Chrysostome Homélies 900

HOMÉLIE SUR MELCHISÉDECH.

AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

Cette homélie a été également retrouvée par EricBenzel dans les manuscrits anglais et publiée par lui à Upsal, elle ressemble en grande partie à la précédente. En effet, quoiqu'elle traite comme l'indique le titre, de Melchisédech, il y en a une bonne part contre les Anoméens. Mais il discute aussi contre les Melchisédécites, qui disaient Melchisédech plus grand que le Fils ; d'autres croyaient qu'il était le Saint-Esprit. Il ne faudrait pas prendre ce discours pour l'homélie sur Melchisédech, dont parle Chrysostome dans son homélie sur le psaume 41. Celle dont il est question en ce passage est la septième contre les Juifs.

Nous n'avons pu trouver de renseignements sur l'époque où fut prononcée cette homélie; elle ne renferme rien qui l'indique. On ne sait pas davantage si ce fut à Antioche ou à Constantinople : nous pencherions pour Antioche, parce que c'est là qu'il a livré le plus d'assauts aux Anoméens.

1. Trouble causé par l'inexpérience, et sur mer, et dans les orages des passions, et de même dans la lecture des Livres saints - Leur difficulté attestée par saint Paul ; nécessité de les expliquer longuement.

2. Contre les Anoméens : le Christ n'a ni père, ni mère, ni généalogie, c'est-à-dire que ses deux naissances terrestre et céleste, et par suite sa double nature sont insondables.

3. Contre les Melchisédécites : Melchisédech n'est pas plus grand que te Christ, puisqu'il est dit que tout genou fléchira devant le Christ; il n'est pas le Saint-Esprit, parce que l'incarnation du Christ eût été inutile, si le Saint-Esprit s'était déjà fait homme il est dit sans généalogie, parce qu'il est l'image du Christ ; et le Christ appelé pontife selon l'ordre de Melchisédech, parce que Melchisédech honorait Dieu par le pain et le vin, à l'imitation du Christ qui devait venir plus tard.

1. Je veux vous faire asseoir aujourd'hui à la table des apôtres; je me dispose à diriger ma course sur une vaste mer, sur la doctrine de l'apôtre Paul. Mais que m'adviendra-t-il ? Je crains, je redoute que, sortis du port et lancés sur l'abîme des paroles apostoliques, nous ne soyons pris de vertige, comme il arrive aux navigateurs novices. Quand ils ont quitté la terre, et que des deux côtés du vaisseau ils ne voient que la mer, et rien autre chose que les flots et le ciel, le vertige s'empare d'eux, et ils s'imaginent que leur vaisseau tournoie avec la mer. Or ce n'est pas de la mer, mais de l'inexpérience des navigateurs que viennent ces étourdissements. D'autres en effet se plongent tout nus dans ses eaux, et n'éprouvent rien de tel: mais descendus dans ses profondeurs, ils y sont plus à l'aise que ceux qui sont établis sur la terre ferme, et, la bouche, les yeux, tout le corps exposé à l'eau salée, ils ne souffrent pas : tant l'inexpérience est un grand et étrange mal ! tant l'expérience est un grand bien ! Celle-ci enseigne à mépriser même ce qui est redoutable; celle-là dispose à soupçonner et à craindre, même ce qui est inoffensif. Les uns en effet, sur le haut du pont, ont le vertige à la vue seule des flots: les autres, au milieu des eaux, ne se troublent pas. Ainsi arrive-t-il de notre esprit. Souvent il est envahi par les flots des passions, plus terribles que les flots de la mer, et qui, comme une tempête, bouleversent notre âme sous le souffle dés désirs coupables, en jetant le désordre dans toutes nos pensées. L'homme inexpérimenté, ignorant, aux premiers orages de la passion, se trouble, se frappe, se tourmente. Il voit son âme envahie par les flots faire naufrage ! Mais l'homme instruit et prévenu par l'expérience, supporte ces assauts le front haut: comme le pilote au gouvernail, il maintient son esprit ferme (484) au-dessus des passions, et ne cesse de faire effort, jusqu'à ce qu'il ait rendu sa barque au port tranquille de la sagesse.

Ce qui arrive sur mer et dans la conduite de nos pensées, doit se rencontrer aussi dans l'explication de l'Ecriture : le trouble, la crainte peuvent nous saisir, quand nous arrivons en pleine mer, non que la mer soit dangereuse, mais parce que nous sommes des navigateurs inexpérimentés. Un discours facile à comprendre par lui-même, peut devenir difficile par suite de l'inexpérience des auditeurs, et je vais en tirer de saint Paul un exemple. Après avoir dit que le Christ a été pontife selon l'ordre de Melchisédech, alors qu'il recherche ce qu'est Melchisédech, il ajoute . « Nous avons sur lui à dire des choses nombreuses et difficiles à expliquer. » (Hb 5,11) Que veux-tu dire, ô saint Paul? Difficile à expliquer pour toi, qui es doué de la sagesse d'en-haut ? pour toi, qui as entendu les mystères? pour toi, qui as été ravi au troisième ciel? Si tu ne peux les expliquer, qui les comprendra ? — Difficiles à expliquer, dit-il, non à cause de ma propre faiblesse, mais à cause de l'ignorance de ceux qui m'écoutent. Car, après avoir dit, « difficiles à expliquer, » il ajoute, « parce que vous avez l'esprit lent à m'entendre. »

Voyez-vous que ce n'est pas la nature de saparole, mais bien l'ignorance des auditeurs, qui rend cette parole difficile à comprendre quand elle ne l'est pas par elle-même? La même cause la rend encore longue, bien que par elle-même elle soit courte. Aussi ne se borne-t-il pas à dire « des choses difficiles à expliquer; » il dit encore « des choses nombreuses, » imputant à la fois et la longueur et la difficulté à l'esprit lourd de ceux qui l'écoutent. De même, en effet, qu'il ne faut pas servir aux malades une table sans variété et sans apprêt, mais leur présenter des mets de toute sorte, afin que s'ils ne veulent pas de l'un, ils prennent d'un autre (1), s'ils refusent celui-ci ils acceptent celui-là; s'ils en repolissent un, ils portent la main sur un autre, afin que la variété triomphe de leur peu d'appétit, et que la diversité des plats finisse par vaincre leur dégoût; ainsi faut-il faire souvent pour notre esprit, quand nous sommes faibles, il faut alors nous offrir des discours abondants, pleins de comparaisons et d'exemples variés, de démonstrations et de périodes, de mille choses, enfin, parmi lesquelles nous
901 1 Le texte parait avoir été altéré par des répétitions.

pourrons facilement choisir ce qui nous est utile. Quelque long et difficile à expliquer que dût être son discours, Paul n'a pas renoncé à enseigner à ses disciples ce qu'était Melchisédech ; en disant « long et difficile à expliquer,» il a éveillé leur attention, il les a empêchés d'écouter avec indifférence; mais il ne leur présente pas moins la table chargée, et il donne satisfaction à leur désir.
902 2. Faisons donc de même. Quoique nous ne puissions mesurer l'immense étendue, ni atteindre aux dernières profondeurs de la pensée de l'Apôtre, risquons-nous sur les flots, nous assurant, non dans notre force, mais dans la grâce qui nous est donnée d'en-haut; risquons-nous sur les flots, non par confiance en nous-même, mais pour votre salut, et imitons en cela saint Paul. Car il n'a pas privé ses frères de ses instructions sur Melchisédech; écoutez plutôt la suite. Après avoir dit: «nous aurons sur lui à dire des choses nombreuses et difficiles à expliquer,» il ajoute : « Car ce Melchisédech, roi de justice est aussi roi de Salem, c'est-à-dire roi de paix, qui n'a ni père, ni mère, ni généalogie, ni commencement, ni fin, est l'image du Fils de Dieu, et demeure pontife à jamais. » (He 7,1-4) Vos oreilles n'ont-elles pas été blessées de l'entendre dire d'un homme « qu'il n'a ni père, ni mère, ni généalogie? » Et que dis-je, d'un homme? Quand ce serait du Fils, ne soulèverait-il pas encore une grave question? Car s'il n'a pas de Père, comment est-il le Fils? S'il n'a pas de mère, comment est-il le Fils unique? Il faut bien qu'un fils ait un père, ou bien il ne serait pas fils. Mais le Fils de Dieu n'a ni père, ni mère; pas de père, par sa naissance terrestre; pas de mère, par sa naissance céleste. Non, sur terre il n'a pas de père, et dans les cieux il n'a pas de mère. « Il n'a pas de généalogie. » Que ceux qui examinent curieusement sa substance l'entendent ! Il en est pourtant qui admettent que ces mots. « Il n'a pas de généalogie, » s'appliquent à sa naissance céleste.

Certains hérétiques ne le veulent même pas: car ils recherchent et scrutent indiscrètement cette naissance : les plus modérés cependant cèdent sur ce point, et prétendent que ce mot: «Il n'a pas de généalogie,» est dit de sa naissance terrestre. Montrons donc que Paul l'a dit du l'une et de l'autre, et de la céleste et de la terrestre. Car l'une est d'une majesté accablante, et l'autre est un mystère insondable. Aussi Isaïe (485) dit-il : « Qui racontera sa naissance?» (Is 53,8) Vous m'objectez qu'il ne parle que de sa naissance céleste? Mais Paul, qui, après avoir parlé des deux naissances, ajoute : « Il n'a pas de généalogie?... » C'est pour que vous croyiez qu'il n'en a ni selon cette première naissance, dans laquelle il n'a pas de mère; ni selon sa naissance terrestre, dans laquelle il n'a pas de père; qu'après les avoir rappelées toutes les deux, il a dit : « Il n'a pas de généalogie. » Et en effet, si sa naissance ici-bas est incompréhensible, oserions-nous seulement lever les yeux sur sa naissance de là-haut? Si le vestibule du temple est aussi redoutable, aussi inaccessible, qui entreprendra de pénétrer dans le sanctuaire? Il a été engendré parle Père, je le sais. Mais comment? je l'ignore. Il a été enfanté par la Vierge, je le sais. Mais comment? je ne le comprends pas davantage. Sa double naissance est un fait reconnu, mais la manière dont elles se sont opérées l'une et l'autre est un mystère. Sans doute je ne sais pas comment il est né de la Vierge, mais je n'en reconnais pas moins qu'il est né d'elle, et ne me fais pas une arme de ce que j'ignore; pour supprimer le fait, agissez de même à l'égard du Père. Vous ne savez pas comment Jésus est né du Père, reconnaissez cependant qu'il est né de lui. Et si les hérétiques vous disent : « Comment le Fils est-il né du Père? abaissez leur orgueil vers cette terre, et dites-leur : Descendez des cieux et expliquez-nous comment il est né de la Vierge et puis vous pourrez regarder plus haut. Retenez-les, enfermez-les, ne leur permettez pas de reculer et de faire retraite dans le labyrinthe des raisonnements; retenez-les, serrés, non pas sous votre main, mais sous votre parole; ne leur donnez pas le loisir d'échapper par où ils voudront. Car, s'ils nous embarrassent dans les discussions, c'est que nous les suivons sur leur terrain, au lieu de les amener au pied des lois des saintes Ecritures. Tenez-les assiégés de toutes parts par les témoignages de l'Ecriture, et ils ne pourront pas même ouvrir la bouche. Dites-leur : Comment est-il né de la Vierge? Je ne vous lâche pas, je ne recule pas. Ils ne sauraient vous le dire, quand ils l'essayeraient mille fois ! Lorsque Dieu nous cache un secret, qui le découvrira? La foi seule peut alors nous instruire. Si vous ne pouvez comprendre et que vous cherchiez à raisonner, je vous dirai comme le Christ à Nicodème : « Je vous ai parlé des choses terrestres et vous ne me croyez pas ; comment me croirez-vous, si je vous parle des choses célestes? » (Jn 3,12) Je vous ai parlé de l'enfantement d'une Vierge, et vous ne savez que dire, et vous n'osez ouvrir ta bouche, et voilà que vous avez la curiosité de rechercher la naissance du Christ dans les cieux? Et encore s'il ne s'agissait que des cieux ! Mais c'est le Maître même des cieux que vous prétendez pénétrer ! — « Je vous ai parlé des choses terrestres et vous ne me croyez pas. » Il ne dit pas, vous n'êtes pas persuadés, mais « vous ne me croyez pas, » me montrant par là que si les choses terrestres mêmes exigent la foi, à plus forte raison les choses célestes l'exigeront-elles. Et pourtant il parlait alors à Nicodème d'un genre de naissance bien inférieur : c'était du baptême et de la régénération spirituelle; et il est bien évident que ce sont choses intelligibles pour la foi seule. Et s'il les appelait terrestres, ce n'est pas qu'elles le soient vraiment, mais c'est qu'elles se consomment sur la terre, et qu'en comparaison de cette divine naissance, de cette; naissance inénarrable et au-dessus de toute intelligence, elles sont véritablement terrestres. Si donc notre régénération par les eaux du baptême ne peut être comprise, mais que la foi seule la puisse entendre, sans avoir à rechercher comment elle s'opère, quelle folie ne serait-ce pas que de mettre en oeuvre les raisonnements humains pour découvrir la naissance céleste du Fils unique et de vouloir s'en rendre compte? — Non, le Fils de Dieu n'a ni père, ni mère, ni généalogie: nous avons bien démontré comment.
903 3. Mais puisqu'il en est beaucoup qui, ne comprenant pas ce qui est écrit de Melchisédech, l'ont proclamé plus grand que le Christ, puisqu'ils ont suscité une hérésie, sous le nom de Melchisédécites, et qu'ils disputent avec nous, prétendant montrer qu'il est plus grand que le Christ, et s'appuyant sur ces mots : « Tu es pontife à jamais selon l'ordre de Melchisédech (Ps 109,4), » il faut leur répondre. Voici leur raisonnement: Comment ne serait-il pas plus grand que le Christ, quand le Christ est pontife à son image et selon son ordre ? Mais nous, nous disons qu'il est un homme de notre espèce, si loin d'être plus grand que le Christ, qu'il n'est pas même plus grand que Jean-Baptiste : car, « il n'en a pas paru un seul plus grand que Jean-Baptiste, » (486) a dit le Christ, a parmi ceux qui sont nés d'une « femme. » (Mt 2,11)

D'autres tombent dans une autre erreur et déclarent que Melchisédech est le Saint-Esprit; nous le nions également. Quel besoin y aurait-il eu pour le Verbe de Dieu de se faire homme si l'Esprit-Saint s'était déjà incarné? — Mais puisqu'il n'est pas plus grand que le Christ, puisqu'il n'est pas non plus le Saint-Esprit, qu'ils nous disent donc le lieu où ils le placent? Est-ce au ciel, ou sur la terre? ou dans les régions situées sous la terre ? Que ce soit au ciel ou ailleurs, nous allons leur faire entendre qu'il fléchit le genou devant le Christ incarné dans le sein de Marie, mère de Dieu. Car l'Apôtre dit: « Tout genou fléchira devant lui, » et la suite. (Ph 2,10) Si donc tout genou fléchit devant le Christ, Melchisédech doit être moins grand que lui: car il adore le Christ, et le Christ est adoré. Si ces malheureux hérétiques regardent ce qui suit, où il est dit, « Est l'image du Fils de Dieu (He 7,3), » il leur faudra bien comprendre que Melchisédech a été fait comme nous à l'image et à la ressemblance de Dieu.

Les Juifs disent qu'il était né de la fornication, et que c'est pour cela qu'il est dit sans généalogie; nous leur répondrons aussi qu'ils se trompent. Salomon, né de la femme adultère d'Urie, a une généalogie. Mais comme Melchisédech était la figure du Seigneur, et qu'il représentait une image du Christ, de même que Jonas, l'Écriture a passé son père sous silence, afin de nous faire voir en lui, comme en une image fidèle, le Christ qui n'a . vraiment ni père, ni généalogie. — Mais ces Melchisédécites nous font encore cette objection : Que signifie donc ce que le Père dit au Christ: « Tu es pontife à jamais selon l'ordre « de Melchisédech ? 5 (Ps 109,4) Nous leur répondons que Melchisédech a été un homme juste, et véritablement l'image du Christ, mu par l'esprit prophétique, comprenant le sacrifice qui devait être offert pour les nations; il a honoré Dieu avec le pain et le vin, à l'imitation du Christ qui devait venir. Et comme la synagogue juive, selon l'ordre d'Aaron, offrait en sacrifice à Dieu, non du pain et du vin, mais des génisses et des agneaux, et honorait Dieu avec des victimes sanglantes, Dieu parlant à Celui qui doit naître de la vierge Marie, à Jésus-Christ, à son propre Fils, proclame ceci: « Tu es pontife à jamais selon l'ordre de Melchisédech ; » Non pas selon l'ordre d'Aaron, qui adore Dieu avec des génisses et des agneaux; mais: « Tu es pontife à jamais selon l'ordre de Melchisédech » présentant à jamais, par le pain et le vin l'offrande des fidèles. Par lui gloire sait à Dieu et à l'Esprit-Saint, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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HOMÉLIE CONTRE CEUX QUI ONT ABANDONNÉ L'ÉGLISE, POUR ALLER AUX JEUX DU CIRQUE ET DU THÉÂTRE.

AVERTISSEMENT ET ANALYSE.

Voir la vie de saint Jean Chrysostome, tome 1, page 3-29-330.

1. Indignité de la conduite de ceux qui ont quitté l'Eglise pour aller au théâtre.

2. Leur ingratitude après la preuve éclatante qu'ils viennent de recevoir de la bonté de Dieu.

3. Comment se justifieront-ils au tribunal de Dieu. — Immoralité et dangers du théâtre.

4. Nécessité de ramener les coupables par de bons conseils, et s'ils résistent par la rigueur et même l'excommunication. — Il réclame le concours de tous les fidèles en vue de leur propre salut.
1001 1. Peut-on supporter, peut-on souffrir pareille chose ? Je veux vous prendre pour juges contre vous-mêmes. Ainsi Dieu fit autrefois avec les Hébreux, il les prit pour juges contre eux-mêmes, en leur disant: « Mon peuple, que t'ai-je fait, en quoi t'ai-je affligé, en quoi t'ai-je constristé ? Réponds-moi. » (Mi 6,3) Et ailleurs : « Quelle faute tes pères ont-ils eu a à me reprocher ? » (Jr 2,5) Je l'imiterai, et je vous demanderai encore : Peut-on supporter, peut-on souffrir pareille chose? Après que ma voix a tant de fois fourni sa carrière, après un si long enseignement, plusieurs m'ont abandonné, pour aller voir courir des chevaux, et ils se sont livrés à de tels excès, qu'ils ont rempli la ville entière de bruit et de clameurs désordonnées, et provoqué les rires ou plutôt la tristesse. Pour moi, renfermé dans ma demeure, au bruit de ces voix retentissantes, je souffrais plus cruellement que les malheureux battus par la tempête. Ceux-ci, quand les flots se brisent contre les flancs de leur navire, se sentent en péril de mort et tremblent : plus effrayants encore retentissaient en moi ces cris furieux, et je baissais les yeux à terre, et je me voilais la face : quoi ! les uns, dans les places élevées, s'afficher aussi honteusement ! les autres, dans le bas, au milieu de la foule, applaudir ainsi les cochers, et crier plus fort qu'eux ! Que répondrons-nous donc? Comment nous disculperons-nous, si quelque étranger vient à nous accuser et à dire: Est-ce ainsi que se conduit la ville des apôtres? La ville dans l'Eglise a eu un fondateur si illustre? Est-ce là ce peuple ami du Christ, ce peuple théâtre de vérité, théâtre de spiritualité.? — Vous n'avez pas même respecté le jour où s'est accompli ce :mystère de notre salut : mais au moment où Notre-Seigneur était crucifié pour le monde, où s'offrait un tel (488) sacrifice, où le paradis s'ouvrait, et où le larron était rétabli dans son ancienne patrie; au moment où la malédiction disparaissait, où le péché était effacé, où cessait un long état de guerre, où Dieu se réconciliait avec les hommes, où tout changeait de place; en ce jour où vous deviez jeûner, glorifier le Seigneur, et adresser de pieuses actions de grâces à Celui qui comblait de biens le monde ; vous avez abandonné l'église, le sacrifice spirituel, l'assemblée de vos frères, la solennité du jeûne, pour vous donner à Satan, et, sous sa garde, courir à ce spectacle ! Peut-on supporter, peut-on souffrir pareille chose? Je ne cesserai de répéter continuellement ces mots, et d'adoucir ma douleur, en ne la comprimant pas en silence, mais en l'exposant, en l'étalant à vos yeux. Comment pourrons-nous désormais nous rendre Dieu propice ? Comment apaiser son courroux ? Il n'y a pas trois jours éclate une pluie violente, qui dévaste tout sur son passage et, enlevant, pour ainsi dire, le pain de la bouche des laboureurs, renverse les épis presque mûrs, et gâte ce qu'elle laisse en déposant derrière elle une humidité funeste : aussitôt ce sont des processions suppliantes, des prières; toute notre ville court comme un torrent aux temples des apôtres, et nous implorons l'intercession de saint Pierre et du bienheureux André, et de ce couple sacré d'apôtres, de Paul et de Timothée. Puis, la colère céleste apaisée, nous traversons la mer, nous bravons les flots, nous accourons aux princes des apôtres: Pierre, le fondement de la foi ; Paul, le vase d'élection, célébrant une fête, toute spirituelle, chantant leurs combats, et leurs triomphes; et leurs victoires contre les démons. Et, sans être épouvantés par la crainte des malheurs passés, sans être instruits par la merveilleuse assistance des apôtres, sur-le-champ, après un seul jour d'intervalle, voilà des trépignements, des cris; voilà votre âme enchaînée par les passions et traînée au mal ! Mais si vous vouliez voir une course d'êtres sans raison, pourquoi n'avez-vous pas attelé vos passions déraisonnables, la colère et la concupiscence ? Pourquoi ne les avez-vous pas mises sous le joug de la sagesse, ce joug si doux et si léger, avec la droite raison pour les conduire, et n'avez-vous pas couru vers le but de votre céleste vocation, dirigeant votre course, non de crime en crime, mais de la terre vers le ciel? Voilà une course qui joint à l'attrait du plaisir une haute utilité ! Mais laissant aller vos propres affaires au gré du hasard et de la fortune, vous étiez assis à contempler la victoire d'un autre, et vous consumiez un jour, un si grand jour dans des vanités et des riens, que dis-je ? dans le mal !
1002 2. Ne savez-vous pas que, si nous réclamons de nos serviteurs, quand nous leur remettons de l'argent, un compte exact et jusqu'à la dernière obole, Dieu, lui aussi, nous demandera compte des jours de notre vie, et de la manière dont nous avons dépensé chacun d'eux ? Que répondrons-nous? Comment nous justifierons-nous, quand il nous demandera compte de ce jour ? Four vous le soleil s'est levé, la lune a éclairé la nuit, et le choeur infini des étoiles a Brillé; pour vous les vents ont soufflé et les fleuves ont coulé ; les semences ont germé, les plantes ont poussé, et la nature a suivi son cours ordinaire : le jour a lui et la nuit a suivi et tout cela s'est fait pour vous; et vous, ainsi servis par toute la création, vous en profitez pour combler les voeux du démon ! Dieu vous a loué cette splendide demeure, qu'on appelle le monde, et vous ne le payez pas ! — Et il ne vous a pas suffi d'un jour de désordres ! mais le lendemain, quand vous deviez prendre quelque répit après l'infamie de la veille, vous retourniez au théâtre; vous couriez de la fumées au feu, vous vous jetiez dans un nouveau gouffre plus effroyable ! Des vieillards souillaient leurs cheveux blancs, des jeunes gens ruinaient leur jeunesse, des pères amenaient leurs fils, se hâtant de plonger des enfants innocents dans l'abîme de l'iniquité, bien dignes certes de recevoir, au lieu du nom de pères, celui d'assassins de leurs fils, pour tuer ainsi dans le vice l'âme de ceux qu'ils ont engendrés! - Et dans quel vice, dites-vous? — Ah ! je souffre de ce que, malades, vous ne voyez pas votre mal, pouf appeler au moins le médecin ! Vous vous êtes remplis d'adultère; et vous demandez quel vice? N'avez-vous pas entendu le Christ dire : « Celui qui a jeté sur une femme un regard de convoitise, a déjà commis l'adultère avec elle. » (Mt 5,28) ? Eh bien ! Et si je n'ai pas jeté sur elle un regard de convoitise, dites-vous? Mais comment pourrez-vous me le faire croire ? Celui qui ne sait pas résister à l'attrait du spectacle, qui se montre si empressé à y courir, comment, après avoir rassasié ses yeux, pourra-t-il rester chaste ? Votre corps est-il donc une pierre, un (489) morceau de fer? Ton enveloppe est de chair, de chair humaine, plus facile à enflammer que l'herbe sèche au feu de la concupiscence.

Et que vais-je parler du théâtre? Rencontrons-nous souvent une femme sur la place publique ? nous voilà troubles. Et vous, dominant la scène, assis à une place où tout excite à la débauche, vous voyez une femme perdue entrer tête nue, avec la dernière impudeur, couverte de vêtements tissus d'or, faisant des gestes efféminés et déshonnêtes, chantant des chansons lascives, des vers obscènes, lançant des paroles infâmes, en un mot, se permettant toutes les ignominies que vous, spectateurs, vous pouvez concevoir, et encore vous vous penchez pour n'en rien perdre ! et vous osez' dire que vous n'éprouvez aucun mouvement de la chair? Votre corps est-il donc une pierre? un morceau de fer? Car je ne me ferai pas faute de répéter. les mêmes termes. Seriez-vous plus sages que ces grands et nobles coeurs qu'un regard seul a perdus? N'avez-vous pas entendu Salomon : « Qui marchera sur des charbons ardents sans se brûler les pieds? Qui appliquera du feu sur son sein, sans brûler ses vêtements ? Tel est l'homme qui va voir une femme étrangère ! » (Pr 6,27-29) Si vous n'avez pas possédé cette misérable, vous êtes unis à elle de désir, et en pensée vous avez commis la faute. Et ce n'est pas pour cet instant seulement; mais la représentation finie, elle partie, vous gardez son image dans votre âme, et ses paroles, et ses gestes, et ses regards, et sa démarche, et la cadence de sa voix, de sa danse, et ses chants obscènes, et vous vous retirez percés de mille blessures. N'est-ce pas là ce qui perd les familles? ce qui raine la pudeur? ce qui dissout les mariages? ce qui soulève tant de disputes, et de querelles, et de dégoûts sans cause? Quand, tout pleins d'elle, vous rentrez déjà vaincus et pris, vous trouvez votre femme déplaisante, vos enfants insupportables, vos serviteurs odieux, votre maison, ennuyeuse, vos occupations habituelles, le soin de vos affaires vous importunent, et tous ceux qui vous approchent vous sont à charge et vous pèsent.
1003 3. Et la raison, c'est que vous ne rentrez pas seul dans votre demeure, mais que vous y ramenez cette courtisane, non pas ouvertement, visiblement; le mal serait moindre: la femme légitime la chasserait bientôt; mais elle y entre cachée dans votre coeur, dans votre conscience, et elle allume en vous la flamme de Babylone, que dis-je ? une flamme bien plus terrible: car ce ne sont ni les étoupes, ni la naphte, ni la poix, mais toutes ces infamies dont j'ai parlé, qui alimentent le feu, et portent partout leurs ravages. De même que les fiévreux, sans rien avoir à reprocher à ceux qui les servent, sont, à cause de fa force de leur mal, désagréables. à tous, repoussent les aliments, se fâchent contre les médecins, s'emportent contre leurs amis, se mettent en fureur contre leurs serviteurs ainsi ceux qui sont en proie à cette cruelle maladie s'agitent et s'irritent, parce qu'ils voient toujours leur mal sous leurs yeux. O conduite indigne ! Le loup, le lion, les autres bêtes sauvages, attaquées à coups de flèches, fuient le chasseur; et l'homme, cet être raisonnable, une fois blessé, suit celle qui l'a blessé, en sorte qu'il reçoit un trait bien plus dangereux, et se complaît dans sa blessure; et, pour comble d'opprobre, il rend sa maladie incurable. Comment en effet celui qui ne hait pas sa blessure et ne désire pas en être guéri, chercherait-il un médecin ? Aussi suis-je accablé de douleur et d'amertume, quand je vous vois sortir delà infectés d'un tel mal, et exposés pour un instant de plaisir à de perpétuels tourments ! Oui, avant même l'enfer et ses supplices, vous vous soumettez aux peines les plus rigoureuses. N'est-ce pas le dernier des supplices,.dites-moi, que de nourrir une telle passion, de brûler sans cesse, de porter en tous lieux les flammes d'un amour insensé, et de plus les remords de votre conscience? Comment oserez-vous approcher de ce seuil sacré? comment vous asseoir à la céleste table? comment entendre des discours sur la continence, quand vous êtes pleins de blessures saignantes, de plaies ouvertes, et que votre âme est asservie par la passion ? A quoi bon en dire davantage ? Avoir ce qui se . passe ici, chacun peut comprendre ces souffrances des âmes. Je vois, tandis que je vous parle, des fidèles se frapper le front, et je vous sais gré de votre sensibilité. Mais je ne puis m'empêcher de le penser, ce sont ceux qui n'ont fait aucun mal, qui pleurent la chute de leurs frères. Aussi suis-je moi-même accablé de douleur et d'amertume, en voyant un troupeau pareil dévasté par le démon. Mais si vous le voulez, nous l'arrêterons bien vite. Comment, et par quelle conduite? En ramenant à la santé ceux qui sont malades; en déployant les filets de là vérité, et cherchant (490) de toutes parts ceux qui ont été pris par les bêtes sauvages, et les arrachant de la gueule même du lion. Ne me dites pas: Ceux qui ont été enlevés au troupeau, sont peu nombreux; ne fussent-ils que dix, ce serait une perte énorme; ne fuissent-ils que cinq, que deux, n'y en eût-il qu'un ! Le divin Pasteur a abandonné ses quatre-vingt-dix neuf brebis, pour courir après la centième, et il n'est pas revenu avant de la ramener, et il a complété la centaine entamée, en y faisant rentrer celle qui s'était égarée. Ne dites pas qu’il n'y en a qu'un, mais songez que pour cette âme, tout ce qui se voit a été fait; que pour elle lois, châtiments, supplices ont été édictés; que pour elle se sont accomplis tant de miracles, et toutes les opérations de Dieu; que pour elle il a sacrifié jusqu'à son Fils unique. Réfléchissez au prix qu'il a été payé même pour un seul, et ne dédaignez pas son salut,. mais allez, ramenez-le à nous, exhortez-le à ne plus retomber en pareille faute, et nous avons une justification suffisante.

Mais s'il n'écoute ni mes conseils, ni vos exhortations, je finirai par me servir de la puissance que. Dieu m'a donnée non pour détruire, mais pour édifier.
1004 4. Je vous préviens donc, et je le proclame hautement, si l'un de vous, après cette exhortation, cette leçon, déserte l'Église pour courir se perdre à ce gouffre du théâtre, je ne le recevrai plus dans cette enceinte, je ne l'admettrai plus à nos mystères, je ne lui permettrai plus de s'approcher de la sainte table; mais à l'exemple du -pasteur qui isole les brebis galeuses des brebis saines, de peur qu'elles ne leur communiquent leur mal, je les éloignerai moi aussi. Si jadis le lépreux devait se tenir hors du camp, et, fût-il roi, était rejeté avec son diadème, à combien plus forte raison écarterons-nous une âme infectée de la lèpre de notre camp sacré. J'ai commencé par recourir aux exhortations et aux conseils : après tant de leçons et d'avis, il me faut désormais arriver à amputer les membres malades. Il y a un an que je suis entré dans votre ville, et je n'ai pas négligé de vous exhorter sans cesse. sur ce sujet. Puisque plusieurs s'obstinent à croupir dans cette pourriture, voyons donc à trancher dans le vif. Car, à défaut de fer, j'ai à non service une parole qui tranche mieux que le fer; à défaut du feu, j'ai une doctrine plus brûlante que le feu, et qui cautérise plus profondément que lui.

Ainsi ne bravez pas notre sentence. Quoique indigne et misérable, j'ai reçu de la grâce de Dieu autorité pour agir ainsi. Loin de ces lieux donc de tels hommes, afin que ceux qui sont saints deviennent plus forts, et que les malades se relèvent de ce mal terrible. Si vous tremblez à cette menace, car je vous vois tous sombres et confondus, que les coupables viennent à résipiscence, et ma sentence est levée. Car si j'ai reçu le pouvoir de lier, j'ai aussi celui de délier, et de faire rentrer dans l'Église. Loin de moi la pensée de rompre avec nos frères, mais je veux écarter de l'Église la honte et l'opprobre. Aujourd'hui les Grecs nous raillent, les Juifs nous tournent en ridicule, en voyant notre extrême tolérance pour le mal. Mais alors ils nous respecteront, ils admireront l'Église, et la sainteté de ses lois. Ainsi que pas un de ceux qui persistent dans cette fornication, n'entre à l'Église; châtiez-les. Traitez-les en ennemis. « Si quelqu'un n'obéit pas à notre parole exprimée par cette épître, notez-le, et ne le voyez plus. » (
2Th 3,4) Voici la conduite que vous devez tenir : n'échangez pas un mot avec eux, ne les accueillez pas dans votre maison, ne vous asseyez pas à la même table, ne soyez avec eux ni quand ils entrent, ni quand ils sortent, ni sur la place publique, ainsi ils nous reviendront plus vite, de même que les chasseurs, lorsqu'ils poursuivent des bêtes difficiles à prendre, ne les chassent pas d'un seul côté, mais les traquent de toutes parts, et les font tomber ainsi dans leurs filets : de même poursuivons ensemble ceux qui sont devenus semblables à des bêtes fauves et poussons-les dans les filets du salut,, moi d'un côté, vous d'un autre. Pour réussir dans ce projet, indignez-vous avec moi, ou plutôt gémissez sur la loi de Dieu violée, et détournez-vous quelque temps de ceux de vos frères qui sont dans le mal et qui transgressent la loi, pour les ramener à vous à jamais. Car vous ne serez pas sous le coup d'une accusation légère, si vous êtes indifférents à leur perte, mais vous recevrez les plus grands châtiments. Si dans les demeures des hommes, un serviteur vole de l'or ou de l'argent et est pris, on ne châtie pas seulement le voleur, mais ceux qui ont connu le vol et ne l'ont pas dénoncé ; 2 combien plus forte raison dans l'Église. Dieu vous dira vous avez vu enlever de ma demeure, non pas de l'argent; non pas un vase d'or, mais un (491) trésor de continence ; vous avez vu celui qui reçoit ce corps précieux, qui participe à un tel sacrifice, s'en aller dans le séjour du démon : et vous n'avez rien dit? Et vous l'avez supporté? Et vous rie l'avez pas dénoncé au prêtre ? Et ce sera un compte sévère que l'on vous demandera. Aussi moi-même, quelque douleur que je doive vous causer, n'épargnerai-je pas les châtiments les plus sévères. Car il vaut beaucoup mieux vous affliger maintenant pour vous sauver, au jugement futur, que m'exposer ainsi que vous, par des paroles trop indulgentes, à la damnation: or, il n'est ni sûr, ni prudent pour moi, de passer sous silence de tels excès : car chacun de vous doit compte de lui-même, et moi je dois compte du salut de tous. Aussi ne cesserai-je de parler et d'agir, fallut-il vous affliger, vous tourmenter, vous devenir odieux, afin de pouvoir me présenter à ce tribunal redoutable sans tache, sans souillure, sans faute à me reprocher. Puissent les prières des saints nous ramener bientôt les coupables, et faire avancer ceux qui sont restés purs, dans la voie de la continence et de la chasteté, pour que sous soyez sauvés, que je sois heureux, et que Dieu soit glorifié maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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HOMÉLIE SUR CETTE PAROLE APOSTOLIQUE: SACHEZ QUE DANS LES DERNIERS JOURS IL Y AURA DES TEMPS REDOUTABLES (2Tm 3,1).


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