Ecclesia in America FR 12


CHAPITRE II

LA RENCONTRE AVEC LE CHRIST DANS L'AMÉRIQUE D'AUJOURD'HUI


« À qui on aura donné beaucoup,
il sera beaucoup demandé » (Lc 12,48)

La situation des hommes et des femmes d'Amérique et leur rencontre avec le Seigneur

13 Dans les Évangiles, on relate les rencontres avec le Christ de personnes en situations très diverses. Parfois il s'agit de situations de péché, qui laissent transparaître le besoin de conversion et de pardon du Seigneur. En d'autres circonstances apparaissent des attitudes positives de recherche de la vérité, de confiance authentique en Jésus, qui favorisent l'établissement d'une relation d'amitié avec Lui et qui stimulent le désir de l'imiter. On ne saurait oublier non plus les dons par lesquels le Seigneur prépare quelques-uns à une rencontre ultérieure. Ainsi Dieu, donnant à Marie d'être « pleine de grâce » (Lc 1,28) dès le premier instant, la prépara en vue de la réalisation en elle de sa plus haute rencontre avec la nature humaine: le mystère ineffable de l'Incarnation.

Parce que les péchés comme les vertus sociales n'existent pas dans l'abstrait, mais sont le résultat d'actes personnels,(31) il est nécessaire de tenir compte du fait que l'Amérique est aujourd'hui une réalité complexe, fruit des tendances et des façons d'agir des hommes et des femmes qui l'habitent. C'est dans cette situation réelle et concrète qu'ils doivent rencontrer Jésus.

(31) Cf. Jean-Paul II, Exhort. apost. Reconciliatio et paenitentia (2 décembre 1984), n. RP 16: AAS77 (1985), pp. 214-217; La Documentation catholique 82 (1985), pp. 9-10.


L'identité chrétienne de l'Amérique

14 Le don le plus grand que l'Amérique a reçu du Seigneur est la foi, qui a forgé son identité chrétienne. Il y a déjà plus de cinq cents ans que le nom du Christ a été annoncé dans le continent. La physionomie religieuse américaine est le fruit de l'évangélisation qui a accompagné les mouvements migratoires en provenance d'Europe. Elle est marquée par les valeurs morales chrétiennes qui, même si elles ne sont pas toujours vécues de façon cohérente et si elles sont parfois remises en question, peuvent être considérées d'une certaine manière comme le patrimoine de tous les habitants de l'Amérique, même de ceux qui ne s'y reconnaissent pas explicitement. Il est clair que l'identité chrétienne de l'Amérique ne peut être considérée comme synonyme de l'identité catholique. La présence des autres confessions chrétiennes, plus ou moins forte selon les diverses parties de l'Amérique, rend particulièrement urgent l'engagement oecuménique, pour rechercher l'unité entre tous ceux qui croient au Christ.(32)

(32) Cf. Proposition 61.


Fruits de sainteté

15 Les saints sont l'expression et les fruits les plus élevés de l'identité chrétienne de l'Amérique. En eux, la rencontre avec le Christ vivant « est si profonde et si engagée [...] qu'elle devient un feu qui les consume totalement et les pousse à construire son Règne, à faire en sorte que Lui et la Nouvelle Alliance soient le sens et l'âme [...] de la vie personnelle et communautaire ».(33) L'Amérique a vu fleurir des fruits de sainteté dès les débuts de son évangélisation. C'est le cas de sainte Rose de Lima (1586-1617), « la première fleur de sainteté dans le Nouveau Monde », proclamée patronne principale de l'Amérique en 1670 par le Pape Clément X.(34) A partir d'elle, le sanctoral américain s'est amplifié jusqu'à atteindre son développement actuel.(35) Les béatifications et les canonisations par lesquelles de nombreux fils et filles du continent ont été élevés à l'honneur des autels offrent des modèles héroïques de vie chrétienne selon la diversité des états de vie et des milieux sociaux. En les béatifiant ou en les canonisant, l'Église les désigne comme de puissants intercesseurs unis au Christ, Prêtre suprême et éternel, Médiateur entre Dieu et les hommes. Les bienheureux et les saints d'Amérique accompagnent avec une sollicitude fraternelle les hommes et les femmes qui sont leurs compatriotes, à travers joies et souffrances, jusqu'à la rencontre définitive avec le Seigneur.(36) Pour aider les fidèles à les imiter toujours davantage et à recourir à leur intercession de manière plus fréquente et plus fructueuse, j'estime très opportune la proposition des Pères synodaux de préparer « un recueil de brèves biographies des saints et des bienheureux américains. Cela peut éclairer et stimuler en Amérique la réponse à la vocation universelle à la sainteté ».(37)

Parmi ses saints, « l'histoire de l'évangélisation de l'Amérique reconnaît de nombreux martyrs, hommes et femmes, évêques et prêtres, religieux et laïcs, qui arrosèrent de leur sang [...] la terre de [ces] nations. Telle une nuée de témoins (cf.
He 12,1), ces saints nous encouragent à prendre en charge aujourd'hui, sans crainte et avec ardeur, la nouvelle évangélisation ».(38) Il est nécessaire que leurs exemples de dévouement sans limite à la cause de l'Évangile soient non seulement préservés de l'oubli, mais mieux connus et diffusés parmi les fidèles du continent. J'écrivais à ce sujet dans Tertio millennio adveniente: « Il faut que les Églises locales fassent tout leur possible pour ne pas laisser perdre la mémoire de ceux qui ont subi le martyre, en rassemblant à cette intention la documentation nécessaire ».(39)

(33) Proposition 29.
(34) Cf. Bulle Sacrosancti apostolatus cura (11 août 1670), § 3: Bullarium Romanum, 26VII, 42.
(35) Il faut citer entre autres: les martyrs Jean de Brébeuf et ses sept compagnons, Roque González et ses deux compagnons; les saints: Elisabeth Ann Seton, Marguerite Bourgeoys, Pierre Claver, Juan del Castillo, Rose Philippine Duchesne, Marguerite d'Youville, Francisco Febres Cordero, Teresa Fernández Solar de los Andes, Juan Macías, Toribio de Mogrovejo, Ezequiel Moreno Díaz, Jean Népomucène Neumann, María Ana de Jesús Paredes Flores, Martín de Porres, Alfonso Rodríguez, Francisco Solano, Francesca Saverio Cabrini; les bienheureux: José de Anchieta, Pedro de San José Betancur, Juan Diego, Catherine Drexel, María Encarnación Rosal, Rafael Guízar Valencia, Dina Bélanger, Alberto Hurtado Cruchaga, Elías del Socorro Nieves, Maria Francesca di Gesù Rubatto, Mercedes de Jesús Molina, Narcisa de Jesús Martillo Morán, Miguel Agustín Pro, María de San José Alvarado Cardozo, Junípero Serra, Kateri Tekakwitha, Laura Vicuña, Antônio de Sant'Ana Galvão, et tant d'autres bienheureux qui sont invoqués avec foi et dévotion par les peuples de l'Amérique (cf. Instrumentum laboris, n. 17).
(36) Cf. Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. sur l'Église Lumen gentium, n. LG 50.
(37) Proposition 31.
(38) Proposition 30.
(39) N. TMA 37: AAS 87 (1995), p. 29; La Documentation catholique 91 (1994), p. 1027; cf.Proposition 31.


La piété populaire

16 L'existence d'une intense piété populaire enracinée dans les diverses nations est une caractéristique particulière de l'Amérique. On la rencontre à tous les niveaux et dans tous les milieux sociaux; elle revêt une importance spéciale comme lieu de rencontre avec le Christ pour tous ceux qui cherchent Dieu sincèrement avec un esprit de pauvreté et un coeur humble (cf. Mt 11,25). Les expressions d'une telle piété sont nombreuses: « Les pèlerinages aux sanctuaires du Christ, de la Sainte Vierge et des Saints, ainsi que la prière pour les âmes du purgatoire, l'usage des sacramentaux (eau, huile, cierges...). Ces expressions, et tant d'autres, de la piété populaire donnent aux fidèles l'occasion de rencontrer le Christ vivant ».(40) Les Pères synodaux ont souligné l'urgence de découvrir, dans les manifestations de la religiosité populaire, les vrais valeurs spirituelles, pour les enrichir avec les éléments de la doctrine catholique authentique, afin que cette religiosité puisse conduire à un engagement sincère de conversion et à une expérience concrète de charité.(41) La piété populaire, si elle est convenablement orientée, contribue aussi à accroître chez les fidèles la conscience de leur appartenance à l'Église, en alimentant la ferveur et en offrant ainsi une réponse valable aux défis actuels de la sécularisation.(42)

Étant donné que, en Amérique, la piété populaire est l'expression de l'inculturation de la foi catholique et que beaucoup de ses manifestations ont pris des formes religieuses autochtones, on ne doit pas sous-évaluer la possibilité d'en tirer aussi, avec une prudence éclairée, des indications valables pour une plus grande inculturation de l'Évangile.(43) Cela revêt une importance considérable, spécialement parmi les populations autochtones, pour que « les semences du Verbe » présentes dans leur culture atteignent leur plénitude dans le Christ.(44) La même constatation peut être faite pour les Américains d'origine africaine. L'Église « reconnaît qu'elle a l'obligation de se rapprocher de ces Américains à partir de leur culture, considérant sérieusement les richesses spirituelles et humaines de cette culture qui marque leur façon de célébrer le culte, leur sens de la joie et de la solidarité, leur langue et leurs traditions ».(45)

(40) Proposition 21.
(41) Cf. ibid.
(42) Cf. ibid.
(43) Cf. ibid.
(44) Cf. Proposition 18.
(45) Proposition 19.


Présence catholique orientale

17 L'immigration en Amérique constitue presque une constante de son histoire, du début de l'évangélisation jusqu'à aujourd'hui. Au coeur de ce phénomène complexe, soulignons que, ces derniers temps, diverses régions d'Amérique ont accueilli de nombreux membres des Églises catholiques orientales qui, pour des motifs variés, ont abandonné leur terre d'origine. Une première vague migratoire provenait surtout de l'Ukraine occidentale; par la suite, elle s'est élargie aux pays du Moyen-Orient. Il est devenu ainsi pastoralement nécessaire de créer une hiérarchie catholique orientale pour ces fidèles immigrés et pour leurs descendants. Les normes émanant du Concile Vatican II, que les Pères synodaux ont rappelées, reconnaissent que les Églises Orientales « ont le droit et sont tenues par le devoir de se régir selon leurs propres disciplines particulières », ayant la mission de rendre témoignage à une très ancienne tradition doctrinale, liturgique et monastique. D'autre part, ces Églises doivent conserver leurs propres disciplines, qui « correspondent mieux aux habitudes de leurs fidèles et semblent plus aptes à assurer le bien des âmes ».(46) Si la synergie entre les Églises particulières d'Orient et d'Occident est nécessaire à la Communauté ecclésiale universelle pour lui permettre de respirer avec les deux poumons, dans l'espérance de parvenir à le faire pleinement à travers la parfaite communion entre l'Église catholique et les Églises orientales séparées,(47) on ne peut que se réjouir de la récente implantation en Amérique des Églises orientales à côté de l'Église latine, présente depuis le commencement, car de cette façon la catholicité de l'Église du Seigneur peut mieux se manifester.(48)

(46) Décret sur les Églises orientales catholiques Orientalium Ecclesiarum, n.
OE 5; cf. Code des Canons des Églises orientales, can. CIO 28; Proposition 60.
(47) Cf. Jean-Paul II, Encycl. Redemptoris Mater (25 mars 1987), n. RMA 34: AAS 79 (1987), p. 406;La Documentation catholique 84 (1987), p. 397; Synode des Évêques, Assemblée spéciale pour l'Europe, Déclar. Pour que nous soyons témoins du Christ qui nous a libérés (13 décembre 1991), III, 7: Enchiridion Vaticanum 13, nn. 647-652; La Documentation catholique 89 (1992), pp. 128-129.
(48) Cf. Proposition 60.


La place de l'Église dans l'éducation et l'action sociale

18 Parmi les facteurs qui favorisent l'influence de l'Église sur la formation chrétienne des Américains, il faut signaler sa très grande présence dans l'éducation, spécialement dans le monde universitaire. Les nombreuses Universités catholiques disséminées à travers le continent constituent un trait caractéristique de la vie ecclésiale en Amérique. De même dans le domaine de l'enseignement primaire et secondaire, le nombre élevé d'écoles catholiques offre la possibilité d'une action évangélisatrice d'une portée très ample, pourvu qu'elle soit toujours accompagnée d'une ferme volonté de donner une éducation vraiment chrétienne.(49)

Un autre domaine important dans lequel l'Église est présente dans toutes les parties de l'Amérique est l'assistance caritative et sociale. Les multiples initiatives en faveur des personnes âgées, des malades et de ceux qui sont dans le besoin, telles que les hospices, les hôpitaux, les dispensaires, les cantines gratuites et autres centres sociaux, sont un témoignage tangible de l'amour préférentiel pour les pauvres que nourrit l'Église en Amérique, animée par l'amour du Seigneur et consciente que « Jésus s'est identifié à eux (cf.
Mt 25,31-46) ».(50) Dans cette tâche qui ne connaît pas de frontières, elle a su développer une conscience de la solidarité concrète entre les diverses communautés du continent et du monde entier, manifestant ainsi la fraternité qui doit caractériser les chrétiens en tout temps et en tout lieu.

Pour qu'il soit évangélique et évangélisateur, le service des pauvres doit être le reflet fidèle de l'attitude de Jésus, qui est venu « pour annoncer aux pauvres la Bonne Nouvelle » (Lc 4,18). S'il se déroule dans cet esprit, il devient manifestation de l'amour infini de Dieu pour tous les hommes et moyen éloquent de transmettre l'espérance du salut que le Christ a apporté au monde, et qui resplendit de façon particulière quand la Bonne Nouvelle est communiquée à ceux qui sont abandonnés ou rejetés par la société.

Ce dévouement constant envers les pauvres et les déshérités se retrouve dans le Magistère social de l'Église, qui ne se lasse pas d'inviter la communauté chrétienne à s'employer à ce que soit surmontée toute forme d'exploitation et d'oppression. Il s'agit, en effet, non seulement de soulager les besoins les plus graves et les plus urgents par le moyen d'actions individuelles ou sporadiques, mais de faire ressortir les racines du mal, proposant des interventions qui donnent aux structures sociales, politiques et économiques une configuration plus juste et plus solidaire.

(49) Cf. Propositions 23 et 24.
(50) Proposition 73.


Respect croissant des droits humains

19 Dans le domaine civil, mais avec des implications morales immédiates, on doit signaler, parmi les aspects positifs de l'Amérique d'aujourd'hui, la mise en place croissante dans tout le continent de systèmes politiques démocratiques et la réduction progressive des régimes dictatoriaux. L'Église considère avec sympathie cette évolution, dans la mesure où cela favorise un respect toujours plus évident des droits de chacun, y compris ceux de l'accusé et du coupable, à l'égard desquels il n'est pas légitime de recourir à des méthodes de détention et d'investigation — que l'on pense ici particulièrement à la torture — préjudiciables à la dignité humaine. « L'État de droit est, en effet, la condition nécessaire pour établir une vraie démocratie ».(51)

En outre, l'existence d'un État de droit implique chez les citoyens, et plus encore dans la classe dirigeante, la conviction que la liberté ne peut être séparée de la vérité.(52) En effet, « les graves problèmes qui menacent la dignité de la personne humaine, la famille, le mariage, l'éducation, l'économie et les conditions de travail, la qualité de la vie et la vie elle-même, soulèvent la question du droit ».(53) Les Pères synodaux ont souligné avec raison que « les droits fondamentaux de la personne humaine sont inscrits dans la nature elle-même, qu'ils sont voulus par Dieu et que par conséquent ils demandent à être universellement acceptés et observés. Aucune autorité humaine ne peut les transgresser en faisant appel à la majorité ou au consensus politique, sous prétexte que de cette manière le pluralisme et la démocratie sont respectés. C'est pourquoi l'Église doit s'engager à former et à accompagner les laïcs qui ont une fonction dans le domaine législatif, dans le gouvernement et dans l'administration de la justice, afin que les lois expriment toujours des principes et des valeurs morales qui soient conformes à une saine anthropologie et qui tiennent compte du bien commun ».(54)

(51) Proposition 72; cf. Jean-Paul II, Encycl. Centesimus annus (1er mai 1991), n.
CA 46: AAS 83 (1991), p. 850; La Documentation catholique 88 (1991), pp. 541-542.
(52) Cf. Synode des Évêques, Assemblée spéciale pour l'Europe, Déclar. Pour que nous soyons témoins du Christ qui nous a libérés (13 décembre 1991), I, 1; II, 4; IV, 10: Ench. Vat. 13, nn. 613-615; 627-633; 660-669; La Documentation catholique 89 (1992), pp. 123-124; 125-126; 130-131.
(53) Proposition 72.
(54) Ibid.


Le phénomène de la mondialisation

20 La tendance à la mondialisation, caractéristique du monde contemporain, est un phénomène qui, tout en n'étant pas exclusivement américain, est plus perceptible et a de plus grandes répercussions en Amérique. Il s'agit d'un processus qui s'impose en raison du fait qu'il y a une plus grande communication entre les diverses parties du monde, ce qui abolit pratiquement les distances, avec des effets évidents dans des domaines très différents.

Les conséquences sur le plan éthique peuvent être positives ou négatives. On assiste en réalité à une mondialisation économique qui s'accompagne de certaines conséquences positives comme le phénomène de l'efficacité et de l'accroissement de la productivité, et qui, avec le développement des relations entre les divers pays dans le domaine économique, peut renforcer le processus d'unité entre les peuples et améliorer le service rendu à la famille humaine. Si cependant la mondialisation est régie par les seules lois du marché appliquées selon l'intérêt des puissants, les conséquences ne peuvent être que négatives. Tels sont, par exemple, l'attribution d'une valeur absolue à l'économie, le chômage, la diminution et la détérioration de certains services publics, la destruction de l'environnement et de la nature, l'augmentation des différences entre les riches et les pauvres, la concurrence injuste qui place les nations pauvres dans une situation d'infériorité toujours plus marquée.(55) Bien que l'Église estime les valeurs positives que comporte la mondialisation, elle en considère avec inquiétude les aspects négatifs.

Et que dire de la mondialisation culturelle produite par la puissance des moyens de communication sociale? Ces derniers imposent partout de nouvelles échelles de valeur, souvent arbitraires et au fond matérialistes, face auxquelles il est difficile de maintenir une solide adhésion aux valeurs de l'Évangile.

(55) Cf. Proposition 74.


L'urbanisation croissante

21 L'urbanisation est également un phénomène en croissance en Amérique. Depuis quelques lustres déjà, le continent est en train de vivre un exode constant des campagnes vers la ville. Il s'agit d'un phénomène complexe, déjà décrit par mon prédécesseur Paul VI.(56) Les causes en sont diverses, mais parmi elles ressortent principalement la pauvreté et le sous-développement des zones rurales, où manquent bien souvent les services, les communications, les structures éducatives et sanitaires. En outre, la ville, avec la réputation de divertissement et de bien-être que lui attribue souvent la présentation qu'en font les moyens de communication sociale, exerce une attraction spéciale sur les gens simples du monde rural.

Le manque fréquent de planification dans ce processus est source de nombreux maux. Comme l'ont signalé les Pères synodaux, « dans certains cas, telles ou telles zones urbaines sont comme des îlots dans lesquels s'accumulent la violence, la délinquance juvénile et l'atmosphère de désespoir ».(57) Il faut ajouter que le phénomène de l'urbanisation représente de grands défis pour l'action pastorale de l'Église, qui doit faire face au déracinement culturel, à la perte des coutumes familiales, au détachement des traditions religieuses particulières, avec fréquemment pour conséquence le naufrage de la foi, privée de ces manifestations qui contribuaient à la soutenir.

Évangéliser la culture urbaine constitue un défi formidable pour l'Église, qui, de même qu'elle a su pendant des siècles évangéliser la culture rurale, de même aujourd'hui est appelée à accomplir une évangélisation urbaine méthodique et capillaire par la catéchèse, la liturgie et la manière même d'organiser ses structures pastorales.(58)

(56) Cf. Lettre apost. Octogesima adveniens (14 mai 1971), nn. 8-9: AAS 63 (1971), pp. 406-408; La Documentation catholique 68 (1971), pp. 503-504.
(57) Proposition 35.
(58) Cf. ibid.


Le poids de la dette extérieure

22 Les Pères synodaux ont manifesté leur préoccupation pour la dette extérieure qui afflige de nombreuses nations américaines, exprimant leur solidarité avec elles. Ils attirent avec force l'attention de l'opinion publique sur la complexité de la question, reconnaissant que « la dette est souvent le fruit de la corruption et de la mauvaise administration ».(59) Dans l'esprit de la réflexion synodale, cette reconnaissance ne prétend pas concentrer sur un seul pôle les responsabilités d'un phénomène extrêmement complexe dans son origine et dans ses solutions.(60)

En effet, parmi les causes qui ont contribué à la formation d'une dette extérieure écrasante, il faut signaler non seulement les intérêts élevés, fruit de politiques financières spéculatives, mais aussi l'irresponsabilité de certains gouvernants qui, en contractant une dette, n'ont pas réfléchi suffisamment aux possibilités réelles de l'éteindre, avec comme circonstance aggravante que des sommes considérables obtenues grâce aux prêts internationaux vont parfois enrichir des individus, au lieu de servir à soutenir les changements nécessaires au développement du pays. D'autre part, il serait injuste de faire peser les conséquences de ces décisions irresponsables sur ceux qui ne les ont pas prises. La gravité de la situation est encore plus compréhensible si l'on tient compte du fait que « déjà le seul paiement des intérêts constitue pour l'économie des pays pauvres un poids qui enlève aux autorités la disponibilité de l'argent nécessaire pour le développement social, l'éducation, la santé et l'institution d'un fonds pour créer du travail ».(61)

(59) Proposition 75.
(60) Cf. Commission pontificale « Justice et Paix », Au service de la communauté humaine: une approche éthique de la dette internationale (27 décembre 1986): Ench. Vat. 10, nn. 1045-1128;La Documentation catholique 84 (1987), pp. 197-205.
(61) Proposition 75.


La corruption

23 La corruption, souvent présente parmi les causes de la dette publique oppressante, est un problème grave qui doit être considéré avec attention. La corruption, « sans respecter les frontières, concerne des personnes, des structures publiques et privées de pouvoir et les classes dirigeantes ». Il s'agit d'une situation qui « favorise l'impunité et l'accumulation illicite de richesses, le manque de confiance envers les institutions politiques, surtout dans l'administration de la justice et dans les investissements publics, qui ne sont pas toujours transparents, ni égaux pour tous ni efficaces ».(62)

À ce sujet, je désire rappeler ce que j'ai écrit dans le Message pour la Journée mondiale de la Paix de 1998: la plaie de la corruption doit être dénoncée et combattue avec force par ceux qui détiennent l'autorité et avec « le soutien généreux de tous les citoyens, animés par une forte conscience morale ».(63) Les organismes appropriés de contrôle et la transparence des transactions économiques et financières préviennent aussi et évitent dans de nombreux cas l'extension de la corruption, dont les conséquences néfastes retombent principalement sur les plus pauvres et les plus délaissés. Ce sont encore les pauvres qui souffrent les premiers des retards, de l'inefficacité, de l'absence d'une défense appropriée et des carences structurelles, quand l'administration de la justice est corrompue.

(62) Proposition 37.
(63) N. 5: AAS 90 (1998), p. 152; La Documentation catholique 95 (1998), p. 3.


Le commerce et la consommation de la drogue

24 Le commerce des stupéfiants, avec la consommation qui s'ensuit, constitue une sérieuse menace pour les structures sociales des pays d'Amérique. Il « contribue aux crimes et à la violence, à la désagrégation de la vie familiale, à la destruction physique et affective de nombreux individus et communautés, surtout parmi les jeunes. Il altère en outre la dimension éthique du travail et contribue à augmenter le nombre de personnes dans les prisons, en un mot, à la dégradation de la personne créée à l'image de Dieu ».(64) De plus, un commerce aussi néfaste conduit à « détruire les gouvernements, en minant la sécurité économique et la stabilité des nations ».(65) Nous sommes ici en présence de l'un des défis les plus urgents avec lesquels doivent se mesurer de nombreux pays dans le monde: c'est en effet un défi qui remet en question une grande partie des avantages obtenus ces derniers temps pour le progrès de l'humanité. Pour plusieurs pays d'Amérique, la production, le trafic et la consommation de drogues constituent des facteurs compromettants pour leur prestige international, car ils réduisent leur crédibilité et rendent plus difficile la collaboration souhaitable avec d'autres pays, qui est si nécessaire de nos jours pour le développement harmonieux de chaque peuple.

(64) Proposition 38.
(65) Ibid.


La préoccupation pour l'écologie

25 « Et Dieu vit que cela était bon » (Gn 1,25). Ces paroles, que nous lisons dans le premier chapitre du livre de la Genèse, indiquent le sens de l'oeuvre que Dieu a réalisée. Le Créateur confie à l'homme, couronnement de tout le processus de la création, la garde de la terre (cf. Gn Gn 2,15). De là découlent pour toute personne des obligations concrètes en ce qui concerne l'écologie. Pour les accomplir, il faut s'ouvrir à une perspective spirituelle et éthique qui triomphe des attitudes et « des styles de vie égoïstes conduisant à l'épuisement des ressources naturelles ».(66)

Dans ce domaine, aujourd'hui si actuel, l'intervention des croyants est plus importante que jamais. La collaboration de tous les hommes de bonne volonté avec les instances législatives et gouvernementales est nécessaire pour arriver à une protection efficace de l'environnement, considéré comme un don de Dieu. Il y a encore tant d'abus et de dommages écologiques dans de nombreuses régions américaines! Il suffit de penser à l'émission incontrôlée de gaz nocifs ou au phénomène dramatique des incendies de forêt, que provoquent parfois intentionnellement des personnes poussées par des intérêts égoïstes. Ces dévastations peuvent conduire à une réelle désertification dans beaucoup de zones de l'Amérique avec ses inévitables conséquences de famine et de misère. Le problème se pose, avec une intensité spéciale, dans la forêt amazonienne, territoire immense qui concerne divers pays, du Brésil au Guyana, au Suriname, au Venezuela, à la Colombie, à l'Équateur, au Pérou et à la Bolivie.(67) C'est l'un des espaces naturels les plus appréciés dans le monde pour sa diversité biologique, ce qui le rend vital pour l'équilibre environnemental de toute la planète.

(66) Proposition 36.
(67) Cf. ibid.


CHAPITRE III

CHEMIN DE CONVERSION

« Repentez-vous donc et convertissez-vous » (Ac 3,19)

Urgence de l'appel à la conversion

26 « Les temps sont accomplis et le Royaume de Dieu est tout proche: convertissez-vous et croyez à l'Évangile » (Mc 1,15). Ces paroles, par lesquelles Jésus commence son ministère en Galilée, résonnent continuellement aux oreilles des Évêques, des prêtres, des diacres, des personnes consacrées et des fidèles laïcs de toute l'Amérique. La récente célébration du cinquième centenaire du début de l'évangélisation de l'Amérique, la commémoration de la naissance de Jésus il y a deux mille ans et le grand Jubilé que nous nous préparons précisément à célébrer constituent autant d'appels à approfondir notre vocation chrétienne. L'importance de l'événement de l'Incarnation et la gratitude pour le don de la première annonce de l'Évangile en Amérique invitent à répondre promptement au Christ par une conversion personnelle plus convaincue et, en même temps, elles poussent à une fidélité évangélique toujours plus généreuse. L'exhortation du Christ à se convertir trouve un écho dans celle de l'Apôtre: « L'heure est venue de sortir de votre sommeil. Car le salut est plus près de nous maintenant qu'à l'époque où nous sommes devenus croyants » (Rm 13,11). La rencontre avec Jésus vivant incite à la conversion.

Dans le Nouveau Testament, pour parler de conversion, on utilise le mot metanoia, qui signifie changement de mentalité. Il ne s'agit pas seulement d'une autre façon de penser sur le plan intellectuel, mais de la révision de ses propres convictions pratiques, à la lumière des critères évangéliques. Saint Paul parle à ce sujet, de « foi opérant par la charité » (Ga 5,6). Pour cela, l'authentique conversion doit être préparée et entretenue par la lecture priante de l'Écriture Sainte et la pratique des sacrements de la Réconciliation et de l'Eucharistie. La conversion conduit à la communion fraternelle, car elle fait comprendre que le Christ est le chef de l'Église, son corps mystique; elle incite à la solidarité, car elle fait prendre conscience que ce que nous faisons aux autres, spécialement aux plus nécessiteux, est adressé au Christ. Elle favorise donc une vie nouvelle, dans laquelle il n'y a plus de séparation entre la foi et les oeuvres dans la réponse quotidienne à l'appel universel à la sainteté. Il est indispensable de dépasser la fracture entre la foi et la vie pour pouvoir effectivement parler de conversion. En effet, en présence d'une telle séparation, le christianisme reste seulement un mot. Pour être un authentique disciple du Seigneur, le croyant doit être témoin de sa foi: « Le témoin rend son témoignage non seulement par la parole, mais aussi par sa propre vie ».(68) Nous devons nous rappeler les paroles de Jésus: « Ce n'est pas en me disant: “Seigneur, Seigneur”, qu'on entrera dans le Royaume des Cieux, mais c'est en faisant la volonté de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 7,21). L'ouverture à la volonté du Père suppose une totale disponibilité, qui n'exclut même pas le don de la vie: « Le plus grand témoignage est le martyre ».(69)

(68) Synode des Évêques, Deuxième assemblée générale extraordinaire, Rapport final L'Église, sous la Parole de Dieu, célébrant les mystères du Christ pour le salut du monde (7 décembre 1985), II, B, a, 2: Ench. Vat. 9, n. 1795; La Documentation catholique 83 (1986), pp. 38-39.
(69) Proposition 30.


Dimension sociale de la conversion

27 Cependant, la conversion n'est pas complète s'il l'on ne prend pas conscience des exigences de la vie chrétienne et si l'on ne s'efforce pas de les réaliser. À ce propos, les Pères synodaux ont relevé que, malheureusement, « il existe de grandes carences d'ordre personnel et communautaire qui concernent aussi bien une conversion plus profonde que les relations entre les milieux, les institutions et les groupes dans l'Église ».(70) « Celui qui n'aime pas son frère, qu'il voit, est incapable d'aimer Dieu, qu'il ne voit pas » (1Jn 4,20).

La charité fraternelle exige une attention à toutes les nécessités du prochain. « Celui qui a de quoi vivre en ce monde, s'il voit son frère dans le besoin sans se laisser attendrir, comment l'amour de Dieu pourrait-il demeurer en lui? » (1Jn 3,17). C'est pourquoi, pour le peuple chrétien qui vit en Amérique, se convertir à l'Évangile signifie reconsidérer « tous les milieux et les aspects de sa vie, spécialement tout ce qui concerne l'ordre social et la réalisation du bien commun ».(71) De façon spéciale, il faudra « faire prendre à la société une conscience toujours plus forte de la dignité de toute personne et, par conséquent, rendre la communauté plus sensible à son devoir de participer à l'action politique selon l'Évangile ».(72) Il est clair, en effet, que l'activité dans le domaine politique fait aussi partie de la vocation et de l'action des fidèles laïcs.(73)

À ce sujet, cependant, il est très important, surtout dans une société pluraliste, d'avoir une juste vision des rapports entre la communauté politique et l'Église, et de faire une claire distinction entre les actions que les fidèles, individuellement ou en groupe, accomplissent en leur nom propre, comme citoyens, guidés par leur conscience chrétienne, et les actions qu'ils accomplissent au nom de l'Église en communion avec leurs Pasteurs. L'Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond en aucune manière avec la communauté politique et n'est liée à aucun système politique, est en même temps le signe et la garantie du caractère transcendant de la personne humaine.(74)

(70) Proposition 34.
(71) Ibid.
(72) Ibid.
(73) Cf. Conc. oecum. Vat. II, Const. dogm. Lumen gentium, n. LG 31.
(74) Cf. Conc. oecum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, n. GS 76; Jean-Paul II, Exhort. apost. post-synodale Christifideles laici (30 décembre 1988), n. CL 42 : AAS 81 (1989), pp. 472-474; La Documentation catholique 86 (1989), pp. 177-178.



Ecclesia in America FR 12