Contre Averroes 83

CHAPITRE 4 : [Réprobation de la théorie de l’intellect possible unique à tous les hommes]

83 Ayant considéré les choses selon la thèse que l'intellect n'est pas l'âme qui est forme de notre corps ni une partie de cette âme, mais quelque chose de séparé selon la substance, il nous reste à examiner ce qui peut bien faire dire <aux averroïstes> que l'intellect possible est un en tous. En effet, soutenir cela de l'intellect agent ne serait peut-être pas complètement déraisonnable, et plusieurs philosophes l'ont affirmé: il ne semble pas, de fait, résulter d'inconvénient majeur à admettre que plusieurs choses soient actualisées par un seul agent, à la manière, par exemple, des puissances visuelles des animaux qui sont toutes actualisées en vision par un unique soleil, même si cela n'est pas conforme à la pensée d'Aristote. Pour lui, en effet, l'intellect agent est quelque chose dans l'âme, c'est pourquoi il le compare à une lumière. Platon, au contraire, pose un unique intellect séparé, c'est pourquoi il le compare au Soleil, comme le dit Thémistius, car il y a un seul Soleil, mais il diffuse une pluralité de lumières, ce qui provoque la vision. Cela étant, quel que soit le statut de l'intellect agent, dire que l'intellect possible est unique pour tous les hommes s'm'ère de bien des manières une impossibilité.

84 Premièrement, parce que si l'intellect possible est ce par quoi nous pensons, il faut dire soit que l'homme singulier qui pense est l'intellect lui-même soit que l'intellect lui est formellement inhérent, non certes de telle manière qu'il soit lui-même forme du corps, mais parce qu'il est la faculté d'une âme qui est forme d'un corps.

Si l'on dit que l'homme singulier est l'intellect lui-même, il en découle que cet homme singulier-ci n'est pas distinct de cet homme singulier-là et que tous les hommes sont un seul homme, non certes par participation à une même espèce, mais comme un seul individu.

Si, en revanche, l'intellect se trouve formellement en nous, comme on l'a déjà dit, il s'ensuit que les divers corps ont diverses âmes. De même en effet que l'homme est <composé> d'un corps et d'une âme, de même cet homme-ci, comme Callias ou Socrate, est <composé> de ce corps-ci et de cette âme-ci. Mais si les âmes sont diverses et si l'intellect possible est la faculté de l'âme par laquelle l'âme pense, il importe qu'il diffère numériquement, car il n'est pas non plus possible d'imaginer que diverses choses puissent avoir une même faculté numériquement identique.

Et si l'on dit qu'en pensant par l'intellect possible l'homme pense par quelque chose de sien, qui ne fait pas partie de lui comme une forme, mais seulement comme un moteur, on a déjà montré plus haut que si l'on adopte cette position, il n'y a plus aucun moyen de dire que Socrate pense.

85 Mais supposons que - bien que l'intellect ne soit ici que le moteur - Socrate pense du fait que l'intellect pense, de même que l'homme voit du fait que l'oeil voit, et, pour suite jusqu'au bout la comparaison, supposons que tous les hommes n'aient qu'un seul oeil numériquement identique: il reste à chercher si tous les hommes sont un seul voyant ou plusieurs voyants. Pour chercher la vérité sur ce point il faut d'abord considérer qu'il en va autrement du premier moteur et d'un instrument. En effet, si plusieurs hommes se servent d'un seul et même instrument numériquement identique, on dit qu'ils sont plusieurs opérateurs: par exemple, quand plusieurs se servent d'une même machine pour projeter ou soulever une pierre. Si l'agent principal est unique et utilise plusieurs choses comme instruments, l'opérateur est unique, et les opérations peuvent être diverses à cause de divers instruments - parfois, au contraire, l'opération reste unique, même si plusieurs instruments sont requis pour l'effectuer. Ainsi donc l'unité de l'opérateur ne se reconnaît pas aux instruments, mais à l'agent principal qui utilise les instruments.

86 Si l'on revient maintenant à l'hypothèse précédente et si l'on suppose, en outre, que l'oeil est ce qu'il y a de principal en l'homme, qu'il utilise toutes les puissances de l'âme et les parties du corps comme des instruments, la pluralité des <hommes> partageant un même oeil ne sera qu'un seul voyant; en revanche, si l'oeil n'est pas le principal de l'homme, s'il y a quelque chose de plus important que lui, qui se sert de l'oeil, tout en étant diversifié dans une pluralité <d'hommes>, il y aura bien plusieurs voyants, et par un seul oeil.

87 Or il est manifeste que l'intellect est ce qui est principal en l'homme et qu'il se sert de toutes les puissances de l'âme et des membres du corps comme d'instruments; c'est bien pourquoi Aristote dit subtilement que l'homme est intellect « ou principalement <intellect> ». Si donc l'intellect de tous <les hommes> est unique, il s'ensuit nécessairement qu'il n’y a qu'un seul pensant et, par conséquent, un seul voulant et un seul utilisateur, pour l'arbitre de sa volonté, de tout ce qui distingue les hommes les uns des autres. Et il en résulte en outre que si l'intellect, dans lequel seul résident la principauté et le pouvoir de tout utiliser, est identique et indivis en tous les hommes, il n’y a aucune différence entre eux quant au libre choix de la volonté et qu'elle est identique en tous. Ce qui est manifestement faux et impossible: c'est en effet contraire aux phénomènes et cela détruit toute science morale et tout ce qui relève de la société politique, qui est naturelle à l'homme, comme le dit Aristote.

88 De plus, si tous les hommes pensent par un seul intellect, de quelque manière qu'il leur soit uni, que ce soit comme forme ou comme moteur, il s'ensuit nécessairement qu'une pensée partagée par tous les hommes simultanément par rapport à un même intelligible sera elle-même numériquement une; par exemple, si je pense à une pierre et si tu y penses également, il faudra que mon opération intellectuelle et que ton opération intellectuelle ne fassent qu'une seule et même opération. En effet, rien ne peut venir du même principe actif, qu'il s'agisse d'une forme ou d'un moteur, par rapport à un même objet, qu'une opération numériquement identique, de la même espèce et dans le même temps: cela résulte nettement de ce qu'Aristote déclare dans le livre V desPhysiques. D'où, s'il y m'ait une pluralité d'hommes partageant un même oeil, leur vision à tous ne ferait qu'une par rapport au même objet, dans le même temps. Semblablement, donc, s'il ya un unique intellect de tous les hommes, il y aura nécessairement une seule action intellectuelle de tous les hommes pensant la même chose en même temps; et ce, principalement, parce que rien de ce qui est censé distinguer les hommes les uns des autres ne communique avec l'opération intellectuelle. De fait, les images sont le préambule de l'action de l'intellect, comme les couleurs le sont pour celle de la vue : leur diversité ne suffit donc pas à diversi1ier l'action de l'intellect, surtout par rapport à un seul et même intelligible; c'est pourquoi <les averroïstes> posent que la science de cet homme-ci diffère de la science de cet homme-là, dans la mesure où celui-ci pense les choses dont il a des images et celui-hl d'autres choses dont il a des images - mais en deux <hommes> qui savent et pensent la même chose, l'opération intellectuelle e1le­même ne peut en rien être diversifiée par la diversité des images.

89 Mais il faut montrer en plus que cette thèse est entièrement incompatible avec les paroles d'Aristote, En effet. il dit que l'intellect possible est séparé et qu'il est en puissance toutes choses, mais il ajoute: « quand il devient ainsi chacune d'elles, à savoir en acte, il se dit comme le savant qui est en acte, en d'autres mots: au sens où si la science est l'acte, le savant est dit être en acte en tant qu'il en a un habitus ; c'est pourquoi il précise: « cela arrive à l'instant où il est, de lui-même, capable d'opérer. Et même alors il est encore en puissance d'une certaine façon, non pas cependant de la même manière qu'avant d'avoir appris ou d'avoir trouvé ». Puis, il demande: « Si l'intellect est simple et impassible et si, comme le dit Anaxagore, il n'a rien de commun avec quoi que ce soit, comment pensera-t-il, puisque penser c'est subir une certaine passion ? » et, pour résoudre le problème, il répond: « L'intellect est, en puissance, d'une certaine façon, les intelligibles, mais il n'est en acte aucun d'eux avant de penser. Et il doit en être comme d'une tablette où il n'va rien d'écrit en acte: c'est exactement ce qui se' passe pour l'intellect. » La doctrine d'Aristote est donc qu'avant d'apprendre ou de trouver l'intellect possible est en puissance comme une tablette où il n'y a rien d'écrit en acte. En revanche, après avoir appris et trouvé, il est en acte du point de vue de l'habitus du savoir grâce auquel il peut opérer tout seul, même s'il est simultanément en puissance par rapport à sa considération actuelle et effective.

90 Il faut ici remarquer trois choses, Premièrement, que l'habitus du savoir est l'acte premier de l'intellect possible lui-même: c'est par lui que l'intellect passe à l'acte et peut opérer tout seul. La science n'est pas seulement le fruit d'une illumination par rapport aux images, comme certains le disent, ou une certaine capacité que nous acquérons, par de fréquentes méditations et exercices, d'entrer en contact avec l'intellect possible à travers nos images,

Deuxièmement, qu'avant que nous n'apprenions et ne trouvions, l'intellect possible lui-même est en puissance comme une tablette où il n'y a rien d'écrit.

Troisièmement, que c'est par notre apprentissage et nos découvertes que l'intellect possible lui-même passe à l'acte. Or rien de tout cela n'arriverait si l'intellect possible de tous ceux qui sont, qui furent et qui seront, était unique.

91 Il est en effet manifeste que les espèces sont conservées dans l'intellect. De fait, c'est « le lieu des espèces », comme Aristote l'a dit plus haut ; et, en outre, la science est un habitus permanent. Si donc, grâce à un de nos prédécesseurs, l'intellect est passé à l'acte selon certaines espèces intelligibles et s'il a été actualisé dans un habitus de savoir, tant cet habitus que ces espèces demeurent en lui. Mais alors, comme « tout récepteur est dénué de ce qu'il reçoit, mon apprentissage ou mes découvertes ne pourront jamais faire que ces espèces soient acquises dans l'intellect possible. En effet, même si quelqu'un soutient que grâce à une de mes découvertes l'intellect possible devient en acte quelque chose pour la première fois ­par exemple, si je trouve un intelligible qui n'a été trouvé par aucun de mes prédécesseurs - la même chose ne pourra se produire grâce à un apprentissage, car je ne peux apprendre que ce qu'un enseignant connaît déjà. C'est donc pour rien qu'Aristote dit que l'intellect est en puissance avant d'apprendre ou de trouver.

92 Et si quelqu'un ajoute que, selon l'opinion d'Aristote, il y a toujours eu des hommes, on doit en déduire qu'il n'y a pas eu de premier homme pensant. Dans ces conditions, les espèces intelligibles d'aucune chose n'ont été acquises dans l'intellect possible grâce aux images de quelqu'un, au contraire, les espèces intelligibles de l'intellect possible sont éternelles. C'est donc encore pour rien qu'Aristote affirme l'existence d'un intellect agent faisant passer les intelligibles de la puissance à l'acte ; c'est aussi pour rien qu'il affirme que les images se rapportent à l'intellect possible comme les couleurs à la vue, si l'intellect possible ne reçoit rien des images. Par ailleurs, cette thèse même semble aussi déraisonnable: qu'une substance séparée reçoive quoi que ce soit de nos images et qu'elle ne puisse se penser elle-même qu'une fois que nous avons appris ou trouvé - or, après les paroles susdites, c'est bien ce que précise Aristote: « et alors il est aussi capable de se penser lui-même », <alors>, c'est-à-dire, après qu'il y a eu apprentissage ou découverte. En effet, une substance séparée est intelligible en et par elle-même: par conséquent, c'est par sa propre essence que l'intellect possible se penserait s'il était une substance séparée; il n'aurait pas besoin pour ce faire d'espèces intelligibles venant s'ajouter à lui en fonction de notre pensée ou de nos inventions.

93 S'ils veulent échapper à ces inconvénients en expliquant que toutes ces paroles d'Aristote concernent chez lui l'intellect possible en tant qu'il est en contact avec nous et non l'intellect possible dans ce qu'il est en lui-même, il faut répondre, premièrement, que les paroles d'Aristote n'ont absolument aucun rapport avec <ce qu'ils allèguent>, au contraire: il parle de l'intellect possible dans ce qui lui est propre et en tant qu'il se distingue de l'intellect agent.

Mais, si l'on ne tire pas argument des paroles d'Aristote, on peut encore imaginer, comme ils le soutiennent, que l'intellect possible possède des espèces intelligibles de toute éternité, par le canal desquelles il entre en contact avec nous en fonction des images qui sont en nous, Or, les espèces intelligibles qui sont dans l'intellect possible et les images qui sont en nous ne peuvent entrer en relation que selon l'un des trois modes suivants: dans le premier mode, les espèces intelligibles qui sont dans l'intellect possible sont reçues par les images qui sont en nous, comme semblent l'indiquer les paroles d'Aristote; mais, comme on l'a montré, cela ne peut se produire dans la perspective <averroïste>, Dans le second mode, les espèces ne sont pas reçues par les images, mais elles rayonnent sur nos images - pour prendre une comparaison, on peut penser à des espèces dans l'oeil, rayonnant à l'extérieur sur les couleurs contenues dans un mur. Dans le troisième mode, les espèces intelligibles qui sont dans l'intellect possible ne sont pas reçues par les images, mais elles n'impriment pas non plus quelque chose sur les images,

94 Si l'on penche pour le deuxième mode, à savoir que les espèces intelligibles illuminent les images et que de par ce processus celles-ci deviennent des pensées, il en résulte plusieurs conséquences <fâcheuses>: premièrement, que les images deviennent intelligibles en acte non du fait de l'intellect agent, mais du fait de l'intellect possible, en fonction de ses espèces, Deuxièmement, qu'une telle illumination des images ne permet pas de les rendre intelligibles en acte: de fait, les images ne deviennent intelligibles en acte que par une abstraction, or ce <processus> est plus une réception qu'une abstraction, En outre, puisque toute réception dépend de la nature du récepteur, l'illumination des espèces intelligibles qui sont dans l'intellect possible ne parviendra pas sur un mode intelligible aux images qui sont en nous, mais seulement sur un mode sensible et matériel. Une telle illumination ne nous permettra donc pas dl' penser universellement.

Mais si les espèces intelligibles de l'intellect possible ne sont pas reçues par les images et si elles ne rayonnent pas non plus sur elles, elles seront absolument disparates, elles n'auront rien de proportionné, et les images ne contribueront en rien à la pensée: ce qui est absolument contraire aux évidences,

Il est donc à tout point de vue impossible que l'intellect possible de tous les hommes ne soit qu'un.


CHAPITRE 5 : [La pluralité des intellects possibles]

95 Il ne reste plus maintenant qu'à réfuter les arguments qui tentent d'exclure la pluralité de l'intellect possible. Le premier est que tout ce qui est multiplié selon la division de la matière est forme matérielle; d'où, les substances séparées de la matière ne sont pas plusieurs en une seule espèce, Si donc plusieurs intellects étaient en plusieurs hommes numériquement distincts les uns des autres par division de la matière, il s'ensuivrait nécessairement que l'intellect est une forme matérielle, ce qui va contre les paroles d'Aristote et l'argument par lequel il prouve que l'intellect est séparé. Si donc l'intellect est séparé et s'il n'est pas une forme matérielle, il n'est en rien multiplié par la multiplication des corps.

96 Ils font tellement confiance à cet argument qu'ils disent que Dieu ne pourrait faire plusieurs intellects de même espèce en divers hommes, Ils pensent en effet que cela impliquerait contradiction, car le fait d'avoir une nature multipliable selon le nombre est étranger à l'essence d'une forme séparée. Et ils ne s'en tiennent pas là, car ils prétendent en conclure qu'aucune forme séparée n'est numériquement une ni quelque chose d'individué. Et ils disent que cela se voit dans le langage lui-même, car n'est un en nombre que ce qui est un de nombre ; or une forme libérée de toute matière n'est pas un de nombre - rien n'est en elle le fait du nombre : c'est la matière qui fait qu'il y a nombre.

97 Mais, pour commencer par la fin, <les averroïstes> semblent ignorer la signification même des mots qu'ils utilisent - particulièrement dans le dernier argument. En effet, dans le livre IV de la Métaphysique Aristote dit que « la substance de chaque être est une, et cela non par accident » ; il dit encore que « l'un n'est rien d'autre en dehors de l'être ». Si donc la substance séparée est un être, elle est une selon sa substance ; d'autant que, selon Aristote, Métaphysique, livre VIII, pour les choses qui n'ont pas de matière il n’y a pas de cause qui constitue leur unité et leur être.

Mais le livre V de la Métaphysique montre que l'un se dit de quatre façons : en nombre, ou selon l'espèce, le genre ou la proportion. Or, on ne peut pas dire qu'une substance séparée soit une seulement par l'espèce ou par le genre, car <être un par l'espèce ou par le genre> ce n'est pas être un absolument parlant. Il est donc bien clair que toute substance séparée est une en nombre. En outre, on ne dit pas qu'une chose est un en nombre car elle est un de nombre - en effet ce n'est pas le nombre qui est cause de l'un, mais l'inverse; <on dit qu'une chose est un en nombre> car elle ne se divise pas dans un dénombrement ; de fait, est un ce qui ne se divise pas.

98 Il n'est pas vrai non plus que la cause de tout nombre est la matière: sinon, ce serait pour rien qu'Aristote se demande quel est le nombre des substances séparées. Et il précise bien dans le livre V de la Métaphysique que le multiple se dit non seulement selon le nombre, mais selon l'espèce et le genre.

Et il n'est pas vrai non plus qu'une substance séparée n'est pas singulière et qu'elle n'est pas un individu déterminé; autrement elle n'aurait pas d'opération, puisque, comme dit Aristote, seuls les singuliers agissent. C'est bien pourquoi, dans le livre VII de laMétaphysique, il objecte à Platon que si les Idées étaient séparées, il y aurait une Idée qui ne serait pas prédiquée de plusieurs et qui ne pourrait être définie, comme cela se produit pour les autres individus qui sont uniques de leur espèce, tels le Soleil et la Lune. En effet, dans les choses matérielles, la matière est principe d'individuation dans la stricte mesure où die n'est pas participable par plusieurs, - puisqu'elle est un sujet premier qui ne peut exister dans un autre; c'est pourquoi Aristote dit des Idées que si elles étaient séparées « il y en aurait une », c'est-à-dire une individuelle, qu'il serait impossible de prédiquer de plusieurs ».

99 Les substances séparées et singulières sont donc individuées, toutefois, elles ne sont pas individuées à cause de la matière, mais, précisément, parce qu'elles ne sont pas faites pour être en autre chose, ni non plus, par conséquent, pour être participées par plusieurs. Il en résulte que si une forme est faite pour être participée par quelque chose, et qu'ainsi elle se trouve être l'acte d'une matière, elle peut être individuée et multipliée de par son rapport à la matière. Mais on a déjà montré plus haut que l'intellect est la faculté d'une âme qui est l'acte d'un corps; par conséquent, là où il y a plusieurs corps il y a plusieurs âmes, et là où il y a plusieurs âmes il y a plusieurs puissances intellectuelles qui s'appellent intellect - et il n'en découle pas pour autant que l'intellect soit une faculté matérielle, comme on l'a montré plus haut.

100 Si l'on objecte que dans l'hypothèse où les âmes seraient multipliées en fonction des corps, il s'ensuivait qu'une fois les corps détruits il ne pourrait subsister plusieurs âmes, la réponse est évidente grâce à ce qu'on a dit plus haut. Comme le dit laMétaphysique, livre IV : il en va de l'être de chaque chose comme de son unité. Donc, de même qu'il est vrai que l'être de l'âme est dans le corps dans la mesure où elle est forme du corps et qu'ainsi elle n'existe pas avant le corps, mais que, néanmoins, une fois ce corps détruit, elle demeure dans son être, de même <une fois le corps détruit> chaque âme demeure dans son unité et chaque pluralité d'âmes dans sa pluralité.

101 Et ceux qui, pour montrer que Dieu ne peut faire qu'il y ait plusieurs intellects, prétendent que cela renfermerait une contradiction, argumentent de manière très fruste. Supposé, en effet, qu'il ne soit pas de la nature de l'intellect d'être multiplié, toute multiplication de l'intellect ne devrait pas nécessairement renfermer une contradiction. Le fait qu'il ne soit pas dans la nature d'une chose d'avoir telle ou telle propriété ne l'empêche pas de tenir cette propriété d'une autre cause: par exemple, il n'est pas de la nature d'un grave d'être en hauteur, pourtant il n'y a pas de contradiction à ce qu'il soit en hauteur; ce qui renfermerait une contradiction ce serait qu'il soit en hauteur selon sa nature.Ainsi donc si, faute d'une cause naturelle de multiplication, l'intellect de tous les hommes était naturellement un, une multiplication pourrait néanmoins lui échoir d’une cause surnaturelle et cela n'impliquerait aucune contradiction. Nous ne précisons pas ce point parce que le propos l'exige, mais pour que l'on n'étende pas ce type d'argumentation à autre chose; car on pourrait s'en servir pour prouver que Dieu ne peut pas ressusciter les morts ni ramener les aveugles à la vue.

102 Mais, pour mieux étayer leur erreur ils allèguent un autre argument. Ils demandent si ce qui est pensé à la fois en moi et en toi est absolument le même ou si c'est deux en nombre et un en espèce. Si c'est le même pensé, il faut que le pensant, l'intellect, soit le même ; si c'est deux en nombre et un en espèce, il y a entre eux ces deux un troisième qui est leur pensé - en effet, ce qui est deux en nombre et un en espèce donne lieu à une seule pensée, puisqu'une seule et même quiddité permet d'y penser -; on devra donc poursuivre à l'infini, ce qui est impossible. Il est donc impossible que ce qui est pensé à la fois en moi et en toi soit distinct en nombre; par conséquent, il n'y a qu'un seul pensé et un seul intellect numériquement identique en tous.

103 A ceux qui s'imaginent raisonner si subtilement il faut demander si avoir affaire à deux pensés distincts en nombre, mais un en espèce, va contre le concept de pensé en tant que pensé ou en tant que pensé par l'homme. Leur argument même prouve manifestement que pour eux cela va contre le concept de pensé en tant que pensé; de fait, il n'est pas essentiel au pensé en tant que tel d'avoir à subir un travail d'abstraction pour pouvoir être pensé. En suivant leur argument nous pouvons donc conclure, plus largement, qu'il y a, en tout et pour tout, un seul pensé, et non pas un seul pensé par tous les hommes. Et s'il y a en tout et pour tout un seul pensé, il s'ensuit, selon leur argument, qu'il y a en tout et pour tout un intellect, mais dans la totalité du monde et non pas seulement dans les hommes. Donc, non seulement notre intellect est une substance séparée, mais encore c'est Dieu lui-même, et la pluralité des substances séparées est supprimée dans l’univers.

104 Et si quelqu'un veut répondre que ce qui est pensé par une substance séparée et ce qui est pensé par une autre n'est pas un par l'espèce, car ces intellects diffèrent par l'espèce, il s'abusera lui-même, car ce qui est pensé se rapporte au penser et à l'intellect comme l'objet se rapporte à l'acte et à la puissance. Or l'objet ne reçoit d'espèce ni de l'acte ni de la puissance; c'est bien plutôt l'inverse : il faut donc concéder plus largement que le pensé correspondant à une seule chose, par exemple à une pierre, est un et unique non seulement chez tous les hommes, mais encore chez tous les êtres pensants.

105 Mais il reste à s'enquérir de ce qu'est le pensé lui-même. En effet, s'ils disent que le pensé est une unique espèce immatérielle existant dans l'intellect, ils ne se rendent pas compte que, d'une certaine manière, ils en reviennent à la doctrine de Platon, pour qui la science ne peut porter sur les choses sensibles, puisque toute science porte sur une forme unique séparée. Car cela ne change rien à l'affaire de dire que la science que l'on a de la pierre porte sur la forme unique de la pierre séparée ou de dire qu'elle porte sur la forme unique de la pierre qui est dans l'intellect: dans l'un et l'autre cas, en effet, il s'ensuit que les sciences ne portent pas sur les choses qui sont ici-bas, mais seulement sur des choses séparées. Or, comme Platon soutenait que ces formes immatérielles subsistaient par soi, il lui était facile de poser aussi simultanément plusieurs intellects participant à la connaissance par la forme séparée et unique d'une vérité unique. Mais comme ces gens-ci, <les averroïstes>, placent ce genre de formes immatérielles - qu'ils disent être pensées - dans l'intellect, il leur faut bien admettre qu'il y a en tout et pour tout un intellect, non seulement chez tous les hommes, mais dans l'absolu.

106 Il faut donc dire selon la doctrine d'Aristote que ce pensé qui est un est la nature même ou quiddité de la chose; c'est en effet sur les choses mêmes que portent la science naturelle et les autres sciences, non sur les espèces pensées. Si, en effet, le pensé n'était pas la nature même de la pierre qui est dans les choses, mais l'espèce qui est dans l'intellect, il s'ensuivrait que je ne penserais pas la chose qui est la pierre, mais seulement l'intention qui est abstraite de la pierre. Mais il est bien vrai que la nature de la pierre, pour autant qu'elle est dans les singuliers, est pensée en puissance et que, pour en faire une pensée en acte, il faut que les espèces émises par les choses sensibles parviennent, par l'intermédiaire des sens, jusqu'à l'imagination, et que les espèces intelligibles, qui sont dans l'intellect possible, soient abstraites par la vertu de l'intellect agent. Toutefois, pour l'intellect possible ces espèces ne sont pas ce qu'il pense, mais les espèces par lesquelles il pense, de même que les espèces qui sont dans la vue ne sont pas ce qui est vu, mais ce par quoi la vue voit - si ce n'est que <ces espèces peuvent devenir ce qu'il pense quand> l'intellect réfléchit sur lui-même, ce qui ne se produit pas pour les sens.

107 Si penser était une action transitive passant dans une matière extérieure, comme brûler ou mouvoir, il s'ensuivrait que le mode d'être du penser serait le même que celui des natures réelles dans les singuliers - comme la combustion du feu qui suit le mode du combustible. Mais puisque, comme le dit Aristote dans le livre IX de la Métaphysique,penser est une action immanente qui demeure dans le pensant lui-même, il s'ensuit que le penser suit le mode du pensant, c'est-à-dire l'exigence de l'espèce par laquelle pense le pensant. Or, puisqu'elle est abstraite des principes individuels, cette espèce ne représente pas la chose dans ses particularités individuelles, mais exclusivement dans sa nature universelle. En effet, si deux choses sont réellement jointes rien n'empêche que l'une puisse être représentée dans les sens indépendamment de l'autre: c'est ainsi que la couleur du miel ou d'un fruit est perçue par la vue indépendamment de leur saveur. C'est de cette manière, donc, que l'intellect pense la nature universelle par abstraction des principes individuels.

108 Il y a donc quelque chose d'un qui est pensé à la fois par moi et par toi, mais il est pensé chez moi par l'intermédiaire d'une chose et chez toi par l'intermédiaire d'une autre, c'est-à-dire par une autre espèce intelligible; et mon penser est une chose et ton penser en est une autre; et mon intellect est une chose et ton intellect en est une autre. C'est pourquoi, dans les Catégories, Aristote dit qu'une certaine science est singulière quant à son sujet, « par exemple une certaine science grammaticale est dans un sujet, à savoir dans l'âme, mais elle n'est dite d'aucun sujet. C'est pourquoi aussi, quand il se pense lui-même en train de penser mon intellect pense un certain acte singulier; alors que, quand il pense au penser absolument par­lant, il pense quelque chose d'universel. Ce n'est pas en effet la singularité qui répugne à l'intelligibilité, mais la matérialité : d'où, puisqu'il y a certains singuliers immatériels, comme c'est le cas des substances séparées dont on a parlé plus haut, rien n'empêche de penser ces singuliers.

109 On voit par là comment il peut y avoir une même science dans l'élève et dans l'enseignant. C'est, en effet, la même pour ce qui est de la chose sue, mais ce n'est pas la même pour ce qui est des espèces intelligibles par lesquelles l'un et l'autre pensent; au contraire, c'est de ce point de vue que la science s'individue en moi et en lui. Il n'est pas non plus nécessaire que la science qui est dans le disciple soit causée par la science qui est dans le maître comme la chaleur de l'eau est causée par celle du feu: <il suffît qu'elle soit causée> comme la santé qui est dans la matière l'est par celle qui est dans l'âme du méde­cin. Car, de même qu'on trouve dans le malade le principe naturel de santé, auquel le médecin administre ses moyens auxiliaires pour actualiser pleinement la santé, de même, on trouve dans l'élève le principe naturel de la science - l'intellect agent et les premiers principes connus par soi -, et l'enseignant administre certaines aides en tirant les conclusions des principes connus par soi. C'est pourquoi le médecin s'efforce de soigner comme soignerait la nature, c'est-à-dire, en réchauffant et en refroidissant. C'est pourquoi aussi le maître guide l'élève vers la science en faisant comme celui qui acquerrait la science en trouvant tout par lui-même: en procédant du connu à l'inconnu. Et de même que, chez le malade, la santé ne suit pas la puissance du médecin, mais la capacité de la nature, de même, chez l'élève, la science ne suit pas la puissance du maître, mais la capacité de l'apprenti.

110 Ce qu'ils objectent ensuite - que si, après la destruction des corps, il demeurait une pluralité de substances intellectuelles, elles seraient forcément superflues, au sens où, dans le livre XI de la Métaphysique,Aristote soutient que s'il y avait des substances séparées ne mouvant pas de corps, elles seraient superflues -, ils pourraient facilement le réfuter eux-mêmes s'ils considéraient bien la lettre d'Aristote, Car, avant d'introduire cet argument, Aristote pose qu' « il est raisonnable de penser qu'il y a un nombre égal de substances et de principes immobiles », mais il « laisse à de plus forts le soin de dire si cela est nécessaire. » D'où il est clair qu'il se contente d'une certaine probabilité et ne fait intervenir aucune nécessité.

111 Ensuite, puisque est superflu ce qui n'atteint pas à la fin pour laquelle il est fait, on ne peut dire, même à titre de simple probabilité, que les substances séparées seraient superflues si elles ne mouvaient pas des corps; à moins, peut-être, que <les averroïstes> pensent que les mouvements des corps sont les fins des substances séparées: ce qui est complètement impossible, puisqu'une fin est plus importante que ce qui l'a pour fin, C'est pourquoi Aristote ne soutient pas non plus que les substances séparées seraient superflues si elles ne mouvaient pas de corps, mais que « toute substance impassible ayant atteint par soi un bien optimum doit être estimée comme une fin. ». Car, le plus parfait pour une chose est non seulement d'être bonne en soi, mais d'être cause de bonté en d'autres choses, Or, comme on ne voyait pas bien comment des substances séparées seraient causes de bonté dans le monde inférieur si ce n'est à travers le mouvement de certains corps, Aristote a forgé à partir de là un argument probable pour montrer qu'il n'y a pas d'autres substances séparées que celles qui sont révélées par le mouvement des corps célestes, même si, comme il le dit lui-même, il n'y a sur ce point aucune nécessité,


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