Contre Averroes 49

CHAPITRE 2 : [L’intellect possible selon d’autres péripatéticiens]

49 (51 EN) Il nous faut maintenant examiner ce que les autres péripatéticiens ont dit sur le sujet. Prenons tout d'abord ce que dit Thémistius dans son Commentaire de l’Âme: « Cet intellect que nous appelons intellect en puissance est plus connaturel à l'âme », que l'intellect agent; « je dis cela non pour toute âme, mais seulement pour l'âme humaine. Et de même que la lumière arrivant à la vue en puissance et aux couleurs en puissance produit la vue en acte et les couleurs en acte, de même aussi cet intellect, <l'intellect> en acte, fait passer à l'acte l'intellect <en puissance> et il institue les intelligibles en puissance intelligibles en acte. » Et peu après cela il conclut: « Le rapport que l'art a à la matière, l'intellect poïétique a exactement le même à l'intellect qui est en puissance. C'est bien pourquoi nous pensons quand nous le voulons. Car l'art ne reste pas extérieur à la matière, mais l'intellect poïétique investit toute sa puissance, comme si le constructeur n'était pas extérieur au bois et le laboureur à la charrue, mais avait le pouvoir de le pénétrer tout entier. Et c'est ainsi que l'intellect en acte qui vient s'ajouter à l'intellect en puissance ne fait qu'un avec lui. »

50 Et peu après il conclut: « Nous sommes par conséquent soit l'intellect qui est en puissance, soit celui qui est en acte. Donc, si en tous les composés de ce qui est en puissance et de ce qui est en acte, une chose est ceci et une autre l'être qui appartient à ceci, moi et l'être qui m'appartient seront absolument autres. Or moi est un intellect composé de puissance et d'acte, mais l'être qui m'appartient <est constitué> par ce qui est en acte. C'est pourquoi ce que je médite et ce que j'écris c'est l'intellect composé de puissance et d'acte qui l'écrit, mais il ne récrit pas par ce qui en lui est en puissance, mais par ce qui en lui est en acte; c'est depuis <cet acte>, en effet, que l'activité s'écoule en lui.') Et peu après il dit plus clairement: « De même donc qu'autre est l'animal et autre l'être qui appartient à l'animal, et que l'être qui appartient à l'animal vient de l'âme de l'animal, de même autre est moi et autre l'être qui m'appartient. L’être qui m'appartientvient de l'âme, mais pas de l'âme en totalité; en effet, il ne vient pas de la sensitive, car <la sensitive> est la matière de l'imagination; il ne vient pas non plus de l'imaginative, car <l'imaginative> est la matière de l'intellect en puissance; il ne vient pas non plus de l'intellect qui est en puissance, car <l'intellect en puissance> est la matière de l'intellect poïétique. L'être <qui est> à moi vient donc du seul intellect poïétique. » Puis il ajoute: « Et une fois parvenue là la nature s'est arrêtée, comme si elle n'avait rien de plus honorable dont elle pût se servir comme d'un sujet. C'est pourquoi nous sommes l'intellect actif. »

51 Enfin, critiquant l'opinion de certains, il précise: « Quand il, c'est-à-dire Aristote, dit qu'en toute nature il y a quelque chose qui tient lieu de matière et quelque chose qui meut et achève la matière, il ajoute qu'il est nécessaire que ces différences existent aussi dans l'âme, et qu'il y ait un intellect capable de tout devenir et un intellect capable de tout produire. Et, de fait, il dit qu'il y a un tel intellect dans l'âme et qu'il est comme la partie la plus honorable de l'âme humaine. » Et peu après il conclut: « A partir de ce même passage on peut donc bien confirmer qu'il, c'est-à-dire Aristote, soutient que l'intellect actif est nôtre ou que nous sommes lui. »

52 A partir des textes de Thémistius il est donc clair qu'il soutient que non seulement l'intellect possible, mais aussi l'intellect agent sont une partie de l'âme humaine, et qu'il déclare qu'Aristote l'a professé. Il est clair, en outre, qu'il pense que l'homme est ce qu'il est non grâce à l'âme sensitive, comme le soutiennent mensongèrement certains, mais grâce à la partie intellective et principale <de son être>.

53 J'avoue n'avoir pas lu les livres de Théophraste, mais Thémistius rapporte ses paroles dans son Commentaire et voici ce qu'il dit: « Il vaut mieux faire état des dits de Théophraste au sujet de l'intellect en puissance et de celui qui est en acte. De celui qui est en puissance, donc, il dit: Mais l'intellect s'il existe au dehors et comme superposé <à l'homme>, comment lui sera-t-il malgré tout connaturel ? Et quelle sera sa nature ? En effet, il ne peut rien être selon l'acte, mais il peut tout être en puissance, tout comme les sens. On ne peut le prendre en tant qu'il n'est rien - car cela n'a pas de sens -, en revanche, on peut le prendre comme une certaine puissance servant de sujet, comme dans les choses matérielles. Or, ce quelque chose il faut le poser de l'extérieur non comme un ajout, mais comme constituant <l'homme> dès le premier moment de sa génération. »

54 Ainsi donc, aux deux questions qu'il pose ­premièrement: comment l'intellect possible est à la fois d'origine extérieure et connaturel à l'homme; deuxièmement: quelle est la nature de l'intellect possible -, Théophraste répond d'abord à la seconde question, qu'il est en puissance toutes choses, non certes comme un néant d'existence, mais comme le sens est en puissance par rapport aux sensibles. Puis, de là, il conclut sa réponse à la première question: il ne faut pas entendre « d'origine extérieure » au sens de quelque chose d'ajouté accidentellement ou dans le cours du temps, mais de présent dès le premier moment de la génération, comme contenant ou constituant la nature humaine.

55 Qu'Alexandre ait posé que l'intellect possible était forme du corps, Averroès lui-même le confesse, même si, selon moi, il interprète perversement les paroles d'Alexandre, comme il prend celles de Thémistius en dehors de leur signification. De fait, quand il dit qu'Alexandre soutient que l'intellect possible n'est rien d'autre que la préparation qui est dans la nature humaine vis-à-vis de l'intellect agent et des intelligibles, il n'entend rien d'autre par cette préparation que la puissance intellective qui est dans l'âme vis-à-vis des intelligibles. C'est pourquoi il dit que ce n'est pas une faculté logée dans le corps: parce que ce genre de faculté n'a pas d'organe corporel, et non pour la raison qu'Averroès attaque, selon quoi aucune préparation ne serait une faculté logée dans un corps.

56 Et pour passer des Grecs aux Arabes, il est clair, tout d'abord, qu'Avicenne fait de l'intellect une faculté de l'âme qui est forme du corps. Il dit en effet dans son livre De l’âme : « L'intellect actif, c'est-à-dire pratique, a besoin du corps et de ses facultés corporelles pour toutes ses actions; l'intellect contemplatif a besoin du corps et de ses facultés, mais il n'en a pas toujours besoin ni absolument besoin, car il se suffit à lui-même par lui-même. Mais l'âme humaine n'est aucune de ces facultés, l'âme est ce qui possède ces facultés, et, comme on le montrera par la suite, c'est une substance solitaire, c'est-à-dire par soi, qui a une aptitude à agir. Or, parmi ses actions, certaines ne s'accomplissent que par l'intermédiaire d'instruments et par leur utilisation sur un mode quelconque; pour d'autres, en revanche, des instruments ne sont d'aucune façon nécessaires. »

57 De plus, dans la première partie il dit que Il l'âme humaine est la perfection première d'un corps naturel organisé dans la mesure où il lui appartient d'accomplir des actions par un choix délibératif et de trouver par la méditation, dans la mesure aussi où elle appréhende les universaux ». Mais ce qu'il dit ensuite et prouve, est également vrai: selon ce qui lui est propre, c'est-à-dire selon sa force intellective, l'âme humaine, « ne se rapporte pas au corps comme une forme et n'a pas besoin d'un organe préparé pour elle ».

58 Pour finir, il faut citer les paroles d'Algazel: « Lorsque le mélange des éléments présente la plus belle et la plus parfaite égalité, que l'on ne peut rien trouver de plus raffiné ni de plus beau qu'elle, alors elle est prête à recevoir du Donateur des formes la forme qui est plus belle que les autres formes - l'âme humaine. Mais cette âme humaine a deux puissances: l'une opère, l'autre connaît. » <La puissance théorétique>, il l'appelle intellect, comme cela est évident par ce qui suit. Mais, ensuite, il prouve par de multiples arguments que l'opération de l'intellect ne se fait pas par un organe corporel.

59 Si nous invoquons tout cela, ce n'est pas pour réprouver l'erreur susdite par les autorités des philosophes, mais pour montrer que non seulement les Latins, dont <nos averroïstes> ne connaissent pas les textes, mais aussi les Grecs et les Arabes ont soutenu que l'intellect est une partie ou puissance ou faculté de l'âme qui est forme du corps. Je m'étonne donc que certains de ces péripatéticiens se glorifient d'avoir adopté cette erreur - mais, peut-être, ont-ils moins envie de savoir vraiment avec les autres péripatéticiens que de se tromper avec Averroès, qui ne fut pas tant péripatéticien que dépravateur de la philosophie péripatéticienne.

CHAPITRE 3 : [Il est impossible qu’il n’y ait qu’un seul intellect]

60 Ayant donc montré à partir des paroles d'Aristote et de ceux qui l'ont suivi que l'intellect était une puissance de l'âme qui est forme d'un corps, bien que la puissance même qu'est l'intellect ne soit pas l'acte d'un organe quelconque, « car rien de son opération ne communique avec l'opération corporelle », comme le dit Aristote, il faut chercher par le raisonnement quelle thèse soutenir à ce propos. Et puisque, selon la doctrine d'Aristote, il importe d'examiner les principes des actes à partir des actes eux-mêmes, il semble qu'il faille d'abord examiner l'intellect à partir de son acte propre qui est la pensée. Sur ce point nous ne pouvons trouver raisonnement plus solide que celui que tient Aristote, qui argumente ainsi: « l'âme est, à titre premier, ce par quoi nous vivons et pensons », « c'est donc une certaine notion et forme » d'un corps. Et il est tellement attaché à cet argument qu'il le qualifie de démonstration. De fait, au début du chapitre, il dit: « Non seulement la formule exprimant la définition doit montrer ce qui est, comme la plupart des termes le font, mais elle doit encore contenir la cause et la démontrer » - et il donne un exemple: comme on démontre ce qu'est le tétragonisme, c'est-à-dire la quadrature, par la découverte d'une ligne moyenne proportionnelle.

61 La force de cette démonstration et son caractère contraignant se révèlent dans le fait que tous ceux qui veulent s'écarter de cette voie aboutissent nécessairement à quelque chose d'inacceptable. Il est en effet manifeste que cet homme singulier-ci pense: nous ne chercherions jamais à savoir ce qu'est l'intellect si nous ne pensions pas; et en posant la question de savoir ce qu'est l'intellect nous ne nous enquérons pas d'un autre principe que celui-là même par lequel nous pensons. C'est bien pourquoi Aristote dit: « J'entends par intellect ce par quoi l'âme pense. » Or sa conclusion est que s'il y a un principe premier par lequel nous pensons, il faut que ce principe soit forme du corps, puisqu'il a déjà clairement indiqué que ce par quoi quelque chose opère en premier lieu c'est sa forme. Et c'est prouvé par le raisonnement: toute chose agit pour autant qu'elle est en acte; or toute chose est en acte par une forme; donc, nécessairement, ce par quoi quelque chose agit en premier lieu c'est sa forme.

62 Mais si tu dis que le principe de cet acte qu'est la pensée, principe que nous appelons intellect, n'est pas forme <du corps>, il va te falloir trouver la manière dont l'action de ce principe peut être aussi l'action de cet homme-ci <ou de cet homme-là>. Or, là, certains auteurs ont des avis bien différents. Averroès est l'un d'entre eux. Il soutient que ce principe de la pensée qu'on appel1e intellect possible n'est ni une âme ni une partie d'âme, sinon en un sens homonyme, et que c'est plutôt une certaine substance séparée, Et il dit que la pensée de cette substance séparée devient mienne ou tienne quand l'intellect possible est couplé avec moi ou avec toi, grâce aux images qui se trouvent en moi ou en toi. Et il dit que cela se passe ainsi : l'espèce intelligible qui fait un avec l'intellect possible, étant sa forme et son acte, a deux sujets, l'un, c'est les images elles-mêmes, l'autre, l'intellect possible. Ainsi donc, c'est par sa forme que l'intellect possible entre en contact avec nous, par l'intermédiaire des images, ct c'est pourquoi, au moment où l'intellect possible pense, cet homme-ci, lui aussi, pense.

63 Il y a trois preuves évidentes que cette thèse est nulle et non avenue. Premièrement, parce que si tout se passait ainsi, la mise en contact de l'intellect avec l'homme n'aurait pas lieu dès le premier moment de la génération, comme le dit Théophraste et comme le laisse entendre Aristote dans le livre II des Physiques, quand il dit que le terme de l'étude physique des formes est la forme grâce à laquel1e l'homme est engendré par l'homme et par le soleil. Or il est manifeste que ce terme de l'étude physique est l'intellect, mais, selon ce que dit Averroès, l'intellect n'entrerait pas en contact avec l'homme dès sa génération, mais seulement par l'opération du sens, chaque fois que l'homme aurait une sensation actuelle - l'imagination étant, en effet, « un mouvement provoqué par la sensation en acte », comme le dit le livre De l’âme.

64 Deuxièmement, parce que cette jonction ne se réaliserait pas grâce à quelque chose d'un, mais à travers des choses complètement disparates. À l'évidence, en effet, tant qu'elle est contenue dans les images, l'espèce intelligible reste pensée en puissance ; dans l'intellect possible, en revanche, son être est celui d'une pensée en acte, abstraite des images. Si donc l'espèce intelligible n'est forme de l'intellect possible qu'en étant abstraite des images, ce n'est pas par l'espèce intelligible que l'intellect possible va entrer en contact avec les images : au contraire, c'est plutôt elle qui l'en séparera. À moins peut-être qu'on ne dise que l'intellect possible est au contact des images comme le miroir est au contact de l'homme dont l'espèce se ref1ète en lui; mais il est manifeste qu'un tel contact ne suffit pas à la prolongation de l'acte. Il est clair, en effet, que l'action du miroir, qui est de représenter, ne peut être attribuée à l'homme sous prétexte <qu'il y entre eux ce contact>: de même l'action de l'intellect possible ne peut, sous prétexte qu'il y a ce couplage, être attribuée à cet homme-ci qu'est Socrate, en sorte qu'on puisse vraiment dire que cet homme-ci pense.

65 Troisièmement, parce que, supposé qu'une seule espèce numériquement identique soit et forme de l'intellect possible et simultanément contenue dans les images, ce type de couplage ne suffirait encore pas pour que cet homme-ci pense. Il est en effet clair que quelque chose est pensé par l'espèce intelligible, alors que quelque chose pense par la puissance intellective, de même que quelque chose est senti par l'espèce sensible, alors que quelque chose sent par la puissance sensitive. C'est pourquoi le mur dans lequel se trouve la couleur, dont l'espèce sensible en acte est dans la vue, est quelque chose de vu, non quelque chose qui voit; ce qui voit, c'est l'animal doté de la faculté de vision où se trouve l'espèce sensible. Or le couplage de l'intellect possible et de l'homme en qui sont les images dont les espèces sont dans l'intellect possible est comme le couplage du mur, dans lequel est la couleur, et de la vue, dans laquelle est l'espèce de sa couleur. <Si donc il y avait ce couplage>, de même que le mur ne voit pas, mais que sa couleur est vue, il en résulterait que l'homme ne penserait pas, mais que ses images seraient pensées par l'intellect possible. Il est donc bien impossible de sauver la thèse que cet homme-ci pense si l'on adopte la position d'Averroès.

66 Comprenant que selon la voie d'Averroès il était impossible de soutenir que cet homme-ci pense, certains se sont engagés dans une autre voie. Ils disent que l'intellect est uni au corps comme un moteur. Donc, l'intellect appartient à cet homme-ci dans la mesure où l'intellect et le corps ont une unité qui est celle d'un moteur et d'un mû ; c'est pourquoi l'opération de l'intellect est attribuée à cet homme-ci: au sens précis où l'opération de l'oeil, qui est de voir, est aussi attribuée à l'homme. Mais il faut demander d'entrée à qui soutient cette thèse ce qu'est exactement cet <homme> singulier - appelons-le Socrate: Socrate est-il seulement intellect, c'est-à-dire le moteur lui-même ? Est-il plutôt ce qui est mû par l'intellect, c'est-à-dire un corps animé par une âme végétative et sensitive ? Ou bien est-il composé des deux Pour ce qui semble ressortir de sa position, notre auteur choisira la troisième hypothèse, savoir que Socrate est un composé des deux.

67 Procédons donc contre lui <et ses semblables> en reprenant l'argument d'Aristote dans le livre VIII de laMétaphysique: « Qu'est-ce donc qui fait l'unité de l'homme ? » « Pour tout ce qui a plusieurs parties, et dont la totalité n'est pas comme un simple entassement, mais dont le tout est quelque chose en dehors des parties, il y a une cause au fait d'être un : par exemple, pour certains c'est le contact, pour d'autres, la viscosité ou quelque autre chose de ce genre [...]. Mais il est notoire que s'il y a de telles transformations, selon les définitions et les déclarations habituelles <de ces philosophes>, il ne sera pas possible d'élucider et de résoudre cette difficulté. Mais s'il en est comme nous le disons, d'une part, la matière, de l'autre, la forme, d'une part, l'être en puissance, de l'autre, l'être en acte, il semble bien que le doute ne pourra subsister. »

68 Ainsi donc si tu dis que Socrate n'est pas quelque chose d'un au sens absolu, mais quelque chose d'un par agrégation d'un moteur et d'un mû, il en résultera de nombreux inconvénients. Premièrement parce que, comme toute chose est indissolublement une et être, il s'ensuit que <s'il n'est qu'un agrégat> Socrate ne sera pas un être, qu'il n'appartiendra à aucune espèce ni à aucun genre et qu'en outre il sera incapable de toute action, puisque seul un être a une action. D'où, comme nous ne disons pas que la pensée du pilote soit la pensée du tout constitué par le pilote et par le navire, mais bien seulement celle du pilote, de même, la pensée <de Socrate> ne sera pas l'acte de Socrate, mais seulement l'acte de l'intellect utilisant le corps de Socrate: en effet, c'est seulement dans un tout qui est une <vraie> unité et un <vrai> être que l'action de la partie est aussi l'action du tout. Et si quelqu'un s'exprime autrement, il s'exprime improprement.

Et si tu rétorques que le type <de pensée que tu attribues à Socrate> est celui qui permet au ciel de penser par <la pensée de> son moteur, tu supposes le plus difficile <pour justifier le plus facile>, car le rôle de l'intellect humain est de nous sentir d'intermédiaire pour arriver à la connaissance des intellects supérieurs et non l'inverse.

69 Si l'on dit, au contraire, que l'individu Socrate n'est qu'un corps animé par une âme végétative et sensitive, comme cela semble inévitable à ceux qui soutiennent que cet homme-ci n'est pas spécifiquement constitué par l'intellect, mais par l'âme sensitive ennoblie par un certain rayonnement ou couplage de l'intellect possible, il en résulte que l'intellect ne se rapporte à Socrate que comme le moteur au mû. Mais dès lors, l'action de l'intellect, qui est de penser, ne peut plus être en rien attribuée à Socrate. Cette conséquence se montre de plusieurs façons.

70 Premièrement, par ce que dit Aristote dans le livre IX de la Métaphysique : « Là où quelque chose de distinct est produit en dehors de l'exercice, l'acte est dans ce qui est fait, comme l'action de bâtir est dans ce qui est bâti, l'action de tisser dans ce qui est tissé; et il en va de même pour tout le reste - le mouvement est tout entier dans le mû. En revanche, là où il n'y a aucune oeuvre en dehors de l'action, l'action existe dans ce qui agit: c'est ainsi que la vision est dans celui qui voit et la contemplation dans celui qui contemple. » Ainsi donc même si l'on pose que l'intellect est uni à Socrate comme moteur, rien ne contribue pour autant à ce que la pensée soit en Socrate ni à ce que Socrate lui-même pense, puisque la pensée est une action dont le seul siège est l'intellect. D'où résulte clairement la fausseté de leur autre thèse affirmant que ce n'est pas l'intellect qui est l'acte du corps, mais la pensée elle-même ; en effet, la pensée ne saurait être l'acte d'une chose dont l'intellect ne serait pas l'acte, puisque la pensée n'est que dans l'intellect, comme la vision n'est que dans la vue ­c'est pourquoi la vision non plus ne peut être <l'acte> de quelque chose si ce n'est de ce dont la vue est l'acte.

71 Deuxièmement, parce que l'action propre du moteur ne s'attribue pas à l'instrument ou au mû; au contraire, c'est plutôt l'action de l'instrument qui s'attribue au moteur principal. De fait, on ne peut dire que la scie dispose de l'artisan, mais on peut dire que l'artisan coupe, alors que c'est l'oeuvre de la scie. Or l'opération propre de l'intellect est la pensée; d'où, même si l'on supposait que la pensée fût une action s'exerçant en autre chose, comme l'impulsion motrice, il n'en découlerait pas que la pensée reviendrait à Socrate si l'intellect lui était seulement uni comme moteur.

72 Troisièmement, parce que chez les êtres dont les actions s'exercent en d'autres qu'eux l'action du moteur et celle du mû s'attribuent sur un mode opposé: dans une construction, par exemple, on dit que le bâtisseur bâtit et que le bâtiment est bâti. Si donc la pensée était une action s'exerçant en autre chose comme l'impulsion motrice, on ne pourrait de nouveau pas dire que Socrate pense du fait que l'intellect lui est uni comme moteur; ce qu'il faudrait plutôt dire c'est que l'intellect pense et que Socrate est pensé, ou bien encore, peut-être, qu'en pensant l'intellect meut Socrate et que Socrate est mû.

73 Cependant, il arrive parfois que l'action du moteur se transfère dans la chose mue, par exemple quand ce qui est mû meut à son tour du fait qu'il est mû ou quand ce qui est chauffé chauffe à son tour. On pourrait donc être tenté de dire que ce qui est mû par l'intellect, qui en pensant meut, pense lui-même du simple fait qu'il est mû. Mais Aristote s'oppose à cette thèse dans le livre IIDe l'âme, auquel nous empruntons le principe de cet argument. En effet, quand il dit que ce par quoi nous connaissons et sommes en bonne santé c'est, à titre premier, la forme, à savoir la science et la santé, il ajoute: « car il semble que ce soit dans le patient et ce qui est disposé que réside l'acte des actifs ». Ce que Thémistius explique ainsi: « Car même si parfois la science et la santé sont par d'autres, par exemple par l'enseignant et le médecin, nous avons montré auparavant, dans les choses De la nature, que c'est dans le patient et le disposé que réside l'acte de ce qui les réalise. » Ce que veut dire Aristote - et c'est évidemment vrai - c'est donc que quand ce qui est mû meut à son tour et a l'action du moteur, il faut qu'il ait en lui, du fait du moteur, un certain acte grâce auquel il possède aussi l'action correspondante, et c'est là le principe premier par quoi il agit: et c'est son acte et sa forme; de même si quelque chose est chauffé, il peut chauffer à son tour par la chaleur qui est en lui, mais qui lui vient de ce qui le chauffe. Accordons donc que l'intellect meuve l'âme de Socrate soit en l'illuminant soit d'une manière quelconque, ce qui reste de l'impression produite par l'intellect en Socrate est le principe premier par quoi Socrate pense. Or ce par quoi, à titre premier, Socrate pense, tout comme le sens sent, Aristote a prouvé que c'était en puissance toutes choses, et, par là, que cela n'avait pas de nature déterminée sinon celle d'être possible; et il a prouvé, par conséquent, que ce n'était pas mêlé au corps, mais séparé. Supposé donc qu'il y ait un certain intellect séparé mouvant Socrate, il faudra toujours que cet intellect possible, dont parle Aristote, soit dans l'âme de Socrate tout comme le sens, qui est en puissance par rapport à tous les sensibles, et grâce auquel Socrate sent.

74 Maintenant, si l'on dit que l'individu Socrate n'est ni quelque chose de composé de l'intellect et d'un corps animé ni seulement un corps animé, mais qu'il est seulement intellect, cela revient à l'opinion de Platon, qui, comme le rapporte Grégoire de Nysse, « face à cette difficulté, nie que l'homme soit fait d'une âme et d'un corps, et soutient qu'il est une âme se servant d'un corps et comme revêtue d'un corps ». Mais Plotin lui aussi, comme le rapporte Macrobe, assure que c'est l'âme elle-même qui est l'homme; il dit: « Ce qui paraît à l'extérieur n'est pas l'homme véritable lui-même, l'homme véritable est celui par qui est régi l'homme qui paraît à l'extérieur. Ainsi, quand, à la mort, l'animation disparaît de l'animal, le corps, veuf de son régent, périt, et c'est cela qu'on voit paraître dans l'homme mortel. L'âme, en revanche, qui est l'homme véritable, est étrangère à tout caractère de mortalité. » Or, ce Plotin assurément l'un d'entre les grands - compte aussi parmi les commentateurs d'Aristote, comme le rapporte Simplicius dans son Commentaire des Catégories. Et, de fait, cette doctrine ne semble pas vraiment étrangère aux thèses d'Aristote: il dit en effet dans le livre IX des Ethiques, que « c'est d'un homme hon de travailler au bien et en vue de lui-même; car c'est en vue de la partie intellective qui semble être ce qu'est tout un chacun ». Mais cela, en vérité, Aristote ne le dit pas parce que l'homme est seulement intellect, mais parce que l'intellect est ce qu'il y a de principal en l'homme; c'est pourquoi la suite du texte dit que « de même que la cité semble s'identifier avec ce qui tient en elle le rang principal (et qu'il en va de même dans toute autre constitution), de même c'est pareil pour l'homme » ; c'est pourquoi aussi il ajoute que « tout homme est soit cela, c'est-à-dire intellect, soit principalement cela ». Et c'est en ce sens que je pense que Thémistius, dans les paroles susdites, et Plotin, dans celles que l'on vient de citer, ont dit que l'homme était âme ou intellect.

75 Qu'en effet l'homme ne soit pas seulement intellect ou seulement âme cela se prouve de plusieurs façons. Premièrement, par Grégoire de Nysse lui-même qui, une fois introduite l'opinion de Platon, précise: (Ce texte a quelque chose de difficile ou d'inextricable: comment, en effet, l'âme peut-elle ne faire qu'un avec son vêtement ? La tunique et celui qui la porte ne font pas qu'un ! »

Deuxièmement, parce que, dans le livre VII de la Métaphysique, Aristote prouve que « l'homme et le cheval et les autres <universaux> » ne sont pas seulement des formes « mais des touts <composés> d'une matière et d'une forme prises universellement; alors que le singulier, lui, résulte de la matière dernière particulière, comme Socrate qui existe sitôt après elle, et de même pour les autres <singuliers> ». Et cela il l'a prouvé par le fait qu'aucune partie du corps ne peut être définie sans une partie de l'âme et que, si l'âme disparaît, ni l'oeil ni la chair ne se disent plus qu'en un sens homonyme, ce qui ne serait pas le cas, si l'homme ou Socrate étaient seulement intellect ou âme.

Troisièmement, car il s'ensuivrait que, puisque l'intellect ne meut que par l'entremise de la volonté, comme cela est prouvé dans le livre III De l’âme, il appartiendrait aux choses assujetties à la volonté de l'homme de garder son corps quand il le voudrait et de le déposer quand il le voudrait, ce qui est manifestement faux.

76 Ainsi, il est bien clair que l'intellect n'est pas seulement uni à Socrate comme un moteur et que, même si c'était le cas, rien ne contribuerait pour autant à ce que Socrate pense. Ceux, par conséquent, qui veulent défendre cette position doivent soit confesser qu'ils ne comprennent rien et qu'ils ne sont pas dignes que l'on dispute avec eux, soit confesser ce qu'Aristote conclut: ce par quoi nous pensons, à titre premier, est espèce et forme.

77 On peut arriver à la même conclusion en partant du fait que l'homme individuel se situe dans une espèce. Or chacun se voit assortir une espèce en fonction de sa forme: par conséquent ce par quoi cet homme-ci se voit assortir une espèce est la forme. Or chacun se voit assortir une espèce en fonction du principe de l'opération propre à cette espèce; mais l'opération propre de l'homme en tant qu'il est homme est de penser: c'est par cela en effet qu'il diffère des autres animaux; et c'est pourquoi Aristote place l'ultime félicité dans cette opération. Or le principe par lequel nous pensons est l'intellect, comme le dit Aristote ; il importe donc qu'il soit uni au corps comme une forme, non certes de manière telle que la puissance intellective elle-même soit l'acte d'un organe quelconque, mais parce que c'est une faculté de l'âme qui est l'acte d'un corps naturel organisé.

78 En outre, selon la position <des averroïstes>, les principes de la philosophie morale sont détruits: en effet, ce qui est en nous nous est retiré. De fait, rien n'est en nous que par notre volonté; de là vient qu'on appelle <, volontaire » cela même qui est en nous. Or la volonté a son assise dans l'intellect - cela résulte clairement de ce que dit Aristote dans le livre III De l'âme et du fait que, dans les substances séparées, il ya intellect et volonté; et cela se voit aussi au fait qu'il nous arrive, par la volonté, d'aimer ou de haïr quelque chose en général - c'est ainsi que nous haïssons le genre même des voleurs, comme le dit Aristote dans saRhétorique. Si donc l'intellect ne fait pas partie de cet homme-ci au point de ne faire véritablement qu'un avec lui, si, au contraire, il lui est seulement uni par les images ou comme moteur, la volonté n'aura pas son siège dans cet homme-ci, mais dans l'intellect séparé. Et ainsi cet homme-ci ne sera pas maître de ses actes et aucun de ses actes ne sera plus ni louable ni condamnable, ce qui est jeter à bas les principes mêmes de la philosophie morale. Puis donc que cela est absurde et contraire à toute vie humaine - dans cette perspective, en effet, il ne serait plus nécessaire ni d'ériger des préceptes ni de respecter des lois -, il faut en déduire que l'intellect nous est uni d'une manière telle que son union avec nous donne naissance à quelque chose d'un. Or, cela ne peut véritablement se faire que de la manière qu'on a dite: il faut que cet intellect soit une puissance de l'âme qui nous est unie comme forme. On doit donc soutenir cette thèse sans hésiter le moins du monde, non pas en vertu d'une révélation faite à la foi, comme le prétendent <les averroïstes>, mais parce que rejeter cela, c'est lutter contre l'évidence manifeste.

79 Les arguments qu'ils allèguent contre <nous> ne sont pas difficiles à résoudre. Ils disent, en effet, que <notre> position conduit à faire de l'intellect une forme matérielle, à soutenir que celle-ci n'est pas dénuée de toutes les natures des choses sensibles et à considérer, par conséquent, que tout ce qui est reçu dans l'intellect y est reçu comme dans une matière, individuellement et non pas universellement.

En outre, si l'intellect est une forme matérielle, elle n'est pas pensée en acte; ainsi l'intellect ne peut jamais se penser lui-même: ce qui est manifestement faux. Or, aucune forme matérielle n'est pensée en acte, mais seulement en puissance: elle ne devient pensée en acte que par abstraction.

80 La réponse à ces arguments découle de ce qu'on a dit plus haut. Nous ne soutenons pas en effet que l'âme humaine est la forme du corps selon la puissance intellective, qui, d'après la doctrine d'Aristote, n'est l'acte d'aucun organe. Il reste donc bien <aussi pour nous> que l'âme, du point de vue de la puissance intellective, est immatérielle, qu'elle reçoit immatériellement et qu'elle se pense elle-même. Et il est bien significatif qu'Aristote dise que l'âme est le lieu des espèces, « non pas elle tout entière, mais l'intellect.

81 Si l'on objecte à cela qu'une puissance de l'âme ne peut être ni plus immatérielle ni plus simple que son essence: <je réponds que> le raisonnement serait impeccable si l'essence de l'âme humaine était forme d'une matière en n'étant pas en fonction de son propre être, mais seulement grâce à l'être du composé - comme c'est le cas des autres formes, qui en elles-mêmes n'ont ni être ni opération sans communiquer avec la matière, ce pourquoi, d'ailleurs, on dit qu'elles sont ,< immergées» dans la matière. Mais, puisque l'âme humaine est selon son propre être et que, d'une certaine manière, c'est la matière qui communique avec elle sans pouvoir la comprendre en totalité - la dignité de cette forme étant supérieure à la capacité de la matière -, rien n'empêche que l'âme ait une certaine opération ou faculté inaccessible à la matière.

82 Enfin, que celui qui soutient cette position <averroïste> considère que si le principe intellectif par lequel nous pensons était séparé selon l'être et distinct de l'âme qui est forme de notre corps, il serait par lui-même toujours à la fois pensant et pensé, et il ne lui arriverait pas tantôt de penser et tantôt non; il n'aurait pas non plus besoin de se connaître grâce à des intelligibles et par un acte, <il le ferait> par son essence comme les autres substances séparées. Et il ne lui serait pas non plus indispensable, pour penser, de recourir à nos images: de fait, il n'est pas dans l'ordre des choses que, pour arriver à leurs perfections principales, les substances supérieures aient besoin des substances inférieures; pas plus que les corps célestes ne sont formés ou actualisés dans leurs opérations en vertu des corps inférieurs.

La thèse affirmant que l'intellect est un certain principe séparé selon sa substance et que, pourtant, il est actualisé et rendu pensant en acte par des espèces reçues des images, est donc d'une grande improbabilité.



Contre Averroes 49