Contre Averroes



INTRODUCTION


1000 Le De unitate intellectus contra averroistas n'est pas la première confrontation de Thomas d'Aquin avec le monopsychisme. Avant de réfuter les « averroïstes » latins, l'Aquinate avait déjà plusieurs fois pris à parti leur chef de file: Averroès lui-même. La chronologie relative de ces interventions a longtemps fait l'objet de discussions chez les historiens. L'opinion courante ­que défend encore B. Bazan dans son « Introduction » à l'édition des oeuvres de psychologie de Siger de Brabant, est que, au moment où il rédige la Question disputée sur l'âme, Thomas a discuté les thèses d'Averroès dans au moins quatre oeuvres ainsi ordonnées: (1) In II Sent., d. 17, q. 2, a. 1; (2) Summa contra Gentiles, SCG 2,59 sqq. ; (3) Summa theologiae, I 76,1-2; Question sur les créatures spirituelles, a. 2 et 9. Les propres travaux de Bazan joints à ceux de R.-A. Gauthier ont, récemment, remis en question cette chronologie relative.

Quand en 1270, à une date inconnue, Thomas d'Aquin rédige le De unitate intellectus contra averrois­tas, il lui reste à peine quatre ans à vivre (il mourra à Fossanova le 7 mars 1274) et trois ans à travailler (malade, il cessera d'écrire dès décembre 1273). OEuvre de la maturité, le De unitate n'est pourtant pas son chant du cygne - plusieurs textes, disciples ou commentaires viendront encore après lui -, c'est une oeuvre de combat, qui engage une bataille dont le Moyen-âge lui-même ne verra pas la fin: la lutte contre l'averroïsme.

L'année 1270 est une année de crise, qui ouvre une décennie de crise politique, intellectuelle et institutionnelle. Le 11 juillet, le roi Louis IX lance la VIII° croisade: il meurt un mois plus tard sous les murs de Tunis. Avec son brûlot anti-averroïste, Thomas lance la sienne: il sera plus heureux. Il est vrai qu'il n'est pas seul. Depuis trois ans, Bonaventure tonne contre les philosophes de la faculté des arts. L'ancien maître de Thomas, Albert le Grand, entre en lice. Il sera bientôt rejoint par l'évêque de Paris, Étienne Tempier. Pourquoi cette agitation ? Thomas lui-même nous répond: une erreur a envahi l'université parisienne - il faut la réfuter. Son auteur ? Averroès. Ses partisans ? des chrétiens latins qui font profession d'ignorer leur christianisme et de mépriser leur latinité. En un mot: des averroïstes. Quelle erreur ? l'« unité de l'intellect» et l'affirmation, fascinante mais paradoxale, que l'« homme ne pense pas ». D'un mot: le monopsychisme. Deux mots que l'histoire a imposés: Thomas lance le premier; Leibniz forgera l'autre. On tente ici de les expliquer.

« De la présomption téméraire de l'investigation philosophique procèdent les erreurs des philosophes, comme de poser que le monde est éternel et qu'il y a un seul intellect en tous <les hommes>. Poser le monde éternel, c'est pervertir toute la sainte Écriture et revient à dire que le Fils de Dieu ne s'est pas incarné. Mais poser qu'il y a un seul intellect en tous <les hommes> revient à dire qu'il n'y a ni vérité de foi, ni salut des âmes, ni observance des commandements, et que le pire homme sera sauvé et le meilleur damné [1] ».

Propos et diagnostic de théologien - de coeur et d'institution - destiné, au fond, à des théologiens, le discours de Bonaventure ne vise ni l'explication ni la réfutation: la seule cause de l'erreur publiquement attaquée est « la présomption téméraire de l'investigation philosophique ».

L'unité de l'intellect n'est pas la thèse forgée d'un philosophe singulier, ce n'est pas une erreur individuelle ni une mauvaise philosophie: c'est le fruit de la présomption qui travaille tout discours philosophique. Il n'y a pas à mieux faire, mais à faire autre chose.

Erreur de philosophe, la thèse de l'unité de l'intellect n'est pas encore averroïste. Le fait est notable. En 1267, Averroès n'est pour Bonaventure qu'un philosophe parmi d'autres: ses erreurs ne sont pas ses erreurs, elles engagent toute la profession. Est-ce à dire que l'auteur des Conférences sur les Dix commandements ignore que le principal fauteur du monopsychisme est Averroès ? Non 2. Mais il le fond dans la

En stigmatisant les partisans d'Averroès, en écrivant contre eux tout un traité, Thomas prolonge deux initiatives. La première a été prise en 1267 par Bonaventure, qui dans ses Collationes de decem praeceptis a solennellement mis en garde les étudiants et les maîtres ès arts parisiens contre les « erreurs des philosophes ». La seconde a été prise par lui depuis longtemps déjà, c'est la critique de la théorie de l'intellect formulée par Averroès dans son Grand Commentaire du livre de l'âme. Nous reviendrons plus loin sur les étapes du combat anti-averroïste de Thomas. Considérons d'abord ses contemporains.

Le De unitate intellectus de saint Thomas d’Aquin est directement consacré à la première erreur : l’unité de l’intellect pour toute l’humanité.



PROLOGUE

1 De même que, par nature, tous les hommes désirent connaître la vérité, il y a en eux un désir naturel d'échapper à l'erreur et de la réfuter quand ils en ont la faculté. De toutes les erreurs, la plus indécente semble être celle qui porte sur l'intellect, puisque c'est grâce à lui que nous sommes naturellement aptes à connaître la vérité en évitant l'erreur. Or, cela fait quelque temps qu'une erreur sur l'intellect a commencé de se répandre. Elle tire son origine des thèses d'Averroès, qui tente de soutenir que l'intellect qu'Aristote appelle « possible » et qu'il désigne, lui, improprement, du nom de « matériel », est une substance séparée du corps selon l'être, qui n'est d'aucune façon unie au corps comme forme. Il soutient en outre que l'intellect possible est unique pour tous les hommes. Nous avons déjà écrit plusieurs fois 3 contre cette erreur, mais puisque l'impudence de ses partisans continue de résister à la vérité, l'intention qui nous anime aujourd'hui est de produire contre elle de nouveaux arguments pour la réfuter aux yeux de tous.

2 Notre démarche ne consistera pas à montrer que cette position est erronée parce qu'elle est contraire à la vérité de la foi chrétienne. Cela sauterait aux yeux de n'importe qui: en effet, ôtez aux hommes toute diversité d'intellect - lui qui, seul de toutes les parties de l'âme, s'avère incorruptible et immortel -, et il s'ensuivra qu'après la mort rien ne restera des âmes humaines que l'unique substance d'un seul intellect; vous supprimerez ainsi la répartition des récompenses et des peines et jusqu'à la différence qui les distingue. Non, notre intention est de montrer que ladite position est aussi contraire aux principes de la philosophie qu'aux dogmes de la foi. Et puisque, en la matière, certains, comme ils s'en targuent eux-mêmes, ne veulent rien savoir de ce que disent les Latins mais prétendent suivre exclusivement ce que disent les péripatéticiens, alors qu'ils n'ont jamais vu aucun livre d'eux sur le sujet à l'exception des livres d'Aristote, le chef d'école de la secte péripatéticienne, nous montrerons tout d'abord que ladite position est absolument contraire à ses paroles comme à sa doctrine.


CHAPITRE 1 : [Définition de l’intellect possible d’après Aristote]

3 Pour commencer, il faut rappeler la première définition de l'âme donnée par Aristote dans le deuxième livre De l'âme: l'âme est « l'acte premier d'un corps naturel organisé ». Mais, pour que l'on n'aille pas dire que cette définition ne convient pas à chaque espèce d'âme sous prétexte que, dans les lignes qui précèdent, Aristote parle au conditionnel - le texte dit: « S'il faut formuler quelque chose de commun à toute espèce d'âme », ce qu'ils comprennent comme si, précisément, c'était impossible - il faut aussi prendre garde au passage qui suit. Car il précise : « Nous avons donc bien dit ce qu'était l'âme universellement parlant: c'est une substance dans le sens de forme, c'est-à-dire de quiddité de ce genre de corps », autrement dit: c'est la forme substantielle d'un corps naturel organisé.

4 Et pour que l'on n'exclue pas la partie intellective de cette universalité 1\ Aristote prend les devants et dit: « Que l'âme ne soit pas séparable du corps ou, du moins, certaines de ses parties, si elle est naturellement partageable, cela est parfaitement évident. En effet, l'acte de certaines parties est celui de parties du corps, mais pour certaines autres, rien n'empêche la séparation, car elles ne sont l'acte d'aucun corps ».

Or ces derniers mots ne peuvent être compris que de ce qui relève de la partie intellective, à savoir l'intellect et la volonté. Il en ressort donc manifestement que certaines parties de cette âme, qu'il avait précédemment définie universellement parlant comme acte d'un corps, sont effectivement l'acte de parties précises du corps et que certaines autres, en revanche, ne sont l'acte d'aucun corps. En effet, comme on le verra plus bas, c'est une chose que l'âme soit l'acte d'un corps et une autre que l'une de ses parties soit l'acte d'un corps.

C'est pourquoi, dans ce même chapitre, il prouve que l'âme est l'acte d'un corps en s'appuyant sur le fait que certaines de ses parties sont l'acte d'un corps, là où il dit: « Il faut appliquer », à savoir: au tout, « ce qui a été dit des parties ».

5 En outre, grâce à la suite, il est encore plus clair qu'il inclut aussi l'intellect dans la généralité de sa définition. Dans la suite, en effet, il prouve abondamment que l'âme est l'acte d'un corps, notamment quand il pose qu'une âme séparée n'est pas vivante en acte. Toutefois, puisqu'une chose peut être dite telle <i.e. vivante> en acte du fait de la présence d'une autre chose non seulement si cette dernière est sa forme, mais même si elle est son moteur - comme il y a combustion en acte d'un combustible en présence d'un comburant et mouvement en acte de tout mobile en présence d'un moteur -, quelqu'un pourrait demander si, en présence de l'âme, le corps vit en acte comme un mobile se meut en acte en présence d'un moteur ou comme une matière est en acte en présence d'une forme. Ce, d'autant plus que, pour Platon, l'âme n'est pas unie au corps comme une forme, mais comme un moteur ou un pilote - on le sait grâce à Plotin et à Grégoire de Nysse que j'invoque maintenant parce que ce ne sont pas des Latins mais des Grecs. En outre, Aristote lui-même laisse planer le doute quand il ajoute: « De plus on ne voit pas encore si l'âme est l'acte du corps, comme le pilote, du navire. » Et c'est parce que le doute subsiste après cela qu'il termine en demandant « que l'on s'en tienne à titre de simple métaphore à cette détermination et à cette description de l'âme », car à ce moment il n'a pas encore établi la vérité avec certitude.

6 Dans la suite, pour dissiper ce doute, il s'efforce de mettre en lumière ce qui est plus certain en soi et selon le concept à partir de ce qui est moins certain en soi mais plus certain pour nous, autrement dit, s'agissant de l'âme: à partir de ses effets, c'est-à-dire: à partir de ses actes. C'est pourquoi la première chose qu'il fait est de distinguer les opérations de l'âme en posant que « l'animé diffère de l'inanimé par la vie » et qu'il y a beaucoup de manifestations qui relèvent de la vie - « l'intellection, la sensation, le mouvement local et le repos, ainsi que le mouvement de nutrition et de croissance » - en sorte que tout ce qui en présente une est dit vivre. Puis, une fois montré quel rapport ces manifestations ont entre elles, à savoir comment l'une peut exister sans l'autre, il termine en disant que 1' « âme est leur principe » à toutes et qu' « elle est déterminée par elles, comme par ses parties, à savoir: les facultés végétative, sensitive, intellective et le mouvement », mais qu'il y a un cas où toutes se trouvent réunies dans un seul et même individu: l'homme.

7 Puis, comme Platon soutient qu'il y a différentes âmes en l'homme, qui le rendent capable des diverses opérations de la vie, Aristote enchaîne en soulevant un nouveau problème : « Chacune de ces facultés est-elle une âme » par soi ou n'est-elle qu'une partie d'âme, et si toutes sont les parties d'une même âme, diffèrent-elles seulement selon le concept ou bien également par le lieu », c'est-à-dire l'organe ? Et il ajoute que « pour certaines la réponse ne semble pas difficile », mais que pour d'autres il y a matière à douter. Et, de fait, il indique tout de suite ce qui est manifeste dans les propriétés de l'âme végétative et de l'âme sensitive, partant de ce que certaines plantes et certains animaux continuent de vivre après avoir été sectionnés, ce qui veut dire que chaque partie présente la totalité des opérations qu'accomplit l'âme dans l'individu entier. Et quant à ce qui est sujet au doute, il le précise en ajoutant que « pour ce qui touche l'intellect et la puissance théorétique rien n'est encore évident ». Il ne dit pas cela dans l'intention de montrer que l'intellect n'est pas une âme, comme l'expliquent perversement le Commentateur et ses partisans : de toute évidence cette phrase fait seulement écho à ce qu'il a dit plus haut, savoir, que « pour d'autres il y a matière à douter ». Il faut donc comprendre: « rien » de tout cela « n'est encore évident », si l'intellect est âme ou s'il est une partie de l'âme, et si c'est une partie d'âme, si elle est séparée par le lieu ou seulement selon le concept.

8 Et bien qu'il dise que « rien n'est encore évident », il n'en indique pas moins la première hypothèse qui vienne à l'esprit en disant: « Mais il semble bien que ce soit là un autre genre d'âme ». Cette phrase, il ne faut pas l'entendre comme l'expliquent perversement le Commentateur et ses partisans, à savoir qu'Aristote l'énonce parce que l'intellect n'est dit « âme » que par homonymie, ou dans le sens que la définition <générale> ne peut lui convenir. La signification qu'il faut donner à cette phrase est donnée par la suite immédiate: «et que cela seul puisse être séparé, comme l'éternel du corruptible. C'est en cela, en effet, que l'intellect est d'« un autre genre » : en ce qu'il apparaît comme quelque chose d'éternel, alors que les autres parties de l'âme s'avèrent périssables. Et puisque le corruptible et l'éternel ne paraissent pas pouvoir s'accorder dans une même substance, il semble bien que, de toutes les parties de l'âme, « cela seul », à savoir l'intellect, « puisse être séparé », non pas, assurément, du corps, comme l'explique perversement le Commentateur, mais bien des autres parties de l'âme, afin, précisément qu'on ne les trouve pas toutes réunies dans une même substance - celle de l'âme.

9 Et qu'il faille bien l'entendre ainsi, cela ressort à l'évidence de ce qu'il dit ensuite : « Quant aux autres parties de l'âme, il est clair, d'après ce qui précède, qu'elles ne sont pas séparables, à savoir selon la substance de l'âme ou selon le lieu. En effet, la question a été posée plus haut, et ce qui a été répondu suffit à le prouver. Et qu'il ne pense pas ici à la séparabilité par rapport au corps, mais bien à la séparabilité des puissances les unes par rapport aux autres, cela est confirmé par ce qui suit: « Qu'elles soient, en revanche, logiquement autres », c'est-à-dire les unes par rapport aux autres, « c'est clair: l'acte de sentir est autre que l'acte d'opiner ». A l'évidence, ce qui est déterminé ici répond à la question posée plus haut. Ce qui, en effet, a été demandé plus haut c'est de savoir si une partie de l'âme est séparée d'une autre seulement logiquement ou bien aussi selon le lieu. Or, laissant de côté la question pour ce qui regarde l'intellect, au sujet duquel il ne détermine rien ici, Aristote dit clairement des autres parties de l'âme qu'elles ne sont pas séparables selon le lieu, mais qu' « elles sont, en revanche, logiquement autres ».

10 Donc, une fois établi que l'âme est caractérisée par l'activité végétative, sensitive, intellective et par le mouvement, il entreprend de montrer que, dans toutes ces parties, l'âme n'est pas unie au corps comme le pilote au navire, mais comme une forme. Car il entend ainsi déterminer ce qu'est l'âme au sens général, chose qui n'a été précédemment indiquée que métaphoriquement. Pour ce faire, il examine les opérations de l'âme: il est, en effet, manifeste que ce qui opère quelque chose à titre premier c'est la forme de l'opérateur - par exemple, on est dit connaître par l'âme et connaître par la science, mais, on connaît par la science avant de connaître par l'âme, puisqu'on ne connaît par l'âme qu'en tant qu'elle est douée de science; de même on est dit être en bonne santé par le corps et par la santé, mais à titre premier par la santé. Ainsi il est clair que la science est forme de l'âme et que la santé est forme du corps.

11 Cela posé, il poursuit ainsi : « L'âme est, à titre premier'", ce par quoi nous vivons », il dit cela à cause de la faculté végétative, « ce par quoi nous sentons », il parle de la faculté sensitive, « ce par quoi nous nous mouvons », il parle de la faculté motrice, « et ce par quoi nous pensons », il parle de la faculté intellective. Et il conclut: « Il en résulte qu'elle sera notion et forme, et non pas comme une matière et un sujet. » Donc, à l'évidence, ce qu'il a posé plus haut en prémisse - à savoir que l'âme est la forme d'un corps naturel -, il le conclut ici non seulement pour la faculté sensitive, la faculté végétative et la faculté motrice, mais aussi pour la faculté intellective. La doctrine d'Aristote est donc que ce par quoi nous pensons est forme d'un corps naturel. Cependant, pour que personne n'aille dire qu'Aristote ne soutient pas ici que ce par quoi nous pensons est l'intellect possible, mais quelque chose d'autre, nous dirons que, sans conteste, cela est exclu par ce qu'il dit de l'intellect possible dans le livre III De l'âme : « J'entends par intellect ce par quoi l'âme opine et pense. »

12 Mais avant de passer à l'examen des textes d'Aristote dans le livre III De l'âme attardons-nous encore un peu sur ce qu'il dit dans le livre II, pour que le rapprochement de toutes ses paroles nous révèle quelle y est au juste sa doctrine de l'âme : pour donner de l'âme une définition générale, il a commencé par distinguer ses puissances, et il a dit que les puissances de l'âme étaient « les facultés végétative, sensitive, désirante, locomotrice et intellective ». Que la faculté intellective soit l'intellect, cela ressort de ce qu'il a dit ensuite, au moment où il expliquait la division <des animaux> : « Mais d'autres ont la faculté intellective et l'intellect, comme les hommes. » C'est donc qu'il veut que l'intellect soit une puissance de l'âme qui est l'acte d'un corps.

13 Et qu'il ait appelé intellect la puissance de cette âme et qu'en outre la définition susdite de l'âme soit commune à toutes les parties que l'on a mentionnées ressort clairement de sa conclusion : « Il est donc évident que s'il y a une notion commune de l'âme, ce ne peut être que de la même façon qu'il y en a une de la figure; car, dans ce dernier cas, il n'y a pas de figure en dehors du triangle et des figures qui lui sont consécutives, et, dans le cas qui nous occupe, il n'y a pas d'âmes non plus en dehors des âmes que l'on a énumérées. » Il n'y a donc pas à chercher une autre âme en dehors des âmes susdites auxquelles la définition de l'âme posée plus haut est commune. Et Aristote ne fait plus d'autre mention de l'intellect dans ce deuxième livre, sinon ce qu'il ajoute un peu plus bas: « En dernier lieu et en petite quantité » il y a, dit-il, « le raisonnement et l'intellect », car ils résident en peu, comme on le voit par la suite.

14 Mais puisqu'il y a une grande différence dans la manière de fonctionner entre l'intellect et l'imagination, il précise que « ce qui concerne l'intellect théorétique est une autre question ». Et de fait, il en diffère l'enquête jusqu'au livre III. Mais pour que l'on n'aille pas dire, comme le fait perversement Averroès, qu'Aristote dit que la question de l'intellect théorétique est une autre question, parce que l'intellect « n'est ni une âme ni une partie de l'âme », il exclut immédiatement cette thèse au début du livre III, là où il reprend l'analyse de l'intellect. Il parle en effet de « la partie de l'âme par laquelle l'âme connaît et comprend ». Et l'on ne doit pas non plus avancer qu'il dit cela dans la seule mesure où l'intellect possible se distingue de l'intellect agent, comme certains l'ont inventé dans leurs rêves ; en effet cette phrase intervient avant même qu'il ait prouvé qu'il y a un intellect possible et un intellect agent; c'est pourquoi il faut dire qu'il appelle ici globalement « partie » l'intellect en tant qu'il contient l'agent et le possible, comme, auparavant, il avait, dans le livre II, clairement distingué entre l'intellect et les autres parties de l'âme, ainsi qu'on l'a déjà dit.

15 Et il faut considérer comme ils le méritent le soin et l'ordre admirables qu'Aristote met dans sa démarche: dans le livre III, en effet, il commence à traiter de l'intellect en repartant de tout ce qu'il avait laissé en suspens dans le livre II. Or, concernant l'intellect, il avait laissé deux problèmes irrésolus. Premièrement, savoir si l'intellect était séparé des autres parties de l'âme seulement logiquement ou bien aussi selon le lieu - question qu'il laissait assurément pendante en écrivant: « Mais en ce qui touche l'intellect et la puissance théorétique, rien n'est encore évident. » Or, c'est cette question qu'il reprend, pour commencer, quand il dit: Il qu'elle existe séparément », à savoir: par rapport aux autres parties de l'âme, Il ou qu'elle ne soit pas séparable selon la grandeur, mais seulement logiquement ». En effet, ce qu'il appelle ici « séparable selon la grandeur » n'est autre que ce qu'il avait dit plus haut « séparable selon le lieu ».

16 Deuxièmement, il avait laissé indéterminée la question de la différence entre l'intellect et les autres parties de l'âme, en disant ensuite: « quant à ce qui concerne l'intellect théorétique, c'est une autre question ». Or c'est de cela qu'il s'enquiert à nouveau maintenant quand il dit: Il Nous avons à examiner quelle différence présente » <cette partie>. Or cette différence, il tente de l'assigner de manière telle qu'elle soit compatible avec l'une et l'autre branche de l'alternative, à savoir: que l'âme <intellective> soit séparable des autres parties selon la grandeur ou le lieu ou qu'elle ne le soit pas. Cela, sa manière même de s'exprimer l'indique bien. Il dit en effet: Nous avons à examiner quelle différence présente l'intellect par rapport aux autres parties de l'âme, qu'il soit séparable d'elles selon la grandeur ou le lieu, c'est-à-dire selon le sujet, ou qu'il ne le soit pas, mais qu'il le soit seulement logiquement. Il est donc clair, à le lire, qu'il n'entend pas montrer cette différence en faisant de <l'intellect> une substance séparée du corps selon l'être, car cela ne serait plus compatible avec l'une et l'autre des deux branches susdites. Il entend assigner la différence au niveau de la manière de fonctionner; c'est pourquoi il ajoute: Il et comment enfin se produit l'intellection elle-même ». Ainsi donc, compte tenu de ce que nous pouvons tirer des paroles qu'Aristote a prononcées jusqu'à cet endroit, il est clair qu'il veut que l'intellect soit une partie de l'âme qui est l'acte d'un corps naturel.

17 Mais puisque, de leur côté, les averroïstes prétendent tirer de certains passages ultérieurs que, pour Aristote, l'intellect n'est ni une âme qui est l'acte d'un corps ni la partie d'une telle âme, il nous faut examiner la suite <du livre III> avec encore plus de soin. Or donc, à peine posée la question de la différence de l'intellect et du sens, il demande en quoi l'intellect est semblable au sens et en quoi il en diffère. En effet, plus haut, il avait fixé deux choses au sujet du sens: qu'il est en puissance par rapport aux sensibles SI et qu'il pâtit de l'excès de sensibles jusqu'à la destruction. C'est donc de cela que s'enquiert Aristote quand il dit: « Si donc le penser est analogue au sentir, <penser> consistera ou bien à pâtir sous l'action de l'intelligible », en sorte qu'il y aura corruption de l'intellect par excès d'intelligibles comme il y a corruption du sens par excès de sensibles, « ou bien dans un autre processus du même genre » - ce qui veut dire: ou bien penser consistera dans « un processus du même genre », c'est-à-dire semblable à la sensation, mais « autre », dans la mesure où il ne comporte pas de passion.

18 Il répond aussitôt à cette question en tirant sa réponse non de ce qui précède, mais de ce qui suit - passage dont le sens, toutefois, se découvre à partir de ce qui précède. Il dit qu'« il faut que » cette partie de l'âme « soit impassible » pour ne pas risquer d'être détruite comme le sens et il précise que même si l'on considère en un sens général que penser c'est pâtir, la passion qu'elle subit est différente. C'est en cela donc qu'elle diffère du sens. Mais, ensuite, il montre en quoi elle s'accorde avec le sens: parce qu'il faut qu'une partie de ce genre soit « susceptible de recevoir la forme » intelligible et qu'elle soit en puissance à l'égard de cette forme sans être la même chose en acte selon sa nature - comme on a dit plus haut du sens qu'il est en puissance à l'égard des sensibles, et non pas en actes. Et de cela il conclut qu'il faut que « l'intellect se rapporte aux intelligibles comme la faculté sensitive se rapporte aux sensibles ».

19 Il fait cette observation pour exclure l'opinion d'Empédocle et d'autres anciens qui soutenaient que le connaissant est de la même nature que le connu, au sens où, par exemple, nous connaîtrions la terre par la terre et l'eau par l'eau. Or, Aristote a montré plus haut que cela n'était pas vrai pour le sens, puisque la faculté sensitive n'est pas en acte ce qu'elle sent, mais seulement en puissance, et il dit ici la même chose de l'intellect.

20 La différence entre le sens et l'intellect réside donc en cela que le sens ne peut connaître tout, mais que la vue connaît seulement les couleurs, l'ouïe, les sons, et ainsi de suite ; l'intellect, au contraire, connaît tout absolument parlant. Estimant que le connaissant doit avoir la nature du connu, les philosophes anciens disaient que pour que l'âme connaisse tout, il faut qu'elle soit un mixte des principes de tout. Or, puisque Aristote a déjà montré, en le comparant au sens, que l'intellect n'est pas en acte ce qu'il connaît, mais seulement en puissance, il conclut au contraire que, pour connaître tout, « l'intellect doit nécessairement être sans mélange », c'est-à-dire non composé de tous <les principes>, contrairement à ce que soutenait Empédocle.

21 Pour confirmer cette thèse, il invoque le témoignage d'Anaxagore, bien que ce dernier ne parle pas du même intellect, mais de l'Intellect qui meut toutes choses : de même que pour Anaxagore cet Intellect est « sans mélange, afin de commander » par le mouvement et la séparation, de même nous pouvons dire de l'intellect humain qu'il faut qu'il soit sans mélange, afin de « connaître toutes choses ». Et cela Aristote le prouve immédiatement. De fait, en grec, le passage qui suit dit99: « car ce qui se manifeste à l'intérieur empêche ce qui est à l'extérieur et lui fait obstacle. » On peut comprendre cette phrase en faisant une comparaison avec la vue: si, en effet, il y avait une couleur à l'intérieur de la pupille, cette couleur intérieure empêcherait de voir la couleur extérieure, et, d'une certaine manière, elle ferait obstacle à ce que l'oeil voie les autres. De même, si une des natures <élémentaires entrant dans la composition> des choses que connaît l'intellect, par exemple la terre ou l'eau, ou le chaud et le froid, ou autre chose de ce genre, était à l'intérieur de l'intellect, cette nature interne lui ferait obstacle et l'empêcherait d'une certaine manière de connaître les autres.

22 Donc, puisque l'intellect connaît tout, <Aristote> conclut qu'il ne peut posséder aucune des natures sensibles déterminées qu'il connaît, mais que sa seule nature est d'être possible, c'est-à-dire, pour ce qui dépend de cette nature, d'être en puissance par rapport à tout ce qu'il pense. En revanche, l'intellect devient en acte ce qu'il pense au moment où il le pense en acte, de même que le sens devient en acte le sensible en acte, comme l'a dit plus haut le livre II. Aristote conclut donc qu'avant de penser en acte, l'intellect « n'est en acte aucune des choses qui sont ; ce qui est contraire à ce que disaient les Anciens, à savoir qu'il est toutes choses en acte.

23 Et puisqu'il a cité le dit d'Anaxagore sur l'intellect qui « commande » à toutes choses, pour que l'on ne croie pas que sa conclusion concerne cet Intellect-là, il use de cette tournure: « Ainsi cette partie de l'âme qu'on appelle intellect, et j'entends par intellect ce par quoi l'âme opine et pense, n'est rien en acte », etc. De quoi deux choses ressortent à l'évidence : premièrement qu'il ne parle assurément pas ici d'un intellect qui serait une substance séparée, mais bien de l'intellect qu'il a traité plus haut de « puissance » et de « partie de l'âme », « par laquelle l'âme pense » ; deuxièmement, que, grâce à ce qui précède, il a prouvé que l'intellect n'a pas de nature en acte. Jusqu'ici donc, il n'a pas encore prouvé que l'intellect n'est pas « une faculté <logée> dans le corps », pour reprendre la formule d'Averroès. Mais il le tire aussitôt de ce qu'il vient de dire, car il poursuit: « Pour cette raison aussi, il n'est pas raisonnable d'admettre que l'intellect soit mêlé au corps. »

24 Et ce second point, il le prouve par le premier qu'il a précédemment établi, à savoir que l'intellect n'a en acte aucune des natures des choses sensibles: il en ressort qu'il n'est pas mêlé au corps, car s'il était mêlé au corps, il aurait une de ces natures corporelles. C'est la signification de cette phrase: « car sinon il deviendrait d'une qualité déterminée, ou chaud ou froid, si, comme la faculté sensitive, il possédait quelque organe ». En effet, chaque sens est proportionné à son organe et est d'une certaine manière attiré par sa nature; c'est pourquoi l'opération des sens varie en fonction des changements subis par les organes. Voici donc ce que veut dire « ne pas être mêlé au corps » : ne pas avoir d'organe comme le sens. Et que l'intellect de l'âme n'ait pas d'organe, il le montre par le dit de ceux qui ont affirmé que « l'âme est le lieu des formes » en prenant « lieu » au sens large pour toute espèce de récepteur, à la manière platonicienne - si ce n'est qu'être le « lieu des formes » ne convient pas à l'âme tout entière, mais seulement à l'intellective : en effet la partie sensitive ne reçoit pas les formes en elle-même, mais dans un organe, tandis que la partie intellective ne les reçoit pas dans un organe, mais en elle-même. De plus, il n'est pas « lieu des formes » en les contenant en acte, mais seulement en puissance.

25 Et puisqu'il a déjà montré plus haut ce qui caractérise l'intellect en fonction de sa ressemblance avec le sens, il revient à la première chose qu'il ait dite à ce sujet, savoir qu'il faut que la partie intellective soit « impassible ». Et c'est ainsi qu'avec une admirable subtilité il tire de leur ressemblance l'explication de leur dissemblance. En effet, il montre ensuite que « le sens et l'intellect ne sont pas impassibles de la même manière », car le sens est détruit par excès de sensibles, alors que l'intellect n'est pas détruit par excès d'intelligibles. Et il en assigne la cause à partir de ce qui a été prouvé plus haut: <, La faculté sensitive n'est pas sans le corps, mais l'intellect, lui, est séparé ».

26 Or c'est surtout cette phrase que <les averroïstes> invoquent pour donner un fondement à leur erreur. Grâce à elle ils croient pouvoir conclure que l'intellect n'est ni une âme ni une partie de l'âme, mais une certaine substance séparée. Mais c'est parce qu'ils oublient tout de suite ce qu'Aristote a dit un peu plus haut: en effet, s'il dit maintenant que « la faculté sensitive n'est pas sans le corps, mais que l'intellect, lui, est séparé », c'est exactement au sens où il a dit d'abord que l'intellect « deviendrait d'une qualité déterminée, ou chaud ou froid, si, comme à la faculté sensitive, lui revenait quelque organe ». Ce raisonnement prouve donc une seule chose: que la faculté sensitive n'est pas sans le corps et que l'intellect est séparé, parce que le sens possède un organe, mais pas l'intellect. Les paroles d'Aristote indiquent ainsi de la façon la plus claire et la plus indubitable que sa doctrine de l'intellect possible fait de l'intellect quelque chose de l'âme qui est l'acte d'un corps, ce, toutefois, de telle manière que cet intellect de l'âme ne soit doté d'aucun organe corporel comme en possèdent les autres puissances de l'âme.

27 Comment il se peut que l'âme soit forme du corps et qu'une certaine faculté de l'âme ne soit pas une faculté du corps cela n'est pas difficile à comprendre si l'on veut bien regarder aussi ce qui se passe pour les autres choses. C'est souvent, en effet, qu'une forme est l'acte d'un corps composé de divers éléments et qu'elle a néanmoins une certaine faculté qui n'est faculté d'aucun élément, mais qui lui revient en vertu d'un principe plus haut qu'elle, par exemple un corps céleste. C'est ainsi que l'aimant a la faculté d'attirer le fer ou le jaspe celle de coaguler le sang. Et remontant de degré en degré, nous voyons qu'à proportion de leur noblesse les formes possèdent des facultés toujours plus élevées par rapport à la matière. C'est pourquoi la suprême des formes, qui est l'âme humaine, a une faculté qui transcende entièrement la matière corporelle: l'intellect. Ainsi donc, l'intellect est séparé parce que ce n'est pas une faculté logée dans le corps, mais c'est une faculté logée dans l'âme, et l'âme, elle, est l'acte d'un corps.

28 Et nous ne disons pas que l'âme, où se trouve l'intellect, dépasse à ce point la matière corporelle qu'elle n'a pas d'être dans le corps, mais que l'intellect, qu'Aristote appelle « puissance de l'âme », n'est pas l'acte d'un corps. De fait, l'âme n'est pas l'acte du corps par l'intermédiaire de ses puissances, au contraire, c'est l'âme elle-même qui est par soi l'acte du corps, qui donne au corps son être spécifique. Mais certaines de ses puissances sont l'acte de certaines parties du corps et elles les achèvent en faisant s'effectuer leurs opérations: c'est en ce sens que la puissance qu'est l'intellect n'est l'acte d'aucun corps, car son opération ne s'effectue pas par un organe corporel.

29 Et pour que l'on n'ait pas l'impression que nous disons cela de notre propre chef, sans tenir compte de l'intention d'Aristote, il nous faut citer les textes qui soutiennent expressément cette thèse. Dans le livre II des Physiques il demande « jusqu'à quel point il faut connaître la forme et la quiddité » - en effet, il n'incombe pas au physicien de considérer n'importe quelle forme -, et il donne la réponse: « comme le médecin s'arrête au nerf et le forgeron à l'airain, pas plus loin », c'est-à-dire jusqu'à atteindre un certain terme. Et jusqu'à quel terme exact, il l'indique en précisant: « ce qui est la cause de chacun », ce qui veut dire: le médecin s'occupe du nerf dans la stricte mesure où il relève de la santé, c'est donc à cause d'elle qu'il considère le nerf; et il en va de même du forgeron: il considère l'airain en vue de l'oeuvre à produire. Et puisque le physicien considère la forme en tant qu'elle est dans la matière - c'est ainsi en effet qu'elle est forme du corps mobile -, il faut semblablement dire que le naturaliste considère la forme dans la stricte mesure où elle est dans la matière. Le point d'aboutissement de l'étude des formes par le physicien consiste donc dans les formes qui d'une certaine manière sont dans une matière et qui d'une autre manière ne le sont pas; ces formes, en effet, sont à l'horizon qui distingue les formes séparées et les formes matérielles. C'est pourquoi il précise que « c'est à elles » que se termine l'examen naturel des formes, à elles « qui sont des formes assurément séparées, mais dans une matière ». Quant à savoir ce que sont ces formes, il l'indique en précisant: « En effet, c'est l'homme qui engendre l'homme à partir de la matière, et le soleil. » La forme de l'homme, donc, est à la fois dans la matière et séparée : elle est dans la matière selon l'être qu'elle donne au corps, c'est ainsi, en effet, qu'elle est terme de la génération, mais elle est séparée selon la faculté qui est le propre de l'homme, à savoir l'intellect. Il n'est donc pas impossible qu'une forme soit dans la matière et que, en même temps, sa faculté soit séparée, comme on l'a exposé au sujet de l'intellect.

30 Mais <les averroïstes> ont encore une autre méthode pour prouver que la doctrine d'Aristote est que l'intellect n'est pas l'âme ou une partie de l'âme qui est unie au corps comme forme. Aristote, en effet, assure en plusieurs passages que l'intellect est éternel et incorruptible, comme il ressort du livre II De l'âme, où il dit « que seul il peut être séparé, comme l'éternel du corruptible » ; et dans le livre I, où il dit que l'intellect semble être « une certaine substance », « et n'être pas sujet à la corruption »; et dans le livre III, où il dit: « Cela seul est séparé, et est vraiment, et cela seul est immortel et éternel, même si certains n'appliquent pas ce dernier texte à l'intellect possible, mais à l'intellect agent.

De toutes ces paroles, donc, il se dégage clairement qu'Aristote pense que l'intellect est quelque chose d'incorruptible.

31 Or il semble que rien d'incorruptible ne puisse être la forme d'un corps corruptible. En effet, il n'est pas accidentel pour une forme, cela lui revient au contraire par soi, que d'être dans une matière; autrement ce qui résulterait de la forme et de la matière serait un par accident; mais rien ne peur être sans ce qui lui convient par soi : donc la forme du corps ne peut être sans le corps. Si donc le corps est corruptible il s'ensuit que la forme du corps est corruptible.

En outre, les formes séparées de la matière et les formes qui sont dans une matière ne sont pas de la même espèce, comme le montre laMétaphysique, livre VII ; a fortiori une seule et même forme numériquement identique peur encore moins être un moment dans un corps et un moment sans corps; donc, une fois que le corps a péri, soit la forme du corps est détruite soit elle passe dans un autre corps. Si donc l'intellect est la forme du corps, il semble en découler nécessairement qu'il est corruptible.

32 Il faut savoir que ce raisonnement en a troublé plus d'un. C'est à cause de lui que, sous prétexte qu'il fait de l'âme une forme, Grégoire de Nysse attribue à Aristote la thèse qu'elle est corruptible; d'autres, en revanche, ont pour la même raison soutenu que l'âme passait de corps en corps; d'autres encore ont imaginé que l'âme possédait un certain corps incorruptible, dont elle ne se séparait jamais. C'est bien pourquoi il nous incombe de montrer à l'aide des paroles d'Aristote qu'il a posé l'âme intellective comme forme tout en la caractérisant en même temps comme incorruptible.

33 De fait, dans la Métaphysique, livre XI, après avoir montré que les formes ne sont pas avant les matières, car c'est « quand l'homme est en bonne santé qu'il y a santé, et la figure de la sphère d'airain est simultanée à la sphère d'airain », il demande si une forme quelconque demeure après la matière; et voici ce qu'il dit selon la traduction de Boèce III : « Si vraiment quelque chose demeure ensuite », à savoir après la matière, « c'est à considérer: pour certaines en effet rien ne l'empêche, par exemple, l'âme est dans ce cas, non pas toute âme, mais l'intellect; mais pour toutes c'est peut-être impossible ». Il est donc clair que selon Aristote rien n'empêche que, dans sa partie intellective, l'âme, qui est forme, ne demeure après le corps, même si elle n'a pas été avant le corps. En effet, en disant, absolument parlant, que les causes motrices « sont avant », mais pas les causes formelles, il ne pose pas la question de savoir si une forme quelconque est avant la matière, mais s'il en demeure après la matière; et il répond que rien ne l'empêche s'agissant de la forme qu'est l'âme, pour ce qui est de sa partie intellective.

34 Puis donc que, selon ces paroles d'Aristote, la forme qu'est l'âme demeure après le corps, non pas elle tout entière, mais l'intellect, il reste à considérer pourquoi l'âme demeure plus après le corps selon sa partie intellective que selon ses autres parties et plus que les autres formes après leurs matières. On peut tirer l'explication des paroles mêmes d'Aristote - il dit en effet: « Cela seul est séparé, et est vraiment, et cela seul est immortel et éternel. » Telle est donc la raison qu'il semble assigner pour laquelle « cela seul » semble être « immortel et éternel », parce que « cela seul est séparé ». Mais on peut garder un doute sur ce dont il parle exactement, puisque certains pensent qu'il parle de l'intellect possible et d'autres de l'intellect agent. Mais, si l'on examine attentivement les termes employés, tous s'avèrent avoir tort, car c'est de l'un et l'autre qu'il dit qu'il est séparé. Il reste donc que c'est de la totalité de la partie intellective que s'entend sa thèse, et que cette partie est dite séparée parce qu'elle n'a aucun organe: c'est là ce qui ressort clairement de ses paroles.

35 Mais, au début du livre De l'âme,Aristote dit: « S'il y a quelqu'une des opérations ou des passions de l'âme qui lui soit propre, elle pourra être vraiment séparée; en revanche, s'il n'y en a aucune qui lui soit propre, elle ne sera pas vraiment séparée. » Le fondement de cette inférence est que toute chose agit pour autant qu'elle est un être ; par conséquent, il revient à chaque chose d'agir sur le mode même où il lui revient d'être. Mais les formes qui n'ont aucune opération sans communiquer avec une matière n'agissent pas elles-mêmes, c'est le composé qui agit par leur intermédiaire; d'où, à proprement parler, ces formes elles-mêmes ne sont pas, mais quelque chose est grâce à elles. De même en effet que ce n'est pas la chaleur qui chauffe, mais le chaud, de même aussi, à proprement parler, la chaleur n'est pas, mais c'est le chaud qui est par la chaleur; c'est pourquoi Aristote dit dans le livre XI de la Métaphysique que des accidents on ne peut dire en toute vérité qu'ils sont des êtres, mais seulement qu'ils sont d'un être. Et l'on peut faire le même argument avec les formes substantielles qui n'ont aucune opération sans communication avec une matière, excepté le fait que ce type de forme est le principe de l'existence substantielle.

Par conséquent, la forme qui a une opération découlant d'une de ses puissances ou vertus sans communication avec une matière, elle, possède l'être, et ce n'est pas seulement par l'intermédiaire du composé, comme les autres formes - au contraire, c'est le composé qui est grâce à son être à elle. Et c'est pourquoi, quand un composé est détruit, la forme qui est par l'être du composé est détruite, alors que rien n'impose que la forme par l'être de laquelle est un composé (et non pas elle par l'être du composé) soit détruite lorsque ce composé est détruit.

36 Si quelqu'un objecte à cela que dans le livre I De l'âme Aristote dit: « Penser, tout comme aimer et haïr, ne sont pas les passions de cette chose-là, c'est-à-dire de l'âme, mais de celui qui la possède en tant qu'il la possède; c'est pourquoi aussi, celui-là une fois détruit, on ne se souvient plus et l'on n'aime plus: ce ne sont pas en effet ses <passions à elle>, mais celles du composé qui, précisément, est détruit », la réponse est évidente : elle découle de ce que dit Thémistius quand il explique le passage: « Ici » Aristote , « paraît s'exprimer sur le mode du doute plus que sur celui de l'enseignement positif. » De fait, il n'a pas encore réfuté la thèse de ceux qui ne distinguent pas l'intellect et le sens. Dans tout ce chapitre il parle donc de l'intellect sur le modèle du sens: c'est particulièrement clair là où il prouve que l'intellect est incorruptible, grâce à l'exemple du sens qui ne dépérit pas du fait de la vieillesse. Voilà pourquoi, tout au long du chapitre, en rattachant continuellement ce qui caractérise l'intellect à ce qui caractérise le sens, il ne cesse de parler au conditionnel et sur un mode dubitatif, comme quelqu'un qui continue à chercher. On s'en rend spécialement compte en voyant les termes qu'il emploie au début de sa solution, à savoir: « Si même, en effet, il était entièrement établi que la souffrance, la joie et l'intellection », etc. Et si quelqu'un s'acharne à dire qu'Aristote fait ici une véritable affirmation, il restera encore à lui répondre que si penser est présenté comme l'acte du composé, ce n'est pas par soi, mais par accident, autrement dit: en tant que son objet, qui est l'image, a pour siège un organe corporel, et non pas au sens où cet acte serait exercé par un organe corporel.

37 Mais voici une autre question: si l'intellect ne peut penser sans images, comment l'âme gardera-t-elle une opération intellectuelle une fois séparée du corps ? Celui qui fait cette objection doit savoir qu'il n'appartient pas au naturaliste de résoudre cette question. C'est pourquoi, dans le livre II des Physiques, Aristote dit, parlant de l'âme: « Dire comment cela se comporte à l'état séparé et ce que c'est, c'est à la philosophie première qu'il appartient de le déterminer. » Il faut en effet estimer qu'une fois séparée l'âme aura une autre manière de penser qu'à l'état d'union, une manière semblable à celle des autres substances séparées. Ce n'est donc pas sans motif qu'Aristote demande dans le livre III De l'âme si l'intellect non séparé de la grandeur peut vraiment penser quelque chose de séparé. Par là, en fait, il laisse entendre que quelque chose peut penser en étant séparé ce qu'il ne peut <penser> en n'étant pas séparé.

38 Dans ce passage, en outre, il faut être spécialement attentif à ceci: alors que plus haut, il avait dit séparé l'un et l'autre intellect, à savoir le possible et l'agent, ici, au contraire, il dit qu'il n'est pas séparé. En effet, l'intellect est séparé en tant qu'il n'est pas l'acte d'un organe, mais, en tant qu'il est une partie ou une puissance de l'âme qui est acte d'un corps - comme on l'a admis plus haut - il n'est pas séparé.

De ce qu'il dit au début du livre XII de laMétaphysique on peut très certainement déduire qu'Aristote a résolu ce genre de questions dans les <livres> que, manifestement, il a écrits sur les substances séparées ; livres que j'ai aussi vus au nombre de dix, bien qu'ils ne fussent pas encore traduits en notre langue.

39 Selon ce qu'on vient de dire, par conséquent, il est clair que les arguments produits pour soutenir la thèse contraire n'ont aucune nécessité. Il est, en effet, essentiel à l'âme d'être unie à un corps, mais cela peut être empêché par accident, non de son fait, mais, quand il se corrompt, du fait du corps, comme il appartient par soi à ce qui est léger d'être en haut et comme « il est propre au léger d'être en haut », ainsi que le dit Aristote, Physique, livre VIII, « même s'il arrive que quelque obstacle l'empêche d'être en haut ».

40 De cela aussi découle clairement la solution de l'autre argument. En effet, de même que ce dont la nature est d'être en haut et ce dont la nature n'est pas d'être en haut diffèrent par l'espèce, alors que ce dont la nature est d'être en haut reste spécifiquement et numériquement identique même si, à cause de quelque empêchement, il est tantôt en haut et tantôt pas, de même, deux formes, dont l'une a pour nature d'être unie à un corps et l'autre pas, diffèrent par l'espèce, mais ce qui a pour nature d'être uni à un corps peut être quelque chose de spécifiquement et numériquement identique même si tantôt il est uni en acte <à un corps> et si tantôt, à cause de quelque empêchement, il ne l'est pas.

41 Mais, pour donner un fondement à leur erreur, ils allèguent encore ce qu'Aristote dit dans le livre de La génération des animaux :que « l'intellect seul vient du dehors et que seul il est quelque chose de divin » ; or aucune forme qui est .acte d'une matière ne vient du dehors, elle vient, par éduction, de la puissance de la matière: l'intellect n'est donc pas la forme du corps.

42 Ils objectent aussi que toute forme d'un corps mixte est causée par ses éléments; d'où, si l'intellect était forme du corps humain, il ne serait pas d'origine extrinsèque, mais serait causé par les éléments.

43 Toujours sur le même point, ils objectent encore qu'il s'ensuivrait que les facultés végétative et sensitive seraient elles aussi d'origine extrinsèque, ce qui est contre Aristote; particulièrement si l'âme était une unique substance dont les puissances seraient la faculté végétative, la faculté sensitive et la faculté intellective, puisque, selon Aristote, l'intellect est d'origine extrinsèque.

44 Mais, grâce à ce qu'on a vu plus haut, la réplique à ces arguments apparaît aussitôt clairement. En effet, quand on dit que toute forme « vient, par éduction, de la puissance de la matière », il semble indispensable de considérer ce que veut dire pour une forme de « venir de la matière par éduction ». Si, en effet, cela ne veut rien dire d'autre que la préexistence de la matière en puissance par rapport à la forme, on ne voit pas ce qui empêche de dire que la matière corporelle préexiste en puissance à l'âme intellective ; c'est pourquoi Aristote dit dans le livre de La génération des animaux: « Toutes ces choses semblent d'abord vivre ainsi, c'est-à-dire de la vie séparée des fétus et des plantes. On peut ensuite clairement dire la même chose et de l'âme sensitive et de l'active et de l'intellective : on doit nécessairement les avoir en puissance avant de les avoir en acte. »

45 Mais puisque la puissance se dit relativement à l'acte, il faut que toute chose soit en puissance sous le rapport même selon lequel il lui revient aussi d'être en acte. Or on a déjà montré pour les autres formes, qui n'ont pas d'opération sans communiquer avec une matière, qu'il leur revient d'être en acte d'une manière telle que ce sont les choses dans la composition desquelles elles entrent qui sont davantage <en acte>, et <qu'il leur revient> de coexister en quelque façon avec les composés plutôt que d'avoir un être bien à elles ; d'où puisque tout leur être est par combinaison avec une matière, c'est en ce sens qu'elles sont dites venir entièrement par éduction de la puissance de la matière. Or, puisque l'âme intellective a une opération indépendante du corps, son être n'est pas seulement par combinaison avec une matière; donc on ne peut dire qu'elle vient de la matière par éduction, mais bien plutôt qu'elle est en vertu d'un principe extrinsèque. Et tout cela découle de ce que dit Aristote: « Il reste que l'intellect seul vient du dehors et que seul il est quelque chose de divin. » Et il en précise la cause en ajoutant: « Rien, en effet, dans son opération ne communique avec l'opération corporelle. »

46 Mais je me demande vraiment d'où pourrait bien procéder la seconde objection, - que si l'âme intellective était la forme d'un corps mixte, elle serait causée par le mélange des éléments -, puisque, précisément, aucune âme n'est causée par le mélange des éléments. En effet, immédiatement après les paroles susdites, Aristote dit: « Donc toute puissance de l'âme a semblé participer d'un autre corps, plus divin que ce que nous appelons éléments: de même que les âmes diffèrent les unes des autres en fonction de leur honorabilité ou de leur caractère vil, de même c'est ainsi que cette nature diffère des autres; il existe en effet dans tous les spermes ce qui fait d'eux des principes générateurs, et c'est ce qu'on appelle le "chaud". Or ce chaud n'est pas le feu ni une puissance de ce genre, mais un certain esprit contenu dans le sperme, dans la partie dite écumante, et cet esprit contient la nature dont l'existence est proportionnée à la disposition des astres. » Donc, ni l'intellect ni même l'âme végétative ne sont produits à partir du mélange des éléments.

47 (48 EN) Quant à ce qui est objecté en troisième lieu ­« qu'il s'ensuivrait que les facultés végétative et sensitive seraient elles aussi d'origine extrinsèque », - cela ne fait rien à l'affaire. Il est déjà clairement établi, en effet, de par les paroles mêmes d'Aristote que celui-ci a laissé indéterminée la question de savoir si l'intellect diffère des autres parties de l'âme par le sujet et par le lieu, comme le disait Platon, ou seulement logiquement. Si l'on pose (concède) qu'ils sont identiques par le sujet, ce qui est (semble être le) plus vrai, il ne peut en résulter aucun inconvénient. En effet, dans le livre II De l'âme Aristote dit que « le cas de l'âme et celui des figures sont semblables: toujours, en effet, l'antérieur est contenu en puissance dans ce qui lui est consécutif, aussi bien pour les figures que pour les êtres animés; par exemple dans le quadrilatère est contenu le triangle et dans la faculté sensitive la faculté végétative ». Mais si la faculté intellective est elle aussi identique par le sujet, ce qu'Aristote lui-même laisse en suspens, il faudra dire semblablement que les facultés végétative et sensitive sont dans l'intellective comme le triangle et le quadrilatère dans le pentagone. Or le quadrilatère est une figure absolument distincte du triangle par l'espèce, mais il ne se distingue pas du triangle qui est contenu en lui en puissance; de même le nombre quaternaire ne se distingue pas du ternaire qui fait partie de lui, mais du ternaire qui existe séparément. Et s'il arrivait que diverses figures fussent produites par divers agents, le triangle ayant une existence séparée de celle du quadrilatère aurait une autre cause productrice que lui, tout comme il a une autre espèce, mais le triangle qui est contenu dans le quadrilatère aurait la même cause productrice. De même, donc, la faculté végétative ayant une existence séparée de celle de la sensitive est une autre espèce d'âme et elle a une autre cause productive; en revanche, c'est la même cause qui produit la faculté sensitive et la faculté végétative qui est contenue dans la sensitive. Par conséquent, si l'on dit que la faculté végétative et la faculté sensitive contenues dans l'intellective sont le produit de la même cause extrinsèque qui est celle de l'intellective, il n'en résulte aucun inconvénient, car il n'y a pas d'inconvénient à ce que l'effet d'un agent supérieur ait autant de vertus que l'effet d'un agent inférieur et même à ce qu'il en ait davantage; d'où, bien que produite par un agent extérieur, l'âme intellective n'en a pas moins, elle aussi, les vertus que possèdent les âmes végétative et sensitive qui sont produites par des agents inférieurs.

48 Ainsi donc, à considérer avec soin la quasi-totalité des paroles consacrées par Aristote à l'intellect humain, ce que fut sa doctrine apparaît clairement: l'âme humaine est l'acte d'un corps et l'intellect possible est une de ses parties ou puissances.



Contre Averroes