Chrysostome Homélies 7639

HOMÉLIE DIVERSES CONTENUES DANS LE TOME 6.




HOMÉLIES Sur cette Parole du Prophète David : «NE CRAIGNEZ POINT, EN VOYANT UN HOMME DEVENU RICHE, ET SA MAISON COMBLÉE DE GLOIRE » (Ps 48,17), ET SUR L'HOSPITALITÉ.





AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

Les deux homélies qui suivent, furent prononcées toutes deux à Constantinople, sous l'influence des grandes catastrophes, des révolutions soudaines qui étonnaient si souvent ta cité; elles se ressemblent encore parce qu'elles commentent également le même verset du même psaume : Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche, et sa maison comblée de gloire. (Ps 48,17)

Quelle bonne terre j'ai à cultiver, quel plaisir de vous faire entendre la parole! Après avoir ainsi salué les fidèles présents dans l'église, le saint orateur demande vivement: les absents, où sont-ils? que font-ils? Ah! oui, au forum, ou ailleurs, à la poursuite de la fortune! De là, sur les richesses, la vanité, l'instabilité des biens de la terre; les vaines préoccupations; les prétextes insensés pour négliger le salut; les flatteurs du riche, qui le trompent; les déceptions méritées; les douleurs de ce monde, sans cesse tourmenté parce qu'il ne poursuit que des ombres; la distinction de la richesse prétendue, et de la richesse vraie; sur ta vertu, sur la simplicité des moeurs, sur l'hospitalité, une conversation animée, variée, piquante, naïve, élevée, où se retrouvent les beaux mouvements qu'on admire dans les discours sur la disgrâce d'Eutrope, et l'inépuisable abondance d'une éloquence, toujours nouvelle et toujours jeune, parce que, si les pensées sont les mêmes, le sentiment que ces pensées inspirent est toujours, dans l'âme de l'orateur, vrai et profond, toujours jeune et toujours nouveau. On remarquera, dans cette première homélie, les vifs retours que l'orateur fait sur lui-même, sa manière aimable, originale, saisissante, de témoigner de son zèle.

La seconde homélie contient le développement d'une pensée singulièrement chère à saint Jean Chrysostome : voulez-vous, pour vos capitaux, un bon placement? placez-les dans les mains des pauvres.

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PREMIÈRE HOMÉLIE.

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Il est doux pour l'agriculteur, quand la charrue a purgé la terre, quand le sillon est tracé, quand les épines ont été arrachées, de jeter la semence, de n'avoir pas à craindre des épines qui étoufferaient les germes. Il est bien plus doux, pour celui qui vous parle, de jeter les pensées divines dans des âmes que rien ne trouble. Aussi quel plaisir pour nous de commencer à vous entretenir le champ est purifié, nous le voyons bien. Sans doute notre regard ne pénètre pas dans votre pensée; mais vos yeux bien ouverts et votre attention qui se dresse, nous manifestent la tranquillité de votre intérieur. Je ne puis entrer dans votre conscience, mais vos yeux fixes et brillant d'une flamme céleste ont une voix pour rite dire : il n'y a pas de trouble au dedans; on plutôt votre ferveur me crie: jetez-nous les semences; ce que vous jetez, nous le recueillons, clans l'espérance du fruit; toute inquiétude terrestre, nous l'avons chassée. Et voilà pourquoi je m'attache toujours à des pensées (314) de plus en plus profondes, et j'ai confiance; j'ai une si bonne terre !

L'Ecriture ne demande pas seulement un docteur habile, elle veut aussi un auditeur intelligent. Et voilà pourquoi je vous trouve bien heureux, et je me trouve bien heureux moi-même. « Bienheureux, » dit l'Ecriture, « celui qui parle, et dont la voix pénètre dans les oreilles de ceux qui l'écoutent ! » (
Qo 25,12) Et: « Bienheureux ceux qui ont faim et qui ont soif de la justice! » (Mt 5,6) C'est donc à vous, que votre zèle amène auprès de nous, c'est à vous que nous enverrons les divines pensées; tous les autres sont maintenant sur la place publique, ils se souillent au contact impur des choses du siècle ; mais vous, supérieurs à la terre, vous accueillez les pensées spirituelles. Les autres, esclaves de la servante, n'ont de souci que pour la chair; mais vous, c'est la noble dame, l'âme libre que vous prenez soin d'embellir, et en l'ornant vous la sauvez. Où t'arrêtes-tu, maintenant, ô homme ? Sur la place publique. Que veux-tu y recueillir? De la fange et de. la boue. Viens donc, et, de ma main, reçois un parfum. A quoi bon recueillir des richesses périssables, courtiser l'avarice, ce cruel tyran, rechercher des magistratures, périssables encore, l'abondance des choses du siècle, que l'on possède aujourd'hui, que demain l'on ne possède plus? A quoi bon cueillir les fleurs, en négligeant les fruits? Pourquoi cours-tu après une ombre, au lieu de saisir la vérité? Pourquoi rechercher ce qui est périssable, et non ce qui demeure? « Toute chair n'est que de l'herbe, et toute gloire humaine est comme la fleur des champs ; l'herbe se sèche et la fleur tombe, mais la parole de Dieu demeure éternellement.» (Is 40,6-8) Tu possèdes d'abondantes richesses; et qu'importe pour l'âme? Dans l'opulence que donnent les richesses, dans la pauvreté de l'âme, tu te pares avec des feuilles, et tu n'as pas de fruits. Quel profit, je te le demande, as-tu fait? Tu as obtenu des richesses, qu'il te faudra abandonner ici; tu as obtenu des dignités, qui ne te produisent que des haines; viens, jouis avec nous des discours de la vraie sagesse; expie tes péchés; rejette le fardeau de tes iniquités; purifie ta conscience ; élève tes pensées, deviens un ange, et sois un homme. Dépouille la chair, prends des ailes, sépare-toi des choses visibles ; attache-toi aux invisibles, monte au ciel; mêle-toi au choeur des anges; approche-toi du tribunal d'en-haut, du tribunal suprême ; abandonne la fumée, l'ambre pure, l'herbe vile, les toiles d'araignée. Impossible à moi de trouver un mot qui exprime comme il faut cette misérable inconsistance. Mais voici ce que je dis, ce que je ne cesserai pas de redire : viens, et sois un homme; qu'on ne dise pas que ton titre naturel est un faux titre. Comprenez-vous ce qui vous est dit? Un homme souvent n'a de l'homme que le nom; il ne l'est pas, dans le sens qu'il faut attacher à ce nom. Quand je te vois vivre sans écouter la raison, comment veux-tu que je t'appelle un homme, et non un boeuf? Quand je te vois te conduire en ravisseur, comment veux-tu que je t'appelle un homme et non un loup? Quand je te vois dans la fornication, comment veux-tu que je t'appelle un homme, et non un porc? Quand je te vois tramer des ruses, comment veux-tu que je t'appelle un homme, et non un serpent? Quand je te vois infecté de venin, comment veux-tu que je t'appelle un homme, et non une vipère? Quand je te vois sans intelligence, comment veux-tu que je t'appelle un homme, et non un âne? quand je té vois adultère, comment veux-tu que je t'appelle un homme, et non un étalon? Quand je te vois indocile et stupide, comment veux-tu que je t'appelle un homme et non une pierre? Tu as reçu de Dieu une noble origine, pourquoi trahis-tu la générosité de ta nature? A quoi travailles-tu, réponds-moi ? Il y a des hommes qui ont le talent de transformer les animaux, autant que possible, de manière qu'ils participent à la noblesse de notre nature. On apprend aux perroquets, à reproduire la voix humaine, et l'art fait violence à la nature; on apprivoise des lions que l'on conduit sur la place publique. Un lion, un animal féroce, tu peux l'apprivoiser, et tu te montres plus féroce qu'un loup? Et ce qu'il y a de plus triste, c'est que chaque animal n'a qu'un vice:, le loup est rapace ; le serpent, perfide; la vipère, venimeuse; l'homme, devenu méchant, ne se montre pas de même: trop souvent, en effet, ce n'est pas un seul vice qui le travaille, mais il est tout à la fois rapace, perfide, venimeux, et il rassemble en son âme les vices de plusieurs animaux. Comment veux-tu que, je t'appelle un homme, toi qui n'as ni les insignes de la royauté, ni le diadème, ni la (315) pourpre ? « Faisons l'homme, » dit Dieu, « à notre image et ressemblance. » (Gn 1,26) Pense, ô homme, à l'image de qui tu as été fait, et ne te ravales pas à la vile condition des animaux. Si tu vois un roi, rejetant la pourpre et le diadème, confondu avec les soldats, abdiquant son autorité, comment l'appelleras-tu un roi? Tu es un homme, ne me dis pas que tu as l'âme d'un homme, montre-moi que tu en as la sagesse. Tu commandes aux animaux sans raison, et tu ne rougis pas d'être l'esclave de tes passions sans raison ?

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Et comment, me dis-tu, deviendrai-je un homme ? Maîtrise les pensées de la chair, pensées dépourvues de raison; chasse loin de toi la fornication; chasse l'amour immodéré des richesses; chasse ce détestable tyran, purifie-toi. Mais comment deviendras-tu un homme ? Viens ici où l'on fabrique des hommes. Quoi que tu sois, je ferai de toi un homme : Cheval? je ferai de toi un homme; loup? je ferai de toi un homme; serpent? je ferai de toi un homme ; je ne transformerai pad ta nature, mais ta volonté. Mais quoi ? me dira-t-on, j'ai des enfants, une maison à conduire; une femme, dont je dois prendre soin; la pauvreté me presse; il me faut gagner le pain du jour. Prétextes que tout cela, et vaines raisons. Si je te retenais ici, sans jamais te quitter; si je ne t'accordais aucun relâche; si tu ne pouvais plus vaquer, au dehors, à tes affaires, à la bonne heure, tu pourrais te défendre, et t'excuser, et me dire : j'ai des enfants et une maison à conduire ; et tu aurais raison de parler ainsi; ou plutôt, tu n'aurais même pas besoin de parler ainsi; car Dieu est assez fort, quand même tu resterais ici pour accroître ta fortune. Mais moi je ne t'impose aucune nécessité de ce genre; je ne te dis pas de venir ici tous les jours, mais seulement deux fois dans la semaine. Qu'y a-t-il de pesant, qu'y a-t-il de si lourd à porter dans ce que je demande? Il ne s'agit pas de journées entières, mais de quelques instants bien courts à passer dans l'église ; reçois les divines pensées, afin de te préserver des blessures ; non pas pour en faire aux autres, mais pour convertir la place publique en église. Viens, ô homme, reçois ton armure, afin que cette armure te protège contre toute blessure funeste; tiens-toi à ta place, au milieu des soldats du Seigneur., mais tiens-toi armé ; tiens-toi dans le sanctuaire, mais avec des yeux purs; pousse ton vaisseau dans le port, mais manoeuvre avec prudence ; c'est ce que tu peux apprendre ici et tu ne veux pas, et au milieu des armées du siècle, sans être revêtu de la loi de Dieu, tu te jettes tout nu. Vois donc quel trésor on remporte de l'église ! le mépris de toutes les choses humaines; la force qui foule aux pieds les chagrins; qui se montre supérieure à tous les biens de ce monde; la vertu toujours modeste, jamais abattue. Ainsi se montra Job : la pauvreté ne ruina pas son courage ; l'opulence ne l'exalta pas ; dans la variété des événements, des conditions, il conserva l'égalité de son âme.

Tiens, reçois de moi ton armure. Quelle armure? celle qui plus d'une fois t'assurera ton salut. Tu sors, et tu vois un homme tout fier sur un coursier au frein d'or: autour de lui de nombreux satellites ; et voici qu'en même temps, tu aperçois un misérable abattu sous le malheur. Alors l'envie te saisit à propos de ce riche, et te voilà pris par la haine qui ronge le pauvre. David s'approche de toi, pour te garder, pour te dire : « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche. » Sors avec le Prophète et ne crains point; va où je te dis, avec le Prophète, avec le docteur, avec ce bâton pour soutien, avec ce héraut de Dieu. « Ne craignez point en voyant un homme devenu riche. » Mais, dira- t-on ; c'est un avertissement; c'est un conseil, c'est une parole honnête; toutefois, dites-moi aussi le moyen de ne pas craindre cet homme. C'est que la richesse est de la même nature que celui qui est riche. Comment cela ? je vais le dire. Qu'est-ce que l'homme? Un animal misérable, fragile, qui ne vit qu'un temps; dé de même sont les richesses; ou plutôt il ne faut pas dire de même, mais bien plus fragiles. Souvent, en effet, elles, ne disparaissent pas avec l'homme, mais avant l'homme. Vous avez vu d'innombrables exemples de cette vérité ; sans sortir de cette ville, vous avez vu les richesses inopinément perdues; vous avez souvent été à même de voir périr les possessions du vivant du possesseur; car la fin des richesses, c'est la révolution qui produit la pauvreté. Réfléchissez donc sur le peu de durée de la possession. Car le possesseur survit à la possession perdue. Et plût au ciel que la possession ne fût jamais que perdue sans perdre du même coup le possesseur! On a donc raison de dire que la richesse est un serviteur (316) ingrat, sanguinaire, homicide; un serviteur qui récompense son maître en l'égorgeant. Et, ce qu'il y a de plus triste, ce n'est pas seulement en abandonnant l'homme, que la richesse le jette dans les périls, c'est même avant l'abandon qu'elle le précipite, le bouleverse, le trouble. Cessez donc de regarder cet homme aux vêtements de soie, inondé de parfums, escorté de serviteurs ; ouvrez sa conscience, percez à jour l'âme de ce riche opulent ; vous y découvrirez l'agitation turbulante et désordonnée. Quand vous serez témoins de quelque chute éclatante, comprenez le malheur attaché à la fortune.

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Car, quoi de plus trompeur que les choses humaines? je l'ai souvent dit, c'est un fleuve qui coule; ce sont des eaux que l'on voit et qui passent ; que l'on tient, et qui s'échappent. « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche ; » recueillez cette parole, ce cantique spirituel. Lorsque l'envie entre dans votre coeur, si cette parole y fait en même temps son entrée, voilà qui suffira pour bannir un mauvais sentiment. « Ne craignez point; en voyant un homme devenu riche; » voilà mes remèdes à moi, non pour de l'argent, mais pour le ciel. Je ne soigne pas les corps, je suis le médecin de l'âme. Je ne parle pas seulement de votre âme, mais de la mienne; si je vous fais la leçon, je n'en suis pas moins un homme, entre nous communauté de nature, communauté d'enseignement.

« Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche. » Prenez ce verset du psaume, comme un trésor et comme un sujet de pensées ; prenez-le comme une racine de richesse et d'opulence. Ce n'est pas d'être riche, c'est de ne pas vouloir être riche, qui constitue la richesse. Comprenez-vous? qui veut être riche a besoin de possession, a besoin d'argent; au contraire, qui ne veut pas être riche, est toujours dans l'opulence. « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche, et sa maison comblée de gloire. » « Ne craignez point; » à quoi bon, dites-moi, craindre les riches? Comme le riche paraît redoutable, le Prophète explique ce que c'est qu'un riche. Craindre un homme dont tout l'équipement est un feuillage sans fruit ! craindre un homme, qui vit dans l'amertume! craindre un homme, toujours tremblant! craindre un homme, qu'accompagne continuellement l'épouvante ! Ton esclave ne te craint pas, en ton absence; le riche porte partout le maître qui réside en lui; en quelque endroit qu'il se rende, l'amour de l'argent le suit; ses parents, ses domestiques, ses amis, ses envieux, ses obligés, tous sont en même temps ses ennemis. Car la haine qu'il réveille est grande. Le pauvre passe sa vie sans craindre personne, attendu que la sagesse et la patience sont toutes ses richesses. Le riche, ne respirant que pour l’accroître ce qu'il a, est odieux à tous, et, dans les réunions publiques, on le voit comme un ennemi ; les visages le flattent, les coeurs le détestent. Et ce qui prouve qu'il en est ainsi; c'est la chute des feuilles quand le vent a soufflé ; c'est-à-dire, quand il s'est accompli une révolution dans sa fortune; alors se découvrent les amis fardés ; alors tombent lès masques des flatteurs; alors les comédiens, quittant leurs rôles, se montrent ce qu'ils sont, l'illusion de la scène tombe et laisse voir la réalité. Toutes les bouches se font entendre ce misérable, ce pervers, cet infâme ; que dites-vous? hier, ne le flattiez-vous pas? ne lui baisiez-vous pas les mains? — Je jouais un rôle. L'heure est venue, et j'ai jeté mon masque, et je montre ce que j'avais dans l'âme. Pourquoi donc craindre, répondez-moi, celui que poursuivent tant de voix accusatrices? à que dis-je? Plût au ciel que le riche ne s'accusât pas lui-même !

Ce que j'en dis, ce n'est pas pour flétrir la richesse; j'ai protesté maintes et maintes fois, mais j'accuse l'usage mauvais de ce qui, en soi, est bon. Les richesses et les bonnes oeuvres ensemble, voilà qui est bien. Comment cela est-il bien ? Si les richesses soulagent la pauvreté, soutiennent l'indigence ; écoutez Job : « J'ai été l'oeil de l'aveugle, le pied du boiteux ; j'étais le père des pauvres. » — (
Jb 29,15-16) Voilà les vraies richesses, exemptes de péché, jointes à l'amour des pauvres. « Ma maison a été ouverte à tout venant. » (Jb 31-32) Voilà le véritable usage de la richesse, non pas de la prétendue richesse, mais de la vraie richesse. La prétendue richesse este l'esclave de la vraie richesse ; la première n'est qu'un nom, rien de plus; l'autre, à la vérité du nom, joint la réalité de la chose. Cette réalité, où est-elle? Dans la vertu, dans la pratique de l'aumône. Comment cela? Je vais le dire. Il y a un riche ravisseur de tous les biens et il y a un riche qui donne au pauvre (317) ce qu'il possède. Le premier est riche par ce qu'il amasse ; le second, par ce qu'il dépense; l'un ensemence la terre, l'autre cultive le ciel. Et, autant le ciel est au-dessus de la terre, culant l'opulence du second est plus solide que celle du premier. Le vrai riche a des amis en foule ; l'autre ne voit partout que des accusateurs; et, chose admirable, le ravisseur, l'avare est détesté, non-seulement de ceux qu'il a blessés ; il l'est en outre de ceux qui n'ont reçu de lui aucun mal, mais qui plaignent les victimes; l'homme miséricordieux, au contraire, n'est pas aimé seulement de ceux qui ont éprouvé sa miséricorde ; ceux même qui ne l'ont point ressentie, le chérissent. C'est que la vertu vaut mieux que le vice, mes frères. Le vice a pour ennemis ceux même qui n'en ont point souffert ; l'aumône a pour amis ceux même qui n'en ressentent point les bienfaits. Tous s'écrient que Dieu le récompense, cet homme bienfaisant. Toi qui parles ainsi, quels biens as-tu reçus ? Ce n'est pas moi, mais mon frère; ce n'est pas moi, mais un de ceux qui sont mes membres. Le bienfait à lui accordé, je te renarde comme mien. Voyez - vous quels trésors accompagnent la vertu ; comme elle est aimable, comme elle est désirable, comme elle est belle ! Le miséricordieux est un port ouvert à tous, un père pour tous ; c'est le bâton qui soutient les vieillards. Vienne le jour où quelques malheurs affligent le miséricordieux; tous se mettent en prière, pour que Dieu le prenne en pitié, lui fasse (lu bien, lui conserve sa fortune. Considérez au contraire le ravisseur, voici ce que vous entendrez : Maudit, pervers, scélérat. Qu'avez-vous souffert? Moi? Rien, mais c'est mon frère. Et tous les jours, ce sont des clameurs et des cris sans nombre. Qu'il vienne à tomber, tous se ruent sur lui. Est-ce là une vie? Est-ce là de l'opulence? Cette condition n'est-elle pas pire que celle des condamnés? Le condamné a des liens qui enchaînent son corps; celui-ci se sent l'âme garrottée. Vous le voyez dans les fers et vous ne le prenez pas en pitié ? Je le hais parce que ce n'est pas la nécessité qui l'a mis dans les fers, mais sa volonté, c'est lui qui s'est mis à la chaîne.

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Encore contre les riches? me dira-t-on; et vous, encore contre les pauvres ? encore à parler contre les ravisseurs? et vous, encore contre ceux dont les biens sont ravis ? Vous ne vous rassasiez pas de manger, de dévorer les pauvres; ni moi je ne me rassasie pas de vous corriger. Toujours acharné contre les riches? toujours acharné contre les pauvres? Eloigne-toi de mes brebis, éloigne-toi de mon troupeau; n'y touche pas; si tu y portes la main, me feras-tu un reproche de te chasser? Si j'étais un berger qui garde des moutons, ne me reprocherais-tu pas de ménager le loup qui viendrait se jeter sur mon troupeau? Les brebis dont je suis le pasteur ont en partage la raison, je ne m'arme pas de pierres contre toi, mais de la parole ; ou plutôt je ne m'arme pas contre toi, mais je t'appelle; deviens une brebis, approche, viens faire partie de mon troupeau. Pourquoi veux-tu détruire la bergerie, toi qui devrais augmenter le troupeau? Ce n'est pas toi que je poursuis, mais le loup; si tu n'es pas un loup, je ne te poursuis pas: si tu es un loup, n'accuse que toi-même. Je ne suis pas contre les riches, mais pour les riches; ce que je dis, c'est dans ton intérêt que je le dis, quoique tu ne me comprennes pas. Et comment parles-tu dans mon intérêt? En t'affranchissant du péché, en te délivrant de la rapine, en faisant de toi celui que tous chérissent, celui que tous désirent. Je te répète toujours, as-tu été un ravisseur? as-tu été un avare cupide ? viens, je te changerai. Les haines qui t'entourent, j'en ferai des amitiés;., tes périls, je les changerai en sécurité. Voilà ce que je te donnerai pour la vie présente, et dans l'autre vie encore, je te donnerai le royaume du ciel, je te préserverai des éternels supplices, je te ferai obtenir les biens.: « Que l'oeil n'a pas vus, que l'oreille n'a pas entendus, que le coeur de l'homme n'a pas conçus. » (
1Co 2,9) Est-ce là la conduite d'un ennemi qui chasse, ou d'un ami qui donne des conseils utiles ? Est-ce là de la haine? N'est-ce pas plutôt de l'amour? Mais, tu me hais? Mais non, je ne te hais pas, je t'aime; j'exécute le précepte de mon Dieu : « Aimez vos ennemis. » (Mt 4,44) Je ne me retire pas de toi, mais je te guéris.

Notre-Seigneur était sur la croix et il disait: « Pardonnez-leur, mon Père, car ils ne savent pas ce qu'ils font. » (Lc 23,34) Est-ce toi que je poursuis? C'est ton mal que je mets en fuite. Est-ce à toi que je fais la guerre? Je ne la fais qu'à tes vices. Ne comprends-tu pas que c'est ton bien que je veux; à toi, que je m'intéresse; que je veux, avant tout, te (318) protéger? Quel autre que moi te parlera de ces choses? Les magistrats? ce ne sont pas là leurs affaires; ils te parleront de citation, d'accusation. Ta femme ? elle t'entretiendra de toilette et de parures d'or. Ton fils? d'héritages, de testaments, de capitaux. Le serviteur de ta maison ? de service, de servitude, de liberté. Mais peut-être les parasites? déjeûners, soupers, dîners. Les gens de théâtre? ils t'occuperont de leurs rires honteux, de leur concupiscence effrénée. Mais les gens. de loi? testaments, héritages, immunités, c'est leur métier. Qui donc peut te parler de ces choses, si ce n'est moi ? tous te craignent, mais tu ne me fais pas peur. Tant que je te verrai dans cet état, je te braverai, je te regarderai du haut en bas, je braverai ton mal, je te fais l'amputation, et tu cries? mais je ne m'épouvante pas de ta voix ; je veux ton salut, je suis médecin. Si, pour te guérir d'un ulcère, tu appelais le médecin, en le voyant aiguiser le fer, ne lui dirais-tu pas: taillez, quelle que soit ma souffrance; tu parlerais ainsi dans l'attente de ta guérison, et tu me fuis, moi qui ne te fais pas d'amputation avec le fer; qui ne me sers que de la parole, pour purifier ton âme. Or, que fait le médecin ? Souvent il coupe et il envenime la plaie; moi, je ne l'envenime pas, mais je la guéris. Le corps en effet est d'une nature peu fertile en ressources, et les remèdes n'ont qu'une faible puissance; mais sur l'âme, la parole est toute-puissante. Le médecin ne te promet pas le salut; et moi, je te promets le salut, écoute-moi. Si le Fils unique de Dieu est descendu sur la terre, c'est pour nous faire remonter avec lui, c'est pour nous placer au plus haut des cieux.

Je ne crains qu'une chose, le péché; que tout le reste disparaisse, richesse, pauvreté, puissance; et quoi que ce soit. Ce que je dis, je ne me lasserai pas de le redire, parce que je ne veux perdre aucune des brebis de mon troupeau. Eh quoi ! Est-il donc possible qu'un riche obtienne le salut? sans doute; Job était riche, Abraham était riche. Avez-vous remarqué ses richesses? remarquez son hospitalité. Avez-vous remarqué sa table? remarquez son affabilité. Mais quoi, Abraham? il était riche. Ai-je dit le contraire? Abraham était-il riche? oui, Abraham était riche. Vous avez remarqué sa richesse? remarquez sa conduite. Vers l'heure de midi le Seigneur lui apparut, pendant qu'il était assis auprès du chêne de Mambré. Or, voici trois hommes. Il se leva (il ne pensait pas que ce fût Dieu qui était présent; comment aurait-il pu s'en douter?); il adora, et dit: « Si j'ai trouvé grâce devant vos yeux, entrez dans ma tente couverte de bois. » (Gn 18,1-3) Voyez-vous ce que faisait ce vieillard à midi ? Il n'était pas assis sous son toit, mais 2 attirait les voyageurs, les passants, qu'il ne connaissait pas; et il se leva, et il adora, lui, l'homme riche, et de noble race. Il avait des richesses en abondance, et il laissait là sa maison, sa femme, ses enfants, ses domestiques, au nombre de trois cent dix-huit; il laissait tout pour aller à sa pêche; il étendait le filet de l'hospitalité, de manière qu'aucun passant, qu'aucun étranger ne pût aller plus loin que sa maison. Voyez ce que fait le vieillard ; il ne demande rien à un serviteur; il en avait trois cent dix-huit; mais il savait bien que les serviteurs sont négligents ; il craignait que le serviteur ne s'endormît; ce qui fait que le voyageur aurait passé outre, et ainsi le patriarche aurait perdu sa proie. Voilà ce qu'était Abraham ; voilà ce qu'était ce riche. Eh bien ! vous, daignez-vous seulement regarder un pauvre, lui répondre, lui adresser la parole? S'il vous arrive, parfois, de donner, c'est par l'intermédiaire d'un serviteur. Mais il n'en était pas de même de cet homme juste; il demeurait assis, exposé à l'ardeur des rayons du soleil; mais, au milieu de là chaleur, il sentait sur lui la rosée; c'était pour lui un ombrage. que le désir d'exercer l'hospitalité; il demeurait assis, cueillant le fruit de- l'hospitalité. Et cela, quand il était riche. Comparez-moi un peu, avec ce juste, les riches d'aujourd'hui ; à l'heure de midi, où sont-ils assis dans l'enfer. Où sont-ils assis? dans la mort de l'ivresse. Où sont-ils assis? sur la place publique, renversés, ivres, aveuglés; sans coeur, plus stupides que les animaux stupides. Il n'en était pas de même de ce juste.

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Voulez-vous imiter Abraham ? imitez-le de cette manière ; je ne vous en empêche pas, au contraire, je vous le conseille, quoiqu'où exige encore de nous de plus grandes vertus: car, dit l'Ecriture, « Si votre justice n'est pas plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. » (
Mt 5,20) Toutefois, en attendant, atteignez seulement Abraham. Qu'avait-il fait pour lui, Abraham? Il pratiquait l'hospitalité, il se levait, il s'inclinait (319) avec respect, sans savoir quels étaient ceux qui passaient près de lui. En effet, s'il l'avait su, quoi d'étonnant qu'il eût entouré Dieu de ses soins? mais l'ignorance où il était de la qualité de ceux qui se présentaient à lui, manifeste avec plus d'évidence, le zèle qu'il apportait à l'hospitalité. Il était assis et il reçut les voyageurs. Comment? d'une manière généreuse; il immole le veau, il appelle Sara, il associe son épouse aux soins qu'il prend de ses hôtes; et Sara ne se cachait pas dans sa chambre à coucher, elle était debout sous le chêne. Ce festin de l'hospitalité rendit la fécondité à ses entrailles; la stérilité naturelle disparut, il. sacrifia le veau et, en échange, il reçut Isaac. Il fit une dépense de farine, et il reçut en échange une postérité aussi considérable que les étoiles du ciel, que les grains de sable de la mer. Mais, évidemment, vous allez me dire : accordez-moi, à moi aussi, une postérité d'autant de fils sortis de moi. Malheureux! misérable ! abaissé, profondément abaissé! ce sont les choses de la terre qu'il vous faut, quand je vous donne et le ciel, et la compagnie des anges, et l'éternelle félicité, et vous ne cherchez que la corruption et la mort ! Je vous donne la vie qui n'a pas de fin; votre rémunération est plus grande, votre rétribution plus magnifique : faites attention à mes paroles et comprenez le changement dans la nature des choses. Au moment où il fallait prouver l'empressement de l'hospitalité, que dit Abraham à son épouse Sara: « Pétrissez vite trois mesures de farine.» (Gn 18,6) Ecoutez ces paroles, ô femmes : « Pétrissez vite a trois mesures de farine. » Le spectacle qui s'offre à nous aujourd'hui, est un enseignement pour les deux sexes; écoutez ces paroles, ô femmes ! et vous, hommes, écoutez aussi et imitez cet exemple. « Pétrissez vite, » dit-il, « trois mesures de farine, » et il courut lui-même à son troupeau de boeufs ; ils se partagent le travail afin d'avoir aussi, tous les deux, leur part de la couronne. Tout est commun entre époux, que les vertus soient communes. Je t'ai prise, ô femme, pour m'aider dans les affaires relevées; aide-moi aussi, vite, vite. Il presse sa femme, il ne veut pas qu'un retard puisse contrarier ses hôtes. « Pétrissez vite trois mesures de farine. » Il lui prescrit de prendre de la peine, il lui ordonne de se fatiguer. « Pétrissez vite trois mesures de farine. » Elle ne lui répond pas : Qu'est-ce que cela veut dire? Est-ce que je me suis mariée avec vous pour moudre de la farine et pour cuire le pain, moi, une femme si riche? vous avez trois cent dix-huit esclaves, et, au lieu de leur donner vos ordres, c'est moi que vous pressez de travailler à ce service ? elle ne lui dit rien de pareil, elle n'eut même pas une pareille pensée; mais, comme elle était l'épouse d'Abraham, non pas seulement de son corps, mais, de plus, la compagne de sa vertu, Abraham lui dit : « Vite », et aussitôt elle s'empresse, elle saisit l'ordre avec ardeur, parce qu'elle savait que c'est un fruit généreux, que celui de l'hospitalité. « Pétrissez vite. » Il connaissait l'activité de sa femme.

Où en sont-elles nos femmes d'aujourd'hui? Comparons-les avec Sara: Consentent-elles à recevoir de pareils ordres, à faire de tels ouvrages? montrez-moi la main d'une femme avide de parures, vous la voyez, à l'extérieur, toute dorée; à l'intérieur, on dirait une ville assiégée. Réponds-moi un peu, de combien de pauvres portes-tu les dépouilles dans ta main ? étends ta main, montre-la, de quoi est-elle revêtue? de rapines. Etends la main de Sara, de quoi est-elle revêtue ? d'hospitalité, d'aumônes, de charité, d'amour des pauvres. O la belle main ! voyez, quelle main et quelle main! mais l'une n'a d'une main que la forme, au fond, la différence est grande: dans l'une, des sources de larmes; dans l'autre, des couronnes et des récompenses. Ce que j'en dis, c'est pour que les femmes ne demandent pas à leurs maris de pareilles richesses; c'est pour que les maris ne supportent pas, de la part de leurs femmes, de pareilles demandes. Voyez Sara, voyez cette femme riche, elle a pétri trois mesures de farine. Quel travail l mais elle ne le sentait pas, le travail, dans l'espérance de recueillir le fruit et la récompense. « Pétrissez vite trois mesures de farine. » Que fais-tu? tu te pares, tu t'embellis, ô femme; pour plaire à qui? à ton mari ! mauvais désir, si tu dois plaire ainsi à ton mari, si c'est de cette manière que tu tiens à lui plaire. Comment donc lui plairai-je? par la modestie. Mais par quel moyen lui plairai-je? par la décence, par la sagesse, par la douceur et par l'affection, par la sympathie et par la concorde. Ce sont là tes parures, ô femme! ces vertus, qui te sont propres, opèrent la concorde. Mais tous ces autres ornements ne font pas que tu plaises, au contraire, tu te rends à charge à ton mari. En effet, quand tu lui dis: (320) enlève, pille et apporte-moi, pendant quelques instants bien courts tu peux plaire; mais, bientôt tu as en lui un ennemi. Et, ce qui te montrera que ces ornements ne te rendent pas agréable pour ton mari, c'est. que tu les quittes à la maison; c'est dans l'église que tu portes ces parures. Si tu plaisais, par là, à ton mari, c'est à la maison que tu les porterais; mais, comme je l'ai dit, c'est dans l'Eglise que tu entres toute dorée, sur les mains et sur le cou. Si Paul entrait, ce Paul terrible, aimable tout ensemble, terrible pour les pécheurs, aimable pour ceux qui vivent dans la piété, il ferait entendre ce cri pour vous dire : « Que les femmes ne se parent ni d'ornements d'or, ni de perles, ni d'habits somptueux.» (1Tm 2,9) Et maintenant, si un gentil entrait au milieu de nous. et voyait, en haut, ces femmes portant ces ornements, et en bas, Paul prononçant ces paroles, ne dirait-il pas qu'il y a ici une comédie,? non, non, nous ne jouons pas de comédie, quoi qu'il arrive; mais le gentil a les regards blessés, et il dit :je suis entré dans une église chrétienne, j'ai entendu Paul qui disait : « ni or, ni perles, » et j'ai vu cette femme dont la conduite contredit ces paroles.

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A quoi te sert l'or, ô femme? à paraître belle et jolie? mais cet or ne fait rien pour la beauté. de ton âme. Deviens belle par l'âme, et tu seras aimable, par le corps. « La sagesse de l'homme illuminera son visage. » (Ec 8,1). Or, la sagesse appartient à l'âme. Rien n'engendre l'amour et le désir, comme la charité. Si ton mari t'aime, quoique tu n'aies pas de beauté, tu lui parais désirable; mais s'il te hait, quelle que soit ta beauté, il refuse de te voir. La haine qui remplit l'âme ne permet pas aux yeux d'apercevoir la beauté. Quand tu vas lui demander des ornements et de l'or, il est prêt de te haïr, comme celui qui, sur la place publique vient lui demander quelque chose. Seulement, celui-là, il peut le fuir, tandis qu'il ne peut pas t'éviter, toi qui es toujours dans la maison pour lui adresser des demandes que la raison désavoue. O femme, ne te contente pas de prêter l'oreille à ces paroles, mais change ton coeur. Mes paroles sont des remèdes qui brûlent quelque temps, pour produire un soulagement, un plaisir sans fin. Je suis médecin, et je fouille les plaies; je préviens les progrès du mal, si la blessure dure trop longtemps; j'exerce la médecine, et c'est par la parole que je rends la santé. Les autres ne s'occupent que de la vie présente, éphémère, mal assurée, misérable. Mais, je parlais d'Abraham (il ne faut pas que j'oublie mon texte) : « Pétrissez vite; » voilà des paroles que chaque femme doit graver dans sa pensée, que chaque homme doit mettre en réserve dans sa conscience.

Pourquoi portez-vous des habits de soie? Pourquoi vos chevaux ont-ils des freins d'or, et vos mules, de si beaux ornements? Une mule a des ornements par en bas: de l'or, pour la couvrir; des fortunes sont employées à revêtir des mulets, des êtres sans raison ; ils ont des freins d'or; des mulets, des êtres sans raison, vous les voyez parés, ornés; et le pauvre, que la faim dessèche, est assis à votre porte, et c'est le Christ que dessèche la faim. O comble du délire ! et quelle excuse, quelle chance pie pardon lorsque le Christ est là, devant vos portes, sous la forme d'un mendiant? et vous, rien ne vous touche. Qui vous délivrera des supplices qui vous attendent? J’ai fait l'aumône, dites-vous; mais ne vous bornez donc pas à donner seulement ce que le pauvre vous demande; donnez tout ce que vous pouvez donner. Que direz-vous un jour, répondez-moi, lorsque les insupportables châtiments, les supplices à venir, les voix menaçantes, les puissances terribles, le fleuve de feu, lorsque ce bruit retentira autour de vous, lorsque devant ce tribunal épouvantable, ce juge incorruptible, l'Etre incréé, dans l'évanouissement de toutes les choses humaines, ni père, ni mère, ni voisins, ni rois, ni voyageurs, ni étrangers, rien ne pourra vous secourir, à cet heure où l'homme sera seul avec ses oeuvres, pour être condamné ou couronné par elles. que direz-vous alors ? Alors vous vous rappellerez mes discours; mais de quoi vous serviront-ils? de rien. Ce riche d'autrefois avait aussi la mémoire et il redemandait le temps accordé au repentir; mais sa prière fut inutile. Il disait « Envoyez-moi Lazare, afin qu' il trempe le bout de son doigt dans l'eau, pour me rafraîchir la langue, parce que je souffre d'extrêmes douleurs. » (
Lc 16,24) Mais, on ne lui envoya pas Lazare. Ce n'est pas qu'une goutte d'eau, dérobée aux sources abondantes du paradis, eût été une perte pour le ciel ; mais c'est qu'entre la moindre goutte de l’aumône et la dureté du coeur, tout mélange impossible. A l'heure des couronnes, Lazare (321) n’apporta point de consolations à celui qui, au temps de la lutte, n'avait eu pour lui que du mépris; ainsi le voulait la justice.

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Ce que j'en dis, c'est pour que, ni le pauvre ne déplore sa pauvreté, ni le riche ne se réjouisse de ses richesses. Etes-vous dans l'opulence? Périsse votre fortune, si vous n'apportez pas en commun la part qu'on attend de vous ! « Pétrissez vite trois mesures de farine. » Il courut ensuite, lui-même, à ces boeufs, et il immola le veau. Il devint un coureur, ce vieillard; la vigueur des membres ne lui faisait pas défaut, mais il avait surtout le nerf quo donne la sagesse, et l'ardeur de l'âme triompha de la nature. Ce maître de trois cent dix-huit domestiques ne pliait pas sous le poids du veau qu'il portait; l'ardeur dont son âme était pleine, rendait le fardeau plus léger. Ce vieillard courait, remplissait nu ministère fatigant, et sa femme s'associait à se s peines et à ses fatigues. Il ne leur suffisait pas de prodiguer l'argent, d'étaler une table somptueuse; on les voyait s'assujettir à ce service, et c'était en servant les étrangers, de leurs propres mains, qu'ils honoraient leurs hôtes. Ils n'exerçaient pas l'hospitalité par l'entremise de leurs serviteurs ; ils soignaient leurs hôtes eux-mêmes, employant à ce service leurs mains et leurs membres, et l'on voyait l'épouse qui prenait les allures d'une servante. Et ils ne connaissaient pas leurs hôtes. Car je ne veux pas me lasser de le dire ; ils les prenaient pour des pauvres quelconques; ou plutôt ils n'avaient pas cette pensée, ils ne voyaient en eux que des hôtes. Et tous les deux vendangeaient le raisin de l'hospitalité; ils récoltaient la grappe que méritaient leur sagesse, leur amour de servir, leur affabilité envers les hôtes, leur activité, leur bon vouloir plein d'empressement, leur charité, leur zèle bien entendu, une attention qui n'oublie rien. Et la femme se tenait auprès de l'arbre; un arbre était sa chambre ; le feuillage son toit ; et elle ne rougissait pas de paraître en public, car elle était là, belle de sa vraie parure, et récoltant le fruit de son service empressé. Or que e dit l'hôte d'Abraham ? « Je vous reviendrai voir en ce même temps, et Sara aura un fils. » (
Gn 18,10) Quel fruit de cette table hospitalière ! quel beau fruit, et comme il est venu vite! comme la grappe a vite montré la maturité parfaite ! Cette parole, pénétrant dans les entrailles de Sara, y porta la fécondité ; voilà quels sont les fruits de l'hospitalité : attention à ce que je vais dire. Ensuite cet enfant grandit, le fruit de cette table. Lorsqu'il fut devenu un homme, ce fruit de l'hospitalité (car ce qui l'a produit, ce ne sont pas ces entrailles dont je parle; ce qui l'a produit, c'est la table hospitalière; avant tout, c'est la parole de Dieu); lors donc qu'il eut grandi, qu'il fut devenu un homme, quand vint le temps de le marier (faites bien attention à ce que je dis), le bienheureux patriarche Abraham, pensant que sa fin approchait, et voyant la dépravation des femmes, dans le pays corrompu qu'il habitait, fit venir son serviteur et lui dit : Les femmes de ce pays sont perverties, ces femmes des Chananéens. — Que demandez-vous donc? — Allez-vous-en dans le pays où je suis né, et amenez, de ce pays-là, une épouse pour mon fils. Conduite nouvelle, étrange ! Vous savez tous et certes, s'il est une chose que vous sachiez parfaitement, c'est que, quand on veut marier son fils, le père et la mère ont ensemble des conversations, et on s'en va daru. les maisons étrangères ; on flatte celui-ci; on entoure de soins celui-là, et les femmes, et les hommes qui s'entremettent pour le mariage, sont en nombre infini ; promesses d'argent, grands soucis, de la part du père, de la mère, qui veulent traiter l'affaire eux-mêmes, et qui ne rougissent pas de prendre tarit de peines, et qui ne s'en rapportent pas à des serviteurs; au contraire, si un hôte arrive: va, conduis-le en bas, va le recevoir. Abraham s'y prenait tout autrement: Quand il fallait faire une de ces actions élevées, que la sagesse commande, c'est lui-même qu'on voyait à l’oeuvre. L'hospitalité, il ne la confie pas à un serviteur; il en fait son affaire, et celle de sa femme, mais, quand il s'agit de choisir une épouse, et d'arranger un mariage : va, dit-il à son serviteur. Les femmes aujourd'hui agissent au rebours; veulent-elles parler avec l'orfèvre, sans rougir elles y vont elles-mêmes; elle vont le trouver, pour qu'on ne leur soustraye pas de l'or; c'est l'avarice qui les porte ainsi à mépriser la décence, à oublier leur dignité. Abraham ne faisait pas de même: quand il voulait recevoir des hôtes, c'était lui qui les recevait; lui, et sa femme; quand il s'agissait d'un mariage, il employait son serviteur. — Mais pourquoi nous parler ainsi d'Abraham? — C'est qu'il était riche; pensez à Abraham, et vous ne mépriserez personne. (322) Mais d'où vient que j'ai fait cette digression ? C'est que je me suis jeté sur le prophète, sur ce bâton qu'il nous donne : « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche. » C'est ce verset qui a tout enfanté, et de là vient que nous avons trouvé un trésor rempli d'or. « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche. » Prenez ce bâton, bien fait pour maintenir droits les corps tremblants. Je dis qu'un bâton ne redresse pas aussi bien les corps tremblants des vieillards, appesantis par les années, que ce verset ne redresse la pensée tremblante des jeunes gens et des vieillards, qu'assiégent la concupiscence et tous les péchés. « Ne craignez point, envoyant un homme a devenu riche. » Qu'avez-vous à craindre un homme qui n'est pas un homme, mais un loup? Qu'avez-vous à craindre un homme rempli d'impiété, et que l'or assiège? Qu'avez-vous à craindre un homme qui, par ses iniquités, livre ce qui lui appartient, et qui souvent porte son ennemi dans son intérieur? Eh bien ! c'est entendu, le Prophète nous dit : « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche. » Mais, expliquez-moi la suite ; pourquoi je ne dois pas craindre le riche : « Et sa maison comblée de gloire. »

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O noblesse de la parole, et comme l'expression et le précepte respirent la sagesse ! « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche, et sa maison comblée de gloire. » Le Psalmiste ne dit pas, en voyant un homme comblé de gloire; mais « Sa maison comblée de gloire. » En effet, vous entrez dans la maison d'un riche; vous voyez des colonnes d'une grandeur prodigieuse, des chapiteaux d'or, les murailles incrustées de marbre; des aqueducs, des fontaines, des promenades, des arbres agités par le vent; partout, des mosaïques; la troupe des eunuques resplendissant d'or, des serviteurs en foule ; le sol recouvert de tapis; la table où l'or brille ; tous les appartements magnifiquement ornés; toute cette gloire appartient à la maison, non à l'homme; la gloire de l'homme, c'est la piété, l'équité, l'aumône, la douceur, l'humilité, la paix, la justice, la charité envers tous, sans hypocrisie; voilà tout ce qui constitue la gloire de l'homme. Pourquoi donc craignez-vous le riche? Craignez donc plutôt sa maison; c'est la maison qui est riche, et non celui qui l'habite. — En vérité, je ne la crains pas, me répond-on. Pourquoi? parce que l'or est une matière inanimée. Mais vous craignez l'homme? Sans doute. Pourquoi? Est-ce que ces richesses lui appartiennent? La splendeur est dans la maison; les marbres, c'est le mur qui les possède; mais qu'importe, à l'habitant? Ce sont les lambris qui sont dorés : qu'importe au possesseur? Les chapiteaux des colonnes sont d'or ; qu'importe, à la tète de l'homme plongé dans la fange des péchés? Mais son plancher est si beau ! mais son âme est si laide! Mais il a des vêtements de soie, mais son âme n'a que des haillons. C'est la maison qui est riche, mais le possesseur en est pauvre. « Et sa maison comblée de gloire. » Eh bien! je veux vous apprendre que la gloire est la gloire de la maison, et non la gloire de l'homme, et je vous condamne par vos propres paroles. Très-souvent, vous entrez dans de riches maisons, ensuite vous en sortez: que dites-vous? J'ai vu de beaux marbres; dites-vous : j'ai vu un bel homme ? d'admirables colonnes, de belles fenêtres; dites-vous : un maître admirable? Il y a beaucoup d'or sur les lambris; dites-vous l'aumône est grande? beaucoup de fontaines, une grande magnificence; dites-vous : grande est la magnificence du possesseur? Jamais vous ne parlez que des murailles, des marbres, des fontaines, des eaux. Vous voyez encore un cheval, qui a un frein d'or resplendissant, et vous dites: voilà un beau frein. Eh bien ! vous faites l'éloge de l'ouvrier qui a travaillé l'or; voilà un vêtement distingué. Eh bien! vous faites l'éloge du tisserand; de beaux esclaves; eh bien ! vous faites l'éloge de celui qui les vend ; le propriétaire demeure sans recevoir aucune couronne, tandis que vous décorez ce qui lui appartient. Mais maintenant, quand vous voyez un homme vertueux, vous dites voilà un homme vertueux; il est beau, il est modeste, admirable, miséricordieux. bienfaisant; c'est un coeur contrit, toujours en prières, toujours dans les jeûnes, toujours dans l'église; ne s'écartant jamais de la divine parole. Ces louanges-là sont bien à lui, ces couronnes, bien à lui. Apprenez donc à distinguer les richesses de l'homme et les richesses de la maison. Ne craignez point; une fois que vous saurez faire la distinction des richesses, vous ne craindrez plus. Comprenez-vous bien que celui que vous preniez pour un riche, n'est qu'un pauvre et un indigent? « Ne craignez point, en voyant un homme devenu riche.» Tenez, voici qui vous fera comprendre cette (323) vérité, quelle que soit l'erreur où le riche vous jette. Considérez-le au moment de la mort. Prend-il avec lui quelque partie de toutes ses richesses, pour se mettre en route? Le voilà mort, le voilà nu, celui qui avait des vêtements de soie; le voilà nu dans son tombeau; et ses serviteurs s'éloignent, et ils s'en vont, et nul d'entre eux ne se soucie de lui, car ils n'étaient pas à lui, ces serviteurs. Il est parti, et désormais il n'a plus rien; sa femme se frappe la poitrine, délie sa chevelure; tous l'appellent, ce mort; il n'entend rien; ses enfants sont orphelins, sa femme est veuve ; tous sont dans l'abattement, les échansons, les bouffons, les parasites, les flatteurs, les eunuques; de tout ce mobilier superbe, il ne peut rien emporter en s'en allant; mais quoi? On l'emporte lui, tout seul. Mais on célèbre ses louanges. Et après ? Que lui fait cela? Mais une vaine gloire célèbre son nom ? Et pourquoi ? Peut-il en retirer quelque chose? De tout cela, rien ne peut lui servir, au jour suprême; il s'en va dans le tombeau, cet homme qui ravissait tout; un espace de trois coudées, et là dedans, on l'ensevelit, et c'est tout; et la terre sur son visage, et le couvercle de la bière. Sa femme se relire. Où est sa richesse? Où sont ses esclaves ? Qu'est devenue cette pompe ? Que sont devenues ces magnifiques et somptueuses demeures? elles l'abandonnent. Son épouse aussi l'abandonne, de gré ou de force; la mauvaise odeur la chasse, et la vermine, qui jaillit du mort, la repousse bien loin. Est-ce tout? Oui; il n'emporte rien, en se retirant, de ce qu'il avait. Et ce qui vous fera comprendre qu'il est parti, sans rien emporter de ce qu'il avait, c'est que les bienheureux martyrs emportent, eux, tout, ce qu'ils ont; ce qui fait que nous ne quittons pas leur sépulture. Quant à ce riche, sa femme même ne reste pas près de lui. Auprès du martyr, au contraire, l'empereur même dépose son diadème, et il demeure, et il prie; il supplie pour être délivré de ses maux, pour devenir vainqueur de ses ennemis. Donc, «Ne craignez point, envoyant un homme devenu riche. » Après nous être emparés de ce verset, mettons-nous à chanter, en l'honneur du Seigneur, et rendons-lui, pour toutes choses, nos actions de grâces, bénissons le Père et le Fils et le Saint-Esprit, à qui appartiennent la gloire et l'empire, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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SECONDE HOMÉLIE


Chrysostome Homélies 7639