B Raymond: V. Catherine - CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

MIRACLES OBTENUS DE DIEU PAR L'INTERCESSION


DE CATHERINE POUR LE SALUT DES AMES.




Soyez absolument sûr, je le désire, ô lecteur, qu'il me faudrait non pas un chapitre, mais plusieurs volumes, pour vous raconter les seuls miracles que le Seigneur a opérés par l'intermédiaire de notre sainte depuis l'époque ou j'ai mérité de la connaître, miracles dont j'ai été le plus souvent témoin oculaire. Mais, pour ne pas ennuyer mes lecteurs, j'ai réuni, dans l'abrégé d'un seul chapitre, le plus grand nombre possible de ces faits. Vous jugerez, par ce que vous apprendrez, de ce que je passe sous silence pour être bref.

La supériorité de l'esprit sur la matière entraîne la supériorité des miracles d'ordre spirituel sur ceux qui atteignent le corps. Je vais donc exposer d'abord les oeuvres que le Seigneur a opérées, par Catherine, pour la délivrance des âmes et ensuite celles qui ont apporté la santé aux corps. Autant que possible j'observerai dans mon récit l'ordre chronologique; je ne puis cependant le respecter complètement, si je veux garder la distinction que je viens de poser. Il me faudra, en effet, parler tout d'abord d'âmes miraculeusement sauvées par la sainte à la fin de Sa vie, et ne dire qu'ensuite des miracles qu'elle a faits pour les corps, tout au début de sa carrière. C'est ainsi que les oeuvres les plus dignes garderont sur celles qui le sont moins la préséance à laquelle elles ont droit. Au reste, tout en ayant l'intention d'observer cet ordre de dignité, je m'efforcerai de suivre dans chaque série l'ordre des temps autant que mes informations me le permettront. A vrai dire, certains de ces miracles, surtout parmi ceux d'ordre spirituel, ont été secrets et inconnus du public. Ils n'ont d'autre témoignage qu'une confidence faite à moi-même ou à quelqu'autre personne. Mais ils ont eu cependant des conséquences extérieures, qui les manifesteront suffisamment à l'a foi des âmes fidèles et dévotes.

Je veux donc, ô excellent lecteur, vous parler d'abord de Jacques, le père de notre sainte. Nous avons dit, dans la première partie, comment il avait reconnu que sa fille s'était dévouée de tout coeur au service du Seigneur. Depuis lors il l'avait toujours traitée avec une respectueuse tendresse. Il recommandait continuellement à tous les membres de la famille de ne se permettre aucune opposition aux volontés de la vierge Catherine, sa fille. Aussi l'amour qui unissait le père et la fille allait-il chaque jour croissant. Catherine demandait continuellement dans ses prières le salut de son père; Jacques se réjouissait dans le Seigneur des vertus de sa fille et espérait obtenir grâce devant Dieu par les mérites et les prières de cette enfant. Les jours du pèlerinage de Jacques en c0 monde arrivèrent enfin à leur terme, et il tomba sur son lit, accablé sous le poids de la maladie. Quand elle le vit en cet état, sa fille eut aussitôt recours à la prière, son refuge habituel, et elle demanda à son Epoux la santé de son père. A sa demande, il fut répondu que Jacques était arrivé à la fin de sa vie, et qu'il ne lui était pas avantageux de vivre plus longtemps. Catherine se rendit alors vers son père, et ayant sondé les sentiments intimes du malade, elle lui trouva l'âme si bien disposée à quitter ce monde et si libre de toute attache à cette vie qu'elle en rendit à son Sauveur d'infinies actions de grâces.

Mais cette première faveur ne lui suffisait pas, voilà que de nouveau elle recueille tout son esprit et prie le Seigneur, source de toutes grâces, d'en accorder une nouvelle. Puisqu'il avait déjà fait au père et nourricier de notre sainte la grâce si précieuse de mourir de bon coeur, pur de toute faute (Pur de toute " coulpe ", c'est-à-dire de toute affection mauvaise, actuelle ou habituelle, mais non pas libéré de toute dette vis-à-vis de la Justice divine pour les fautes du passé, puisqu'il n'avait pas l'âme parfaitement purifiée.), ne daignerait-il pas emporter au ciel l'âme du défunt sans qu'elle eût à souffrir les peines du purgatoire? Il lui fut répondu que nécessairement la justice devait obtenir au moins quelque satisfaction. Il était impossible qu'une âme imparfaitement purifiée possédât la splendeur d'une gloire telle que celle du ciel. " Sans doute, disait le Seigneur, ton père, au milieu des autres hommes mariés, a été de bonne vie; j'ai eu pour agréables nombre de ses actions, en particulier ce qu'il a fait pour toi; et cependant il n'est pas possible que la justice soit sauvegardée sans que son âme n'aille à son salut par le feu (1Co 3,15), à cause de la poussière qu'a amassée et fixée sur elle le commerce du monde. O Seigneur, souverainement aimant, répondit Catherine, comment pourrais-je souffrir que ces atroces flammes tourmentent, même un instant, l'âme de celui que vous m'avez donné pour père, de celui qui m'a nourrie et élevée avec tant de soins et m'a prodigué pendant sa vie tant de consolations. Je vous en prie, je vous en supplie par toutes vos bontés, ne laissez pas cette âme sortir de son corps avant d'être, d'une manière ou d'une autre, si parfaitement purifiée qu'elle n'ait nul besoin du feu du purgatoire. " O merveille! le Seigneur Dieu obéit en quelque sorte à cette voix humaine et au désir qu'elle exprimait. Les forces de Jacques étaient complètement éteintes, mais son âme ne quitta pas son corps avant la fin de la sainte et pieuse lutte qui dura longtemps, entre le Seigneur alléguant sa justice et la vierge qui en appelait à la grâce. Après bien des supplications, Catherine finit par dire: " Si cette grâce ne peut être accordée sans que la justice n'obtienne quelque satisfaction, que justice se fasse sur moi. Pour mon Père, je suis prête à souffrir toute peine qu'aura décrétée votre bonté. " Le Seigneur y consentît et lui dit: " Puisque tu m'as livré tout ton amour, j'agrée ta demande, je dispenserai de toute expiation l'âme de ton père; mais, à sa place, tu souffriras toute ta vie la peine que je t'infligerai. " Joyeuse de cette réponse, la sainte s'écria: " O Seigneur, votre parole est souverainement bonne, que vos ordres s'accomplissent. "

Elle revint ensuite au lit de son père qui agonisait et qu'elle sut admirablement réconforter et réjouir en l'assurant de la part du Très-Haut qu'il obtiendrait pleine grâce de salut. Elle ne le quitta qu'après l'avoir vu rendre le dernier soupir. Que dire encore? A l'instant même où l'âme de Jacques sortait de son corps, la vierge fut saisie de douleurs d'entrailles qui ne lui laissèrent plus, jusqu'à la fin de sa vie, un seul moment de relâche, ainsi qu'elle même et ses compagnes me l'ont cent fois affirmé. D'ailleurs ces souffrances se manifestaient en dehors par des signes extérieurs que tous ceux qui vivaient avec la sainte voyaient aussi bien que moi. Mais sa patience était non seulement aussi forte que ses douleurs, elle l'était incomparablement plus, comme nous le verrons tout à l'heure, avec la grâce de Dieu. C'était par compassion pour les souffrances dont je parle que je lui demandai, un jour, la cause d'un si grand mal, et c'est alors qu'elle me révéla confidentiellement tout ce que je viens d'écrire. Je ne dois pas non plus passer sous silence ce fait qu'au dernier soupir de son père Catherine laissa voir une grande joie, disant avec un modeste sourire: " Béni soit le Seigneur! puissé-je être comme vous, mon père! " Pendant tout le temps des funérailles, alors que tout le monde pleurait, elle resta joyeuse et contente, consolant sa mère et les autres comme si elle eût été complètement étrangère à ce deuil. C'est qu'elle avait vu l'âme du mourant passer immédiatement des ténèbres du corps aux lumières de l'éternité. Cette vision avait rempli la vierge d'un bonheur d'autant plus ineffable qu'elle-même avait expérimenté peu de temps auparavant, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, ce qu'on éprouvait en entrant au sein de ces clartés. Quant aux douleurs qui étaient le prix de cette faveur, elle les reçut joyeusement, sachant qu'elles mettraient le comble à sa propre gloire.

Voyez-vous, lecteur, comment la Providence a fait ici oeuvre de souveraine sagesse. Elle aurait pu, de bien des manières, purifier l'âme de Jacques et la rendre digne d'entrer immédiatement au ciel comme elle l'a fait pour l'âme du larron confessant Notre-Seigneur sur la croix. Mais elle n'a pas voulu accorder cette grâce à la prière de notre sainte sans lui imposer une peine corporelle qui ne devait pas être pour la patiente un vrai mal, mais servir à l'augmentation de son trésor surnaturel. Il était bien juste en effet qu'une vierge si remplie de charité pour l'âme de son père gagnât quelque chose à cet amour et qu'après avoir préféré pour Jacques le salut de l'âme à la vie du corps, elle trouvât pour elle-même, dans une peine corporelle, pleine mesure de grâces spirituelles. Aussi appelait-elle ces douleurs, douleurs bien douces, et non sans raison, car elle savait bien qu'elle y trouvait une augmentation continuelle de ce don si doux qui est, en ce monde, la grâce du mérite et dans l'autre la gloire de la récompense. Voilà pourquoi elle ne me parlait jamais que de ses chères souffrances. Elle m'a confié que longtemps encore après la mort de Jacques son âme la visitait très souvent, la remerciait de son heureuse médiation, lui révélait beaucoup de secrets, l'avertissait des progrès de l'ennemi et la gardait de tout mal.

Après avoir écouté ce que Catherine a fait pour une âme de juste, considérez maintenant avec attention, je vous prie, ce qui est arrivé à une âme de pécheur. C'était en l'an du Seigneur 1370. Il y avait à Sienne un citoyen nommé André de Naddino, riche des biens extérieurs et passagers, mais complètement dépourvu des biens intérieurs et durables. Totalement privé de la grâce qu'apportent la crainte et l'amour de Dieu, il était le prisonnier de presque tous les vices et de tout péché. Livré tout entier à la passion du jeu de dés, il avait continuellement à la bouche les blasphèmes les plus odieux, contre Dieu 'et les saints. E1è cette année donc, la quarantième de son âge, au mois de décembre, il fut pris d'une grave maladie et obligé de garder le lit. Abandonné des médecins impuissants à le soulager, il s'en allait à cette mort du corps et de l'âme, que méritait l'impénitence de son coeur. Son curé l'ayant appris, s'en vint le trouver et l'avertit de faire pénitence avant sa mort et de prendre ses dernières dispositions, comme on le fait en pareil cas. Mais André qui, à aucune époque de sa vie, n'avait été homme d'église, et bien disposé pour les prêtres, n'eut que mépris pour celui qui l'avertissait et pour ses avis. Informés de ce refus, l'épouse et les parents du malade, dans leur zèle pour son salut, firent venir plusieurs personnes religieuses et dévouées à Dieu, hommes et femmes, qui s'efforcèrent de vaincre son obstination. Mais ni les menaces des flammes éternelles, ni les promesses de la divine Miséricorde, aucun avis ne put le fléchir et le décider à se confesser. Il descendait donc aux enfers, n'emportant avec lui que ses crimes. Son curé, douloureusement affecté d'un pareil endurcissement, et craignant pour le malade une mort prochaine, revint le visiter de grand matin, lui répéta ses premiers avertissements et en ajouta de plus pressants encore. Mais, cette fois-ci comme la première, le malheureux n'eut que mépris pour le prêtre et ses paroles. Quoi encore! Esclave de l'impénitence finale, il commettait continuellement ce péché contre le Saint-Esprit, qui n'est remis, ni en ce monde ni en l'autre, et il s'en allait très justement condamné, à des tourments sans fin.

On en parla à Frère Thomas, confesseur de Catherine, déjà souvent nommé. Emu de compassion pour cet homme, qui allait se damner, il accourut en toute hâte auprès de la sainte, pour la presser, au nom de l'obéissance et de la charité, de prier le Seigneur, jusqu'à ce qu'il daignât miséricordieusement secourir cette âme et lui épargner une mort éternelle. Arrivé chez Catherine, il la trouva en extase et ne put l'arracher pour le moment à ses contemplations intérieures. Dans l'impossibilité de lui parler, et la nuit qui approchait, ne lui permettant pas d'attendre plus longtemps, il donna à une compagne de la vierge, appelée aussi Catherine, et encore vivante aujourd'hui, l'ordre très exprès de profiter du premier instant où la sainte retrouverait l'usage de ses sens pour lui dire tout au long quelle cause digne de pitié il était venu lui confier. La jeune fille reçut humblement cet ordre et promit de l'exécuter, ce qu'elle fit en effet. Notre vierge n'étant sortie de son extase que vers la cinquième heure de la nuit, Catherine se hâta donc de répéter à Catherine tout ce qu'avait dit le confesseur et lui enjoignit, au nom de la sainte obéissance, d'employer tout son crédit à recommander l'âme du mourant au Seigneur.

A cette nouvelle, la vierge, toute brûlante du feu de la charité et de la compassion, se remit aussitôt à prier. Les voix toutes-puissantes de son âme criaient vers le Seigneur, et lui disaient qu'elle ne voudrait jamais laisser périr un de ses semblables, un concitoyen, un frère racheté lui aussi, au prix d'un sang si précieux. Le Seigneur lui répondit: " Les iniquités de cet homme et ses horribles blasphèmes sont déjà montés jusqu'au ciel. Non seulement sa bouche a blasphémé contre Moi et contre mes saints, mais il a jeté au feu un tableau, où se trouvaient mon image, celle de ma très sainte Mère et d'autres saints. Il est donc bien juste qu'il brûle dans les flammes éternelles. Ne t'occupe plus de lui, ma bien-aimée, car il est digne de mort. " Mais Catherine, se prosternant tout éplorée, aux pieds de son très doux Époux, lui disait: "O mon Seigneur souverainement aimant, si vous observez nos iniquités, qui donc évitera l'éternelle damnation? Est-ce donc pour examiner et punir nos péchés, et non pas plutôt pour les effacer, que vous êtes descendu dans le sein d'une Vierge, que vous avez souffert le supplice d'une mort bien cruelle? Pourquoi me parler des crimes de cet homme, qui va périr, alors que vous avez porté tous les crimes sur vos épaules très saintes? Suis-je donc venue discuter avec Vous sur Sa justice, et non pas implorer votre miséricorde? Souvenez-vous, Seigneur, de ce que Vous m'avez dit, quand Vous m'avez affirmé expressément que j'avais la mission de sauver les âmes. Je n'ai plus ici-bas d'autre consolation que celle de voir mes frères se convertir à Vous; c'est le seule chose qui me fasse supporter patiemment votre absence. Si Vous ne m'accordez pas cette joie, que deviendrai-je, malheureuse? Ne me repoussez pas, ô Seigneur très clément, rendez-moi mon frère, à ce moment englouti dans l'abîme de l'obstination de son coeur. " Mais pourquoi en dirais-je davantage? Depuis la cinquième heure de la nuit, jusqu'à l'aurore, Catherine continua de veiller et de pleurer, discutant avec le Seigneur le salut de cette âme. Le Seigneur alléguait les crimes énormes et si nombreux d'André, et sa justice demandait vengeance. La vierge en appelait à la miséricorde, cause de l'Incarnation et de la Passion. D'ailleurs, son Époux ne lui avait-il pas promis à elle-même le salut de beaucoup d'âmes. Le divin Maître, source inépuisable de miséricorde, finit par la laisser triompher de la justice, et dit à la sainte " Ma très douce fille, voici que j'ai agréé tes larmes, je vais convertir celui pour lequel tu m'invoques avec tant de ferveur. "

A cette même heure, il apparut au malade et lui dit: " Pourquoi, mon très cher, ne veux-tu pas confesser les péchés que tu as commis contre Moi. Fais donc cette confession, car je suis prêt à te pardonner libéralement tes fautes. " Ces paroles amollirent si complètement ce coeur endurci que le moribond cria d'une voix forte à ceux qui le soignaient: " Envoyez chercher le prêtre, car je veux confesser mes péchés. Je vois Jésus-Christ, mon Seigneur et Sauveur, qui m'engage lui-même à faire cette confession. " Les personnes présentes accueillirent avec joie cette demande et firent bien vite appeler le prêtre. Aussitôt qu'il fut arrivé, le pécheur fit, avec un profond repentir, une excellente confession, prit toutes ses dispositions testamentaires, puis s'en alla, avec grande contrition et dévotion, de la lumière de ce monde, au sein de Dieu.

O Père d'ineffable miséricorde! que votre clémence est infinie! que votre providence est profonde! Vos voies nous sont à jamais insondables! Vous aviez laissé cet homme s'endurcir dans ses péchés, jusqu'au dernier instant; vous paraissiez n'en avoir nul souci, et cependant vous pensiez toujours à assurer sa conversion. Vos serviteurs et vos servantes étaient allés le trouver et ils semblaient n'avoir pu lui ouvrir aucune porte de salut. Mais vous avez inspiré au confesseur de Catherine la pensée d'obliger la sainte à intervenir, et vous avez embrasé le coeur de votre servante, pour qu'elle triomphât par ses humbles larmes, de vous qui êtes l'Invincible et pour qu'elle parût, en quelque sorte, enchaîner votre toute-puissance. Et qui donc a pu lui donner ce feu et cette audace, si ce n'est vous? Qui a jeté dans cette âme ces ardeurs de fraternelle compassion? Quel était celui qui alimentait ces larmes, auxquelles devait céder votre clémence? Quel autre, dis-je, en dehors de vous? Vous éleviez à vous votre épouse, pour qu'elle vous inclinât vers elle. Ce sont bien là vos oeuvres, ô Jésus-Christ! c'est ainsi que vous glorifiez vos saints. Pour montrer de quel mérite était auprès de vous cette vierge, votre épouse, vous lui avez révélé le péril d'un homme qu'elle ne connaissait pas, mais qui était chrétien et son compatriote; et vous n'avez accordé qu'à la seule intercession de celle que vous aviez choisie d'avance pour cette oeuvre le salut de l'infortuné, que vous aviez refusé à toute autre médiation. Qui donc pourrait se dispenser de s'attacher à vous par les doux liens de l'amour? Vous venez de voir, lecteur, combien grandes ont été les miséricordes du Seigneur, pour un seul pécheur, que les mérites de notre sainte ont sauvé, considérez-en maintenant de plus grandes, dont deux autres pécheurs ont bénéficié, alors qu'ils semblaient bien déjà condamnés.

En ce temps-là, dans la même cité de Sienne, deux fameux brigands furent pris par le chef de la justice, et condamnés à la mort la plus dure, à cause de l'énormité de leurs forfaits. On les avait placés sur des charrettes portant un poteau, auquel ils furent liés, et les bourreaux, avec des fourchettes et des tenailles brûlantes, leur faisaient sur tout le corps, tantôt sur un membre et tantôt sur l'autre, des blessures dont le feu avivait violemment la douleur. Pas plus dans leur prison qu'au moment où on les en sortit pour les conduire au supplice, on n'avait pu décider ces condamnés à faire pénitence de leurs crimes et à les confesser au prêtre. Bien plus, pendant qu'on les promenait, selon l'usage, à travers la ville, pour la terreur des méchants, non seulement ils ne se recommandaient pas aux prières des fidèles, mais ils blasphémaient à haute voix Dieu et ses saints. Ces malheureux allaient donc passer, des tourments et du feu temporels, au feu et aux peines qui ne finissent pas. Mais l'éternelle Bonté, qui ne veut la perte de personne, et qui ne punit pas deux fois le même crime, résolut d'arracher ces âmes infortunées au gouffre de l'enfer par l'intermédiaire de notre vierge, son épouse bien-aimée. Ce jour-là, par une disposition spéciale de la divine Providence, Catherine était allée prendre un instant de repos plus complet, dans la maison d'une de ses compagnes et filles dans le Seigneur, qu'on appelait Alexia et qui règne aujourd'hui dans les cieux avec la sainte. Cette maison était sur une des rues de la ville, par où passaient habituellement les condamnés de ce genre. Alexia, ayant entendu ce matin-là le bruit de la foule tumultueuse, s'approcha de la fenêtre, d'où son regard put apercevoir non loin de chez elle les malheureux conduits sur leurs charrettes, et brûlés par les bourreaux, de la façon que nous avons dite. Elle courut aussitôt vers Catherine " O ma Mère, lui dit-elle, quel douloureux spectacle devant la porte de notre maison! voilà qu'on traîne sur leurs charrettes deux condamnés aux tenailles. "

A cette parole, la sainte, poussée par la compassion et non par la curiosité, s'approche de la fenêtre, elle voit ces malheureux, se retire à l'instant, et se réfugie dans la prière. Elle avait aperçu, ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé, autour de chacun des suppliciés, une grande troupe d'esprits mauvais, qui brûlaient intérieurement les âmes des condamnés, bien plus que les bourreaux ne brûlaient extérieurement leurs corps. Voilà pourquoi, émue d'un double sentiment de pitié, elle s'était hâtée de recourir à la prière, et pressait avec non moins de hâte la bonté de son Epoux de secourir ces âmes qui périssaient. " Ah, disait-elle, Seigneur très clément, pourquoi abandonnez-vous ainsi votre créature, formée à votre image et à votre ressemblance, miséricordieusement rachetée par votre Sang très précieux? Pourquoi permettez-vous qu'à de tels tourments corporels viennent se joindre encore les vexations si cruelles et si funestes d'esprits immondes. Le larron crucifié avec vous ne recevait que la peine due à ses crimes; vous l'avez cependant si pleinement éclairé qu'il vous a confessé sur le gibet, alors que les Apôtres doutaient, et qu'il a mérité d'entendre cette parole " Aujourd'hui, tu seras avec Moi, en paradis. " Pourquoi cela, si ce n'est pour donner à ses pareils l'espoir du pardon; vous n'avez pas abandonné Pierre qui vous reniait, mais vous avez eu pour lui un regard de miséricorde. Vous n'avez pas méprisé Marie la pécheresse, mais vous l'avez attirée à vous. Vous n'avez repoussé ni Matthieu le publicain, ni la Cananéenne, ni Zachée, chef des publicains; au contraire, vous les avez appelés. Je vous en conjure donc, par toutes vos miséricordes, hâtez-vous de secourir ces âmes. " Mais pourquoi m'attarder à en dire davantage. Catherine sut fléchir Celui qui voulait se laisser fléchir, et fit merveilleusement couler sur ces malheureux les sources toujours ouvertes du pardon. Elle obtint la grâce d'assister en esprit les suppliciés et de les accompagner, sans les quitter un instant, jusqu'aux portes de la ville, pleurant et demandant pour eux que leur coeur s'amollit et se convertît. Ce que voyant, les démons montraient toute leur fureur, en criant contre elle et en disant: " Si tu ne cesses pas, nous saurons bien, nous et les âmes de ces réprouvés, te persécuter jusqu'à te rendre possédée. " A quoi la sainte répondait: " Tout ce que Dieu veut, je le veux; mais je n'abandonnerai pas, à cause de vos menaces, l'oeuvre que j'ai commencée. "

Arrivés aux portes de la ville, les misérables condamnés virent apparaître notre très miséricordieux Sauveur, tout couvert de blessures, tout inondé de sang, qui les invitait à se convertir et leur promettait le pardon. Cette vision fit pénétrer dans leurs coeurs un rayon de lumière divine; ils demandèrent très instamment un prêtre et confessèrent leurs péchés, avec une vive contrition. Ils changèrent alors leurs blasphèmes en louanges, et s'accusant continuellement eux-mêmes, se proclamant dignes de leurs supplices et de plus grands encore, ils s'en allaient à la mort, aussi joyeux que s'ils eussent été invités à un festin. Au lieu de blasphémer comme tout à l'heure, quand les bourreaux les tenaillaient, ils redoublent maintenant leurs prières au Sauveur, ils crient que ces peines les feront sûrement parvenir à la gloire éternelle, et qu'elles sont pour eux l'instrument d'une grande miséricorde. Les assistants sont tout stupéfaits de voir un tel changement. Le coeur des bourreaux eux-mêmes s'adoucit, et, devant une telle dévotion, ils n'osent continuer leurs tortures. Mais nul ne pouvait savoir comment la droite du tout-puissant Sauveur avait opéré une telle transformation, ou qui pouvait avoir intercédé auprès de Dieu, pour des âmes si endurcies. Le prêtre pieux qui avait accompagné les condamnés, pour essayer de vaincre leur inflexible obstination, raconta plus tard, sous la foi du serment, tous les détails de leur conversion, à Frère Thomas, confesseur de la sainte. Celui-ci, ayant interrogé Alexia, constata que les suppliciés avaient rendu l'âme, à l'heure même où la vierge avait terminé son oraison et était sortie de son ravissement. Un aveu confidentiel de Catherine vint enfin lui apprendre tout ce qui s'était passé; c'est elle-même qui lui a raconté toute la suite des faits que je viens de rapporter, comme je les ai trouvés consignés dans les écrits de Frère Thomas. Ces écrits disent encore que, quelques jours après la mort de ces criminels, les compagnes de la sainte l'entendirent, qui disait dans sa prière " Je vous rends grâces, ô Seigneur, de ce que vous les avez délivrés d'une seconde prison. " Frère Thomas en fut informé et lui demanda ce qu'elle voulait dire par là. Elle répondit que les âmes de ces brigands étaient alors Ca paradis, qu'elles avaient dû passer en purgatoire au moment de leur mort, mais qu'elle venait d'obtenir leur complète délivrance.

Peut-être, lecteur, ne comprenez-vous pas l'importance de ces faits qui ne tombent pas sous les sens; mais si vous réfléchissez à ce que nous disent saint Augustin et saint Grégoire, vous verrez qu'il a fallu un miracle plus grand, pour convertir ces condamnés, que pour les ressusciter après leur supplice. En effet, suivant l'expression même de saint Grégoire, la chair, dans une résurrection corporelle, n'eût retrouvé la vie que pour la perdre à nouveau, tandis que l'âme est ici ressuscitée pour vivre éternellement. De plus, à ressusciter un corps, la puissance divine ne trouve nul obstacle, tandis que, pour la résurrection d'une âme, elle semble se heurter aux lois qu'elle-même a données au libre arbitre, puisque le pécheur peut ne pas vouloir se convertir. Voilà pourquoi on dit que la conversion d'un pécheur manifeste mieux que la création d'un monde la toute-puissance de Dieu. Les prédicateurs louent saint Martin, et non sans raison, d'avoir mérité la grâce magnifique de ressusciter trois morts, par la vertu de la divine Trinité. On lit de saint Nicolas qu'il sauva miraculeusement trois innocents, voués à la mort, et on célèbre grandement ce fait. Mais que dirons-nous de ce prodige tout nouveau de notre vierge Catherine, qui, par ses prières, a ressuscité si instantanément, si merveilleusement, et a délivré des flammes éternelles deux hommes perdus de crimes, déjà morts quant à l'âme, et absolument voués à l'enfer. Est-ce que d'après les considérations exposées plus haut, cette résurrection spirituelle n'est pas un miracle plus grand que les autres. Croyez-moi, lecteur, j'ai vu de mes yeux bien des merveilles opérées par la sainte sur les corps de diverses personnes; mais tout cela n'est rien, il me semble, à côté du prodige que nous venons de rapporter. Ici, la majesté du Très-Haut a dû mettre en oeuvre tout l'infini de sa puissance, et sa générosité a dû, sans mesure, distiller la myrrhe de sa grâce. Ces hommes livrés à toute espèce de mal et qui, jusqu'à l'instant suprême, dans cet instant même, avaient persévéré et persévéraient dans leur iniquité; ces hommes, que personne n'exhortait plus, que personne n'espérait plus sauver, avaient en effet besoin d'une grâce aussi miraculeuse, pour s'attendrir, se convertir, et retrouver dans une courageuse pénitence finale leur salut et leur gloire.

Voici une autre grâce extraordinaire de conversion, que je ne crois pas non plus devoir passer sous silence. Catherine l'a obtenue du Seigneur pour quelqu'un qui vit encore. En cette même ville de Sienne, habitait un certain François de Tholomei, qui vit encore aujourd'hui, et avait eu de Rabès, son épouse, plusieurs enfants, garçons et filles. L'aîné s'appelait Jacques et menait une vie des plus criminelles. L'orgueil de ce monde le rendait Si turbulent et sa férocité était si dangereuse que, malgré sa jeunesse, il avait déjà tué deux hommes de ses propres mains. Ses crimes et sa cruauté le faisaient redouter de tous ceux qui le connaissaient. Pour lui, nul souci et nulle crainte de Dieu; ne connaissant aucun frein, il s'enfonçait chaque jour plus profondément dans le mal. Il avait une soeur nommée Ginoccia, qui s'était donnée tout entière au monde. Elle avait, il est vrai, gardé la virginité de son corps, mais c'était bien plus par peur du mépris des hommes que par crainte de Dieu. Aucune des pratiques de la vanité ne lui était étrangère, et elle s'occupait avec passion du soin et de la parure de son corps. Rabès, la mère de ces enfants, redoutait de les voir se damner, car elle était profondément pénétrée de la crainte du Seigneur. Elle vint donc trouver notre sainte et la supplia de vouloir bien parler un peu des choses du salut, à ses deux filles, en particulier à Ginoccia. Catherine, dont le zèle était ardent pour toutes les âmes, y consentit bien volontiers et s'acquitta à la perfection de cette mission. Ses prières et ses avis achevèrent si bien de former le Christ dans l'âme de Ginoccia que celle-ci renonça complètement aux vanités du siècle. Elle rasa Sa chevelure, dont elle s'était jusque-là glorifiée, et reçut ensuite très dévotement l'habit des Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique. Pendant tout le reste de Sa vie, comme j'ai pu le constater très facilement, elle persévéra dans la pratique de la méditation et des saintes oraisons, et se livra à de très dures pénitences; j'ai dû. même lui faire à' ce sujet plusieurs observations. Sa soeur Françoise l'imita en tout et prit avec elle l'habit religieux C'était vraiment plaisir de voir ces deux soeurs, peu de temps avant, si passionnées pour les vanités du siècle, mépriser avec un si parfait courage le monde et leur propre corps. Leur frère Jacques était absent de Sienne, au début de cette conversion; à peine en fut-il informé qu'il revint à la ville, furieux, et ramenant avec lui son plus jeune frère. Son orgueil blessé vomissait les plus terribles menaces. Il promettait d'arracher à sa soeur l'habit qu'elle avait revêtu et de la conduire dans la maison qu'il habitait en dehors de la ville, loin de tous ceux qui lui donnaient de pareils conseils. Son petit frère lui répondit, sous une inspiration du Ciel: " En vérité, Jacques, si tu vas à Sienne, tu te convertiras aussi et tu confesseras tes péchés. " Jacques éclata alors en horribles malédictions contre l'enfant et assura qu'il tuerait les Soeurs, les Frères et les prêtres, plutôt que de se confesser à qui que ce soit. L'enfant n'en répétait pas moins sa véridique prophétie, tandis que Jacques redoublait ses imprécations et ses menaces; cette discussion dura jusqu'à leur arrivée à Sienne. Jacques ne se possédait plus de fureur, en entrant dans la maison paternelle, et déclara qu'il se livrerait aux dernières violences, si sa soeur ne le suivait pas, après avoir quitté l'habit religieux. A ces menaces, que Catherine connut immédiatement, Rabès, la mère de Jacques, répondit en calmant son fils et en lui demandant de patienter jusqu'au lendemain, puis, le matin venu, elle fit mander Frère Thomas, le confesseur de la sainte. Frère Thomas prit avec lui, comme compagnon, Frère Barthélemy Dominique, choix qui semble bien providentiel, et s'en vint trouver Jacques; mais il eut beau l'exhorter, il parut n'en pouvoir rien obtenir.

Cependant Catherine, instruite de tout, non point par une voix humaine, mais par le Seigneur, priait instamment, à cette même heure, pour la conversion de Jacques. Que dire encore? Pendant cette prière, Dieu toucha le coeur du jeune homme. J'ai dit que Frère Thomas avait providentiellement choisi comme compagnon Frère Barthélemy. Aux instances de ce religieux, Jacques accorda tout ce que, dans son endurcissement, il avait refusé à Frère Thomas. Non seulement il permit à sa soeur de servir le Seigneur, mais, s'humiliant lui-même, il se confessa avec un coeur grandement contrit; et, pour me servir d'une expression familière à la sainte, il vomit tout le poison qu'il avait dans l'âme, y compris certains péchés, qu'il n'avait jamais voulu confesser à personne. Ce loup transformé en agneau, ce lion devenu petit chien docile, fit, en un instant, l'admiration de tous ceux qui le connaissaient. Sa mère Rabès en était dans la stupéfaction, ses soeurs ne pouvaient assez s'en féliciter, toute la famille en louait Dieu, tandis que les Frères Barthélemy et Thomas, bénissant joyeusement le Seigneur, accouraient en toute hâte, annoncer à Catherine ce qui venait d'arriver.

Celle-ci avait déjà vu en esprit tout ce qui s'était passé, et c'était elle qui avait obtenu de Dieu cette grâce. Toujours en extase, elle n'avait pas encore quitté les embrassements de l'Epoux éternel, pour reprendre la vie des sens. Elle sortit cependant de son ravissement avant l'entrée des Frères dans sa petite chambre et dit alors à sa compagne: "Nous avons à louer le Créateur, car Jacques de Tholomei, que le diable retenait dans ses chaînes, a été délivré ce matin. " Quand les religieux entrèrent, racontant joyeusement ce même fait, la compagne de Catherine leur répondit: "Elle me disait à l'instant même ce que vous m'annoncez. " La vierge du Seigneur leur tint alors ce langage, si plein d'une sage maturité: " Mes Pères, nous devons louanges et grâces à notre Sauveur, qui n'a jamais méprisé les prières de ses serviteurs et sait combler les désirs que lui-même inspire. L'antique ennemi avait pensé nous enlever notre brebis, et c'est le Père de miséricorde qui lui a arraché sa proie. Le démon a cru ravir au Christ Ginoccia, et il a perdu Jacques, son captif. Ainsi en arrive-t-il toujours, quand Satan lève la tête contre les élus de Dieu, car il n'est pas possible d'enlever de la main de Jésus-Christ les brebis qu'il a choisies, c'est lui-même qui nous l'affirme dans l'Evangile (Jn 10,28)

Remarquez maintenant, lecteur, que cette Ginoccia, souvent nommée, a continué de servir le Seigneur jusqu'à la mort, tout adonnée aux pratiques d'une très dure pénitence, à la méditation et aux exercices de piété. Après avoir supporté avec beaucoup de patience et de joie une longue maladie, elle s'en est allée à Dieu dans les sentiments d'une indicible allégresse. Sa soeur, Françoise, l'a imitée en tout ce que nous venons de dire et lui a survécu peu de temps; toujours gaie au milieu de ses souffrances corporelles, c'est avec un doux sourire qu'elle aussi a quitté cette vie. Matthieu, leur frère, qui venait le premier après Jacques, a dit à son tour un adieu définitif au monde et est entré dans l'Ordre des Prêcheurs, où il vit encore dévotement et religieusement. Jacques enfin est resté dans l'état ordinaire du mariage, mais il n'est plus jamais retourné à ses mauvaises habitudes, et il se montre pacifique et doux envers tout le monde. Tout ce bien fut l'oeuvre d'un seul et même Esprit, qui se servait de son épouse Catherine pour offrir et distribuer ses dons à tous ceux pour lesquels elle priait.

Afin de mettre encore cette vérité plus en lumière, je vais vous raconter un fait merveilleux, dont j'ai été l'unique témoin; mais je vous jure devant Dieu que je ne mens pas; au reste, ce miracle a eu des effets extérieurs publics. Toujours en cette même ville de Sienne, vivait un homme fameux parmi les mondains. Il était rempli de cette prudence de la chair qui ne se soumet pas à Dieu, et s'appelait Nannès ou Vannés. Il gardait et entretenait, comme on le fait trop souvent en ce pays, des inimitiés particulières ou vendettas contre plusieurs de ses concitoyens, et savait leur préparer secrètement des embûches, tout en feignant de passer son chemin inoffensif. Plusieurs fois il s'en était suivi mort d'homme, de sorte que les exécuteurs mêmes de ces crimes craignaient encore plus Nannès que la vengeance de leurs victimes, car ils connaissaient son astuce. Des médiateurs s'étaient souvent interposés pour l'amener à faire la paix. Mais le rusé répondait toujours à tous les solliciteurs que cette affaire ne le regardait pas, que la paix ne dépendait pas de lui, alors que lui seul cependant mettait obstacle à toute pacification, afin de pouvoir se venger à son gré. Informée de cet état de choses, notre vierge désirait vivement parler à Nannès, pour mettre fin à un si grand désordre. Mais Nannès la fuyait comme le serpent fuit le charmeur. Enfin, pressé parles exhortations d'un saint homme, Guillaume d'Angleterre, de l'Ordre des Ermites de saint Augustin, il promit d'aller voir et entendre Catherine, mais sans vouloir s'engager à observer aucun des avis qu'elle lui donnerait. Il tint sa promesse et vint faire cette visite, à une heure ou je venais moi-même d'arriver chez la sainte. Je l'avais trouvée absente; elle était sortie pour quelque affaire intéressant le salut des âmes. Pendant que j'attendais son retour, on vint annoncer que Nannès était là et demandait à lui parler. Cette nouvelle me remplit de joie, car je savais combien notre vierge désirait cette entrevue. Je descendis donc en hâte vers le visiteur, je l'avertis de l'absence de Catherine et le priai de ne pas s'impatienter de quelques minutes d'attente. Puis, je le fis entrer dans la cellule de pénitence de la servante du Christ pour qu'il attendît plus patiemment. Il fut bien vite fatigué et me dit: " J'avais promis à Frère Guillaume de venir ici et d'entendre cette dame; mais, comme elle n'est pas là, mes multiples affaires ne me permettant pas de rester plus longtemps, je vous supplie de m'excuser auprès d'elle, je suis très occupé. "

J'eus grand regret alors de l'absence de Catherine, et je me mis à parler à cet homme de la paix désirée. Il me répondit: " Voyez, vous êtes prêtre et religieux, et je sais aussi que cette pieuse dame est en grand renom de sainteté; je ne dois donc pas vous mentir; je vous dirai la vérité, mais j'entends bien ne rien faire de ce que vous désirez. Oui, c'est moi qui mets obstacle à la paix, et je me garde bien de le dire à d'autres; si seulement je donnais mon consentement, tout serait apaisé; mais je ne veux en aucune façon le donner. Inutile de me prêcher sur ce point, jamais je ne céderai. Contentez-vous d'avoir obtenu de moi aujourd'hui un aveu que j'ai refusé à tout autre, et ne me tracassez pas davantage. " J'allais répondre, il refusa de m'entendre; mais le Seigneur permit qu'à ce moment même la vierge rentrât. Elle revenait de travailler à quelque oeuvre semblable de conversion. Nannès fut bien contristé de la voir, et moi j'en fus tout réjoui. Catherine salua avec sa charité du ciel cet homme qui était tout à la terre, puis elle s'assit et lui demanda l'e motif de sa visite. Il répéta exactement tout ce qu'il venait de me dire, y compris sa dernière protestation. La sainte se mit alors à lui montrer le péril où il se trouvait, et à le presser de toute façon, employant tour à tour les paroles qui blessent et celles qui mettent l'huile sur la blessure; mais lui, comme un aspic qui n'entend pas (Ps 77,5), fermait complètement l'oreille de son coeur. Alors notre vierge, dans sa sagesse, commença de prier intérieurement et d'implorer l'aide de Dieu. Dès que je m'en fus aperçu, je me tournai vers Nannès, et, plein d'espoir dans le secours du Ciel, j'engageai la conversation avec cet homme pour le retenir. Mais pourquoi plus de détails? Au bout de quelques minutes, il me dit: " Je ne veux cependant pas être assez mal élevé pour tout vous refuser. Je vais me retirer; mais, des quatre inimitiés que j'ai actuellement, je vous en abandonne une, décidez-en ce qu'il vous plaira. " A ces mots, il se levait déjà pour sortir, quand il s'écria tout en se levant: " O mon Dieu! quelle consolation je ressens dans mon âme pour cette seule parole de paix. " Puis il ajouta: " Ah! Seigneur Dieu, quelle force me saisit et me retient? je ne puis plus m'en aller ni rien refuser. Qui donc me presse ainsi? Quel est celui qui me captive? " Et tout en parlant il se met à fondre en larmes. " Je m'avoue vaincu, dit-il, je ne puis plus respirer. " Et, tombant à genoux, il disait en pleurant: " O vierge très sainte, je ferai tout ce que vous m 'ordonnerez, non seulement pour la paix, mais pour tout le reste. Je vois que le diable me retenait enchaîné; je veux suivre tous vos conseils, dites à mon âme comment elle se libérera des mains du démon. "

A ces mots, la sainte, que sa prière avait comme d'habitude ravie en extase, revint à elle, et, rendant grâce au Seigneur: " Frère bien-aimé, dit-elle, la miséricorde du Sauveur vous a fait enfin connaître votre danger. Je vous ai parlé et vous avez méprisé mes paroles; je me suis alors adressée au Seigneur, qui n'a pas méprisé ma prière. Faites pénitence de vos péchés, de peur que vous ne soyez surpris par l'épreuve. " Pourquoi m'attarder à en dire davantage? Nannès me confessa tous ses péchés avec une grande contrition. Il fit la paix entre les mains de notre vierge avec tous ses ennemis, et, docile à mes avis, il se réconcilia avec le Très-Haut, qu'il avait si longtemps offensé. Mais, peu de jours après sa conversion, il fut arrêté par ordre du gouverneur de la ville, et jeté dans une étroite prison. Le bruit courut même qu'il devait être décapité. A cette nouvelle, je vins, tout attristé, trouver la vierge: " Eh bien! lui dis-je, rien de fâcheux n'arrivait à Nannès au temps où il servait le diable, et maintenant, qu'il est revenu à Dieu, le ciel et la terre semblent conjurés contre lui. Je crains bien, ma Mère, que cette plante si jeune ne soit complètement broyée sous une telle tempête, et que cet homme ne tombe dans le désespoir. Priez pour lui le Seigneur, je vous en conjure, afin de protéger contre l'adversité celui que vos prières ont délivré du péché. Elle me répondit: " Pourquoi vous attrister de ce qui devrait plutôt vous réjouir. Vous avez maintenant la certitude que Dieu lui a fait remise de la peine éternelle, puisqu'il l'afflige de peines temporelles. Comme nous le dit le Sauveur, hier, le monde aimait celui qui lui appartenait (Jn 15,19) aujourd'hui, il commence de haïr celui qui le quitte; hier, le Seigneur réservait au coupable une peine éternelle, aujourd'hui sa miséricorde commue cette peine temporelle. Ne craignez pas pour lui le désespoir. Celui qui a sauvé ce malheureux de l'enfer saura bien l'arracher au péril présent. "

Ce qu'elle avait dit arriva. Peu de jours après, Nannès fut libéré de sa prison, mais non sans avoir éprouvé dans ses biens des pertes assez importantes. Notre vierge s'en réjouissait en disant: " Le Seigneur lui a enlevé le venin qui l'empoisonnait. " Sous les coups du malheur, la dévotion du converti allait croissant. Il avait un très beau palais à deux milles de la cité. Il le donna par testament public à la sainte pour y construire un monastère de religieuses. Avec la permission spéciale, et par l'autorité de Grégoire XI, d'heureuse mémoire, Catherine jeta les fondations de ce monastère, le bâtit et le dédia à sainte Marie Reine des anges. J'assistais à la bénédiction avec toute la famille spirituelle de notre sainte. Le commissaire délégué par le Souverain Pontife était Frère Jean, abbé du monastère de Saint-Anthime, au diocèse de Clusi, je crois, et de l'Ordre de saint Guillaume. C'était bien la main du Très-Haut qui, à la prière de notre vierge, avait ainsi transformé Nannès: Je puis en rendre témoignage, moi, qui ai confessé ce pénitent pendant plusieurs années, car je sais qu'il a corrigé la plus grande partie des écarts de sa vie, du moins pour le temps où je l'ai connu.

D'ailleurs il me faudrait écrire plusieurs volumes, et des volumes considérables, si je voulais raconter toutes les merveilles que le Seigneur a opérées par l'intermédiaire de cette vénérable vierge, son épouse, pour la conversion des méchants, l'avancement et le progrès des justes dans leurs bonnes dispositions, l'encouragement des faibles, la consolation des coeurs troublés et désolés et l'avertissement des âmes en danger de périr. Qui pourrait compter les criminels qu'elle a arrachés à la gueule de l'enfer, les endurcis qu'elle a fait rentrer en eux-mêmes, les mondains qu'elle a amenés au mépris du monde, les âmes diversement tentées qu'elle a délivrées des lacets du diable par ses prières et ses enseignements, les élus qu'elle a dirigés dans les voies de la vertu, les âmes déjà saintement résolues qu'elle a poussées à la poursuite de dons meilleurs encore, les malheureux qu'elle a sauvés de l'abîme de leurs péchés, qu'elle a soutenus en souffrant et en priant pour eux, qu'elle a pour ainsi dire portés sur ses propres épaules le long du chemin de la vérité, et qu'elle a conduits ainsi jusqu'au terme de la vie éternelle. Je pourrais répéter ici ce que disait saint Jérôme dans l'éloge de sainte Paule: "Quand même tous mes membres deviendraient des langues, je ne saurais raconter tous les fruits de salut qu'a portés cette tige virginale, plantée par le Père céleste. n J'ai vu quelquefois, moi-même, mille personnes et plus, hommes et femmes, accourir comme à l'appel d'une trompette invisible, et arriver des montagnes ou autres régions du comté de Sienne, pour voir et entendre la sainte. Non seulement sa parole, mais sa seule vue suffisait à leur donner le repentir de leurs crimes. Ils pleuraient, gémissaient sur leurs péchés et se pressaient autour des confesseurs. J'étais un de ces confesseurs, et j'ai trouvé dans ces pénitents une si vive contrition que personne ne pouvait douter de la grande abondance de grâces descendue du ciel dans leurs coeurs. Et cela n'est pas arrivé seulement une ou deux fois, mais très souvent. Le Souverain Pontife Grégoire XI, d'heureuse mémoire, réjoui et charmé de tout le bien qui s'opérait ainsi dans les âmes, nous avait donné pour ce motif, à moi et à mes compagnons, par lettres apostoliques spéciales, des pouvoirs égaux à ceux de l'évêque diocésain pour absoudre ceux qui venaient trouver Catherine et demandaient à se confesser. J'en appelle au témoignage de cette Vérité souveraine, qui ne trompe pas et n'est pas trompée, nous avons vu venir à nous un certain nombre de grands coupables, bien lourdement chargés de vices, qui ne s'étaient jamais confessés ou n'avaient jamais reçu le sacrement de Pénitence avec les dispositions requises. Mes compagnons et moi, nous restions fréquemment à jeun, jusqu'à l'heure des Vêpres, sans pouvoir suffire à entendre tous ceux qui voulaient se confesser. Je dois même avouer à ma honte et à la gloire de Catherine, que la foule des pénitents était si considérable que plusieurs fois je me suis senti accablé et lassé de cet excès de travail. Mais Catherine ne cessait pas de prier, et comme le vainqueur qui vient de capturer ses prisonniers, elle débordait d'allégresse dans le Seigneur, recommandant à ses fils et à ses filles d'avoir soin de nous qui tenions en main le filet qu'elle avait jeté pour cette capture. La plume ne saurait dire la plénitude de joie qui remplissait l'âme de la sainte et les manifestations extérieures de cette joie. Nous en étions tellement charmés intérieurement que nous en oubliions toute tristesse.

Je ne m'étendrai pas davantage au sujet des merveilles que le Dieu tout-puissant a opérées, par notre vierge, pour le salut des âmes. Ce chapitre paraîtra long à qui n'y prendra pas intérêt; pour moi, je le trouve trop court en comparaison des oeuvres de Catherine, car il en est beaucoup dont je n'ai rien dit. Il nous faudrait parler maintenant des miracles accomplis pour le soulagement des corps; mais, comme le récit des merveilles d'ordre spirituel nous a demande d'assez longs développements, pour ne pas trop allonger le présent chapitre, je le finis ici.







B Raymond: V. Catherine - CHAPITRE VI