B Raymond: V. Catherine - CHAPITRE III

CHAPITRE IV

LA FERVEUR DE CATHERINE DIMINUE, DIEU LE PERMETTANT AINSI POUR AUGMENTER


ENSUITE SES GRACES. COURAGEUSE PATIENCE AVEC LAQUELLE LA SAINTE SUPPORTE,


DANS SA FAMILLE, DE NOMBREUSES INJURES POUR L'AMOUR DU CHRIST.



Après le cours admirable de ces premières années si remplies de vertu, le Dieu tout-puissant voulut élever plus haut la vigne qu'il venait de planter dans les vignobles d'Engaddi; il voulut qu'elle s'élançât comme les cèdres du Liban, et embellît les hauteurs par la merveilleuse production de ses grappes, pareilles aux grappes de Chypre. Pour cela, il permit tout d'abord qu'elle s'ensevelît quelque temps dans la terre, afin qu'y. poussant de plus solides racines, elle pût lancer plus haut ses rameaux et aller porter ses propres fruits là où est le sommet de la perfection. C'est ainsi que l'eau doit descendre aux bas-fonds, avant de remonter en jets vers le ciel; c'est ainsi que toute plante enfonce d'autant plus ses racines qu'elle doit élever davantage sa tête. Rien donc d'étonnant, si l'universel Artisan, qu'est la Sagesse incréée, permet que ses saints tombent en quelques défauts, pour se relever ensuite plus forts, vivre plus prudents, s'efforcer d'atteindre avec une ardeur plus passionnée aux sommets de la perfection et triompher ainsi plus glorieusement des ennemis du genre humain. La suite du récit vous donnera la raison de ces réflexions.

Catherine, vouée à Dieu, avait atteint l'âge nubile, c'est-à-dire douze ans ou à peu près. Elle ne sortait plus de la maison paternelle selon la coutume du pays, qui ne permet plus de sortir à des jeunes filles de cet âge, avant qu'elles ne soient mariées. Ses parents et frères, ignoraient son voeu de virginité, commencèrent à penser à son mariage et à s'inquiéter de l'époux, auquel ils pourraient l'unir, pour leur plus grand avantage. Sa mère, en particulier, se réjouissait du gendre distingué que la sagesse de sa fille allait lui procurer; mais ce gendre devait encore être bien plus grand qu'elle ne pouvait l'imaginer. Lapa commença donc à s'inquiéter des soins à donner au corps de sa fille; elle l'engagea et lui apprit à se laver plus souvent le visage, à tresser et à orner ses cheveux, à éviter tout ce qui pourrait ternir la fraîcheur de sa figure et de son cou, à s'occuper enfin de tout ce qui regarde le soin d'une beauté féminine, afin que cette beauté séduisît davantage ceux qui viendraient la demander en mariage. Mais Catherine avait d'autres desseins consacrés par un voeu. Bien que, par respect pour ses parents, elle ne manifestât pas son voeu, elle se refusait à toutes ces recherches et mettait tous ses efforts à plaire non pas aux hommes, mais à Dieu.

Sa mère le vit avec déplaisir et appela à son secours Bonaventura, sa fille mariée, dont nous avons déjà plusieurs fois parlé. Bonaventura devait décider sa soeur à cultiver sa beauté selon les usages du pays et à être plus docile aux avis de sa mère. Lapa savait que Catherine aimait tendrement Bonaventura, et elle pensait par ce moyen la faire consentir plus facilement à ses desseins; c'est ce qui arriva. Dieu le permettant, ainsi que nous l'avons dit, Catherine céda devant les sollicitations répétées des paroles et des exemples de Bonaventura, sa soeur; elle consentit à s'occuper de la beauté de son corps, tout en gardant fermement son voeu de ne jamais accepter de mari. Elle confessait plus tard ce péché avec tant de sanglots et tant de larmes que vous auriez cru vraiment qu'elle avait commis une faute des plus graves. Maintenant qu'elle a pris son vol vers les cieux, je sais qu'il m'est permis de révéler les choses qui sont à sa louange, bien qu'elles fussent alors secrètes, et j'ai résolu d'insérer ici la discussion que nous avons eue ensemble à ce sujet. Dans les confessions générales qu'elle m'a faites à plusieurs reprises, chaque fois qu'elle arrivait à ce point, elle s'accusait très durement, avec des sanglots et des pleurs. Je savais bien que les bonnes âmes trouvent des péchés là où il n'y en a pas et grossissent beaucoup leurs fautes légères. Néanmoins, voyant que notre sainte se jugeait digne pour cette défaillance d'une peine éternelle, je fus obligé de lui demander si, dans ce fait, elle avait eu l'intention ou la volonté d'aller contre son voeu de virginité. " Non, me répondit-elle, jamais cette pensée ne m'est venue à l'esprit. " Je lui demandai de nouveau si, tout en sauvegardant son voeu de virginité, elle avait voulu plaire à quelque homme en particulier, ou aux hommes en général. Elle me répondit que sa peine la plus grande était de regarder les hommes, d'en être vue, de se trouver où ils étaient. En effet, quand les apprentis teinturiers de son père, habitant la même maison, arrivaient près d'elle, elle s'enfuyait de suite, aussi rapidement que s'il fût survenu des serpents, ce qui faisait l'étonnement de tous. Jamais elle ne se mettait à la fenêtre ou à la porte de la maison pour voir les passants. Je lui dis alors: " A quel titre ces actes de coquetterie méritaient-ils une peine éternelle, puisque dans cette parure, il n'y avait rien d'excessif? " Elle me répondit qu'elle avait trop aimé sa soeur, qu'il lui semblait l'avoir aimée plus que Dieu; de là ses larmes inconsolables et sa dure pénitence. Et comme je voulus lui répliquer que cet excès de tendresse, toute intention mauvaise ou vaniteuse écartée, n'était pas contre le précepte divin, elle éleva vers Dieu et ses yeux et sa voix en disant: " Ah! Seigneur mon Dieu, quel Père spirituel ai-je donc maintenant, qui excuse mes péchés. " Puis, se révoltant contre elle-même, elle disait en se tournant vers moi: " Comment donc, ô Père, cette misérable et vile créature, qui, sans travail et sans mérites, avait reçu tant de grâces de son Créateur, pouvait-elle occuper son temps à orner sa chair de pourriture pour tenter les mortels?" " Non disait-elle, je ne pense pas que l'enfer eût suffi à me punir si la pitié de Dieu n'avait pas agi si miséricordieusement avec moi.

Je fus alors bien obligé de me taire. Mais cette discussion avait pour but de me permettre de chercher si cette âme était restée toujours indemne de tout péché mortel; je voulais savoir si elle avait gardé la virginité de l'esprit et du corps avec une telle intégrité qu'elle eût évité non seulement un péché mortel d'impureté, mais tout autre péché consommé. Or, je puis en rendre témoignage devant Dieu et devant la sainte l'Eglise, j'ai entendu plusieurs fois et même très souvent les confessions de Catherine, quelquefois ses confessions générales, jamais je n'ai trouvé qu'elle ait commis contre (Par faute centre les préceptes de Dieu, le bienheureux Raymond entend le péché mortel, conformément à la distinction établie par saint Thomas entre les actes qui sont contre la lin voulue par Dieu et les lois données pour conduire l'homme à celle fin, péché mortel, et les actions qui sont en dehors de l'ordre voulu par Dieu, mais non en opposition directe avec la fin de l'homme, péché véniel.) les préceptes de Dieu d'autre faute que celle qui est ici racontée et qui, à mon avis, n'en est pas une; tout confesseur discret, je pense, en jugera de même. Bien plus, je l'ai trouvée si pure de fautes vénielles que, la plupart du temps, je ne pouvais découvrir aucune offense dans ses confessions quotidiennes. Il est manifeste, non seulement pour ses confesseurs, mais pour tous ceux qui vivaient avec elle, que jamais ou très rarement elle n'avait de paroles répréhensibles. Elle occupait tout son temps à la prière, à la contemplation ou au secours du prochain. Dans un jour de vingt-quatre heures, elle s'accordait à peine un quart d'heure de sommeil. Quand elle prenait. à sa façon de la nourriture, si toutefois ce qu'elle prenait peut s'appeler nourriture, elle priait et méditait continuellement, se répétant à elle-même tout ce que son âme avait appris du Seigneur. Je sais, et je sais avec une entière certitude, et j'atteste devant toute l'Eglise du Christ, qu'au temps où je l'ai connue, elle avait plus de peine à prendre de la nourriture qu'un affamé à en être privé. Les aliments apportaient plus de tourment à son corps qu'un accès de fièvre n'en apporte communément au fiévreux. Et, nous le verrons plus loin avec la grâce de Dieu, c'était là une des causes pour lesquelles elle allait aux repas, afin de s'affliger elle-même et de tourmenter son pauvre corps. Comment une offense eût-elle pu trouver place dans une âme si continuellement occupée de Dieu? Malgré cela, elle s'accusait si durement, elle était si ingénieuse à se trouver des péchés qu'un confesseur, peu au courant des habitudes de la sainte, l'eût crue en faute là où elle ne péchait pas, là même où souvent elle méritait. Si je me suis permis cette digression, cher lecteur, c'est pour qu'apprenant cette seule faute de Catherine, vous appreniez en même temps quelle grande perfection la grâce divine en a fait sortir.

Je reviens donc à ce point de notre histoire où je racontais comment les fréquentes sollicitations de Bonaventura avaient décidé notre sainte à l'imiter dans le soin de sa parure, sans que, pour autant, le coeur de notre vierge eût pu céder en cela à quelqu'inclination générale ou particulière pour les hommes. Jamais elle ne consentit volontairement à faire parade de sa beauté. Cependant la ferveur de sa prière et de ses méditations s'attiédit quelque peu.

Mais le Seigneur tout-puissant ne pouvait tolérer longtemps un éloignement quelconque de son épouse de choix, et il enleva l'obstacle qui s'était interposé entre Catherine et l'union divine. Bonaventura, soeur de notre sainte et sa tentatrice en cette question de vanité, devint gravement malade en des couches qui survinrent peu de temps après. Elle en mourut, bien qu'elle fût encore assez jeune. Notez ici, cher lecteur, combien ils déplaisent et sont odieux à Dieu, ceux qui retiennent ou retardent les âmes qui veulent le servir. Cette Bonaventura était personnellement, comme nous l'avons dit, très honnête dans ses moeurs aussi bien que dans ses paroles; mais elle s'efforçait d'entraîner à la mondanité sa soeur, qui désirait servir Dieu. Elle fut frappée par le Seigneur et punie d'une mort bien dure. Dieu la traita cependant miséricordieusement, car, bien qu'envoyée en purgatoire où elle souffrit de graves peines, elle s'envola bientôt vers le ciel, grâce aux prières de sa soeur, qui en eut révélation quelque temps après. C'est de notre sainte elle-même que je l'ai appris, dans le secret de la confession.

Sa soeur morte, Catherine, comprenant mieux la vanité du siècle, commença à revenir avec plus d'avidité et d'ardeur aux embrassements de l'éternel Époux. Elle criait sa faute, se proclamait coupable, se prosternait avec Marie-Madeleine aux pieds du Seigneur, y répandait d'abondantes larmes, et implorait sa miséricorde, priant continuellement pour son pécha, l'ayant sans cesse devant les yeux. afin de mériter d'entendre la même parole que Marie-Madeleine: " tes péchés te sont remis. " De là son affection particulière pour Madeleine; elle faisait alors tous ses efforts pour l'imiter, afin d'obtenir le pardon de ses fautes. Sa dévotion pour cette sainte allant toujours croissant, l'Époux des saintes âmes et sa glorieuse Mère lui donnèrent dans la suite Madeleine comme maîtresse et comme mère, ainsi que nous le verrons plus au long, avec la permission de Dieu, au cours de cette histoire.

En ces conjonctures, l'antique ennemi ne put voir sans dépit la proie qu'il s'était efforcé d'attirer peu à peu à lui s'échapper et lui être arrachée totalement des mains. Voyant cette vierge chercher un sûr refuge dans sa course rapide vers le tabernacle de la miséricorde de son Époux, il essaya de l'arrêter en lui suscitant comme obstacle sa famille elle-même, et il s'efforça de l'entraîner complètement aux vanités du monde par l'adversité et les persécutions. Il mit dans l'esprit des parents et des frères de Catherine l'idée absolument arrêtée de la marier pour étendre leur parenté Ils tenaient d'autant plus à ce projet, qu'ayant perdu une fille, ils voulaient que sa soeur vivante réparât le dommage causé à la famille par cette mort. Aussi faisaient-ils tous leurs efforts, surtout après la mort de Bonaventura, pour trouver un époux à noire sainte vierge. Dès que celle-ci s'en fut aperçue, et aussitôt que, sous l'inspiration du Seigneur, elle eut découvert les embûches de l'ennemi, elle se mit immédiatement avec plus de soin et de courage à prolonger ses oraisons, à s'appliquer à la méditation et aux oeuvres de pénitence, à fuir tout rapport avec les hommes et à montrer aux siens par des signes manifestes qu'elle n'entendait nullement se laisser livrer à un époux corruptible et mortel, alors qu'une grâce si précieuse avait commencé de lui donner dès son enfance, comme immortel Époux, le Roi des siècles.

La tenue, les gestes et les paroles de notre sainte les cheveux, manifestaient clairement ses intentions, et sa persévérance ne se lassait point. Ses parents cherchèrent alors quelque moyen de fléchir son esprit et de la faire consentir à leurs désirs. Ayant fait venir un Frère Prêcheur qui vit encore et était très ami de la famille, ils lui demandèrent avec instance de vouloir bien persuader à Catherine d'acquiescer à leurs volontés. Le religieux promit d'y employer tout son pouvoir. Mais, étant venu trouver la vierge et la voyant inébranlable dans sa résolution, il écouta la voix de sa propre conscience et donna sur ce point à notre sainte un excellent conseil en lui disant: " Puisque vous êtes disposée à vous mettre complètement au service du Seigneur, et que vos parents vous molestent pour obtenir de vous le contraire, montrez-leur la fermeté de votre volonté. Coupez complètement votre chevelure; peut-être alors vous laisseront-ils tranquille? " Elle reçut ce conseil comme venant du ciel, prit aussitôt des ciseaux et coupa joyeusement, au ras de la tête, ces cheveux qu'elle haïssait grandement parce qu'ils lui semblaient avoir été l'instrument de son grave péché. Cela fait, elle couvrit sa tête d'un voile, et commença de marcher ainsi la tête voilée, contrairement à l'usage des jeunes filles, mais conformément à l'enseignement de l'Apôtre (1Co 11,5). " Dès que Lapa sa mère la vit, elle lui demanda la raison de ce voile inaccoutumé. Notre vierge ne voulant pas mentir et n'osant pas avouer la vérité, murmurait plus qu'elle ne répondait. Lapa, s'approchant alors de sa fille, de ses propres mains enleva le voile, découvrit la tête, et la trouva complètement rasée. A cette vue, blessée au coeur, car ces cheveux étaient très beaux, elle se récria, se lamentant et disant: " Ah! ma fille! qu'as-tu fait? " Mais la vierge remit son voile, et s'en alla. Aux cris de la mère, Jacques et ses fils accoururent, et ayant appris la cause de ces cris ils entrèrent dans une violente colère contre Catherine.

De cette colère sortit une nouvelle guerre plus pénible que la première; mais la victoire accordée par le Ciel à la vierge fut si complète que ce qui paraissait obstacle devint, par une transformation merveilleuse, le secours dont Catherine se servit pour s'unir plus fortement au Seigneur. Ses parents commencèrent donc à l'accabler de dures paroles et de mauvais traitements, l'injuriant, la menaçant et lui disant: " Mauvaise femme! tu crois t'être soustraite à notre volonté en te coupant les cheveux; ils repousseront malgré toi, tes cheveux, et, dût ton coeur en éclater, il faudra bien que tu prennes un mari. Tu n'auras pas de repos que tu n'aies consenti à nos exigences. " Ils décrétèrent, dans la mesure de leur pouvoir, que Catherine n'aurait plus aucune chambre particulière pour s'y retirer, et qu'elle serait occupée tout le jour aux différents services de la maison. Ils pensaient ne lui laisser ainsi aucun lieu et aucun moment pour prier et s'unir à son Époux. Afin qu'elle parût davantage vouée au mépris, ils congédièrent une fille de service et employèrent notre vierge aux lavages de la cuisine. Chaque jour voyait se multiplier contre elle les avanies, les injures et tous les mépris qui sont habituellement le plus sensibles à un coeur de femme. En ce temps-là, ainsi que je l'ai appris, ses parents et ses frères avaient en vue un jeune homme, qu'ils eussent été très heureux d'allier à leur famille. Aussi rendaient-ils de toute façon la lutte plus dure, afin d'arracher à Catherine son consentement.

Mais l'antique ennemi, dont toutes ces méchantes machinations étaient l'oeuvre, rendit, avec l'aide de Dieu, notre vierge plus forte, par ces mêmes moyens dont il croyait se servir pour la briser. Rien de tout cela ne l'ébranla. Elle se fit dans son coeur, sous l'inspiration de Esprit-Saint, une cellule bien secrète, d'où elle résolut de ne jamais sortir pour quelque affaire extérieure que ce fût. De la sorte, au lieu d'avoir comme auparavant une cellule extérieure où elle pouvait s'enfermer quelquefois, mais d'où elle devait aussi sortir de temps en temps, il arriva que, s'étant fait une cellule intérieure qu'on ne pouvait lui enlever, elle n'en sortait jamais. Ce sont là de ces victoires du Ciel, dont le fruit ne saurait être ravi, et qui ferment sûrement une âme à Satan. Car Celui qui est la Vérité même nous l'atteste: " Le royaume de Dieu est au dedans de nous. (Lc 12,21) ", et l'enseignement du Prophète nous apprend que toute la gloire de la fille du Roi éternel, lui vient de l'intérieur (Ps 94,14). Au dedans de nous se trouvent sans aucun doute, et notre intelligence avec ses lumières, et notre volonté avec sa liberté, et notre mémoire avec la ténacité de son souvenir. Au dedans de nous, se répand l'onction de l'Esprit-Saint, qui, perfectionnant toutes ces facultés, surmonte et abat tous les obstacles extérieurs. Au dedans de nous, si nous sommes des passionnés du bien, habite l'Hôte divin qui a dit: "Ayez confiance, j'ai vaincu le monde. (Jn 16,33) ".

Confiante en cet Hôte tout-puissant, et avec son secours, notre sainte s'était constitué à l'intérieur une cellule qui n'était pas faite de main d'homme (2Co 5,1) et, et qui la dispensait d'avoir souci de perdre cette cellule extérieure, oeuvre de nos mains. Je me rappelle, et il me revient maintenant en mémoire, qu'aux jours où j'étais surchargé d'occupations extérieures, ou bien quand je devais voyager, cette sainte vierge me répétait souvent cet avertissement: "Faites-vous dans l'âme une cellule intérieure, d'où vous ne sortiez jamais. " Je n'avais d'abord qu'une intelligence superficielle de ces paroles; mais maintenant que je les considère plus attentivement, je suis obligé de m'écrier avec l'Evangéliste Jean: " Tout d'abord les disciples ne comprirent pas; mais, quand Jésus fut glorifié, alors ils se souvinrent (Jn 12,16) ". Car c'est merveille de voir, comment nous avons aujourd'hui, moi et tous les autres qui ont vécu avec elle, une intelligence plus nette de ses actes et de ses paroles, qu'aux jours où nous étions à ses côtés.

Mais revenons au point où nous avions laissé notre récit. L'inspiration de l'Esprit-Saint fit imaginer à Catherine un autre moyen de vaincre toutes les injures et tous les mépris. Elle me l'a révélé, alors que je lui demandais comment elle avait pu rester allègre au milieu de tant d'avanies. Elle s'était imaginé, me disait-elle, que son père lui représentait le Sauveur Notre-Seigneur Jésus-Christ, sa Mère, la très glorieuse Marie, Mère de Jésus, ses frères et autres familiers, les saints Apôtres et les disciples. Cette imagination lui permettait de les servir avec tant de joie et tant de soin que tous en étaient dans l'admiration. Elle trouvait dans cette pensée un autre avantage, celui d'avoir toujours présent à l'esprit pendant son travail l'Epoux qu'elle se figurait servir. Ainsi, tout en étant à la cuisine, elle habitait au Saint des Saints, tout en servant à table, elle nourrissait son âme de la présence du Sauveur. O profondeur des trésors de l'éternel Conseil! Qu'elles sont variées et merveilleuses, ô mon Dieu, les voies par lesquelles vous délivrez des prises de toute angoisse, ceux qui se confient en Vous, pour les conduire entre des abîmes pareils à ceux de Charybde et Scylla. au port du salut éternel.

Ainsi donc, notre sainte, ayant sans cesse les yeux fixés sur la récompense proposée par l'Esprit-Saint à son âme, supportait les injures non seulement avec patience, mais avec joie, et pour que cette joie de l'esprit fût pleine, elle accélérait continuellement sa course dans les voies du ciel. Il ne lui était plus permis d'avoir une chambre particulière, mais elle devait toujours habiter avec d'autres; pour cette raison sans doute, elle choisit avec une sainte habileté la chambre de son frère Etienne, qui n'avait ni femme ni enfants. Là elle pouvait pendant la journée habiter seule en l'absence d'Etienne, et, pendant la nuit, elle profitait du sommeil de son frère pour prier selon ses désirs. C'est ainsi que poursuivant et cherchant jour et nuit le visage de son Epoux, elle frappait sans cesse à la porte du divin Tabernacle. Elle priait sans repos le Seigneur de vouloir bien lui garder sa virginité et chantait avec la bienheureuse Cécile ce verset de David: " Faites, Seigneur, que mon coeur et mon corps soient immaculés (Ps 118,80). De la sorte, merveilleusement fortifiée dans le silence et l'espérance, plus elle était accablée de persécutions, plus elle trouvait, dans les grâces et les joies plus abondantes qui la remplissaient à l'intérieur, la dilatation de son âme. Ses frères, voyant sa constance, se disaient entre eux: "Nous sommes vaincus. " Son père, d'un sens plus droit que les autres, considérait en silence les actes de sa fille, et comprenait chaque jour davantage, qu'il y avait dans cette conduite le souffle de Dieu, et non pas un caprice de jeunesse.

Je tiens ce que j'ai raconté dans ce chapitre, de Lapa, de Lysa, belle-soeur de la sainte, et des autres personnes qui habitaient alors la maison, et j'ai appris de la bouche même de Catherine, ainsi que je l'ai dit, ce qu'elle seule pouvait savoir.






CHAPITRE V

CATHERINE TRIOMPHE DE SES PERSECUTEURS


GRACE A L'APPARITION D'UNE COLOMBE A SON PÈRE


ET A UNE VISION DU BIENHEUREUX DOMINIQUE.




Pendant cette persécution, il arriva qu'un jour la servante du Christ priait avec plus de ferveur encore, dans la chambre de son plus jeune frère, dont nous avons parlé. La porte était restée ouverte, car notre sainte avait reçu de ses parents défense absolue de s'enfermer. Jacques entra dans cette chambre pour y chercher, en l'absence de son lus, quelque chose dont il avait besoin. Une fois entré, il examina avec soin tout l'appartement, probablement pour trouver ce qu'il cherchait. Il vit alors sa fille, fille de Dieu plus que de lui, priant à genoux dans un coin. Une petite colombe blanche comme neige se reposait sur la tête de Catherine. A l'entrée du père, la colombe, volant un peu plus haut, parut s'enfuir par la fenêtre de la chambre. A cette vue, il demanda à sa fille quelle était cette colombe, qui venait de prendre son vol et de s'enfuir. Catherine répondit qu'elle n'avait vu dans la chambre ni colombe, ni oiseau quelconque. Jacques n'en fut que plus étonné et il conservait et méditait toutes cet choses en son coeur.

Au reste, en ce temps-là, croissait chaque jour dam l'âme de la vierge un désir qui datait de son enfance ainsi que nous l'avons dit plus haut, mais qui reparaissait tout renouvelé pour la sauvegarde de son voeu. C'était le désir de recevoir et de revêtir l'habit de l'Ordre des Frères Prêcheurs, dont le bienheureux Dominique fut le chef, le fondateur et le père. Jour et nuit, sans se lasser, Catherine envoyait sa prière frapper aux oreilles de Dieu, pour que le Seigneur daignât accomplir son désir. Ainsi que nous en avons dit un mot plus haut, elle avait une grande dévotion à saint Dominique, dont elle admirait le zèle incomparable et souverainement fécond pour le salut des âmes. Le Seigneur, dont l'excellence est au-dessus de tout, voyant comment sa jeune guerrière avait sagement et courageusement combattu dans la lice, et quelle ferveur elle mettait à lui plaire, ne voulut pas la priver plus longtemps de l'objet de ses désirs. Pour la mieux assurer de leur accomplissement, il la consola par la vision suivante.

La servante du Christ eut un songe pendant lequel il lui sembla voir plusieurs saints patriarches et fondateurs de différents Ordres, et, parmi eux, le bienheureux Dominique. Elle le reconnut facilement, à ce qu'il portait dans ses mains un lys éblouissant de blancheur, d'une incomparable beauté, qui, nouveau buisson de Moïse, paraissait brûler sans se consumer. Tous ces saints, et chacun d'eux, l'engagèrent à choisir, pour augmenter ses mérites, une de leurs religions, où elle pût donner au Seigneur un service mieux agréé. Dirigeant alors ses regards et ses pas vers le bienheureux Dominique, elle vit le saint Patriarche venir aussitôt à sa rencontre, ayant dans une main l'habit des Soeurs dites de la Pénitence du bienheureux Dominique, qui étaient assez nombreuses à Sienne. Il s'approcha d'elle et la consola par les paroles suivantes: " Très douce fille! aie bon courage! ne crains aucun obstacle, car, très certainement, tu revêtiras cet habit que tu désires. "

A ces paroles, grande fut son allégresse; pleurant de joie, elle rendit grâces au Très-Haut et au glorieux athlète de Dieu, Dominique, qui lui avait donné si parfaite consolation. Ses larmes la réveillèrent et la rappelèrent à l'usage de ses sens.

Tout à la fois consolée et fortifiée par cette vision, l'âme de la vierge puisa dans sa confiance au Seigneur une telle audace que, le même jour, elle réunit ses parents et ses frères et leur tint hardiment ce langage " Depuis longtemps vous parlez et vous négociez, comme vous dites, pour me livrer en mariage à un homme corruptible et mortel, et moi j'ai pour ce projet une cordiale horreur. Déjà je vous en ai donné bien des signes, que vous avez pu facilement comprendre; cependant, à cause du respect que, par l'ordre de Dieu, je dois avoir pour mes parents, je n'ai pas encore jusqu'ici parlé clairement. Mais maintenant ce n'est plus le temps de me taire davantage; je vais donc en toute franchise et simplicité vous ouvrir mon coeur et vous dire une résolution qui n'est pas nouvelle, mais que j'ai conçue et en même temps arrêtée dès mon enfance. Sachez donc que, dès mes premières années, j'ai fait voeu de virginité; et ce n'est pas là un enfantillage, mais un voeu fait après longue délibération, et pour de graves motifs, au Sauveur, mon Seigneur Jésus-Christ, et à sa très glorieuse Mère. Je leur ai promis, qu'en dehors du Seigneur lui-même, je n'accepterais jamais aucun autre époux. Et maintenant que, par la grâce de ce même Seigneur, je suis arrivée à une connaissance et à un âge plus parfaits, apprenez combien ce propos est fermement arrêté dans mon âme. Les pierres pourraient plus tôt être amollies que mon coeur arraché à cette sainte résolution. A lutter contre elle, plus vous multiplierez vos efforts, plus vous perdrez votre temps. C'est pourquoi je vous conseille de rompre complètement toute négociation au sujet de mes noces, car je n'entends faire d'aucune façon votre volonté sur ce point; je dois obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. Si donc, dans ces conditions, vous voulez me garder dans votre maison et m'y traiter comme votre servante, je suis toute disposée à vous servir joyeusement, comme je saurai et comme je pourrai. Mais si, à cause de mon refus, vous décidez de me chasser de votre foyer, sachez encore que cela ne fera dévier en rien mon coeur de sa résolution. J'ai un Epoux si riche et si puissant qu'il ne permettra pas que je manque de quelque chose et me procurera certainement ce qui me sera nécessaire. "

A ces paroles, tous ceux qui les entendaient fondent en larmes, et au milieu de tant de sanglots et de soupirs, personne ne peut répondre. Tous ne pensaient qu'à la sainte résolution de la vierge à laquelle ils n'osaient plus contredire. Ils contemplaient cette jeune fille jusque-là silencieuse et timide qui, si hardiment et si sagement, venait d'ouvrir son âme dans des paroles toutes de prudence. Ils voyaient manifestement qu'elle était prête à quitter la maison paternelle plutôt qu'à rompre son voeu; dès lors plus aucun espoir de la marier jamais. Aussi, dans l'émotion de leur coeur, aimaient-ils mieux pleurer que répondre.

Cependant, après quelques instants, les larmes cessèrent; le père, qui aimait tendrement Catherine et craignait Dieu plus encore, se rappelant la colombe qu'il avait vue, et plusieurs autres actes de sa fille dont son admiration avait gardé le souvenir, lui fit, dit-on, cette réponse: " Loin de nous, très douce fille, la pensée de nous opposer en aucune manière à la divine Volonté, d'où procède ta sainte résolution. Une longue expérience nous a appris, et nous savons manifestement maintenant, que ce n'est pas une légèreté de jeunesse, mais la divine Charité qui t'a inspirée. Accomplis librement ton voeu. Fais ce qui te plaira, et ce que l'Esprit-Saint t'apprendra. Nous ne voulons plus désormais te détourner de tes saintes oeuvres, ni mettre le moindre obstacle à tes pratiques de vertu. Mais intercède continuellement pour nous, afin que nous devenions dignes de l'Epoux que tu as choisi dans un âge si tendre, sous l'inspiration de sa grâce. "

Puis, se tournant vers sa femme et ses fils, il leur dit: " Que personne désormais ne moleste ma très douce fille, que personne n'ose en rien la gêner, laissez-la servir librement son Epoux, et prier sans cesse pour nous. Nous ne trouverons jamais d'alliance comparable à celle-là, et nous n'aurons pas à nous plaindre, si, au lieu d'un homme mortel, nous recevons un Homme-Dieu, immortel. " Après cela, malgré les gémissements des assistants, et surtout de Lapa, qui avait pour sa fille une affection trop charnelle, notre sainte, exultant dans le Seigneur, rendit grâces à son très victorieux Epoux, qui venait de la conduire au triomphe. Elle remercia ses parents le plus humblement qu'elle put, et se disposa de tout son coeur à user de la permission si avantageuse qui venait de lui être concédée.

Finissons ici ce chapitre et sachez, lecteur, que je n'ai pas appris du père même de Catherine la vision de la colombe, Il était déjà dans l'autre monde, quand je connus pour la première fois la sainte. Mais plusieurs parents de la vierge, habitant sa maison, m'ont dit avoir entendu Jacques lui-même la raconter. Ils disaient même que cette vision s'était souvent répétée. Aussi Jacques avait-il sa fille en grand respect, ne permettant pas qu'on la troublât d'aucune façon. Je n'ai pas été aussi loin dans mes affirmations, afin d'éloigner davantage de mes dires toute erreur, autant que je le puis. La sainte a raconté au confesseur qui m'a précédé aussi bien qu'à moi la vision du bienheureux Dominique. Quant aux paroles adressées à ses parents et à ses frères, elle me les a rapportées et exposées tout au long et en ordre, alors que je lui demandais ce qu'elle avait fait au milieu de ces persécutions.





CHAPITRE VI

AUSTERITE DE LA PÉNITENCE DE CATHERINE,


PERSECUTION QU'ELLE SOUFFRE POUR CETTE CAUSE


DE LA PART DE SA PROPRE MÈRE.




(Le lecteur ne doit pas oublier que, dans la pratique de ses austérités, sainte Catherine obéissait à une inspiration spéciale de l'Esprit-Saint, qui voulait en faire un prodige de pénitence. Voici au reste ce que la sainte dit des mortifications corporelles, dans son Dialogue, au commencement du Traité de la Discrétion. " Les saintes et douces oeuvres que je demande à mes serviteurs sont les vertus intérieures et éprouvées de l'âme, comme je l'ai dit, et non pas seulement celles qui ont pour instrument le corps et pour effet des actes extérieure, des pénitences de différentes sortes. Ce sont là les instrumente de la vertu, mais non la vertu. Si même ces actes ne sont pas accompagnés des vertus intérieures citées plus haut, ils me seront peu agréables. Quelquefois même, si l'âme ne fait pas discrètement pénitence, c'est-à-dire si elle met surtout son affection dans la pénitence qu'elle entreprend, elle pose un obstacle à sa perfection. Elle doit s'attacher surtout à mon Amour, à une sainte haine d'elle-même, à une vraie humilité, à une parfaite patience et aux autres vertus intérieures de l'âme, jointes à la faim et au désir de mon honneur et du salut des âmes. Voilà les oeuvres qui montrent une volonté morte à la sensualité qu'elle tue continuellement par amour de la vertu. C'est avec cette discrétion que l'âme doit faire pénitence, c'est-à-dire qu'elle doit aimer surtout la vertu plus que la pénitence et se servir de la pénitence comme d'un instrument pour augmenter la vertu, selon qu'il en est besoin, et qu'elle croit pouvoir le faire dans la mesure de ses forces. ")


Après avoir reçu cette large liberté de servir Dieu, notre vierge, qui lui était entièrement dévouée, commença d'ordonner admirablement toute sa vie à ce service. Elle demanda et obtint une petite chambre séparée des autres, où elle pût s'occuper de Dieu, dans la solitude, et affliger son corps selon ses désirs. Ce que fut alors la rigueur de la pénitence avec laquelle elle tourmenta son corps, ce que fut l'avidité de l'amour avec lequel elle chercha le visage de son Epoux, nulle langue ne saurait le dire.

Mais, puisqu'à ce moment nous avons à parler de l'austérité inouïe de Catherine, je crois faire oeuvre utile, cher lecteur, en laissant un instant la suite du récit, pour vous faire la peinture de cette austérité. Avant de parcourir en détail tout l'enclos de cette sainte vie, vous goûterez ainsi de ses premiers et de ses derniers fruits. Cela ne m'empêchera pas, quand nous arriverons au lieu de leur production, de vous en offrir à nouveau quelques-uns, selon que l'ordre de notre récit nous en donnera l'occasion, et si la grâce du Très-Haut nous le permet. Ce que je vais dire ici doit simplement vous habituer et vous préparer à considérer les fruits de vertu de notre sainte. Sachez donc que, dans cette cellule ou petite chambre, se sont renouvelées les oeuvres les plus anciennes des Pères du désert, oeuvres d'autant plus admirables que Catherine les accomplissait en dehors de tout enseignement, de tout exemple, de tout entraînement venant du dehors.

Commençons par son abstinence de nourriture et de boisson. Dès son enfance, ainsi que nous en avons dit un mot, elle prenait rarement de la viande; cette fois elle supprima complètement cette nourriture. L'habitude de cette abstinence totale devint telle que la sainte ne pouvait plus supporter, sans souffrances physiques, la seule odeur de la viande, ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé. Pour ne pas trop vous étonner de cette affirmation, aimable lecteur, écoutez ce fait: Un jour que je voyais le corps de Catherine faible et presque défaillant, parce qu'elle ne prenait, comme nourriture et boisson, rien de ce qui réconforte habituellement les faibles, j'imaginai de mettre du sucre dans l'eau froide qu'elle buvait. Quand je l'en eus avertie, elle se tourna vers moi, et me répondit: " Vous voulez donc, à ce que je vois, éteindre complètement le peu de vie qui me reste. " Je lui demandai la raison de cette parole et, à sa réponse, je compris qu'elle était tellement accoutumée, comme je l'ai dit, aux nourritures amères et aux boissons insipides que tout ce qui était doux nuisait à son corps, à cause de cette disposition générale devenue pour elle une habitude. Ainsi en avait-elle agi vis-à-vis de la viande, comme nous l'avons rapporté.

Quant au vin, du jour où elle eut sa chambre, elle y mêla tant d'eau qu'il en perdait toute saveur, toute odeur, et ne gardait qu'un peu de la couleur très riche des vins du pays. Vers l'âge de quinze ans, elle abandonna complètement le vin et ne but plus que de l'eau. Elle diminuait chaque jour progressivement la quantité d'aliments cuits qu'elle prenait en dehors du pain et bientôt elle se réduisit à manger simplement du pain et des herbes crues. Vers l'âge de vingt ans ou à peu près, si je ne me trompe, elle se priva même de pain et ne se permit plus que l'usage des herbes.

Enfin, et ceci n'était plus le fruit de l'exercice ou de la nature, mais l'effet d'un miracle divin, comme nous le verrons plus loin avec la grâce de Dieu, Catherine en arriva à un état si élevé que son faible corps, bien qu'accablé d'infirmités et du poids d'autres fatigues intolérables, ne consommait plus rien de ce qui peut soutenir la vie. Son estomac ne digérait plus et ne pouvait plus digérer. Et, cependant, cette privation complète de nourriture et de boisson ne diminuait en rien les forces corporelles de la sainte, dont la vie était ainsi un vrai miracle, comme je l'ai dit souvent. Aucune force naturelle n'eût pu accomplir ce que nous voyions de nos yeux. Plusieurs médecins, que j'ai conduits vers notre vierge, l'ont reconnu sans hésitation. Mais, avec l'aide de Dieu, nous parlerons plus clairement et plus pleinement de tout cela plus loin. Je conclus ce sujet de l'abstinence, Ô lecteur, en vous disant qu'au temps où j'ai mérité d'être le témoin de sa vie, Catherine vivait sans le secours d'aucun aliment et d'aucune boisson. Ainsi privée de tout ce qui pouvait la soutenir naturellement, elle supportait, avec un visage toujours joyeux, des douleurs et des fatigues qui, pour d'autres, eussent été intolérables.

Je ne veux pas vous laisser penser que quelque industrie naturelle, l'exercice ou l'habitude, aient jamais pu la conduire à un tel état. Ne croyez pas que personne puisse soutenir une telle supposition. Ces choses sont trop extraordinaires, et elles ont bien plus leur cause dans la plénitude de l'esprit que dans n'importe quel exercice ou habitude d'abstinence. Vous savez bien que la plénitude de l'esprit a son rejaillissement dans le corps. Quand l'esprit se nourrit, le corps supporte plus facilement le tourment de la faim. Quel chrétien pourrait en douter? Est-ce que les saints martyrs n'avaient pas une force surnaturelle pour supporter joyeusement et la faim et les autres tourments du corps. D'où leur venait cette force, si ce n'est de la surabondance de l'esprit? J'en ai fait moi-même l'expérience, et je crois que n'importe qui peut la faire de même. Un homme occupé de Dieu jeûne facilement; mettez ensuite ce même homme aux oeuvres extérieures, il lui devient très dur et même impossible de jeûner comme auparavant. Pourquoi cela? si ce n'est parce que la pleine vie de l'esprit fortifie le corps qui lui est uni substantiellement. Ce don est au-dessus de la nature, mais il est naturel que le corps et l'âme se communiquent l'un à l'autre leurs biens et leurs maux. Je ne nie pas cependant que certains jeûnent plus facilement que d'autres; mais garder en cette vie et pendant longtemps une abstinence complète, voilà qui me paraît impossible à notre nature.

Que cela suffise pour le moment à vous donner une notion sommaire de l'abstinence de la sainte; mais ne croyez pas, cher lecteur, que ce fut la seule façon dont Catherine affligeât sa chair, et lisez attentivement ce qui suit.

Elle s'était fait un lit de planches que rien ne recouvrait. Elle s'y asseyait pour méditer, s'y prosternait pour prier, et, quand le temps était venu, elle y étendait son corps pour dormir, sans enlever aucun de ses vêtements, qui tous étaient de laine. Elle se servit quelque temps d'un cilice. Mais, si pure intérieurement, elle avait aussi en horreur les moindres causes d'impureté extérieure, et elle changea son cilice pour une chaîne de fer. Elle portait donc sous ses vêtements une chaîne de fer qui entourait et serrait si fortement son corps que, pénétrant dans les chairs, elle avait comme brûlé la peau tout autour. Ainsi me l'ont rapporté ses filles spirituelles et ses compagnes, souvent obligées de lui changer ses vêtements, pour essuyer les sueurs très abondantes amenées par ses infirmités croissantes. Aussi vers la fin de sa vie, son mal augmentant, l'ai-je obligée à quitter cette chaîne, bien que cela lui coûtât beaucoup.

En outre, dès le début, elle prolongea ses veilles jusqu'à l'heure de Matines, ainsi que nous le dirons plus loin avec la grâce de Dieu. Dans la suite, elle arriva peu à peu à triompher si bien du sommeil que, pour deux jours, elle dormait à peine une demi-heure. Elle m'a dit une fois qu'en aucune lutte la victoire ne lui avait autant coûté que dans cette lutte contre le sommeil. C'est la difficulté la plus grande qu'elle ait rencontrée.

Au temps où je l'ai connue, nul doute que, s'entretenant avec des gens qui l'aient comprise, elle n'ait pu parler de Dieu pendant cent jours et cent nuits, sans manger ni boire. A cela, pour elle, point de fatigue; bien plus, elle y trouvait toujours une gaieté et des forces nouvelles. Elle m'a souvent révélé qu'elle n'avait pas dans cette vie de délassement comparable à celui de s'entretenir de Dieu avec des âmes intelligentes; et nous, qui vivions avec elle, nous le voyions par expérience. Il nous était facile de constater qu'aux jours où elle avait le temps de parler de Dieu et d'exposer les sentiments qui se pressaient dans le secret de son coeur, on voyait apparaître en son corps un renouveau de force et de gaieté. Quand, au contraire, cette consolation ne lui était pas accordée, elle redevenait faible et presque sans vie. C'est à l'honneur de Notre-Seigneur Jésus-Christ son éternel Epoux, à 'éloge de la sainte et à ma confusion que je vais rapporter ce qui suit. Souvent, lorsqu'elle me parlait de Dieu et dissertait avec profondeur des plus sublimes mystères, elle s'étendait en assez longs discours; et moi qui avais l'esprit bien au-dessous des hauteurs du sien, et qui sentais peser lourdement le poids de la chair, j'étais pris de sommeil. Tout en parlant, elle s'absorbait complètement en Dieu et continuait longtemps ainsi, avant de remarquer mon sommeil. Quand, après quelque temps, elle s'en apercevait, elle m'éveillait d'une voix forte en disant: " Comment pouvez-vous sacrifier au sommeil le profit de votre âme. Est-ce au mur ou à vous que je dis les paroles de Dieu? "

Ajoutez à tout cela, que, voulant imiter le saint Patriarche qui lui était apparu, c'est-à-dire le bienheureux Dominique, elle se donnait trois fois le jour la discipline avec une chaîne de fer, la première fois pour elle-même, la seconde pour les vivants, la troisième pour les défunts. On lit en effet, dans la Vie du bienheureux Dominique, que c'était là une pratique habituelle de ce glorieux Patriarche. Elle l'imita pendant assez longtemps, jusqu'à ce que le poids de ses nombreuses infirmités ne lui permît plus de continuer. Je m'enquis un jour secrètement auprès d'elle de la façon dont elle pratiquait cette pénitence. Elle m'avoua, tout en rougissant, que chaque discipline durait une heure et demie, et qu'il n'était pas rare que le sang coulât des épaules jusqu'aux pieds. Voyez-vous, lecteur, quelle était la perfection de cette âme, qui, trois fois par jour, s'ouvrait les veines afin de rendre au Sauveur sang pour sang? Comprenez-vous ce qu'il lui fallait de vertu pour accomplir de pareils actes au foyer paternel, en dehors de toute instruction, direction ou exemple venant de ses semblables?

Lisez les actes des saints, fouillez les vies des Pères du désert, n'oubliez même pas de consulter les saintes Ecritures, et voyez si vous trouverez nulle part quelque chose de semblable. Vous trouverez que Paul, le premier ermite, a vécu longtemps seul dans les déserts, mais un corbeau lui apportait chaque jour la moitié d'un pain. Vous lirez que le fameux Antoine s'est imposé et a souffert d'admirables austérités; mais remarquez qu'il allait visiter divers anachorètes et demander à chacun l'exemple de quelque vertu, de sorte qu'on peut le comparer à ceux qui composent un bouquet de fleurs. Au témoignage de saint Jérôme, Hilarion, encore enfant, est allé d'abord trouver Antoine, et c'est après avoir été formé par lui qu'il a gagné les déserts, et qu'il a triomphé dans une lutte courageuse. Et les deux Macaires! Et Arsène! Et les autres, qu'il serait trop long d'énumérer ici! tous ont eu un ou plusieurs maîtres et docteurs pour les conduire, par la parole ou par l'exemple, dans les voies du Seigneur. Tous habitaient dans des déserts ou dans des monastères très bien réglés et ordonnés. Mais voyez maintenant, lecteur, cette vraie fille d'Abraham. Elle n'est point dans un monastère, ni dans un désert, mais dans la propre maison de son père. Elle n'a l'exemple ou le secours d'aucun homme encore vivant en ce monde. Elle est plus ou moins gênée par le grand nombre de personnes qui habitent la maison, et cependant elle atteint un degré de perfection, dans l'abstinence, qu'aucun des saints précités n'a pu atteindre. Que dire de cela? Ecoutez-moi, je vous prie, encore un peu. Moïse a observé deux fois un jeûne absolu pendant quarante jours complets, et Eue l'a fait une fois, ainsi que le rapporte la sainte Ecriture. L'Evangile nous raconte la même chose du Sauveur lui-même. Mais jusqu'ici, nous n'avons pas trouvé de jeûne durant plusieurs années. Jean-Baptiste, conduit par l'Esprit de Dieu, s'en est allé au désert et y a habité, mais on lit qu'il y mangeait du miel sauvage, des sauterelles et des racines d'herbes; il n'est pas écrit qu'il ait gardé un jeûne absolu. Je ne trouve que Madeleine qui, retirée sur son rocher, ait observé pareil jeûne pendant trente-trois ans. Encore, ce ne sont pas les saintes Ecritures qui nous l'attestent, mais son histoire, et la disposition du lieu de sa retraite, qu'on voit encore. C'est pour cette raison, je pense, que le Seigneur lui-même et sa glorieuse Mère donnèrent à notre vierge Madeleine pour maîtresse et pour mère, ainsi que nous le verrons plus loin, si Dieu nous l'accorde. Et maintenant que conclure? Rien ne nous empêche de voir manifestement dans cette abstinence une grâce tout à fait particulière, un don qui jusque-là n'avait été fait à personne à un si haut degré, grâce et don que notre sainte reçut du Seigneur lui-même. Nous l'exposerons plus au long tout à l'heure, si toutefois ce même Seigneur veut bien nous en faire la grâce. Je ne veux cependant pas vous laisser croire, bien-aimé lecteur, que j'ai voulu, par tout ce que je viens de dire, mettre la sainteté de notre vierge au-dessus de celle des saints dont nous avons parlé, et établir ainsi entre les bienheureux d'odieuses comparaisons. Je ne suis pas si insensé, ô bon lecteur. Parmi les noms cités, j'ai donné celui du Sauveur, et lui comparer quelque saint, serait, je le sais bien, un blasphème. Je n'ai pas eu davantage l'intention d'établir un parallèle avec les autres personnages que j'ai nommés. J'ai voulu tout d'abord vous permettre de mieux comprendre combien grande est la magnificence de notre Dieu qui, dans ses inépuisables largesses, ne cesse de trouver chaque jour de nouveaux dons, pour parfaire et orner ses saints. J'ai voulu ensuite vous faire remarquer plus particulièrement et noter avec plus de soin l'excellence de notre sainte. Sachez que, sans injure pour les autres, l'Église chante en toute vérité de chaque saint: "On n'a pas trouvé son semblable (Antienne des Laudes d'un confesseur pontife (Bréviaire romain) " Tout cela procède de l'infinie puissance et aussi de la libéralité de Celui qui sanctifie, et qui veut et peul faire rayonner, en chacun de ses saints, la gloire d'un don tout particulier.

Mais ne nous écartons pas trop de notre sujet. Ce que nous avons dit permet à tous d'imaginer à quel degré de faiblesse devait être réduit ce corps dompté par tant et de si dures austérités, livré à l'esclavage de l'esprit, par de continuelles afflictions. Lapa, encore aujourd'hui vivante, m'a raconté que sa fille, avant qu'elle s'infligeât de si grandes pénitences, avait un corps très fort et très vigoureux. C'est ainsi qu'elle soulevait sans difficulté la charge d'un mulet ou d'un âne, déposée devant la porte. Prenant cette charge sur ses épaules, elle montait agilement les marches nombreuses de deux escaliers, jusqu'à l'étage supérieur de la maison. On m'a dit que le poids et les dimensions de son corps étaient alors le double de ce qu'ils furent à l'âge de vingt-huit ans. Une telle diminution n'est pas étonnante; ce qui parait et ce qui est étonnant, ce qui me semble impossible sans miracle, c'est que cette pénitence ne l'ait pas complètement consumée. Au temps où je l'ai connue, il était facile à tous de constater que sa vigueur était bien épuisée, et qu'il en restait bien peu. Quand l'esprit va croissant, la chair nécessairement défaille, vaincue par l'esprit. Et cependant, malgré cette faiblesse, malgré plusieurs maladies dont elle souffrait sans relâche, notre sainte travaillait allègrement, surtout au salut des âmes. On eût dit une autre Catherine, différente de celle qu'épuisait la souffrance. C'était l'esprit qui travaillait; cet esprit, abondamment nourri et fort, soutenait et fortifiait la chair débilitée.

Mais reprenons le cours de notre récit où nous l'avions laissé en commençant cet exposé. Catherine avait obtenu une cellule et toute liberté de s'occuper de Dieu. C'est alors qu'elle commença de monter vers son Époux avec cette ferveur que nous avons dite. Mais l'antique serpent, bien que vaincu, ne renonça pas pour autant à de nouvelles persécutions. Il s'adressa à cette fille d'Ève qu'était Lapa, mère de notre sainte, et se servît de l'amour charnel avec lequel cette mère aimait plus le corps que l'âme de sa fille, pour la décider à mettre obstacle à une pareille pénitence. Quand Lapa entendait Catherine se frapper avec la chaîne de fer, elle élevait bien haut sa voix et ses pleurs, et s'écriait en gémissant: " Ma fille! ma fille je te vois déjà morte, certainement tu te tueras! Malheur à moi! Qui donc m'a ravi ma fille? Qui donc m'a apporté tous ces maux? " La vieille continuait sur ce ton, puis elle ajoutait à ses cris des gémissements et parfois des actes de colère, se déchirant elle-même, s'arrachant les cheveux de la tête, comme si elle eût en devant elle sa fille déjà morte. Ces cris mettaient souvent en émoi tout le voisinage, de sorte que tous accouraient pour voir quelle nouvelle infortune avait frappé la vieille Lapa.

Quand elle s'apercevait que sa fille dormait sur la planche nue, elle l'entraînait par force dans sa propre chambre et l'obligeait à partager son lit. Sous l'influence des lumières abondantes de l'Esprit de sagesse, Catherine se mettait alors à genoux devant sa mère, l'apaisait par de douces et humbles paroles, la suppliait de laisser toute colère, de reprendre son calme et lui promettait d'obtempérer à ses désirs et de coucher avec elle dans son lit. Pour la satisfaire, elle étendait un moment son corps sur le bord du lit tout en poursuivant sa méditation; puis, quand sa mère était endormie, elle se levait sans bruit et revenait à ses saints exercices. Mais Lapa s'en apercevait bientôt, aiguillonnée par l'ennemi du genre humain, jaloux de ces bienheureuses actions. Voici de quelle artifice Catherine se servit alors pour ne pas contrister davantage sa mère. Elle prenait en secret une ou deux planches et les glissait sous tes draps du lit dans lequel elle devait dormir, de serte qu'une fois couchée elle en sentît la dureté et restât ainsi fidèle à sa sainte habitude. Au bout de quelques jours, Lapa découvrit encore cette ruse: "Je vois bien, dit-elle alors, que mes efforts sont inutiles; ta résolution est, paraît-il, inébranlable; mieux vaut pour moi fermer les yeux et te laisser faire, dors où tu as l'habitude de dormir. " C'est ainsi qu'ayant vu la constance de sa fille elle lui permit de vivre selon les inspirations du Tout-Puissant.

Ici se termine notre chapitre. Voici les sources ou j'ai puisé ce qu'il contient. La sainte m'a dit elle-même ses abstinences, ses autres austérités et la façon dont elle les pratiquait. Lapa et d'autres femmes habituées de la maison m'ont donné les autres renseignements. Enfin j'ai vu et. vérifié moi-même une partie de ces faits et spécialement ce qui concerne le don si particulier d'abstinence qu'avait reçu Catherine.





B Raymond: V. Catherine - CHAPITRE III