Bonaventure Triple voie 212

§ 5- Récapitulation.

212 12.  Afin d’avoir à portée de main les différences susdites, note que celui qui veut avancer vers cette perfection, doit au moyen de la méditation se tourner vers l’aiguillon de la conscience en le réveillant, en l’affûtant, en le rectifiant. Vers le rayon de l’intelligence en le rassemblant, l’enflammant et en le faisant monter.[11b]

Et ainsi, par l’oraison, premièrement, qu'il déplore sa misère, avec douleur à cause du dommage, avec pudeur à cause de l’opprobre et avec crainte à cause du péril. - Deuxièmement, qu'il implore la miséricorde avec la véhémence du désir par l'Esprit Saint, avec la confiance de l’espérance par le Christ crucifié et avec l’assistance du patronage par le suffrage des saints. - Troisièmement, qu'il montre de l’adoration, en montrant de la révérence envers Dieu, en montrant de la bienveillance, en montrant de la complaisance ; que du côté de Dieu précède l’admiration divine, comme la majeure, que de notre côté suive la considération, comme la mineure et qu’ainsi advienne la pleine manifestation de l’adoration comme la conclusion.

Que celui qui se sera ainsi exercé avec continuité et intensité progresse en charité selon les six degrés susdits, par lesquels on parvient à la perfection de la tranquillité où est une paix multiple et quasiment l'acquisition du repos, que Dieu a laissés aux Apôtres (Cf.
Jn 14,27). D’où, remarque que l’apôtre en chaque salutation souhaitait la grâce et la paix : la grâce comme primordiale et la paix comme achèvement ; s’adressant à Timothée il place entre les deux la miséricorde qui est le principe de l’une et de l’autre (Cf. 1Tm 1,1). [11a]


CHAPITRE III : DE LA CONTEMPLATION PAR LAQUELLE ON PARVIENT A LA VRAIE SAGESSE



§ 1 Préambule

301 1 Après avoir dit de quelle manière nous devons nous exercer à la sagesse par la méditation et la prière, abordons maintenant et brièvement de quelle manière on parvient à la vraie sagesse en contemplant. C'est en effet par la contemplation que notre esprit passe en la Jérusalem céleste, [11b] à l’instar de laquelle l'Église est constituée selon cette parole de l'Exode (Ex 25,40) : Regarde et fais selon l'exemplaire qui t'a été montré sur la montagne33. Il est en effet nécessaire que l’Église militante soit conformée à l’Église triomphante, les mérites aux récompenses, et les "marcheurs" aux Bienheureux selon que cela est possible. Dans la gloire il y a une triple dotation en laquelle consiste la perfection de la récompense, savoir la détention éternelle de la souveraine paix, la vision manifeste de la souveraine vérité, la pleine jouissance de la souveraine bonté [12a] ou charité34. Et selon cela, un triple ordre est distingué dans la hiérarchie céleste suprême, savoir les Trônes, les Chérubins et les Séraphins. Il est donc nécessaire à celui qui veut parvenir à cette béatitude par les mérites, d'acquérir, autant que c’est possible "sur la route", la ressemblance à ces trois [ordres] afin d’avoir le sommeil de la paix, la splendeur de la vérité et la douceur de la charité. En effet c’est en ces trois choses que Dieu lui- même repose et habite comme en son propre siège. Il est donc nécessaire, de monter à chacune de ces trois choses susdites par trois degrés selon une triple voie, savoir purgative, qui consiste dans l’expulsion du péché ; illuminative qui consiste dans l’imitation du Christ ; unitive qui consiste dans le soutien de l’Epoux, de sorte que chacune ait ses degrés, au moyen desquels on commence à partir du bas et on tend jusqu’en haut.

33 Cf. Bonaventure, In Hexaemeron, coll. 20-30.
34 Cf. Bonaventure, IV Sent., d.49,p.1,q.5; Breviloquium, p.VII,c.7; In Hexaemeron, coll.20, n. 10.


§ 2 Des sept degrés par lesquels on parvient au sommeil de la paix.

302 2. Les degrés pour arriver au sommeil de la paix sont les sept suivants :

Premièrement, se présente en effet la pudeur dans le rappel de l’ignominie, et cela quant à quatre choses, savoir quant à la magnitude, la multitude, la turpitude, l’ingratitude.

Deuxièmement, la crainte dans la vision du jugement et celle-ci est quadruple, savoir de la dissipation de l’activité, de l’aveuglement de la raison, de l’endurcissement de la volonté, de la condamnation finale35.

Troisièmement, la douleur dans l’évaluation du dommage, et cela selon quatre choses, savoir quant à la privation de l’amitié divine, à la perte de l’innocence, à la blessure de la nature, à la dissipation de la vie passée.

Quatrièmement, le cri dans l’imploration d’une aide quadruple, savoir de Dieu le Père, du Christ Rédempteur, de la Vierge Mère, de l’Église triomphante.

Cinquièmement, la rigueur dans l’extinction d’un quadruple aliment ou excitant, savoir de l’aridité, qu’est [12b] la paresse, de la perversité qu’est la malice, de la volupté qu’est la concupiscence, de la vanité qu’est la superbe36.

Sixièmement, l’ardeur dans la recherche du martyr37, et cela à cause de quatre choses, savoir à cause de la perfection de la rémission de l’offense, à cause de la perfection de la purification de la tache, à cause de la perfection de la satisfaction de la peine, à cause de la perfection de la sanctification dans la grâce.

Septièmement, suit le sommeil à l’ombre du Christ, où est l’arrêt et le repos, lorsque l’homme sent qu’il est protégé à l’ombre des ailes divines (Cf.
Ps 16,8 Ps 60,5) de sorte qu’il n’est brûlé ni par l’ardeur de la concupiscence ni par la crainte de la peine ; ce à quoi il n’est pas possible d’arriver sinon par la recherche du martyre ; ni à la recherche du martyre sans éteindre l’excitant ; et à cela sans avoir imploré l’aide ; ni à cela sans déplorer son dommage ; ni à cela, sans craindre le jugement divin ; ni à cela, sans se rappeler l’ignominie et en rougir. Celui donc qui veut avoir le sommeil de la paix, qu’il avance selon l’ordre attribué ci-dessus.

35 Cf. Bonaventure, De donis Spiritus Sancti, coll. 2, n. 10, 11[V, 465a].
36 Cf. Bonaventure, De triplici via, c. I, n. 9 [VIII, 5].
37 Cf. Bonaventure, De triplici via, c. II, n. 8 [VIII, 9], Cf. E. Randolph Daniels, "The Desire for Martyrdom : A Leitmotiv of St. Bonaventure", in Franciscan Studies 32 (1972) 74-87.


§ 3 Des sept degrés par lesquels on parvient à la splendeur de la vérité

303 3.  Les degrés pour parvenir à la splendeur de la vérité, à laquelle on parvient par l’imitation du Christ, sont les sept suivants, savoir l’assentiment de la raison, le sentiment de compassion, le regard d’admiration, l’excès de dévotion, le revêtement (Cf. Rm 13,14 Ga 3,27) de l’assimilation, l’embrassement de la croix, l’intuition de la vérité ; en ceux-là il faut avancer en cet ordre :

Premièrement, considère, qui est celui qui pâtit, et soumets-toi à lui par l’assentiment de la raison, afin de croire très fermement que le Christ est véritablement le Fils de Dieu, le Principe de toutes choses, le Sauveur des hommes, le Rémunérateur de tous les mérites

Deuxièmement, quel est celui qui pâtit, et unis-toi à lui par un sentiment de compassion, afin de pâtir avec le très innocent, le très doux, le très noble et le très aimant. [13a]

Troisièmement, combien grand est celui qui pâtit, et élève-toi vers lui par un regard d’admiration et sois attentif au fait qu’il est immense par la puissance, la beauté, la félicité et l’éternité. Admire donc que l’immense puissance est annihilée, la beauté défigurée, la félicité tourmentée, l’éternité mise à mort.

Quatrièmement, pour quelle raison il pâtit, et oublie-toi toi-même par un excès de dévotion, puisqu'en effet, il pâtit pour ta rédemption, ton illumination, ta sanctification et ta glorification.

Cinquièmement, sous quelle forme il pâtit, et revêts le Christ par un effort d’assimilation. En effet, il a souffert très volontiers par rapport à autrui, très durement par rapport à lui-même, en totale obéissance par rapport à Dieu, très prudemment par rapport à l’adversaire. Efforce-toi donc de posséder une disposition de bénignité envers le prochain, de sévérité envers toi-même, d’humilité envers Dieu, de perspicacité à l’encontre du diable, selon la figure d’imitation du Christ.

Sixièmement, considère attentivement le nombre des choses qu’il a pâties, et embrasse la croix par le désir de la passion, afin que, de même qu'il a enduré les chaînes en tant qu'impuissante toute-puissance, les injures en tant que vile bonté, les moqueries en tant que sotte sagesse, les supplices en tant qu'inique justice, tu désires, toi aussi, la peine de la croix, c'est-à-dire une peine remplie d’injustices dans les choses, d’outrages dans les paroles, de moqueries dans les attitudes, de supplices dans les tourments.

Septièmement, considère, ce qui s’ensuit de ce qu’il a pâtit, afin d'appréhender le rayon de la vérité par l’oeil de la contemplation : car du fait que l’Agneau a souffert, les sept sceaux du livre ont été ouverts, Apocalypse cinq (Ap 5,5). Ce livre est l’universelle connaissance des choses, en laquelle sept choses étaient fermées pour les hommes, qui ont été manifestées par l’efficacité de la passion du Christ, savoir le Dieu admirable, l’esprit intelligible, le monde sensible, le paradis désirable, l’enfer horrible, la vertu louable, la souillure coupable.


304 4.  Premièrement, donc, le Dieu admirable a été manifesté par la croix : être d’une sagesse souveraine et insondable, d’une justice souveraine et irrépréhensible, [13b] d’une miséricorde souveraine et inénarrable. En effet sa sagesse souveraine a déjoué le diable, sa justice souveraine a cherché le prix de la rédemption, sa miséricorde souveraine a, pour nous, livré le Fils ; lorsque ces choses sont considérées avec diligence, elles nous manifestent très clairement Dieu.

Deuxièmement, l’esprit intelligible a été manifesté par la croix selon une triple différence, savoir combien il est d’une grande bénignité quant aux anges, d’une grande dignité quant aux hommes, d’une grande cruauté quant aux démons. En effet les Anges ont permis que leur Seigneur soit crucifié ; Le Fils de Dieu a été crucifié à cause du genre humain, et cela à la suggestion des démons.

Troisièmement, le monde sensible a été manifesté par la croix, parce qu’il est le lieu où règne la cécité, puisqu’il n’a pas connu la vraie et souveraine lumière (
Jn 1,9); où règne la stérilité, puisqu’il a méprisé Jésus Christ comme infructueux ; où règne l’iniquité, puisqu’il a condamné et mis à mort son Dieu et Seigneur et ami et innocent.

Quatrièmement, le paradis désirable a été manifesté par la croix : en lui est le faîte de toute gloire, le spectacle de toute joie, le grenier de toute opulence, puisque Dieu pour nous restituer cette habitation s’est fait un homme vil, misérable et pauvre ; en qui la hauteur a admis l’abjection, la justice s’est soumise à la culpabilité, l’opulence a reçu l’indigence. En effet le très haut empereur a accepté l’abjecte servitude afin de nous exalter dans la gloire ; le très juste juge s’est soumis à l’inculpation la plus pénible, afin de nous justifier de la faute ; le très opulent seigneur assumé l’indigence extrême, afin de nous enrichir dans l’abondance38.

Cinquièmement, il a été manifesté par la croix que l’enfer est un lieu horrible, plein d’indigence, de bassesse, d’ignominie, de calamité et de misère (Jb 10,22). En effet, s’il a été nécessaire, que le Christ souffre ces choses en vue de l’effacement et de la satisfaction du péché, il sera beaucoup plus convenable que les damnés souffrent ces choses en vue d’une juste rétribution et compensation de leurs mérites.[14a]

Sixièmement la vertu louable a été manifestée par la croix, savoir combien elle est précieuse, belle et fructueuse : précieuse, puisque le Christ a donné la vie avant d’aller à l’encontre de la vertu ; belle, puisqu'elle reluisait dans les outrages eux- mêmes ; fructueuse, puisqu'un usage parfait de la vertu a dépouillé l’enfer, ouvert le ciel et restauré la terre.

Septièmement l’accusation coupable est manifestée par la croix : combien elle est détestable, puisqu’elle a besoin pour sa rémission d’un prix si élevé, d’une si dure expiation, d'un remède si difficile, au point qu’il a fallu qu’un Dieu et homme, très noble dans l’unité de la personne, satisfasse à une arrogance plus orgueilleuse qu’aucune autre, par une bassesse très abjecte ; à une cupidité plus avide qu’aucune autre, par une très excellente pauvreté; à un débauche plus dissolue qu’aucune autre, par une très amère âpreté.

38 Cf. Augustin, Confessions, Livre XIII, c. 8, n. 9 [CCSL xxvii, 246].


305 5.  Voici donc comment toutes choses sont manifestées dans la croix. En effet toutes les choses sont réduites à ces sept-là. D’où la croix elle-même est la clef, la porte et la splendeur de la vérité et celui qui la prend et la suit selon le mode assigné ci- dessus, ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie (Jn 8,12; Cf. Mt 16,24).


§ 4 Des sept degrés par lesquels on parvient à la douceur de la charité

306 6.  Les degrés pour venir à la douceur de la charité par le soutien de l’Esprit saint sont les sept suivants, savoir une vigilance soutenue, une confiance réconfortante, une concupiscence enflammante, un ravissement élevant, une complaisance reposante, une joie délectante et une adhérence agglutinante ; en eux, tu dois avancer selon cet ordre, si tu veux atteindre à la perfection de la charité et à l’amour de l’Esprit Saint. [14b]

Il est en effet nécessaire que la vigilance te sollicite à cause de la promptitude de l’Époux, de sorte que que tu puisses dire (
Ps 62,2) : Dieu, mon Dieu je te cherche dès l’aurore ; ou avec le Cantique des Cantiques (Ct 5,2) : Je dors, et mon coeur veille ; ou avec le Prophète (Is 26,9) : Mon âme t’a désiré dans la nuit, mais et par mon esprit dans mon coeur dès le matin je veillerai pour toi.

Deuxièmement, que la confiance te conforte à cause de la certitude de l’Époux, de sorte que tu puisses dire (Ps 30,2) : En toi Dieu j’ai espéré, je ne serai pas confondu dans l’éternité ; ou avec Job (Jb 13,15) : Même s’il me tuait, j’espérerais en lui .

Troisièmement, que la concupiscence t’enflamme à cause de la douceur de l’Époux, de sorte que tu puisses dire (Ps 41,2) : Comme le cerf soupire après les sources des eaux, ainsi mon âme soupire après toi, Dieu ; et avec le Cantique des Cantiques (Ct 8,6) : L’amour est fort comme la mort ; et (Ct 2,5) : je languis d’amour.

Quatrièmement, que le ravissement t’élève à cause de l’élévation de l’Époux, de sorte que tu puisses dire (Ps 83,2) : Que tes demeures sont aimées, Seigneur des vertus ! Et avec ce mot de l’épouse (Ct 1,3): Entraîne-moi après toi etc. ; et avec Job (Jb 7,15) : Mon âme a choisi la mort violente.

Cinquièmement, que la complaisance te repose à cause de la beauté de l’Époux, de sorte que tu puisses dire cette parole de l’épouse (Ct 2,16) : Mon bien-aimé est à moi, et moi à lui ; et aussi (Ct 5,10) : Mon bien aimé blanc et vermeil, choisi entre mille.

Sixièmement, que la joie te délecte à cause de la plénitude de l’Époux, de sorte que tu puisses dire (Ps 93,19): Selon la multitude des douleurs en mon coeur tes consolations ont réjoui mon âme; et aussi (Ps 30,20) : Combien grande la multitude de ta douceur, Seigneur!; et avec l’Apôtre (2Co 7,4) : Je suis rempli de consolation, je surabonde de joie.

Septièmement, que l’adhérence t’agglutine à cause de la force de l’amour de l’Époux de sorte que tu puisses dire (Ps 72,28) : Pour moi en effet il est bon d’adhérer à Dieu ; et aussi (Rm 8,35) : Qui nous séparera de la charité du Christ etc. [15a]


307 7.  Il y a en effet un ordre dans ces degrés et il n’y a pas d'arrêt avant le dernier, et on ne parvient pas à celui-ci sinon par les degrés intermédiaires placés chacun entre deux autres. Et dans le premier, la considération est vigoureuse, mais dans les autres, l’affection domine. En effet la vigilance considère combien il est honnête, utile, délectable39 d’aimer Dieu ; et la confiance, quasiment née de cela, enfante la concupiscence, et celle-ci le ravissement, jusqu’à ce qu’on parvienne à l’union, au baiser et à l’étreinte, à quoi daigne nous conduire etc. Amen

39 Cf. Aristote, Ethica Il, c. 3 ;Cf. Bonaventure, De reductione artium ad theologiam, n. 14 [V, 323].


§ 5- Récapitulation.

308 8.  Les degrés mentionnés peuvent également être ramenés à un résumé de la manière suivante.

Premièrement, les degrés de la purification sont distingués comme suit : rougis à cause de l’ignominie, tremble à cause du jugement, gémis à cause du dommage, implore le secours à cause du remède, expulse l’excitant à cause de l’adversaire, soupire après le martyre à cause de la récompense, approche-toi du Christ à cause de l’ombrage.

Les degrés se rapportant à l’illumination sont distingués comme suit : Considère qui est celui qui pâtit : crois et deviens captif ; quel est celui qui pâtit : compatis et éprouve de l’amertume; combien est grand celui qui pâtit : sois frappé de stupeur et admire ; à cause de quoi il pâtit : aies confiance et remercie-le; de quelle façon il pâtit, suis-le et deviens-lui semblable; combien nombreuses sont les choses dont il pâtit, enflamme-toi et étreins-le; ce qui s’ensuit : comprends et contemple.

Les degrés de la voie unitive sont distingués comme suit : que la vigilance te sollicite à cause de la promptitude de l’Époux ; que la confiance te fortifie à cause de sa certitude; que la concupiscence t’enflamme à cause de sa douceur; [15b] que le ravissement te soulève à cause de sa hauteur ; que la complaisance te repose à cause de sa beauté ; que la joie t’enivre à cause de la plénitude de son amour ; que l’adhérence t’agglutine à cause de la force de son amour, de sorte que l’âme dévote dise toujours à Dieu en son coeur : je te cherche, je t’espère, je te désire, je m’élève en toi, je t’accueille, j’exulte en toi et finalement j’adhère à toi.


§ 6 Une autre distinction de neuf degrés de la progression

309 9.  Note que les degrés de cette progression peuvent aussi être distingués autrement, selon la triple différence trois fois reprise, en concordance avec la triple hiérarchie.

En effet trois choses sont nécessaires à chacun, savoir l’amertume, la gratitude et la similitude, et cela après la chute. En effet si l’homme n’avait pas péché, deux seraient suffisantes, savoir la gratitude et la similitude : la gratitude à cause de la grâce, la similitude à cause de la justice. Mais maintenant, l’amertume est nécessaire aussi à cause du remède. En effet les péchés accomplis par délectation ne peuvent pas être effacés, si n’intervient pas une contrition éprouvante.

Dans l’amertume doit être la pesée des maux à cause de nos propres malices, le rappel des douleurs à cause des angoisses du Christ et la demande des remèdes à cause des misères du prochain.

Dans la gratitude40 doit être l’admiration des bienfaits à cause de la création à partir de rien, l’anéantissement des mérites à cause de la réparation à partir du péché et l’action de grâce à cause de l’enlèvement à partir de l’enfer. En effet la création fut en vue de l’image, la rédemption par le propre sang, l’enlèvement jusqu’à la hauteur du ciel.

Dans la similitude le regard de vérité doit être élevé vers les choses supérieures, le sentiment de charité étendu aux [16a] choses extérieures et l’acte de virilité ordonné aux choses intérieures ; de sorte qu’advienne ainsi l’érection au dessus de toi par le regard de vérité ; et cela par la contemplation des choses divines; l’intelligence par l’examen de l’ensemble des choses et la science, par la captivation des jugements, par la foi formée (Cf.
2Co 10,5).

De même, l’extension autour de toi doit être faite avec diligence par le sentiment de charité, et cela grâce à la recherche des délices célestes, par la sagesse ; grâce à l’étreinte des êtres raisonnables, par l’amitié ; grâce au mépris des voluptés charnelles, par la modestie.

De même, l‘exercice doit être en toi par l’acte de virilité, et cela grâce à l’accès aux choses difficiles, par le courage ; grâce à l’accomplissement des choses louables, par la magnanimité ; grâce à l’étreinte des choses humbles, par l’humilité.

40 Sur le péché d'ingratitude cf. Bonaventure, Soliloquium, c.1,§4,n. 35 [VIII, 40]


310 10.  La purification dans l’amertume, dans laquelle est la contrition à l’égard de soi, doit aussi être douloureuse par la tristesse à cause des maux qui oppressent, toi- même, le Christ et le prochain. - La compassion à l’égard du Christ doit être craintive par la révérence à cause des jugements cachés et pourtant vrais bien qu’incertains comme le temps, le jour et l’heure. - La commisération à l’égard du prochain doit être criante par la confiance à cause des patronages toujours préparés par Dieu, par le Christ, par le suffrage des Saints.

L’illumination dans la similitude, dans laquelle le regard de la première vérité est élevé vers les choses incompréhensibles, étendu vers les choses intelligibles, anéanti vers les choses crédibles ; en elle le sentiment de charité est aussi dressé vers Dieu, étendu vers le prochain et anéanti vers [16b] le monde ; l’acte de virilité, est dressé vers les choses recommandables, étendu aux choses communicables, anéanti vers les choses méprisables.

La perfection dans la gratitude, dans laquelle la vigilance se lève pour chanter à cause de l’utilité des bienfaits ; la joie exulte de jubilation à cause de la grande valeur des dons ; la bienveillance accède à l’étreinte à cause de la libéralité du donateur.



§7 De la double contemplation des choses divines.

311 11.   Note que le regard de vérité doit être dressé vers les choses incompréhensibles, et celles-ci sont les mystères de la Trinité souveraine, vers lesquels nous sommes dressés en contemplant, et cela doublement : soit par affirmation, soit par négation. Augustin a posé la première manière, Denys la seconde41.

Par l'affirmation, nous entendons en premier lieu, qu’il y a dans les choses divines des choses qui sont communes, des choses qui sont propres, des choses qui sont appropriées, lesquelles sont intermédiaires entre celles-ci et celles-là42. Comprends donc et contemple, si tu le peux, les choses communes à propos de Dieu et vois que Dieu est essence première, nature parfaite, vie bienheureuse ; choses qui ont une succession nécessaire43 - Sois encore attentif et vois, si tu le peux, que Dieu est éternité présente, simplicité remplissante, stabilité motrice ; choses qui ont pareillement une succession [17a] et une connexion naturelles. - Enfin prête attention à ce que Dieu est lumière inaccessible (
1Tm 6,16), esprit invariable, paix incompréhensible ; choses qui n’incluent pas seulement l’unité de l’essence mais aussi la parfaite Trinité. La lumière en tant que parent engendre la splendeur, la splendeur et la lumière produisent la chaleur, de sorte que la chaleur procède de l’une et de l’autre, bien que ce ne soit pas par mode de postérité. Si donc Dieu est vraiment la lumière inaccessible, où la splendeur et la chaleur est substance et hypostase, il y a vraiment en Dieu le Père, le Fils et l’Esprit saint, qui sont les choses propres des personnes divines44. - L’esprit aussi comme principe conçoit et produit à partir de lui-même un verbe et à partir d'eux émane le don de l’amour ; et cela se repère en tout esprit parfait. Si donc Dieu est esprit invariable, il est clair, que dans l’être divin il y a un Principe premier, un Verbe éternel, un Don parfait, qui sont les choses propres des personnes divines45. - La paix inclut aussi l'union de plusieurs ; mais ils ne peuvent être unis sans être semblables ; ils ne peuvent pas être semblables, si ce n'est de deux à un autre, ou de l’un à l’autre. Mais en Dieu deux ne peuvent être à partir d'un troisième de la même manière : il est donc nécessaire, s’il y a une vraie paix dans les choses divines qu’il y ait là une première origine, son image et la connexion de l’une et de l’autre46.

41 Cf. Augustin, De Trinitate, libr. V; Pseudo-Denys, De Mystica Theologia, c. 1, par. 2 [PG 3, 999].
42 Cf. BONAVENTURE, I Sent., d. 34, q. 3 [I, 592-593] et d. 36, a. 1, q. 2 [I, 662]; Breviloquium, p. I, c. 6 [V, 214-215].
43 Cf. Bonaventure, Itinerarium mentis in Deum, c. 5, n. 5 [V, 309] et Breviloquium, p. I, c. 2 [V, 210-211].
44 Cf. Isodore, Differentiarum sive de proprietate sermonum libri duo, II, c. 2, n. 3 (PL 83, 70) Honorius augustudinensis, Libr. I, Elucidarium siue dialogus de summa totius christianae Theologiae, c.1 (PL 172, 1110); Bonaventure,In Hexaemeron, coll. 13, n. 22 [V, 391a]et coll. 21, n. 2 [v, 431].
45 Cf. Bonaventure, De mysterio Trinitatis, [V, 51-58]; Itinerarium mentis in Deum, c.III, n. 5 [V, 305].
46 Cf. Bonaventure, I Sent., d. 2, q. 4 [I, 56-58] et d. 10, a. 2, q. 2 [I, 202-203].


312 12.  Ensuite dans les choses divines les choses appropriées sont selon une triple différence. - Les premières choses appropriées sont l’unité, la vérité, la bonté. L’unité est attribuée au Père parce qu’origine ; la vérité au Fils parce qu’image ; la bonté à l’Esprit saint parce que connection47.

Les secondes choses appropriées sont la puissance, la sagesse et la volonté : la puissance au Père parce que Principe ; la sagesse au Fils parce que Verbe ; la volonté à l’Esprit saint parce que Don. [17b]

Les troisièmes choses appropriées sont la hauteur, la beauté et la douceur : la hauteur au Père à cause de l’unité et de la puissance. La hauteur n’est en effet rien d’autre que la puissance singulière et unique48. La beauté au Fils, à cause de la vérité et de la sagesse. En effet la sagesse inclut une multitude d’idées et la vérité l’égalité ; "La beauté n’est rien d’autre qu’une égalité nombreuse”49. La douceur à l’Esprit saint, à cause de la volonté et de la bonté. Là où la bonté souveraine est jointe à la volonté, là est la charité souveraine et la douceur souveraine. - Il y a donc en Dieu, hauteur terrible, beauté admirable, douceur désirable, et là est l’arrêt. - Telle est l’érection par voie d’affirmation50.

47 Cf. Augtustin, De doctrina Christiana, lib. I, c. 5, n. 5 (PL 34, 21); Bonaventure, I Sent., d. 3, p.I, dub. 3 et 4 [I,78b-80] ; d. 31, p. II, a. 2, q. 3 [I, 548-549]; d. 34, q. 3 [I, 592-593] et dub. 7[I, 596b] ; Breviloquium, p. I, c. 6 [V, 214b-215b] et In Hexaemeron, coll. 21,n.4[V, 432].
48 Cf. Augustin, Enarrationes in Psalmos, Ps. 131, n. 27 [CCSLxl]
49 Cf. Augustin, De musica, lib. VI, c. 13, n. 38 (PL 32, 1183).
50 Cf. Bonaventure, In Hexaemeron, coll. 21, n. 4 [V, 432].

313 13.  Mais il en est une autre plus éminente, savoir selon la voie de négation, puisque, ainsi que le dit Denys, "les affirmations sont inadéquates, les négations vraies"51 car bien qu’elles paraissent en dire moins, elles en disent plus. Et ce mode d’érection est par dénégation de toutes choses, de sorte que dans ces négations il y ait de l’ordre, en commençant par les choses inférieures jusqu’aux choses supérieures, qu’il y ait aussi l’inclusion d’une affirmation suréminente, comme lorsqu’on dit : Dieu n’est pas quelque chose de sensible mais de supersensible, ni d’imaginable, ni d’intelligible, ni d’existant, mais au-dessus de toutes ces choses. Et alors le regard de vérité est porté dans l’obscurité de l’esprit et élevé plus haut et entre plus profond, du fait qu’il se dépasse lui-même et toute chose créée52. Et cela est le mode le plus noble d’élévation ; mais pour qu’il soit parfait, il exige d’abord l’autre, comme la perfection l’illumination et comme la négation l’affirmation53. Cette manière de monter est d’autant plus vigoureuse, que la force ascendante est plus intime ; d’autant plus fructueuse, que l’affection est plus proche. Et c’est pourquoi il est tout à fait utile de s’y exercer. [18a]

51 Cf. Pseudo-Denys, De Caelesti Hierarchia, c. 2, par. 3 () ; De Mystica Theologia, c. 1-5 ().
52 Cf. Bonaventure, Itinerarium mentis in Deum, c. 7, n. 5 [V, 312b-313a]; In Hexaemeron, coll. 2, n. 29 [V,341a]
53 Aristote, I Posteriora analytica, Lib. I, n. 21.

314 14.  Note que dans la première hiérarchie la Vérité doit être invoquée par le gémissement et la prière, et cela appartient aux Anges ; écoutée par l’étude et la lecture, et cela appartient aux Archanges ; annoncée par l’exemple et la prédication et cela appartient Principautés. - Dans la seconde hiérarchie on doit aller à la Vérité par la fuite et par la commission et cela appartient Puissances ; l'appréhender par le zèle et l’émulation, et cela appartient aux Vertus ; [18b] et s'y associer par le mépris de soi et par la mortification, et cela appartient des Dominations. - Dans la troisième hiérarchie il faut adorer la Vérité par le sacrifice et la louange, et cela est des Trônes, il faut l’admirer par l’excès et la contemplation, et cela est des Chérubins ; il faut l’étreindre par le baiser et la dilection et cela est des Séraphins. - Note avec soin ce qui a été dit ci-dessus, parce qu’en ces choses est la source de la vie.





Bonaventure Triple voie 212