Contre Averroes 112

112 Or nous concédons que, séparée du corps, l'âme humaine n'a pas l'ultime perfection de sa nature, puisqu'elle est une partie de la nature humaine; en effet, nulle partie n'a de perfection complète si elle est séparée du tout. Mais, ce n'est pas pour autant qu'elle est inutile : la fin de l'âme humaine n'est pas, en effet, de mouvoir le corps, c'est de penser, ce en quoi réside sa félicité, comme le prouve Aristote au livre X desEthiques.

113 Ils objectent aussi en faveur de leur erreur que s'il y a\"ait pluralité d'intellects là où il y a pluralité d'hommes, il s'ensuivrait, comme l'intellect est incorruptible, qu'il y aurait une infinité d'intellects en acte selon la doctrine d'Aristote, qui stipule que le monde est éternel et qu'il y a toujours eu des hommes. Mais, dans sa Métaphysique,Algazel répond à cette objection: il dit en effet qu'" à chaque fois que l'un de ceux-ci se trouve sans l'autre, à savoir la quantité ou le multiple sans l'ordre, « l'infinité ne lui est pas ôtée, comme au mouvement du ciel. Et il ajoute: « Nous concédons de même que les âmes humaines aussi, lesquelles sont séparables des corps par la mort, sont infinies en nombre, même si elles sont simultanément, puisqu'il n'y a pas entre elles de relation naturelle d'ordre, qui, une fois supprimée, ferait que les âmes cesseraient d'être: de fait, aucune d'entre elles n'est la cause des autres, mais elles sont toutes en même temps sans relation d'antérieur et de postérieur, de nature ou de place. Car, l'antérieur et le postérieur ne désignent pas en elles une relation de nature, sinon quant au temps de leur création. Et dans leurs essences, en tant qu'elles sont des essences, il n'y a non plus aucune sorte de relation d'ordre, puisqu'elles sont égales en être, au contraire des espaces et des corps, de la cause et du causé. »

114 Comment Aristote résoudrait la question, nous ne pouvons le savoir, puisque nous n'avons pas la partie de la Métaphysiquequ'il a faite sur les substances séparées. Or, il dit bien dans le livre II des Physiques que considérer dans la matière, en tant qu'elles sont séparables, les formes « qui sont séparées » « est l'oeuvre de la philosophie première. En tout cas, quoi que l'on dise sur ce sujet, il nous paraît clair que les catholiques ne peuvent en être gênés, eux qui posent que le monde a eu un commencement.

115 En revanche, il est tout aussi clair que ce que disent <les averroïstes> est faux, À savoir : que cela a toujours été un principe pour tous ceux qui philosophaient chez les Arabes et chez les péripatéticiens que l'intellect n'est pas multiplié selon le nombre, bien que cela ne l'ait pas été chez les latins. En effet, Algazel n'était pas un Latin, mais un Arabe. Et Avicenne, qui était aussi un Arabe, dit dans son livre De l'âme : « La prudence, la bêtise, l'opinion et autres choses semblables ne sont que dans l'essence de l'âme. Donc l'âme n'est pas numériquement une, mais multiple, et c'est son espèce qui est une. »

116 Et pour ne pas oublier les Grecs, on mentionnera ce que dit là-dessus Thémistius dans son Commentaire. En effet, quand il demande à propos de l'intellect agent s'il est un ou plusieurs, il répond par cette analyse: « Ou bien le premier qui éclaire est unique et ceux qui éclairent et sont éclairés sont plusieurs. En effet, le soleil est unique, mais on sait bien que la lumière, d'une certaine façon, arrive divisée à la vue. C'est pourquoi il, c'est-à-dire Aristote, n'a pas pris comme comparaison le Soleil, mais la lumière; tandis que Platon, lui, a choisi le Soleil ». Il est donc évident, à lire Thémistius, que ni l'intellect agent dont parle Aristote n'est unique, lui qui éclaire, ni l'intellect possible, qui est éclairé: il est vrai, en revanche, que le principe de l'illumination est unique, à savoir que c'est une certaine substance séparée: soit Dieu, selon les catholiques, soit la dernière Intelligence, selon Avicenne. Or Thémistius prouve l'unité de ce principe séparé par cela que l'enseignant et l'apprenti pensent la même chose, ce qui ne serait pas le cas s'il n'y avait pas un seul et même principe illuminateur. Mais ce qu'il dit ensuite est vrai : certains se sont aussi demandés si l'intellect possible était unique. Toutefois, il ne dit rien de plus là-dessus, car ce n'était pas son intention de toucher à toutes les opinions des philosophes; il voulait seulement expliquer les doctrines d'Aristote, de Platon et de Théophraste; c'est pourquoi il conclut ainsi: « Ce que j'ai dit pour me prononcer sur ce que croient les philosophes cela réclame encore bien des études et bien de l'attention, A l'inverse, tirer des paroles récoltées une yue complète de la doctrine d'Aristote et de Théophraste et, plus encore, de Platon lui-même, cela peut se faire rapidement. »

117 Il est donc clair que ni Aristote, ni Théophraste, ni Thémistius, ni Platon lui-même n'ont jamais considéré comme un principe qu'il y avait un unique intellect possible en tous <les hommes>. Il est également clair qu'Averroès rapporte perversement la doctrine de Thémistius et de Théophraste au sujet de l'intellect possible et de l'intellect agent; c'est donc à bon droit que nous l'avons appelé plus haut le corrupteur de la philosophie péripatéticienne. Et il y a bien lieu de s'étonner que certains, qui n'ont d'yeux que pour le commentaire d'Averroès, osent affirmer que ce qu’il dit, tous les philosophes, les Grecs et les Arabes, à l'exception des Latins, l'ont professé,

118 Mais il y a lieu de s'étonner encore bien plus ou plutôt de s’indigner que tel, qui se prétend chrétien, ose s'exprimer de manière si irrévérencieuse au sujet de la foi chrétienne, en disant, par exemple, que « les Latins n'acceptent pas cela parmi les principes », savoir qu’il y a seulement un intellect, « pour la raison, peut-être que c'est contraire à leur religion ». Il y a là deux maux: premièrement, parce qu’il affecte de se demander si cela est contraire à la foi; deuxièmement parce qu’il se présente comme s’il était étranger à cette religion, Et ce qu'il dit après – « tel est l'argument par lequel les catholiques semblent vouloir fonder leur position » - où il appelle « position » la doctrine de la foi. Et ce qu’il ose ensuite affirmer n'est pas le signe d'une moindre présomption, à savoir : que Dieu ne peut raire qu'il y ait multiplicité d'intellects, car cela impliquerait contradiction.

119 Mais il y a encore plus grave - c'est ce qu’il dit ensuite: « Par la raison je conclus de nécessité que l’intellect est numériquement un, mais je tiens fermement le contraire par la foi ». Il pense donc que la foi porte sur des affirmations dont on peut conclure le contraire en toute nécessité ; or puisqu’en toute nécessité seul peut être conclu le vrai nécessaire dont l'opposé est le faux impossible, il s'ensuit, selon son propre dire, que la foi porte sur du faux impossible, hypothèse que Dieu lui-même ne pourrait réaliser et que l'oreille d'un fidèle ne peut supporter.

C'est également signe d'une extraordinaire témérité qu'il prenne sur lui de disputer de thèses qui ne relèvent pas de la philosophie, mais de la pure foi - ­comme par exemple que l'âme souffre du feu de l'enfer - et qu'il dise qu'il faut, sur ce point, condamner les doctrines des Pères; avec le même raisonnement il pourrait, en effet, disputer de la Trinité, de l'Incarnation et d'autres thèmes semblables, dont on ne saurait pourtant parler qu'en balbutiant.

120 Voilà donc ce que nous ayons écrit pour détruire l'erreur en question, non en invoquant les dogmes de la foi, mais en recourant aux raisonnements et aux dits des philosophes eux-mêmes. Si quelqu'un faisant glorieusement étalage du faux nom de la science veut dire quelque chose contre ce que nous avons écrit, qu'il ne s'exprime pas dans les coins sombres ou devant des gamins qui ne savent pas juger de matières si ardues, mais qu'il réplique à cet écrit par un écrit, s'il l'ose. Il trouvera face à lui non seulement moi, qui suis le dernier de tous, mais bien d'autres zélateurs de la vérité, qui sauront résister à son erreur ou éclairer son ignorance.






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