nous ne jugeons pas que c'est elle qui permet ces choses, mais nous jugeons la volonté des hommes; et il nous arrive ainsi souvent de nous plaindre de notre prochain, et de commettre des fautes et des erreurs contre Dieu et contre lui. Quelle en est la cause? Notre peu de lumière, parce que l'amour-propre a recouvert la pupille de l'oeil de la très sainte Foi; et si le démon nous attaque, notre oeil aveuglé se trouble au milieu des pensées que l'ennemi lui suggère, et nous croyons que nous sommes rejetés de Dieu. Alors notre esprit sera tout bouleversé, et nous abandonnerons l'exercice de la prière, parce que nous croirons que nous ne pouvons plus être écoutés; nous tomberons dans l'ennui, et nous deviendrons insupportables à nous-mêmes; l'obéissance [825] nous sera pesante, nous négligerons notre cellule, et nous nous plairons aux conversations.

3. Ces malheurs et bien d'autres nous arrivent parce que nous n'avons pas écarté le nuage de l'amour-propre, ni spirituellement, ni temporellement: aussi nous ne connaissons pas la vérité, et nous n'aimons pas encore à être sur la Croix avec Jésus crucifié. De cette manière, nous ne serons jamais des chevaliers généreux, combattant nos ennemis pour l'amour de Jésus crucifié; nous serons timides, et notre ombre nous fera peur. De quoi avons-nous besoin? Nous avons besoin du sang de Jésus-Christ, où nous trouvons une ferme espérance qui détruit en nous toute crainte servile. Nous y trouvons une fol vive, qui persuade que Dieu ne veut autre chose que notre bien, car il nous a donné le Verbe son Fils unique, et ce Fils nous a donné sa vie pour nous rendre la vie, et de son sang il nous a fait un bain pour laver la lèpre de nos iniquités. C'est ainsi que l'âme sait d'une foi vive que Dieu ne permettra pas aux démons de nous tourmenter au delà de nos forces, au monde de nous persécuter plus que nous ne pouvons le souffrir, et à notre supérieur de nous donner des ordres auxquels nous ne pouvons pas obéir. Avec cette douce et glorieuse lumière, vous ne tomberez pas dans le trouble et le découragement, pour n'importe quel combat; vous ne fuirez pas la solitude, et vous ne rechercherez pas la conversation des hommes; mais vous vous attacherez à la Croix. Vous ne jetterez pas à terre les armes de la prière et des saints exercices spirituels; vous vous humilierez devant votre Créateur, et vous lui offrirez d'humbles et continuelles [826] prières, et en tout temps, pendant le combat et pendant le repos, vous ne vous ralentirez pas, mais vous servirez toujours Dieu avec zèle, sans négligence et sans trouble; vous observerez votre règle en vérité.

4. Quel sera votre moyen? La lumière de la très sainte Foi, que vous trouverez dans le précieux Sang. Et quel est la cause de cette lumière? L'ardeur de l'ineffable charité, que vous trouverez dans le Sang, car c'est par amour que le doux et tendre Verbe a couru a la mort honteuse de la Croix. Ce feu du divin amour, que vous trouvez dans le Sang, détruit et dissipe les ténèbres de l'amour-propre qui empêchent l'oeil de voir; et alors celui qui voit aime, celui qui aime craint Dieu et sert le prochain; il devient un chevalier généreux qui combat avec le bouclier de la Foi, avec l'arme de la charité, qui est un glaive à deux tranchants, la haine et l'amour, l'amour de la vertu, et la haine du vice et de la sensualité. Tout transporté d'amour, il se plaît sur la Croix; il veut acquérir la vertu par la souffrance, et il cherche avec un ardent amour l'honneur de Dieu et le salut des âmes. Où a-t-il trouvé ce saint désir? Dans le Sang. Vous ne pouvez le trouver ailleurs. Aussi, je vous ai dit que je désirais vous voir baigné, plongé dans le sang de Jésus crucifié; et je vous dis qu'alors je vous appellerai et que vous serez mon fils. Baignez-vous donc, plongez-vous dans ce sang, sans trouble et sans abattement. Je termine. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [827].


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Lettre n. 133, A FRÈRE RAYMOND DE CAPOUE

CXXXIII (74).- A FRÈRE RAYMOND DE CAPOUE, de l'Ordre des Frères Prêcheurs. A MAITRE JEAN, tertiaire de l'Ordre des Ermites de Saint Augustin, et à tous leurs compagnons, pendant qu'ils étaient à Avignon. - De la foi au milieu des persécutions de l'Église. - Comment Dieu tire le bien du mal.

( Nous ne dirons rien ici du bienheureux Raymond de Capoue, confesseur de sainte Catherine de Sienne; nous en avons parlé dans l'avant-propos de l'admirable Vie de celle qu'il appelait sa mère. On peut lire aussi le témoignage qu'en a rendu le bienheureux Étienne Maconi dans sa lettre écrite à l'occasion du procès de Venise. )


AU NOM DE JÉSUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE


1. Mes très chers Fils dans le Christ Jésus, votre misérable mère a un ardent désir de voir vos coeurs et vos affections cloués sur la Croix, unis et liés avec ce lien qui a uni et lié Dieu à l'homme et l'homme à Dieu. Oui, mon âme désire voir vos coeurs et vos affections unis au Verbe incarné, au doux Jésus, et de telle manière que ni les démons ni les créatures ne puissent vous en séparer. Je n'en doute pas, si vous êtes liés et embrasés par le doux Jésus, tous les démons de l'enfer avec toutes leurs malices ne pourront vous priver de ce doux amour et de cette union. Je veux qu'il en soit ainsi, et il faut absolument que vous ne cessiez d'alimenter le feu des Saints désirs avec le bois de la connaissance de vous-mêmes. C'est ce bois qui nourrit le feu de la divine charité. La [828] charité s'acquiert par la connaissance et par l'ineffable charité de Dieu. Et alors l'âme s'attache à son prochain, et plus elle donne d'aliment au feu, c'est-à-dire plus elle se connaît elle-même, plus s'augmente l'ardeur de son amour pour Jésus-Christ et son prochain. Cachez-vous donc dans la connaissance de vous-mêmes, et n'en sortez jamais, pour que la mauvaise bête (Malatasca expression dont sainte Catherine de Sienne se servait pour désigner le démon, et qui signifie un mauvais sac. Non seulement le démon est rempli de méchanceté, mais il recueille toutes nos fautes pour nous faire condamner au dernier jugement.) ne vous trompe pas par ses illusions, et ne vous divise pas les uns les autres, ce qui vous ferait perdre l'union de la charité divine. Je veux et j'exige que vous vous soumettiez les uns aux autres, et que vous supportiez mutuellement vos défauts (Ces expressions montrent quelle autorité sainte Catherine avait sur ses disciples et sur son confesseur même.), à l'exemple de Jésus, la Vérité suprême, qui a voulu être le plus petit, et qui a humblement porte nos iniquités et nos défauts. Je veux que vous fassiez de même, mes Fils bien-aimés; aimez-vous, aimez-vous, aimez-vous les uns les autres, réjouissez-vous et soyez dans l'allégresse, Car le temps de l'été approche.

2. Le premier jour d'avril (le 1er avril 1476), pendant la nuit, Dieu m'a révélé plus particulièrement ses secrets, et m'a fait connaître des choses si admirables, que mon âme ne croyait plus être dans son corps. Ses jouissances étaient si grandes, si abondantes, que la langue ne pourrait jamais les dire. Dieu m'expliqua surtout le mystère de la persécution que souffre maintenant [829] la sainte Eglise, et son renouvellement, son exaltation dans les temps à venir. Pour me faire comprendre que les circonstances où se trouve maintenant l'Eglise sont permises pour lui rendre sa splendeur, la Vérité suprême me citait deux paroles qui sont dans le saint Evangile: " Il est nécessaire que le scandale arrive dans le monde." Puis Notre-Seigneur ajoutait: " Mais malheur à celui par qui vient le scandale" (Mt 18,7 Lc 17,1). Comme s'il disait: Je permets ce temps de persécution pour arracher les épines dont mon Epouse est tout entourée, mais je ne permets pas les pensées coupables des hommes. Sais-tu ce que je fais? Je fais comme j'ai fait quand j'étais dans le monde; j'ai fait un fouet de corde (Jn 2,15-16), et j'ai chassé ceux qui vendaient et qui achetaient dans le Temple, ne voulant pas que la demeure de mon Père devienne une caverne de voleurs (Mt 21,12-13 Mc 11,15-17 Lc 19,45-46). Je te dis que je fais maintenant de même. Je fais un fouet des créatures, et avec ce fouet je chasse les marchands impurs, cupides, avares et enflés d'orgueil, qui vendent et achètent les dons du Saint-Esprit.

3. Et en effet, avec le fouet de la persécution des créatures, Notre-Seigneur les chassait, et les arrachait par la force de la tribulation à leur vie honteuse et déréglée. Le feu augmentait en moi, et je voyais avec admiration les chrétiens et les infidèles entrer dans le côté de Jésus crucifié, et je passais par le désir et l'amour, et par leur moyen j'entrais avec eux dans le Christ, le doux Jésus. J'étais accompagnée de mon père saint Dominique, de saint Jean et de tous mes enfants; et alors il me mettait la Croix sur les épaules et l'olivier à la main, comme s'il m'ordonnait [830]de les porter aux uns et aux autres. Il me disait: " Va leur dire: Je vous annonce une grande joie. " Et alors mon âme s'enivrait davantage, et se perdait avec les bienheureux par l'union de l'amour dans la divine Essence; et ces douceurs étaient si grandes, qu'elle oubliait la peine qu'elle avait ressentie en voyant offenser Dieu. Je disais: O heureuse et bienheureuse faute! Le doux Jésus souriait, et disait: " Le péché, qui n'est que néant, peut-il être heureux? Sais-tu ce que saint Grégoire exprimait en disant: Heureuse et bienheureuse faute! En quoi celle-ci est-elle heureuse, et que voulait dire saint Grégoire?"

4. Je répondais ce qu'il me faisait répondre, et je disais: " Je vois bien, mon doux Seigneur, je sais bien que le péché n'a rien de bon et d'heureux en lui-même, mais c'est le fruit qui sort du péché. Il me semble que saint Grégoire a voulu dire que Dieu, à cause du péché d'Adam, nous a donné le Verbe, son Fils unique, et le Verbe nous a donné son sang; il nous a rendu la vie en nous donnant la sienne avec un si ardent amour! " Ainsi le péché est heureux, non par lui-même, mais par le bien, le trésor dont il a été l'occasion. Il en est de même maintenant. Du mal que font les mauvais chrétiens en persécutant l'Épouse du Christ, doit naître l'honneur, la lumière, le parfum des vertus pour cette Epouse. Et cela était si doux, qu'il me semblait qu'il n'y avait aucune comparaison entre l'offense et la bonté infinie que Dieu témoignait à son Epouse. Alors je me réjouissais, je tressaillais d'allégresse, et je voyais si clairement ce temps à venir, qu'il me semblait le posséder, le goûter, et je [831] disais avec Siméon: " Nunc dimittis servum tuum, Domine, secundum verbum tuum in pace. " Il y avait là des mystères si grands, que la langue est incapable de les dire, le coeur, de les comprendre, et l'oeil de les voir.

5. Oh! quelle langue pourrait raconter les merveilles de Dieu? Ce n'est pas la mienne, pauvre misérable que je suis; je veux garder le silence, et me donner tout entière à chercher l'honneur de Dieu, le salut des âmes, la rénovation et l'exaltation de la sainte Eglise; et par la grâce et la force de l'Esprit-Saint, je veux persévérer ainsi jusqu'à la mort. Car c'est ce désir qui m'a fait et me fera crier avec amour et compassion vers notre Christ sur terre, vers mon Père, et vers mes enfants bien-aimés. Pour que votre démarche réussisse, réjouissez-vous, soyez dans l'allégresse. O Dieu, mon doux Amour, accomplissez bientôt les désirs de vos serviteurs. Je ne veux pas vous en dire davantage, et pourtant je ne vous ai rien dit, Je me meurs de désirs et d'attente; ayez compassion de moi. Priez la divine Bonté et le Christ de la terre pour qu'il se hâte. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Plongez-vous dans le sang de Jésus crucifié; que rien ne vous abatte, mais prenez de plus en plus courage. Réjouissez-vous de ces douces fatigues. Aimez-vous, aimez-vous, aimez-vous les uns les autres. Doux Jésus, Jésus amour [832].



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Lettre n. 134, AU FRÈRE RAYMOND DE CAPOUE

CXXXIV (88). - AU FRÈRE RAYMOND DE CAPOUE, à Avignon. - Les tentations sont des moyens d'acquérir les vertus.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon révérend Père dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir, vous et les autres enfants, revêtus du vêtement nuptial, de ce vêtement qui couvre toute notre nudité. C'est aussi une arme qui rend impuissants les coups mortels de notre ennemi, qui nous rend forts, et qui affaiblit tous les coups et les tentations du démon, du monde et de la chair qui veut se révolter contre l'esprit. Ces coups non seulement ne seront pas nuisibles, mais ils deviendront des pierres précieuses et des perles sur le vêtement de l'ardente charité. Si l'âme ne supportait pas les peines et les tentations que Dieu lui accorde d'une manière ou d'une autre, sa vertu ne serait pas éprouvée, car la vertu s'éprouve par son contraire. Comment s'acquiert et se prouve la pureté? Par son contraire, c'est-à-dire par les tentations d'impureté. Car celui qui est livré à l'impureté n'a pas besoin d'être tenté, mais si la volonté est exempte de ses chutes, si elle est purifiée de toute souillure par le saint et vrai désir qu'elle a de plaire à son créateur, alors le démon, le monde et la chair la tourmentent: ainsi toute chose est vaincue par son contraire [833].

2. L'humilité aussi s'acquiert par l'orgueil. Quand l'homme se voit tenté par l'orgueil il s'humilie aussitôt, en se reconnaissant plein de défauts et d'orgueil; s'il n'avait pas été tenté, il ne se serait pas si bien connu; et dés qu'il s'humilie et se connaît, il conçoit une telle haine contre lui-même, qu'il se réjouit de toutes les peines et de toutes les injures qu'il souffre. Il fait comme le vaillant chevalier, qui ne fuit pas les coups; et il se trouve indigne du bonheur qu'il a de souffrir les peines, les tentations et les persécutions pour Jésus crucifié, parce qu'il se hait lui-même, et qu'il ressent l'amour de la vertu. Comprenez bien qu'il ne faut pas fuir et se plaindre dans le temps des ténèbres, car des ténèbres naît la lumière. O Dieu, mon doux Amour, quelle belle doctrine vous nous donnez! La vertu s'acquiert par ce qui lui est contraire; de l'impatience vient la patience. L'âme qui souffre du vice de l'impatience devient patiente au milieu des injures qu'elle reçoit, et impatiente contre le vice de l'impatience; elle se plaint plus de se plaindre que de toute autre chose. Ainsi, par les choses contraires, elle acquiert la perfection, et elle ne s'aperçoit seulement pas des progrès qu'elle a faits au milieu de toutes les tempêtes et des tentations, sans lesquelles elle ne serait jamais arrivée au port de la perfection. Vous voyez que l'âme ne peut recevoir et désirer la vertu, sans désirer et sans souffrir les épreuves et les tentations avec une vraie et sainte patience pour l'amour de Jésus crucifié. Nous devons donc nous réjouir au milieu des ténèbres et des combats, puisqu'ils sont la cause de la vertu et de, la récompense.

3. O mon Fils, vous que m'a donné la douce Vierge [834] Marie (Ce fut la sainte Vierge elle-même qui donna le B. Raymond de Capoue pour confesseur à sainte Catherine de Sienne. Voir la lettre d'Etienne Maconi), je ne veux pas que vous vous laissiez abattre ou troubler par les orages qu'éprouve votre esprit; mais je veux, toujours sainte et fidèle, cette bonne volonté que Dieu, je le sais, vous a donnée dans sa miséricorde. Oui, vous aimerez mieux mourir que de l'offenser mortellement; je veux que dans les ténèbres vous trouviez la connaissance de l'infinie bonté et de l'ineffable charité de Dieu. Cette connaissance affermira et engraissera votre âme. Pensez que c'est son amour qui vous conserve votre bonne volonté, et ne la laissez pas s'abandonner aux pensées du démon en y donnant son consentement. Oui, c'est son amour qui permet que vous, moi et d'autres serviteurs de Dieu, nous soyons éprouvés par les tentations du démon, des créatures et de la chair; c'est pour que nous sortions de la négligence, et que nous acquerrions un zèle parfait, une humilité véritable et une ardente charité. L'humilité vient de la connaissance de nous-mêmes, et la charité de la connaissance de la Bonté divine; c'est là que l'âme s'enivre et se consume d'amour.

4. Réjouissez-vous, mon Père, réjouissez-vous, et bannissez toute crainte servile; ne vous effrayez pas de ce que vous voyez venir ou de ce qui est arrivé, mais prenez courage en pensant que la perfection est près de vous. Répondez au démon que la vertu n'est pas venue en vous par moi, puisqu'elle n'était pas en moi, mais qu'elle est un don de la bonté infinie et de la miséricorde divine. Vous pourrez tout en [835] Jésus crucifié; faites toutes vos actions avec une foi vive, et ne vous étonnez pas si vous rencontrez des obstacles à ce que vous voulez faire. Courage, courage, car la Vérité suprême a bien voulu accomplir en vous votre désir et le mien. Immolez-vous par l'ardeur de votre désir avec l'Agneau qui s'est immolé et consumé pour nous. Reposez-vous sur la Croix avec Jésus crucifié. Réjouissez-vous en Jésus crucifié; réjouissez-vous dans les peines, et rassasiez-vous d'opprobres avec Jésus crucifié. Fixez votre coeur et votre affection sur l'arbre de la très sainte Croix avec Jésus crucifié. Que ses plaies deviennent votre demeure, et pardonnez-moi d'être l'instrument de vos peines et la cause de votre imperfection; si j'étais pour vous un moyen de vertu, vous et les autres vous sentiriez la bonne odeur des vertus. Je ne vous dis pas cela pour vous faire de la peine, car votre peine serait la mienne, mais pour que, vous et mes autres enfants, vous ayez compassion de mes misères. J'espère, et je suis persuadée que la grâce de l'Esprit-Saint mettra fin à toutes ces choses qui sont en dehors de la volonté de Dieu. Pensez que moi, pauvre misérable, je suis dans mon corps, et que je m'en sépare toujours par un continuel désir.

5. O doux et bon Jésus! je meurs, et je ne puis mourir; mon coeur se brise, et je ne puis le briser entièrement par le désir que j'ai du renouvellement de la sainte Eglise, pour l'honneur de Dieu et le salut de toutes les créatures, par le désir que j'ai de vous voir, vous et les autres, revêtus de pureté, brûlés et consumés dans les flammes de la charité. Dites au Christ de la terre de ne plus me faire attendre, et [836] quand je le verrai, je chanterai avec le doux vieillard Siméon: Nunc dimittis servum tuum, Domine, secundum verbum tuum in pace. Je m'arrête; car si je suivais ma volonté, je recommencerais. Faites que je vous voie, et que je vous sente liés et attachés au Christ, au doux Jésus, et si intimement, que ni les démons ni les créatures ne puissent jamais vous séparer de ces liens doux et délicieux. Aimez-vous, aimez-vous, aimez-vous les uns les autres. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.








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Lettre n. 135, AU FRÈRE RAYMOND DE CAPOUE

CXXXV (89). - AU FRÈRE RAYMOND DE CAPOUE, de l'Ordre des Frères Prêcheurs. -Du zèle pour le salut des âmes, et de l'amour des souffrances. - Vision de sainte Catherine.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE




1. Mon très cher et bien-aimé Père et Fils en Jésus-Christ, que m'a donné la douce Vierge Marie, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je vous écris dans son précieux sang, avec le désir de vous voir les enfants véritables et les hérauts du Verbe incarné, le Fils de Dieu, non seulement par la parole, mais par les oeuvres, à l'exemple du Maître de la vérité qui a fait le bien avant de l'annoncer. C'est ainsi que vous porterez du fruit, et que vous deviendrez le canal par lequel Dieu répandra la grâce dans le coeur des auditeurs. Apprenez, mes [837] enfants, que nous ne pourrons jamais acquérir la sainteté et la faim de l'honneur de Dieu et le salut des âmes, si nous n'allons pas à l'école du Verbe, l'Agneau immolé et abandonné sur la Croix. C'est là seulement que nous apprendrons la vraie doctrine. Il l'a dit lui-même: " Je suis la voie, la vérité, la vie, et personne ne peut aller au Père, si ce n'est par moi (Jn 14,6). " Que l'oeil de votre intelligence s'ouvre donc pour voir; prêtez l'oreille, et entendez la doctrine qu'il vous donne. Voyez-vous vous-mêmes; car vous vous trouverez en lui, et vous le trouverez en vous. Vous trouverez en lui qu'il vous a créés, par grâce et non par obligation, à son image et ressemblance; et vous trouverez en vous l'infinie bonté de Dieu, qui a pris notre ressemblance par l'union qu'il a faite de la nature divine avec la nature humaine.

2. Que nos coeurs se brisent et se fendent en voyant ce feu, ces flammes d'amour. Dieu est uni à l'homme, l'homme à Dieu! Cet amour ineffable, comment l'homme pourra-t-il le comprendre? c'est à cette douce école, mes enfants, parce que l'amour vous conduira et vous servira de guide. Ouvrez donc l'oreille pour entendre sa doctrine, qui est la pauvreté volontaire, la patience contre les injures. Elle enseigne à rendre le bien pour le mal, à être petit, humble, foulé aux pieds, abandonné du monde, à supporter le mépris, les outrages, les injures, les affronts, les calomnies, les murmures, les tribulations, les persécutions des hommes, des démons visibles et invisibles, et de la chair corrompue, qui veut toujours [838] se révolter contre son Créateur et combattre l'esprit. Oui, sa doctrine est de souffrir tout avec patience, et de résister avec les armes de la haine et de l'amour. O douce et précieuse doctrine! trésor qu'il a choisi pour lui-même, et qu'il a laissé à ses disciples! Il ne pouvait leur laisser de plus grandes richesses. Si la divine Bonté avait pensé que les plaisirs, les jouissances de l'amour-propre, les vanités et les frivolités du coeur, fussent des biens, elle les aurait pris pour elle-même. Mais, parce que la sagesse du Verbe incarné a vu et connu que c'était la meilleure part, il l'a prise, et il s'en est revêtu par amour. Ainsi font ses serviteurs et ses enfants qui suivent les traces de leur Père. Je ne veux pas que vous ignoriez ces choses, et que vous quittiez cette douce voie et cette délicieuse école. Il faut, comme des enfants fidèles, vous revêtir de ce vêtement, et y être attachés; qu'il ne vous quitte qu'en quittant la vie. Alors, nous abandonnerons le vêtement de la peine, et nous resterons revêtus du vêtement du bonheur, et nous mangerons à la table de l'Agneau le fruit qui récompensera nos travaux.

3. C'est ce que fit l'apôtre saint Paul, qui se revêtit de Jésus crucifié, et fut privé des douceurs de la divine Essence. Il se revêtit de l'humanité du Sauveur, c'est-à-dire des peines et des opprobres de Jésus crucifié; c'était la seule chose qu'il désirait. Il disait: "Je ne veux me glorifier qu'en la Croix de Jésus crucifié (Ga 6,14)." Et il l'aimait tant, qu'il disait une fois à une de ses servantes: " Ma douce fille, j'y étais attaché [839] si étroitement par les liens de l'amour, que je n'ai pu m'en séparer qu'en perdant la vie. Le doux saint Paul montra bien qu'il avait étudié cette doctrine et qu'il la possédait parfaitement; car il devint avide et passionné pour les âmes; il les attirait comme l'éponge attire l'eau. En passant par la voie des opprobres, on trouve l'ineffable charité, la bonté Infinie avec laquelle Dieu aime souverainement la créature. On voit qu'il ne veut autre chose que notre sanctification, l'honneur de son Père, notre salut, et que c'est pour l'accomplir qu'il s'est livré à la mort. Paul reçoit et comprend cette doctrine, et parce qu'il l'a comprise, il se consacre à l'honneur de Dieu et au service du prochain. Il annonce courageusement la vérité; il ne s'endort pas dans la négligence; mais, plein de zèle, il devient un vase d'élection toujours ardent à porter et à répandre la parole de Dieu.

4. C'est aussi le désir de mon âme, et j'ai désiré avec un grand désir faire cette pâque avec vous, c'est-à-dire voir mon désir accompli et consommé. Oh! combien sera heureuse mon âme, quand je vous verrai plus que tous les autres fixés et affermis en votre objet, en Jésus crucifié, pour vous nourrir et vous rassasier de la nourriture de l'âme. Car l'âme ne se voit pas par elle-même, mais elle se voit en Dieu, en tant qu'il est la souveraine, l'éternelle Bonté, si digne d'être aimée. Elle contemple en elle l'effet de son ardent amour; elle y trouve l'image de la créature, et elle trouve Dieu dans son image. Cet amour, que Dieu lui porte, elle voit qu'il l'étend à toute créature, et aus-sit6t elle se sent forcée d'aimer le prochain comme elle-même, parce qu'elle voit que Dieu l'aime souverainement [840], en se regardant dans la source de l'océan de la divine Essence. Alors son désir la porte à s'aimer en Dieu, et à aimer Dieu en elle, comme celui qui regarde dans une fontaine où il voit son image; il aime à la voir, et il se réjouit; et, s'il est sage, il sera porté à aimer plus la fontaine que son image; car, s'il ne l'avait pas vue, il ne l'aurait pas aimée, et il n'aurait pas corrigé les défauts de son visage qu'il a vu dans la fontaine.

5. Oui, mes enfants bien-aimés, soyez-en bien persuadés, nous ne pourrons jamais voir notre dignité et les défauts qui détruisent la beauté de nos âmes, si nous ne regardons dans cet océan pacifique de la divine Essence, ou nous sommes représentés; car c'est d'elle que nous sommes sortis, lorsque la sagesse de Dieu nous a créés à son image et ressemblance. Nous y trouvons l'union du Verbe avec notre humanité; nous trouvons, nous voyons et nous goûtons la fournaise de sa chanté, qui nous a donné notre vie, qui a uni le Verbe à nous, et qui nous a unis au Verbe revêtu de notre nature. C'est le lien puissant qu'il a attaché et cloué sur la Croix. Nous verrons tout cela on nous voyant dans la Bonté divine. Nous ne pourrons posséder Dieu dans la vie éternelle et le voir face à face, si nous ne le possédons par le désir et l'amour en cette vie. Nous ne pouvons lui montrer cet amour un lui étant utiles un quelque chose, car il n'a pas besoin de nous; mais nous pouvons et nous devons le montrer dans nos frères, en cherchant on eux la gloire et l'honneur de Dieu. Ainsi donc, plus de négligence; ne nous endormons pas dans l'ignorance, mais que notre coeur ardent et embrasé montre [841] ses doux et tendres désirs, en honorant et en servant Dieu dans le prochain, et en ne se séparant jamais de notre objet, de Jésus crucifié. Vous savez que c'est là le mur sur lequel nous devons nous appuyer pour nous regarder dans la fontaine. Courez donc, courez vous réfugier et vous cacher dans les plaies de Jésus crucifié, réjouissez-vous, réjouissez-vous; soyez dans l'allégresse: le moment s'approche où le printemps donnera ses fleurs parfumées. Ne vous étonnez pas si vous voyez encore arriver le contraire, mais soyez-en persuadés plus que jamais.

6. Hélas! hélas! que mon âme est malheureuse! Je ne voudrais vivre que pour me voir égorgée pour l'honneur de Dieu, et pour que mon sang fut répandu dans le corps mystique de la sainte Eglise. Hélas! hélas! je meurs, et je ne puis mourir. Je n'en dis pas davantage. Pardonnez, mon Père, à mon ignorance, et que votre coeur se brise et se consume à un si ardent amour. Je ne vous écris pas les oeuvres que Dieu a faites et qu'il fait; la langue et la plume sont insuffisantes. Vous m'écriviez de me réjouir et d'être dans l'allégresse, et vous m'avez donné des nouvelles qui m'ont causé une grande joie. Le lendemain du jour où je vous ai quitté, la douce Vérité suprême a voulu faire pour moi ce que le père fait pour la fille, et l'époux pour son épouse; il ne peut souffrir qu'elle ait le moindre chagrin, mais il trouve toujours des moyens nouveaux pour lui donner la joie. Pensez, mon Père, que la Vérité éternelle a fait de même. La Majesté divine m'a inondée d'une telle joie, que les membres de mon corps semblaient se dissoudre et se fondre comme la [842] cire dans le feu. Mon âme faisait alors trois stations. Elle était avec les démons par la connaissance de moi-même, et par les attaques, les tentations et les menaces de l'ennemi, qui ne cessait un instant de frapper à la porte de ma conscience; et alors je me levais avec une haine qui me faisait descendre en enfer, en désirant vous faire une sainte confession; mais la Bonté divine me donnait plus que je ne demandais. Je vous demandais, et Dieu se donnait lui-même; il m'accordait l'absolution et la rémission de mes péchés et des vôtres; il me rappelait les leçons qui m'avaient été dites en d'autres temps, et il me couvrait tellement des flammes de son amour, et m'inondait d'une telle paix, d'une telle clarté, que la parole ne pourrait jamais l'exprimer; et, pour mettre le comble à ces douceurs, il me fit habiter avec le Christ de la terre.

7. J'allais comme on va par un chemin, et il semblait que c'était le chemin de la Majesté suprême, de l'éternelle Trinité, où on reçoit une lumière et une connaissance ineffables de la bonté de Dieu. Je voyais les choses futures, je marchais et je conversais avec les bienheureux, avec la famille choisie du Christ sur la terre, et je voyais arriver la paix et des sujets de grandes joies. J'entendais la douce voix de la Vérité suprême, qui me disait: Ma fille, je ne méprise pas les vrais et saints désirs; je les satisfais, au contraire. Courage donc, et deviens un bon instrument pour annoncer généreusement la Vérité; je serai toujours avec vous. Il me semblait voir le triomphe de notre archevêque; et quand j'en eus l'assurance par la lettre que vous m'avez écrite, ce [843] fut une joie ajoutée à ma joie. O mon doux fils, il faut que je vous dise l'obstination et la dureté de mon coeur, pour que vous en demandiez vengeance et justice, car il ne s'est pas brisé, consumé d'amour. Hélas! ce qui était étonnant, c'est que ces trois rapports existaient sans se nuire; l'un aidait l'autre, comme le sel aide l'huile à bien préparer les aliments. Mes rapports avec les démons, par l'humilité, la haine et la faim qu'ils me donnaient; mes rapports avec la sainte Église, par l'amour et le désir qu'ils m'inspiraient, me faisaient goûter la vie éternelle avec les bienheureux. Je ne veux plus rien dire. Pensez que mon coeur se fend, et ne peut se fendre davantage.

8.Je vous donnerai des nouvelles de mon Père, frère Thomas, dont la vertu, par la grâce de Dieu, a triomphé du démon (Le Père Thornas della Fonte était confesseur de sainte Catherine avant le P. Raymond, et le remplaçait en son absence.). Il est devenu un tout autre homme qu'il était, son coeur se repose maintenant dans l'amour. Je vous prie de lui écrire quelquefois en vous faisant connaître à lui. Réjouissez-vous, car mes enfants qui étaient perdus sont retrouvés et rentrés au bercail; ils ont quitté les ténèbres, et aucun maintenant ne s'oppose à ce que je veux faire. Votre indigne petite Catherine vous demande votre bénédiction, et je vous recommande tous mes fils et mes filles. Prenez bien garde que le loup infernal ne me ravisse quelque brebis. Je pense que Néri viendra ici, parce qu'il me semble qu'il serait bien de l'envoyer [845] à la cour (Néri de Landoccio, disciple bien-aimé de sainte Catherine. Vie de sainte Catherine, IIIe p. ch.1). Dites-lui ce qu'il faudrait faire pour rendre la paix à ces membres corrompus qui se sont révoltés contre l'Église; je ne vois pas de plus doux moyen pour pacifier l'âme et le corps. Occupez-vous avec zèle de cela, et de tout ce qui sera nécessaire, recherchant toujours l'honneur de Dieu, rien autre chose; et, quoique je vous parle ainsi, faites ce que Dieu vous fera faire et ce qui vous semblera le meilleur, de l'envoyer, ou de ne pas l'envoyer. Demeurez dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour.







Catherine, Lettres 56