Catherine, Lettres 65

65

Lettre n. 208, A SOEUR DANIELLA D'ORVIETE

CCVIII (162). - A SOEUR DANIELLA D'ORVIETE, revêtue de l'habit de Saint-Dominique .- Du contentement et de la paix intérieure dont jouissent ceux qui se conforment à la volonté de Dieu.- Des obstacles à la perfection.

(Cette lettre faisait suite à la cent soixante-dixième que sainte Catherine écrivit au frère Guillaume d'Angleterre.)

1. Tu vois donc que ceux-là goûtent les arrhes de la vie éternelle en cette vie; ils reçoivent les arrhes et non le paiement, mais ils espèrent le recevoir au ciel, où la vie est sans mort, le rassasiement sans dégoût, la faim sans peine. Ils évitent la peine de la faim parce qu'ils possèdent ce qu'ils désirent, et ils [1148] ne connaissent pas le dégoût du rassasiement, parce que cet aliment de vie est sans défaut, Il est vrai qu'en cette vie on commence à avoir un avant-goût de ce bonheur à mesure que l'âme est affamée de la nourriture de l'honneur de Dieu et du salut des âmes. Selon qu'elle a faim elle se satisfait, c'est-à-dire qu'elle se nourrit de la charité du prochain, dont elle a faim et désir: c'est là une nourriture qui, en la nourrissant, ne la rassasiera jamais. Elle est insatiable parce qu'elle éprouve une faim continuelle; les arrhes Sont un commencement de sûreté qu'on donne à l'homme, et qui lui fait attendre le paiement. Les arrhes ne sont pas tout certainement, mais elles donnent par la confiance l'assurance de recevoir le reste. De même l'âme qui aime le Christ reçoit, dès cette vie, les arrhes de la charité de Dieu et du prochain; elle n'est pas encore parfaite, mais elle attend la perfection de la vie immortelle.

2. Je dis que ces arrhes ne sont pas parfaites, c'est-à-dire que l'âme qui les goûte n'a pas encore la perfection, et qu'elle éprouve la peine en elle et dans les autres en elle par l'offense que fait à Dieu la loi perverse qui de ses membres, et dans les autres par tes fautes du prochain. Elle a bien la perfection de la grâce, mais elle n'a pas la perfection des saints du ciel, comme je l'ai dit, parce que leurs désirs, Sont sans la peine, et que les nôtres sont avec la peine. Sais-tu comment est le vrai serviteur de Dieu qui se nourrit à la table du saint désir? Il est à la fois dans la joie et dans la peine, comme était le Fils de Dieu sur le bois de la très sainte Croix, parce que la chair du Christ souffrait [1149] et était tourmentée, pendant que son âme était heureuse par l'union de la nature divine. Nous devons de même être heureux par l'union de notre désir en Dieu, en nous revêtant de sa douce volonté; nous devons souffrir en compatissant à notre prochain, et en supportant en nous-mêmes les mouvements sensuels, en combattant notre sensualité. Mais écoute, ma Fille, ma bien-aimée Soeur, jusqu'à présent j'ai parlé pour toi et pour moi en général; je vais maintenant parler pour toi et pour moi en particulier.

3. Je veux que nous fassions surtout deux choses, afin que l'ignorance n'empêche pas la perfection à laquelle Dieu nous appelle, et afin que le démon, sous le manteau de la vertu et de la charité du prochain, ne nourrisse pas dans notre âme la racine de la présomption. C'est ainsi que nous tombons dans les faux jugements; nous croyons bien juger, et nous jugeons mal. En suivant notre opinion, souvent le démon nous fera voir des vérités pour nous conduire au mensonge, et nous jugeons l'intérieur des créatures, que Dieu seul a le droit de juger, C'est là une des deux choses dont je veux que nous nous corrigions; mais il faut le faire avec soin, et non pas légèrement. Voici la règle: Si Dieu nous a formellement montré, non pas une fois, deux fois, mais plus souvent les défauts du prochain, nous ne devons jamais reprendre directement celui qui les a, mais nous devons combattre d'une manière générale les vices que nous avons à juger, et nous devons prêcher la vertu avec charité, avec douceur, mettant, s'il le faut, de la sévérité dans cette douceur. Nous croyons souvent que Dieu nous montre [1150] les défauts des autres; mais, si ce n'est pas une révélation expresse, il faut prendre le parti le plus sûr pour éviter les pièges et la malice du démon, qui nous séduirait avec l'appât du bon désir.

4. Garde donc le silence, ou n'ouvre la bouche que pour louer la vertu et mépriser le vice. Le vice que tu crois reconnaître dans les autres, blâme-le d'une manière générale en toi et dans les autres, toujours avec une humilité sincère; et si ce vice se trouve en la personne que tu as en vue, elle se corrigera bien mieux en se voyant reprise si doucement. Adresse-toi les reproches que tu voulais lui faire; tu ne courras aucun danger, et tu fermeras le chemin à l'ennemi, qui ne pourra te tromper et nuire à la perfection de ton âme. Apprends que nous, ne devons pas nous fier à nos jugements nous devons les mettre derrière nous et ne nous occuper que de la connaissance de nous-même. S'il arrive quelquefois qu'en priant pour quelques personnes, nous voyions dans notre prière que quelques-unes jouissent des lumières de la grâce, et que d'autres qui servent Dieu en soient privées, leurs âmes nous paraissant dans la sécheresse et les ténèbres, nous ne devons pas y voir la preuve de quelques fautes graves en elles, car ton jugement pourrait bien être faux.

5. Une autre fois il arrivera que, priant pour la même personne, tantôt tu la verras devant Dieu avec une lumière et un saint désir tels, que son âme paraîtra s'engraisser de cet heureux état; tantôt il et semblera que son esprit est loin de Dieu, et qu'elle est si remplie de ténèbres et de tentations, que c'est [1151] pour elle une fatigue de prier et de se tenir en la présence de Dieu. Il peut arriver sans doute que ce soit la faute de la personne qui prie; mais le plus souvent, ce ne sera pas sa faute: ce sera une épreuve que Dieu aura envoyée à cette âme; il se sera retiré d'elle par le sentiment de la douceur et de la consolation, mais non par la grâce c'est ce qui cause la stérilité, la sécheresse, la peine de coeur; et c'est par bonté que Dieu permet que cela arrive à l'âme qui le prie, pour pouvoir lui aider à dissiper le nuage de l'amour-propre. Ainsi tu vois, ma douce Soeur, combien serait ignorant et répréhensible le jugement que nous porterions sur cette simple apparence, si nous croyions cette âme coupable. Pieu nous la montre dans le trouble et les ténèbres; nous ne devons pas croire qu'elle est privée de la grâce, mais seulement de la douceur de la présence de Dieu. Oui, je t'en conjure, appliquons-nous, toi et les autres serviteurs de Dieu, à nous connaître parfaitement, afin de connaître plus parfaitement la bonté de Dieu. À sa lumière nous renoncerons à juger le prochain; nous ressentirons une compassion sincère, et nous aurons faim de prêcher la vertu et de reprendre le vice en nous et dans les autres, comme je viens de le dire.

6. Après t'avoir expliqué ce point, je vais te parler d'un autre défaut que nous devons corriger en nous. Quelquefois le démon, ou notre pauvre jugement, nous pousse à vouloir que tous les serviteurs de Dieu suivent la même route que nous. Il arrive souvent que, quand on suit la voie rigoureuse de la pénitence, on voudrait que tout le monde suivit la [1152] même, et si l'on voit quelqu'un qui ne le fait pas, on en a de la peine et on s'en scandalise; on s'imagine qu'il ne peut rien faire de bien, et il arrivera cependant qu'il sera meilleur et plus vertueux que celui qui le juge. Admettons qu'il ne fasse pas d'aussi grandes pénitences que celui qui murmure: c'est que la perfection ne consiste pas à macérer et à tuer son corps, mais à mortifier et à détruire la volonté propre et perverse. C'est par cette voie de la volonté vaincue et soumise à la douce volonté de Dieu, que nous devons désirer voir tout le monde marcher. La pénitence et les macérations sont bonnes, mais il ne faut pas les donner comme une règle générale, parce que tous les corps ne se ressemblent pas. Il arrive souvent que les pénitences qu'on a commencées sont interrompues par des accidents et qu'il faut les abandonner. Si nous prenions ces pénitences pour fondement de notre vie spirituelle ou de celle des autres, ce serait un malheur et une imperfection, parce que l'âme perdrait ainsi sa force et sa consolation; elle serait privée de ce qu'elle aimait, de ce qu'elle avait pris pour fonde. ment, et elle croirait être privée de Dieu. En se croyant privée de Dieu, elle tomberait dans l'ennui, la tristesse, l'abattement, et dans cet abattement elle abandonnerait ses pieux exercices et les prières ferventes qu'elle avait l'habitude de faire.

7. Tu vois combien il est dangereux de prendre la pénitence pour fondement de la perfection; ce serait une erreur, et nous nous exposerions à tomber dans le murmure, la tristesse et le découragement, nous n'offririons qu'une oeuvre finie à Dieu, qui est [1153] le bien infini, et qui demande un désir infini. Il faut donc prendre pour fondement la mort et l'anéantissement de la volonté propre et perverse. En soumettant notre volonté à Dieu, nous pourrons offrir un désir ardent et infini pour l'honneur de Dieu et le salut des âmes. Nous nous nourrirons ainsi à la table du saint désir, et ce désir ne se troublera pas de ce qui arrivera en nous et dans le prochain, mais il trouvera en tout sa joie et son profit. Je regrette bien, misérable que je suis, de n'avoir jamais suivi cette doctrine. J'ai fait tout le contraire, et je reconnais qu'il m'est arrivé bien souvent de juger défavorablement le prochain. Aussi je te conjure, par l'amour de Jésus crucifié, de me secourir dans cette infirmité et dans les autres. Commençons aujourd'hui à suivre la voie de la vérité; que sa lumière nous apprenne à prendre pour fondement le saint désir, et à ne plus nous fier sur nos jugements Ne sortons plus légèrement de nous-mêmes, et ne jugeons les défauts de notre prochain que pour en avoir compassion et les reprendre d'une manière générale. Nous le ferons en nous nourrissant à la table du saint désir, autrement nous n'y parviendrons pas; c'est du désir que vient la lumière, et la lumière donne le désir; ils se nourrissent mutuellement. Aussi je te dis que je désirais te voir avec la vraie lumière. Demeure dans la sainte et douce dilection de Dieu. Doux Jésus, Jésus amour [1154].






213

Lettre n. 209, A SOEUR DANIELLA D'ORVIETE

CCIX (163).- A SOEUR DANIELLA D'ORVIETE, religieuse de l'Ordre de Saint-Dominique, qui était très affligée de ne pouvoir continuer ses grandes pénitences.- De la vertu de discrétion nécessaire au salut. - Son but est de rendre ce qui est du à Dieu, au prochain et à soi-même.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE


1. Très chère Soeur et Fille dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je t'écris dans son précieux sang, avec le désir de voir en toi la sainte vertu de la discrétion (. Traité de la discrétion). C'est la vertu qu'il est nécessaire d'avoir, si nous voulons faire notre salut. Pourquoi est-elle si nécessaire? Parce qu'elle vient de la connaissance de nous-mêmes et de Dieu. C'est là qu'elle prend ses racines; elle naît véritablement de la charité, cor la discrétion est une lumière et une connaissance que l'âme a de Dieu et d'elle-même. Son principal effet est de voir clairement ce qui est dû à chacun; et dès qu'elle sait ce qu'elle doit, elle le rend avec un discernement parfait; elle rend gloire à Dieu et louange à son nom. Toutes les oeuvres que l'âme accomplit, elle les fait avec cette lumière, c'est-à-dire qu'elle les fait toutes dans le but de rendre à Dieu l'honneur qui lui est dû. Elle n'agit pas comme l'indiscret, qui vole en recherchant sa gloire, et qui, pour son honneur et son [1155] bien-être, ne craint pas d'offenser Dieu et de nuire au prochain. Lorsque la racine de l'amour est corrompue par l'indiscrétion dans l'âme, toutes ses oeuvres sont viciées en elle et dans les autres; je dis dans les autres, parce qu'elle leur impose des fardeaux sans discernement. Lorsqu'elle commande aux séculiers ou aux religieux, dans quelque position qu'ils soient, si elle les avertit ou les conseille, elle le fait sans discrétion, voulant se servir pour tous du. poids dont elle se sert pour elle-même.

2. L'âme discrète fait le contraire, elle discerne ses besoins et ceux des autres; quand elle a rendu à Dieu l'honneur qu'elle lui doit, elle se rend ce qui lui est dû, c'est-à-dire la haine du vice et de la sensualité. Quelle en est la raison? C'est la vertu qu'elle aime en elle-même; la même lumière qui la rend juste pour elle, la rend juste pour le prochain; aussi je dis pour elle, et pour le prochain. Elle est bienveillante à l'égard du prochain, comme elle y est obligée; elle aime en lui la vertu, elle y déteste le vice; elle l'aime comme la créature du Père éternel et souverain, elle lui montre sa charité plus ou moins parfaitement, selon qu'elle la ressent elle-même. Tel est le principal effet que produit la vertu de discrétion dans l'âme; sa lumière lui fait voir et rendre ce qu'elle doit à chacun.

3. Ce sont les trois principaux rameaux de la discrétion, qui naît de l'arbre de la charité: ces trois rameaux portent une infinie variété de fruits d'une suavité, d'une douceur extrême, qui nourrissent l'âme dans la vie de la grâce, quand elle les prend avec la main du libre arbitre et avec la bouche [1156] d'un saint et ardent désir. Dans quelque état qu'elle soit, l'âme goûte ces fruits si elle a la lumière de la discrétion, de diverses manières, selon les différentes positions. Celui qui est dans le monde et qui a cette lumière cueille le fruit de l'obéissance aux commandements de Dieu, et le fruit du mépris du monde. Il se dépouille intérieurement des richesses, en supposant qu'il en soit revêtu extérieurement. S'il a des enfants, il cueille le fruit de la crainte de Dieu, et il les nourrit de cette sainte crainte; s'il est puissant, il prend le fruit de la justice, parce qu'il veut rendre avec discernement à chacun ce qui lui est dû; il punit l'injuste avec la rigueur de la justice, pour punir la faute, et il récompense le juste, écoutant toujours le droit, et ne s'en laissant jamais détourner ni par les promesses ni par la crainte servile. S'il est serviteur, il cueille le fruit de l'obéissance et du respect envers son maître, évitant toutes les choses et les circonstances qui pourraient lui déplaire: et il ne le pourrait pas s'il ne les apercevait à cette lumière. Si ce sont des religieux, ou des supérieurs, ils prennent le fruit doux et agréable de l'observance de la règle, supportant mutuellement leurs défauts, acceptant avec joie la honte, le mépris, et portant sur les épaules le joug de l'obéissance. Le supérieur éprouve la faim de l'honneur de Dieu et du salut des âmes qu'il cherche à prendre avec l'amorce de sa doctrine et de ses exemples. Les fruits de la discrétion sont si variés et si nombreux dans les créatures, qu'il serait trop long de les dire, et que la langue ne pourrait suffire à les raconter [1157].

4. Mais maintenant, ma bien chère Fille, parlons plus particulièrement, et en parlant pour nous, nous parlerons pour tous; voyons la règle de la vertu de discrétion dans l'âme. Il me semble que cette règle, qu'elle donne à l'âme et au corps, s'applique à toutes les personnes qui veulent bien vivre actuellement et mentalement, car c'est elle qui doit les diriger et les conduire à tous les degrés et dans toutes les positions. La première règle qu'elle donne à l'âme est celle que nous avons dit: rendre honneur à Dieu, charité au prochain, et à soi-même la haine du vice et de la sensualité. Elle règle la charité envers le prochain, en l'empêchant de lui sacrifier son âme. Elle ne veut pas offenser Dieu pour lui être utile ou pour lui plaire; mais elle fuit la faute avec sagesse, et livre son corps à toutes sortes de peines et de tourments, à la mort même, pour sauver une âme et la retirer des mains du démon, et elle est prête à donner tous ses biens pour soulager les besoins temporels du prochain. La charité agit ainsi avec la lumière de la discrétion, qui règle parfaitement tous ses rapports avec le prochain.

5. Celui qui n'est pas discret fait le contraire; il ne craint pas d'offenser Dieu et de perdre son âme pour être utile ou pour plaire au prochain sans discernement, tantôt en l'accompagnant dans des lieux mauvais, tantôt en rendant pour lui de faux témoignages, de mille manières enfin, selon que l'occasion se présente. C'est l'habitude de l'indiscrétion, qui naît de l'orgueil et de la perversité de l'amour-propre aveugle, qui ne se connaît pas et ne connaît pas Dieu. La discrétion, qui règle l'âme dans la charité [1158] du prochain, la règle aussi et la conserve dans la charité pour elle-même, c'est-à-dire dans l'humble et persévérante prière. Elle la couvre du manteau de l'amour et de la vertu pour qu'elle ne souffre pas de la tiédeur, de la négligence et de l'amour-propre spirituel ou temporel; elle lui donne cet amour de la vertu qui l'empêche d'aimer rien de ce qui pourrait lui nuire. Elle règle et gouverne le corps de telle sorte, que l'âme qui cherche Dieu le prend toujours pour principe, comme nous l'avons dit. Puisqu'elle est renfermée dans le vase du corps, il faut que cette lumière soit sa règle, car le corps est donné à l'âme comme un instrument pour augmenter sa vertu.

6. La discrétion retire le corps des délices et des délicatesses du monde, elle l'éloigne de la société des mondains, et lui donne celle des serviteurs de Dieu. Elle lui fait fuir les lieux coupables, et le conduit dans ceux qui lui inspirent la dévotion; elle règle tous les membres du corps, pour qu'ils soient modestes et retenus. L'oeil ne regarde pas ce qui lui est défendu, et ne voit devant lui que la terre et le ciel; la langue évite les paroles oiseuses et frivoles, elle est prête à annoncer la parole de Dieu pour le salut du prochain, et à confesser ses péchés. L'oreille fuit les discours plaisants, louangeux, dissolus, et le mal qu'on dit du prochain; elle est attentive à écouter les paroles de Dieu, et les plaintes du prochain pour compatir à ses besoins; elle règle de même la main dans ce qu'elle touche et ce qu'elle fait, et elle dirige les pieds dans leur chemin, afin que cette loi mauvaise de la chair qui se révolte contre l'esprit [1159], ne vicie pas ces instruments. Elle soumet son corps aux veilles, aux jeûnes, et aux autres exercices qui servent à le mortifier.

7. Remarque qu'elle ne le fait pas sans discernement, mais bien avec la douce lumière de la discrétion. Et comment le montre-t-elle? En ne prenant pas pour but principal la pratique de la pénitence; et pour ne pas tomber dans ce défaut, la discrétion clairvoyante a soin de couvrir l'âme de l'amour de la vertu pour la lui faire employer comme moyen dans les lieux et les occasions qui le demandent. Si le corps regimbe avec trop de force contre l'esprit, elle prend la verge de la discipline, le jeûne, les cilices bien garnis et les longues veilles, elle l'accable de fardeaux pour qu'il soit plus soumis; mais si le corps est faible et Infirme, la discrétion défend d'agir ainsi. Non seulement il faut abandonner le jeûne, mais il faut manger de la viande; et si ce n'est pas assez d'une fois par jour, il faut en manger quatre. Si on ne peut dormir sur la terre, il faut se servir d'un lit; quand on ne peut se mettre à genoux, il faut s'asseoir ou se coucher s'il est nécessaire. Ainsi le veut la discrétion, qui prend la pénitence pour moyen et non pour but principal.

8. Sais-tu pourquoi? afin que l'âme serve Dieu avec une chose qui ne puisse lui être enlevée et qui ne soit pas finie, mais avec une chose infinie: c'est-à-dire avec un saint désir qui est infini par son union avec le désir infini de Dieu, et avec des vertus que ni le démon, ni les créatures, ni les infirmités ne peuvent nous enlever si nous ne le voulons pas. Et de plus, dans les infirmités s'éprouve la vertu [1160] de patience; dans les attaques et les tentations du démon, la force et la longue persévérance; dans les persécutions qui viennent des créatures, l'humilité, la patience, la charité. Dieu permet aussi que toutes les autres vertus soient éprouvées par leur contraire, sans être jamais détruites cependant, si nous ne voulons pas. C'est ce fondement que nous devons prendre, et non la pénitence. L'âme ne peut prendre deux fondements: il faut renoncer à un ou à l'autre et ce qui n'est pas le principal doit servir d'instrument. Si je prends pour fondement la pénitence corporelle, je bâtis la cité de mon âme sur le sable, et le moindre vent la renversera par terre, car aucun édifice ne peut s'y tenir; mais si je la bâtis sur la vertu, et si je l'appuie sur la pierre vive, le Christ, le doux Jésus, tout édifice, quelque grand qu'il soit, sera solide, et aucune tempête ne pourra le renverser. C'est pour cela et pour bien d'autres inconvénients, qu'il ne faut se servir de' la pénitence que comme instrument. J'ai déjà vu bien des pénitents qui ne sont pas restés dans la patience et l'obéissance, parce qu'ils se sont appliqués à tuer leurs corps et non leur volonté.

9. C'est le défaut de discrétion qui en est cause. Sais-tu ce qui arrive? ils mettent toute leur consolation, tout leur plaisir à faire pénitence à leur manière et non à celle des autres; ils nourrissent ainsi leur volonté, puisqu'ils l'accomplissent. Ils ont de la joie et de la consolation, et il semble qu'ils sont pleins de Dieu comme s'ils étaient arrivés à la perfection, et ils ne s'aperçoivent pas qu'ils tombent dans l'estime d'eux-mêmes et la présomption. Si quelqu'un ne suit pas la même voie, ils pensent qu'il est dans un état [1161] d'imperfection et de damnation; ils veulent sans discrétion mesurer tous les corps à la mesure dont ils se servent eux-mêmes. Et lorsqu'on veut les retirer de cette voie, ou pour rompre leur volonté ou parce qu'ils en ont vraiment besoin, ils montrent une volonté plus dure que le diamant. il arrive aussi qu'au moment de l'épreuve, de la tentation ou de l'injure, ils se trouvent une volonté viciée plus faible que la paille; ils se sont persuadé, par défaut de discrétion, que la pénitence réprime la colère, l'impatience et les autres mouvements coupables qui viennent du coeur, et il n'en est rien.

10. Cette glorieuse lumière de la discrétion te montre que c'est avec la haine et le mépris de toi-même, avec la honte et le regret de tes fautes, en considérant le Dieu qu'on offense, et la créature qui l'offense, en pensant à la mort et en aimant la vertu que tu pourras tuer le vice dans ton âme, et en arracher les racines. La pénitence taille; mais il reste toujours la racine qui est prête à repousser, et qu'il faut aussi arracher. Cette terre, où viennent les vices, est toujours prête à les recevoir si sa volonté propre les y met par le libre arbitre; mais ils n'y reparaissent pas, si la racine on est arrachée. Il arrive quelquefois que le corps, qui est infirme, force l'âme à quitter ses exercices ordinaires. L'âme tombe aussitôt dans l'ennui et le trouble; elle perd toute joie, et s'imagine être damnée, abandonnée; elle ne trouve plus dans la prière cette douceur qu'elle croyait ressentir au temps de ses pénitences. Où est-elle donc? dans sa propre volonté, sur laquelle elle s'est appuyée; elle ne peut plus la satisfaire, de là sa peine et sa tristesse [1162]. Et pourquoi es-tu tombée dans le trouble et cette sorte de désespoir? où est l'espérance que tu avais du règne de Dieu? tu t'es livrée à l'amour de la pénitence, et tu espérais par son moyen, avoir la vie éternelle; et maintenant que tu ne peux plus la pratiquer, il te semble l'avoir perdue. Ce sont là les fruits du défaut de discrétion; si tu avais la lumière de discrétion, ta verrais qu'il n'y a que la privation de la vertu qui prive de Dieu, et qu'avec la vertu fécondée par le sang du Christ, on obtient la vie éternelle.

11. Secouons donc notre imperfection, et mettons notre amour dans les vraies vertus dont nous avons parlé; elles procurent une joie, une douceur que la langue est incapable d'exprimer. Rien ne peut affliger l'âme fondée sur la vertu et lui ravir l'espérance du ciel parce qu'elle est morte à sa volonté propre, dans les choses spirituelles comme dans les choses temporelles. Elle n'a pas mis son affection dans la pénitence, les consolations ou les révélations, mais dans l'entier abandon, pour l'amour de Jésus crucifié et de la vertu. Aussi elle est patiente et fidèle; elle espère en Dieu, et non pas en elle-même et dans ses oeuvres. Elle est humble et obéissante jusqu'à croire aux autres plus qu'à elle-même, car elle n'a pas de présomption; elle se dilate dans les bras de la miséricorde divine, et c'est avec elle qu'elle chasse tout ce qui peut troubler son esprit. Dans les ténèbres et les combats, elle fait briller la lumière de la Foi, et lutte courageusement avec une véritable et profonde humilité; et dans la consolation, elle rentre en elle-même pour ne pas livrer son coeur à de folles joies [1163]. Elle est forte et persévérante, parce qu'elle a détruit en elle la volonté propre, qui la rendait faible et inconstante. Tous les temps, tous les lieux lui conviennent. Si le temps de la pénitence est pour elle un temps d'allégresse et de consolation; elle s'en sert comme d'un moyen; si par nécessité ou par obéissance elle est obligée de l'abandonner, elle s'en réjouit, parce qu'elle a pour fondement l'amour de la vertu qui ne peut lui être ravi, et parce qu'elle voit en cela la perte de sa volonté, contre laquelle elle sait bien qu'il faut toujours lutter avec zèle et courage.

12. Elle prie en tout lieu, parce qu'elle porte toujours avec elle le lieu où Dieu habite par sa grâce, et où nous devons prier, c'est-à-dire la cellule de notre âme, où le saint désir prie continuellement. Ce désir naît à la lumière de l'intelligence pour se contempler en soi-même, et dans le feu ineffable de la divine charité qui se trouve dans le sang répandu avec tant de générosité, tant d'amour. Ce sang remplit le vase de l'âme; c'est ce qu'elle doit s'appliquer à connaître, afin de s'enivrer de ce sang, afin de briller et de consumer dans ce sang sa volonté propre et ne pas se contenter de réciter un certain nombre de Pater noster. C'est ainsi que nous rendrons notre prière continuelle et fidèle, parce que dans le feu de la charité, nous connaîtrons que Dieu est assez puissant pour nous donner ce que nous lui demandons. Dieu est la suprême sagesse, qui sait discerner et donner ce qui nous est nécessaire; c'est un Père tendre et compatissant, qui veut nous donner plus que nous ne désirons, plus que nous ne savons lui [1164] demander pour nos besoins. L'âme est humble, parce qu'elle a reconnu ses défauts et son néant. C'est par cette prière que nous acquérons la vertu, et que nous en conservons l'amour.

13. Quel est le principe d'un si grand bien? la discrétion, fille de la charité, comme nous l'avons dit, et le bien qu'elle a en elle se communique au prochain. Car ce principe, cet amour, cette doctrine qu'elle a revus, elle veut les offrir et elle les offre à la créature, en les lui enseignant par ses exemples et par ses paroles, c'est-à-dire en donnant des conseils quand il le faut ou qu'on les lui demande. Elle fortifie et ne trouble pas l'âme du prochain en la jetant dans le désespoir, lorsqu'elle est tombée dans quelque faute; mais elle se fait faible avec les faibles, et leur donne le remède en les faisant espérer dans le sang de Jésus crucifié. Tels sont, avec bien d'autres, les fruits que donne au prochain la vertu de discrétion.

14. Puisqu'elle est si utile et si nécessaire, ma chère et bien-aimée Fille, ma Soeur dans le Christ, le doux Jésus, je te presse de faire ce qu'autrefois, je le confesse, je n'ai pas fait moi-même avec la perfection que je devais. Il ne t'est pas arrivé comme à moi d'être pleine de défauts, et de choisir malheureusement la vie commode au lieu d'en prendre une pénible; mais tu as voulu ruiner la jeunesse de ton corps pour qu'il ne se révoltât pas contre ton âme; tu as embrassé une vie si rigoureuse, qu'elle parait sortir de l'ordre de la discrétion. Il me semble que l'indiscrétion veut te faire goûter ses fruits, et nourrir ainsi ta volonté propre. Parce que ta as abandonné ce que tu avais coutume de faire, le démon veut te persuader [1165] que tu es damnée. J'en suis très affligée, et je crois que c'est une grande offense envers Dieu. Aussi je veux et je te demande que nous prenions pour fondement l'amour de la vertu, comme le veut la vraie discrétion. Tue la volonté, et fais ce qu'on te fait faire; crois plus aux autres qu'à toi-même. Si tu te sens faible et infirme, prends, tous les jours, la nourriture qui t'est nécessaire pour réparer la nature; et si la faiblesse et l'infirmité disparaissent, reprends ta vie ordinaire avec mesure et non pas sans modération. Il ne faut pas que le bien produit par la pénitence en empêche un plus grand; ne la prends pas pour but principal, car tu serais trompée. Mais je veux que nous courions par la route battue de la vertu, et que nous y conduisions les autres en méprisant et an brisant notre volonté. Si nous avons en nous la vertu de discrétion, nous le ferons; mais nous ne réussirons pas autrement. C'est pourquoi je t'ai dit que je désirais voir en toi la sainte vertu de discrétion. Je termine. Demeure dans la sainte et douce dilection de Dieu. Pardonne-moi, si je t'ai parlé avec trop de présomption; l'amour de ton salut pour l'honneur de Dieu en est cause. Doux Jésus, Jésus amour [1166].






308

Lettre n. 210, A LA MEME

CCX (164).- A LA MEME.- Elle la prie de se baigner dans le sang de Jésus-Christ, pour acquérir la vraie charité, le désir de l'honneur de Dieu et le salut des âmes.



AU NOM DE JESUS CRUCIFIE ET DE LA DOUCE MARIE


1. Ma très chère Soeur et Fille dans le Christ, le doux Jésus, moi, Catherine, la servante et l'esclave des serviteurs de Jésus-Christ, je t'écris dans son précieux sang, avec le désir de te voir baignée et noyée dans le sang de Jésus crucifié. Dans ce sang tu trouveras le feu de la divine charité, tu goûteras la beauté de l'âme et sa haute dignité. Car Dieu, en regardant en lui-même, se passionna pour la beauté de sa créature, et, comme transporté d'amour, il la créa à son image et à sa ressemblance. L'homme ignorant perdit la noblesse et la beauté de l'innocence par le péché mortel, en désobéissant à Dieu; et Dieu, qui aimait le Verbe, son Fils unique, lui ordonna de nous rendre avec son sang, la vie et la beauté de l'innocence; car c'est dans ce sang que furent lavées et que se lavent les souillures de nos fautes. Tu vois donc que c'est dans ce sang que se trouve et se goûte la beauté de l'âme et l'âme doit donc s'y plonger pour concevoir un plus grand amour de l'honneur de Dieu et du salut des âmes, en suivant la doctrine du doux et tendre Verbe.

2. Méprise-toi, ma chère Fille, ne te recherche pas pour toi, mais pour Dieu; cherche Dieu et le prochain [1167] avec zèle, pour la gloire, l'honneur du nom de Dieu et pour le salut des âmes, en offrant d'humbles et continuelles prières avec un ardent désir, en la présence de la divine Bonté. C'est le moment de prendre cette nourriture des âmes sur la table de la très sainte Croix il faut toujours le faire, mais jamais tu ne verras un moment où ce soir si nécessaire. Ma chère Fille, contemple avec douleur et amertume ces ténèbres qui sont venues dans l'Eglise. Tout secours humain paraît manquer; il faut que tu invoques le secours d'en haut avec les autres serviteurs et servantes de Dieu. Prends garde de tomber dans la négligence; c'est le temps de veiller, et non de dormir. Tu sais bien que l'ennemi est aux portes: si les gardes et les habitants de la cité dorment, il n'y a pas de doute qu'ils la perdront. Nous sommes entourés d'une foule d'ennemis, et notre âme doit savoir que le monde, notre propre faiblesse, et le démon avec toutes ses pensées, ne dorment jamais, mais qu'ils sont toujours attentifs à voir si nous dormons, pour pouvoir entrer et dévaster, comme des voleurs, la cité de notre âme.

3. Le corps mystique de la sainte Eglise aussi est entouré de nombreux ennemis. Tu vois que ceux qui devaient être les colonnes et les défenseurs de l'Eglise en sont devenus les persécuteurs par les ténèbres de l'hérésie. Il ne faut donc pas dormir, mais il faut les vaincre par les veilles, les larmes, les sueurs, les douloureux et tendres désirs, avec une humble et continuelle prière. Agis comme l'enfant fidèle de la sainte Eglise; prie et supplie le Dieu tout-puissant pour qu'il répare tout le mal; conjure-le [1168] de fortifier le Saint-Père et de l'éclairer: je parle d'Urbain VI, le vrai Pape, le Vicaire du Christ sur terre. Je le reconnais, et nous devons le reconnaître devant le monde entier, et celui qui dit et fait le contraire, nous ne devons jamais le croire, et préférer plutôt la mort. Baigne-toi dans le précieux Sang, et qu'aucun scrupule, qu'aucune crainte servile ne t'en séparent jamais. Oui, cachons-nous dans le côté de Jésus crucifié; c'est dans cette retraite que nous trouverons l'abondance du Sang; autrement nous marcherions dans les ténèbres et nous nous aimerions nous-mêmes. J'ai compris que c'est le seul moyen et je t'ai dit que je désirais te voir baignée et noyée dans le sang de Jésus crucifié, et je veux que tu le fasses. Je termine. Demeure dans ]a sainte et douce dilection de Dieu; aie désir et faim de son honneur. Doux Jésus, Jésus amour.



Catherine, Lettres 65