Sur la Trinité de Boèce Pars2 Qu.4 Art.4

Article 4: La variété du lieu produit-elle quelque chose relativement à la différence numérique?

Objections:

1. Il semble que la variété du lieu ne fait rien pour la diversité numérique. En effet la cause de la diversité numérique se trouve dans les choses qui diffèrent numériquement; mais le lieu est en dehors des choses localisées; donc la diversité des lieux ne peut pas être la cause de la diversité numérique.

2. Une chose ne peut être complète dans l’être que par ce qu’elle est distincte des autres choses; mais le lieu ne vient qu’après l’être complet, c’est pourquoi le mouvement vers un lieu est le mouvement du parfait suivant la substance, comme il est dit dans le livre IX de la Physique. On ne peut donc pas tirer du lieu la cause de la distinction dans les corps localisés.

3. La distinction numérique est invariable à l’égard des choses distinctes; mais une cause variable ne produit pas un effet invariable, donc, le lieu variant à l’égard du corps localisé, il ne peut se faire que la diversité de lieu soit la cause de la diversité numérique.

4. La cause disparaissant, l’effet disparaît aussi, mais il arrive quelquefois par un miracle que la diversité de lieu est détruite par rapport à deux corps, comme il a été dit plus haut, sans que la distinction numérique soit détruite; donc la distinction de lieu n’est pas la cause de la diversité numérique.

5. La diversité numérique se trouve non seulement dans les corps, mais même dans les substances incorporelles; mais ici la diversité de lieu ne peut être cause de la diversité numérique, puisque les choses incorporelles n’existent pas dans un lieu, comme le dit Boèce dans le livre De Hebdomad., donc on ne peut pas prendre naturellement la diversité de lieu comme cause de la diversité numérique, ainsi qu’il semble le dire.


Mais voici ce qui contrarie ces assertions, les choses qui diffèrent numériquement diffèrent par les accidents; mais la diversité d’aucun accident ne se rapporte d’une manière inséparable à la diversité numérique comme la diversité des lieux; donc la diversité dans le lieu surtout semble produire la diversité numérique. De plus la diversité des lieux suivant l’espèce accompagne la diversité des corps suivant l’espèce, comme on le voit dans les choses pesantes et les choses légères ; donc la diversité numérique des lieux accompagne aussi la diversité des corps suivant l’espèce, comme on le voit dans les choses pesantes et les choses légères; donc la diversité numérique des lieux suit inséparablement la diversité numérique des corps; ainsi même conclusion que ci-dessus. De plus, comme le temps est la mesure du mouvement, de même aussi le lieu est la mesure du corps; mais le mouvement est séparé numériquement suivant le temps, comme il est dit livre V. de la Physique. Donc le corps se sépare aussi numériquement suivant le lieu.


Réponse:

co.1. Il faut dire, ainsi qu’on le voit d’après ce qui a été dit, que la diversité numérique est produite par la division de la matière placée sous des dimensions. La matière en tant que existant sous des dimensions s’oppose à ce que deux corps existent dans le même lieu, par la raison que les matières de deux corps doivent être distinctes par rapport à la position. Et l’on voit ainsi que ce qui produit la diversité numérique produit aussi la nécessité de la diversité des lieux dans des corps différents. Par conséquent la diversité des lieux considérée en elle-même est le signe de la diversité numérique, comme aussi à l’égard des autres accidents en dehors des premières dimensions illimitées, comme il a été dit. Mais si l’on considère la diversité de lieu suivant sa cause, il devient ainsi évident que la diversité de lieu est la cause de la diversité numérique: c’est pour cela que Boèce dit que la variété des accidents produit la diversité numérique. Mettant de côté tout le reste, il a voulu établir comme une vérité nécessaire qu’aucun des accidents qui se montrent extérieurement dans une chose complète n’est aussi proche de la cause de la diversité numérique, que la diversité des lieux.



Solutions:

1-2-3° Aux trois premières difficultés il faut répondre que ces raisons établissent bien que la diversité de lieu n’est pas en elle-même la cause de la diversité des individus, mais cela n’empêche pas que la cause de la diversité de lieu ne soit la cause de la diversité numérique.

A la quatrième il faut dire que tous les effets des causes secondes dépendent plus de Dieu que des causes secondes elles-mêmes, et en mettant de côté les causes secondes, il peut par le moyen du miracle produire les effets qu’il veut.

A la cinquième il faut dire que dans les substances corporelles la diversité suivant l’espèce suit la diversité numérique, à l’exception de l’âme raisonnable qui suit la division de la matière disposée pour elle. Or Boèce parle ici de la diversité numérique, où il y a une même espèce.


Sur le premier point "au contraire" (Sed contra) il faut dire que la variété des accidents à raison des dimensions illimitées ne produit pas comme une cause la diversité numérique, mais on dit qu’elle agit comme une cause démonstrative, et c’est ainsi que le fait surtout la diversité de lieu, en tant que signe plus prochain.

Sur le second point il faut dire que la diversité des lieux suivant l’espèce est le signe mais non la cause de la diversité des corps suivant l'espèce.

Sur le troisième point il faut dire que la division du temps étant produite par la division du mouvement, la diversité du temps n’est pas non plus la cause, mais bien le signe, de la diversité du mouvement: il en est de même du lieu par comparaison avec le corps.



TROISIEME PARTIE: LA SCIENCE SPÉCULATIVE D'APRÈS BOÈCE



Texte de Boèce

Nous allons donc entrer en matière et discuter chaque chose dans la mesure où on peut le saisir et le concevoir; car, ainsi qu’on l’a très bien dit, c’est le propre de l’homme érudit de prendre chaque chose en elle-même, et de s’y attacher sous le même rapport.

La spéculation s’exerce sur trois ordres de choses, les choses naturelles, les choses en mouvement, et les choses abstraites.
En effet, elle considère avec la matière les formes des corps qui n’en peuvent être séparées actuellement, lesquels corps sont dans le mouvement comme la terre tend à descendre et le feu à monter; et ainsi la forme unie à la matière a un mouvement.
La science mathématique considère les choses indépendamment du mouvement et en abstraction. En effet elle les considère sans la matière et par suite sans le mouvement, et ces formes étant dans la matière n’en peuvent être séparées.
La théologie a pour objet les choses en dehors du mouvement, abstraites et séparables; car la substance de Dieu n’a ni matière ni mouvement.

Il faut donc procéder rationnellement dans les choses naturelles, scientifiquement dans les mathématiques, et intellectuellement dans les choses divines, sans se livrer aux illusions de l’imagination, en prenant bien soin de s’attacher à la forme elle-même.

Commentaire

Boèce a proposé ci-dessus l’enseignement catholique sur l’unité de la Trinité, et il a développé les raisons qui justifient cette doctrine. Il se propose maintenant de mettre en lumière la thèse qu’il a posée, et comme, suivant Aristote, livre II. de la Métaphysique, avant d’aborder la science il faut connaître la manière d’apprendre, cette partie se divisera en deux autres.

Dans la première Boèce montre comment il faut procéder dans l’étude des choses divines.
Dans la seconde il procède conformément au mode qu’il a établi, Quae vero forma.

La première partie se subdivise en deux autres. Il montre d’abord la nécessité de fixer la manière d’étudier;
en second lieu il fait voir quelle est la méthode qui convient dans le sujet présent, nam cum tres.

Il dit donc: d’où il suit que c’est là la doctrine catholique sur l’unité de la Trinité, et que l’indifférence est la raison de l’unité. Age, formule d’exhortation, ingrediamur, c’est-à-dire, portons nos recherches dans les entrailles du sujet, considérant les principes intimes des choses, creusant profondément pour découvrir la vérité cachée et comme couverte d’un voile, et tout cela d’une manière convenable. C’est pourquoi il ajoute, et unumquodque dicendorum discutiamus, ut possit intelligi et capi, c’est-à-dire de la manière propre à le faire concevoir et comprendre.

Il dit comprendre et saisir, parce que le mode de discussion que l’on emploie doit convenir et au sujet et à nous. En effet, s’il ne convenait pas aux choses, il ne pourrait être intelligible, et s’il n’était pas convenable à l’égard de nous, nous ne pourrions rien saisir, car les choses divines de leur nature ne sont accessibles qu’à l’intelligence. C’est pourquoi si l’on voulait se livrer dans cette étude aux lubies de son imagination, il ne serait pas possible de les concevoir, parce que ce n’est pas par ce moyen qu’elles sont intelligibles. Mais si l’on veut contempler les choses divines en elles-mêmes, et arriver par rapport à elles à la même certitude de compréhension qu’on obtient dans les choses sensibles et dans les démonstrations mathématiques, on ne pourrait y réussir à cause de la défectuosité de l’intelligence, quoique ces choses en elles-mêmes soient intelligibles de cette manière. Il prouve qu’on doit observer un mode convenable dans toute discussion d’après l’autorité d’Aristote, livre Ier de l'Ethique, lorsqu’il dit: « car comme il semble qu’a très bien dit Aristote au commencement de l’Ethique, il appartient à l’homme érudit de prendre les choses en elles-mêmes, c’est-à-dire d’une manière conforme à leur nature. On ne peut, en effet, porter en tout la même certitude et la même évidence de démonstration, et voici les paroles du Philosophe, livre Ier de l’Ethique: C’est le propre de l’homme savant de ne chercher à acquérir sur chaque chose d’autre certitude que celle que comporte la nature de la chose.

Ensuite lorsqu’il dit, nam cum tres, il examine quel est le moyen propre à ses recherches relativement aux autres modes employés dans les autres sciences, et comme le mode doit être en rapport avec la chose à laquelle il est appliqué, il partage en conséquence cette partie en deux autres.

D’abord il distingue les sciences suivant les sujets qu’elles traitent,
en second lieu il détermine les modes propres à chacune, in naturalibus igitur.

Sur le premier point il fait trois choses. Il fait voir d’abord de quelles choses s’occupe le Philosophe naturaliste, secondement, le mathématicien, Mathematica, et troisièmement quel est l’objet de la science divine, Theologia autem. Il dit donc que c’est avec raison que l’on doit prendre chaque chose suivant ce qu’elle est. Nam cum tres sint partes speculativae, c’est-à-dire de la philosophie, il dit cela par rapport à l'Ethique qui est opérative ou pratique; dans toutes ces sciences il faut un mode conforme à la matière. Or la science dont nous parlons a trois parties, la physique ou science naturelle, les mathématiques et la théologie.

Comme, dis-je, il y a trois parties, la science naturelle, qui est une des trois, s’exerce dans le mouvement non abstrait, c’est-à-dire qu’elle s’occupe des choses mobiles qui ne sont pas abstraites de la matière, ce qu’il prouve par des exemples, ainsi qu’on le voit dans le texte. Quant à ce qu’il dit habetque motum forma materiae conjuncta, il faut ainsi l’entendre, que le composé de matière et de forme, comme tel, a un mouvement qui lui est naturel, ou que la forme existant dans la matière est le principe du mouvement; et par conséquent il y a la même considération à faire relativement aux choses suivant leur matérialité ou suivant leur mobilité.

Il expose ensuite de quels sujets s’occupent les mathématiques en disant, mathematica est sine motu, c’est-à-dire indépendamment du mouvement et des mobiles, en quoi elle diffère de la science naturelle par rapport aux choses abstraites, c’est-à-dire qu’elle considère les formes qui sont abstraites de la matière suivant leur être, en quoi elle s’accorde avec la science naturelle qui expose les choses telles qu’elles sont. La science mathématique, speculatur formas sine materia, ac per hoc sine motu, parce que partout où il y a mouvement, il y a matière, comme on le prouve, livre X. de la Métaphysique. Il y a en effet mouvement de la même manière qu’il y a de la matière. Et ainsi l’étude du mathématicien est indépendante de la matière [et du mouvement], quae formae, c’est-à-dire l’objet des mathématiques, cum sint in materia, non possunt ab his separari, suivant l’être, quoi qu’elles puissent être séparées dans la spéculation.

Il montre ensuite sur quoi roule la science divine, c’est-à-dire la théologie, ou la troisième partie de la science spéculative qui est appelée divine, ou la métaphysique ou la première philosophie, et elle est indépendante du mouvement; en quoi elle s’accorde avec la science mathématique et diffère de la science naturelle, abstracta, de la matière, atque inseparabilis, deux choses par lesquelles elle diffère de la science mathématique. En effet les choses divines sont par essence abstraites de la matière et du mouvement, tandis que les choses mathématiques ne le sont pas; mais elles peuvent être séparées dans la spéculation, tandis que les choses divines ne le sont pas, parce qu’il n’y a de séparable que ce qui est uni. C’est pourquoi les choses divines ne sont pas séparables de la matière dans la spéculation, mais elles sont abstraites suivant l’être; c’est tout le contraire pour les choses mathématiques: l'auteur prouve cela par la substance de Dieu, dont la science divine s’occupe principalement, et d’où elle tire son nom.

Ensuite lorsqu’il dit, in naturalibus, il montre quel est le mode convenable à ces matières, et sur cela il fait deux choses:

Premièrement il établit les modes convenables à chacune de ces matières, et la disposition de cette partie est abandonnée à la discussion.

Secondement il expose le dernier mode qui est propre à la présente dissertation, et cela encore de deux manières.

Premièrement en écartant ce qui est un obstacle, neque oportet in divinis deduci ad imagines, c’est-à-dire qu’en portant un jugement sur ces matières on suive le jugement de l'imagination.
Secondement en montrant ce qui est propre, sed potius ipsam inspicere formam sine motu et materia, il en expose les conditions en abordant la question.


QUESTION 5: LA DIVISION DE LA SCIENCE SPÉCULATIVE


Il se présente ici une double question:
I. La première est relative à la division de la science spéculative qui se trouve dans le texte;
II. La seconde concerne les modes attribués à la science spéculative.

Sur le premier point, on propose quatre questions,
La division de la science spéculative en trois parties, naturelle, mathématique et divine, est-elle convenable?
La science naturelle traite t-elle des choses qui sont dans le mouvement et la matière?
Les sciences mathématiques s’exercent-elles en dehors du mouvement et de la matière?
En est-il de même de la science divine?

Article 1: La division de la science spéculative en trois parties, naturelle, mathématique et divine, est-elle convenable?

Objections:

1. Il semble que cette triple division de la science spéculative n’est pas convenable. En effet, les parties de la science spéculative sont ces habitudes qui perfectionnent la partie contemplative de l’âme. Mais Aristote, dans le VIe livre de l'Ethique, enseigne que le principe scientifique de l’âme, qui en est la partie contemplative, se perfectionne par trois habitudes, à savoir, la sagesse, la science et l’intelligence; donc ce sont ces trois qualités qui sont des parties de la science spéculative, et non celle qui est dans le texte.

2. De même saint Augustin dit dans le VIIIe livre de la Cité de Dieu, que la philosophie rationnelle, qui est la logique, est renfermée dans la philosophie spéculative ou contemplative; or, comme il n’en parle pas, cette division paraît insuffisante.

3. De plus, la philosophie se divise communément en sept arts libéraux, au nombre desquels ne se trouvent ni la science naturelle, ni la science divine, mais seulement la philosophie naturelle et les mathématiques; donc on a tort de mettre la science naturelle et la science divine au nombre des parties de la science spéculative.

4. La science de la médecine semble être surtout opératoire, néanmoins on reconnaît en elle une partie spéculative et une autre pratique; donc, par la même raison, il y a dans toutes les autres sciences opératives une certaine partie spéculative, et ainsi il a été nécessaire de faire mention dans cette division de l’Ethique, ou de la morale, à raison de sa partie spéculative, quoiqu’elle soit active.

5. De plus, la science de la médecine est une certaine partie de la philosophie, et il y a d’autres arts que l’on appelle mécaniques, comme l’agriculture, l’alchimie, et autres de ce genre. Donc, comme ces arts sont opératifs, il ne semble pas qu’on ait dû comprendre d’une manière absolue la science naturelle dans la science spéculative.

6. Le tout ne doit pas se diviser avec sa partie, mais la science divine paraît être un tout par rapport à la physique et aux mathématiques, puisque les sujets de ces sciences sont des parties de cette science, c’est-à-dire de la science divine, dont le sujet est l’être, dont fait partie la substance mobile, objet de la science naturelle aussi bien que la quantité sur laquelle opère le mathématicien, comme on le voit dans la IIIe partie de la Métaphysique. Donc la science divine ne doit pas former division avec la science naturelle et la science mathématique.

7. De plus, les sciences se divisent comme les choses, ainsi qu’il est dit dans le IIIe livre de l’Âme; mais la philosophie traite de l’être, car elle est la connaissance de l’être, comme le dit saint Denis dans son Epître à Polycarpe. Donc, comme l’être se divise d’abord en puissance et en acte, par l’unité et la multiplicité, par la substance et l’accident, il semble que les parties de la philosophie devraient se diviser de cette manière.

8. Il y a aussi plusieurs autres divisions des êtres dont traitent les sciences plus essentielles que celles-ci, par le mobile et l’immobile, par l’abstrait et le non abstrait, comme par le corporel et l’incorporel, l’animé et l’inanimé, et autres semblables. Donc la division des parties de la philosophie doit plutôt se déterminer par ces différences que par celles dont on parle ici.

9. De plus, la science qui est supposée par les autres doit leur être antérieure; mais toutes les autres sciences supposent la science divine, parce qu’il appartient à celle-ci de prouver les principes des autres, il a donc fallu établir la science divine antérieurement aux autres.

10. 10° De plus, la science mathématique se présente dans l’étude avant la science naturelle, par la raison que les enfants peuvent facilement apprendre cette science, tandis que pour la science naturelle il faut être plus avancé en âge, comme il est dit dans le livre VI de l’Ethique. C’est pourquoi chez les anciens on observait cet ordre dans l’étude des sciences; on étudiait d’abord la logique, puis les mathématiques, en troisième lieu la science naturelle, ensuite la morale, et enfin la science divine. Donc il a fallu faire passer la science mathématique avant la science naturelle.



Cependant:

Mais contrairement à cela, on prouve la bonté de cette division par le livre VI de la Métaphysique d’Aristote, où il est dit qu’il y aura trois parties de la philosophie et de la théorie, les mathématiques, la physique et la théologie.

Et, suivant ce même philosophe, il y a trois modes de science qui semblent appartenir à ces trois divisions.

De plus Ptolomée emploie cette division au commencement de l’Almageste.



Réponse:

co.1. Il faut dire que l’intellect théorique ou spéculatif diffère proprement de l’intellect opératif ou pratique en ce que l’intellect spéculatif a pour fin la vérité qu’il considère, tandis que l’intellect pratique ordonne la vérité considérée à l’opération comme à sa fin; c’est pourquoi Aristote dit dans le livre III de l’Âme, qu’ils diffèrent entre eux par la fin; et il est dit dans le livre II de la Métaphysique, que la fin de la spéculation, c’est la vérité, et l’action celle de l’opération ou de la pratique. Donc, comme il faut que la matière soit proportionnée à la fin, il faut que la matière des sciences pratiques soit les choses qui peuvent se faire par l’oeuvre humaine, afin que leur connaissance puisse s’ordonner à l’opération comme à sa fin. Quant aux sciences spéculatives, leur matière doit être les choses qui ne se peuvent faire par l’oeuvre humaine, d’où il résulte que leur étude ne peut s’ordonner à l’opération comme à sa fin, et c’est en raison de cette différence que doivent se diviser les sciences spéculatives.

co.2. Il faut néanmoins savoir que quand les habitudes ou les puissances sont distinguées par rapport aux objets, elles ne le sont pas à l’égard de toutes les différences des objets, mais par rapport à celles qui regardent les objets en tant que tels. En effet, être animal ou plante est un accident de l’être sensible en tant que sensible, aussi ce n’est pas à raison de cela que se prend la différence des sens, mais bien plutôt suivant la différence de la couleur et du son. En conséquence les sciences spéculatives doivent se diviser par les différences des spéculables en tant que tels. Or aux spéculables en tant qu’objet de la science spéculative compète quelque chose du côté de la puissance intellective et quelque chose de l’habitude de la science qui parfait l’intellect. En effet, du côté de l’intellect, ce qui lui convient c’est d’être immatériel, parce que l’intellect lui-même est immatériel: du coté de la science il lui convient d’être nécessaire, parce que la science s’occupe des choses nécessaires, comme on le prouve in primo posteriorum. Or tout ce qui est nécessaire, comme tel est immobile, parce que tout ce qui se meut, comme tel a la possibilité d’être ou de ne pas être, ou simplement, ou secundum quid, ainsi qu’il est dit livre X. de la Métap.; ainsi donc au spéculable qui est l’objet de la science spéculative convient per se la séparation de la matière et du mouvement, ou l’application à ces choses; et par conséquent les sciences spéculatives sont distinguées suivant l’ordre de leur éloignement de la matière et du mouvement.

co.3. Il est certains spéculables qui dépendent de la matière suivant l’être, parce qu’ils ne peuvent avoir l’être que dans la matière; ceux-là sont distingués, parce qu’il en est qui dépendent de la matière suivant l’être et l’intellect, comme ceux dans la définition desquels se trouve la matière sensible; d’où il résulte qu’ils ne peuvent être conçus sans la matière sensible, comme dans la définition de l’homme il faut comprendre la chair et les os, et c’est de ces choses que traite la physique, ou la science naturelle. Il en est d’autres qui, bien que dépendant de la matière suivant l’être, n’en dépendent pas néanmoins suivant l’intellect, parce que dans leurs définitions ne se trouve pas la matière sensible, comme la ligne et le nombre, et c’est là l’objet de la science mathématique. Il en est d’autres qui ne dépendent pas de la matière suivant l’être, parce qu’ils peuvent être sans la matière, soit qu’ils n’existent jamais dans la matière, comme Dieu et l’ange; soit qu’ils existent dans la matière en certaines choses et non en d’autres, comme la substance, la qualité, la puissance et l’acte, l’unité et la multiplicité, et autres choses semblables, toutes choses dont s’occupe la théologie, c’est-à-dire la science divine, parce que Dieu est le principe des connaissances qu’elle produit. La métaphysique s’appelle encore transphysique, parce que c’est d’elle que nous devons nous occuper après la physique, obligés que nous sommes de nous servir des choses sensibles pour arriver à la connaissance des choses insensibles. Elle s’appelle aussi philosophie première en tant qu’elle précède les autres sciences qui tirent d’elle leurs principes. Or il n’est pas possible qu’il y ait des choses qui dépendent de la matière suivant l’intellect et non suivant l’être, parce que l’intellect est de lui-même immatériel. Par conséquent il n’y a pas une quatrième espèce de philosophie en dehors de celles que nous avons désignées.



Solution:

Il faut donc répondre à la première difficulté, qu’Aristote dans le sixième livre de l’Ethique établit les habitudes intellectuelles en tant qu’elles sont des vertus intellectuelles. Or elles sont appelées vertus en tant qu’elles contribuent à la perfection de l’intellect dans son opération. En effet la vertu est ce qui rend bon celui qui en est doué, et donne un caractère de bonté à son oeuvre; par conséquent elle diversifie ces sortes de vertus suivant le perfectionnement diversifié qu’elle reçoit de ces habitudes. Il est un autre mode qui perfectionne par le moyen de l’intellect la partie spéculative de l’âme, c’est l’habitude des principes par laquelle certaines choses sont connues d’elles-mêmes; il en est une autre qui fait connaître les conclusions démontrées par ce genre de principes, soit que la démonstration procède de causes inférieures comme la science, ou de causes très relevées, comme la sagesse. Or les sciences étant distinguées comme certaines habitudes, il faut nécessairement qu’elles soient distinguées à raison des objets comme à raison des choses dont s’occupent les sciences; ainsi on distingue ici et dans la Métaphysique trois parties de la philosophie spéculative.

A la seconde difficulté il faut dire que les sciences spéculatives, comme on le voit au commencement de la Métaphysique, roulent sur les choses dont on cherche la connaissance pour elle-même. Or on ne cherche pas la connaissance des choses qui sont l’objet de la logique pour elles-mêmes, mais comme une sorte d’aide pour atteindre les autres. C’est pourquoi la logique n’est pas comprise dans la philosophie spéculative comme sa partie principale, mais comme quelque chose de ramené à elle en tant que fournissant ses instruments à la spéculation, je veux dire les syllogismes et les définitions, et autres choses semblables dont nous avons besoin dans les sciences spéculatives. C’est ce qui fait dire à Boèce dans son Commentaire sur Porphyre, qu’elle n’est pas tant une science qu’un instrument de science.

A la troisième il faut dire que la philosophie théorique n'est pas suffisamment divisée en sept arts libéraux, mais, comme dit Hugues de Saint-Victor dans le IIIe livre de son Didascalon, elle est classée parmi certaines choses omises, parce que ceux qui voulaient se livrer à l’étude de la philosophie commençaient par apprendre ces choses, aussi la partagent-ils en trivium et quadrivium, par la raison que c’est comme une porte qui introduit les esprits vigoureux dans le sanctuaire de la philosophie. Ceci s’accorde avec ces paroles d’Aristote qui dit dans le livre IIe de la Métaphysique que le mode de la science doit être recherché avant les sciences: le Commentateur dit au même endroit que l’on doit apprendre la logique avant les autres sciences, parce qu’elle enseigne le mode de toutes les sciences, et que c’est à elle qu’appartient le trivium : il dit aussi dans le sixième livre de l’Ethique, que les enfants peuvent apprendre la science mathématique mais non la physique qui demande de l’expérience; par là il donne à entendre qu’il faut apprendre d’abord la logique, et ensuite les mathématiques auxquelles appartient le quadrivium, et de cette façon l’esprit est amené, comme par une voie, aux autres sciences physiques. Ou bien on les appelle arts parmi les autres sciences, parce que non seulement elles possèdent une connaissance, mais encore une oeuvre qui appartient immédiatement à la raison, comme de former une construction, un syllogisme, un discours, de calculer, de mesurer, de produire des mélodies, de supputer le cours des astres. Quant aux autres sciences, ou elles n’ont pas d’oeuvre, mais seulement une connaissance, comme la science divine et la science naturelle, ce qui fait qu’elles ne peuvent prendre le nom d’art, puis que l’art s’appelle la raison productrice, comme il est dit dans le VI° livre de l’Ethique; ou elles ont une opération corporelle, comme la médecine, l’alchimie et autres semblables. C’est pourquoi elles ne peuvent pas être appelées arts libéraux, parce que ces actes appartiennent à l’homme par le côté où il n’est pas libre, c’est-à-dire du côté du corps. Quant à la science morale, quoiqu’elle se rapporte à l’opération, cette opération n’est pas néanmoins un acte de la science, mais bien un acte de vertu, comme on le voit dans le cinquième livre de l'Ethique. C’est pourquoi elle ne peut pas s’appeler un art, mais dans ces opérations la vertu tient la place de l’art. Aussi les anciens ont-ils défini la vertu l’art de bien vivre, comme le dit saint Augustin dans le Xe livre de la Cité de Dieu.

A la quatrième difficulté il faut répondre ce que dit Avicenne au commencement de sa Métaphysique. La théorie et la pratique sont diversement distinguées, puisque la philosophie se divise en théorique et en pratique, diversement encore, puisque les arts se divisent en théoriques et pratiques, ainsi de la médecine. Or la philosophie ou les arts se distinguent par la théorie et la pratique, il faut les distinguer par leur fin, de sorte qu’on appelle pratique ce qui se rapporte à l’opération, et théorique ce qui n’a pour but que la connaissance de la vérité. Ce qu’il y a néanmoins d’important dans cette division de la Philosophie entière et des arts, c’est qu’il se trouve dans la division de la Philosophie un rapport à la fin de la béatitude, à laquelle est ordonnée toute la vie humaine. Car, comme le dit saint Augustin d’après Varron, l’homme n’a pour étudier la philosophie d’autre raison que celle d’être heureux. C’est pourquoi les philosophes établissent deux sortes de béatitudes, l’une contemplative et l’autre active, comme on le voit dans le Xe livre de l’Ethique. En conséquence ils ont divisé la philosophie en deux parties, appelant pratique la philosophie morale, et théorique la philosophie naturelle et rationnelle. Or lorsqu’on dit qu’il y a certains arts pratiques et d’autres spéculatifs, ceci ce rapporte à certaines fins spéciales de ces arts, comme lorsque nous disons que l’agriculture est un art pratique, et la dialectique un art théorique. Mais lorsqu’on divise la médecine en théorique et pratique, on ne tient pas compte de la fin dans cette division. En effet toute la médecine est renfermée dans la médecine pratique comme destinée à l’opération. Mais on considère dans cette division le plus ou moins d’éloignement des choses qui sont traitées dans la médecine à l’égard de l’opération. On appelle effectivement pratique cette partie de la médecine qui enseigne la manière d’opérer pour guérir, les remèdes qu’il faut employer dans telles maladies. D’un autre côté on appelle théorique la partie qui enseigne les principes qui servent à diriger l’homme dans son opération, mais non d’une manière prochaine, comme si l’on disait, il y a trois vertus, trois sortes de fièvres. C’est pourquoi, lorsqu’on appelle théorique une partie d’une science active quelconque, il ne faut pas néanmoins la comprendre dans une science spéculative.

A la cinquième il faut répondre qu’une science est renfermée dans une autre de deux manières,

comme en faisant partie, parce que son sujet est une partie quelconque du sujet de celle-ci, comme la plante est une certaine partie d’un corps naturel; c’est pourquoi la science des plantes est contenue dans la science naturelle comme une partie de cette science.

Une science est contenue dans une autre comme subalterne, lorsqu’elle est classée dans la science supérieure à raison de certaines choses qui ne s’apprennent que dans la science inférieure; c’est ainsi que la musique est contenue dans l’Arithmétique. Donc la musique n’est pas classée dans la physique comme une partie de cette science, car le sujet de la médecine n’est pas une partie du sujet de la science naturelle suivant la même raison par laquelle il est sujet de la médecine. En effet, quoique un corps guérissable soit un corps naturel, il n’est pas néanmoins sujet de la médecine en tant que guérissable par la nature, mais seulement en tant que guérissable par l’art; mais comme dans la guérison qui s’opère par l’art, l’art est le ministre de la nature, par la raison que la santé se rétablit par quelque vertu naturelle aidée du secours de l’art, il en résulte qu’il faut prendre quelque chose des propriétés des choses naturelles en raison de l’opération de l’art. A cause de cela la médecine est subalternée à la physique et par la même raison l’alchimie, l’agriculture et autres semblables. Ainsi il reste à dire que la physique en elle-même dans toutes ses parties est une science spéculative, quoique certaines sciences opératives lui soient subalternées.

A la sixième il faut dire que, quoique les sujets des autres sciences soient des parties de l’être, qui est le sujet de la métaphysique, il n’est pas néanmoins nécessaire que les autres sciences en soient des parties. Eu effet chaque science prend une partie de l’être suivant le mode spécial de considérer différent du mode dont l’être est envisagé dans la métaphysique: c’est pourquoi son sujet n’est pas à proprement parler une partie du sujet de la métaphysique, mais, eu égard à cette raison, elle est une science spéciale condivise avec les autres. Or on pourrait dire une partie de la science, celle qui est de potentia, ou de actu, ou de quelque chose de semblable, car ici le mode de considération est le même que celui de l’être dont on traite dans la Métaphysique

A la septième il faut dire que ces parties de l’être exigent le même mode de traiter que l’être commun, parce qu’il n’y a pas dépendance de la matière, aussi la science de ces choses n’est pas distinguée de la science qui traite de l’être commun.

A la huitième il faut dire que ces diversités des choses qui font la matière de l’objection ne sont pas en elles-mêmes des différences de ces choses en tant qu’elles sont l’objet de la science, et par conséquent elles ne constituent pas une distinction dans ces sciences.

A la neuvième il faut dire que, bien que la science divine soit la première des sciences, néanmoins les autres sciences ont naturellement la priorité par rapport à nous. C’est pourquoi Avicenne dit au commencement de sa Métaphysique, l’ordre de cette science est d’être apprise après les sciences naturelles dans lesquelles il y a plusieurs choses déterminées dont se sert cette science, comme la génération, la corruption, le mouvement, etc... Comme aussi après la science mathématique. En effet, pour connaître les substances séparées, cette science a besoin de connaître le nombre et l'ordre des sphères célestes, ce qui n’est pas possible sans l’astrologie pour laquelle sont préalablement exigées les connaissances mathématiques. Les autres sciences au contraire regardent son bien être, comme la musique, les sciences morales et autres semblables. Néanmoins il n’est pas nécessaire de voir ici un cercle vicieux, par la raison que celle-ci suppose ce qui est prouvé dans les autres tout en prouvant les principes des autres, parce que les principes qu’une autre science, à savoir la science naturelle, tire de la philosophie première, ne prouvent pas les principes que ce même philosophe premier tire de la science naturelle, mais ils sont prouvés par certains principes connus par eux-mêmes; de cette manière le philosophe premier ne prouve pas les principes qu’il cède à la science naturelle par ceux qu’il en reçoit, mais bien par d’autres connus par eux-mêmes, et de cette manière il n’y a pas de cercle vicieux dans la définition. Outre cela les effets sensibles d’où procèdent les démonstrations naturelles sont plus connus par rapport à nous dans le principe. Mais lorsque par leurs moyens nous sommes parvenus à la connaissance des causes premières nous connaissons par là ce qui a produit ce résultat dans ces effets qui serviront à établir les démonstrations. Et ainsi la science naturelle ajoute à la science divine, et néanmoins c’est par là que ses principes sont mis en lumière. C’est pour cela que Boèce met la science divine après les autres, parce qu’elle est la dernière par rapport à nous.

10° A la dixième il faut dire que, bien que la philosophie ne vienne dans l’ordre de l’étude qu’après les mathématiques, par la raison que l’universalité de ses enseignements a besoin d’expérience et de temps, néanmoins les choses naturelles, étant des choses sensibles, sont naturellement plus connues que les choses mathématiques, abstraites de la matière sensible.




Sur la Trinité de Boèce Pars2 Qu.4 Art.4