Chrysostome sur Eph 1500

HOMÉLIE XV - Ep 4,31 QUE TOUTE AMERTUME, TOUTE COLÈRE, TOUT EMPORTEMENT,

1500 TOUTE CLAMEUR ET TOUTE DIFFAMATION SOIENT BANNIS DU MILIEU DE VOUS AVEC TOUTE MALICE. (Ep 4,31)

Analyse.

1 et 2. Contre l'amertume. — Faiblesse des méchants. — Qu'il faut éviter les clameurs comme attisant la colère et pouvant l'allumer.
3 et 4. Réprimandes sévères aux femmes qui maltraitaient leurs servantes : détails intéressants sur ce sujet. — Exhortation à la douceur.

1501 1. Jamais les abeilles ne se résigneraient à entrer dans une ruche malpropre : aussi les éleveurs habiles ont-ils recours à des fumigations, à des odeurs, à des parfums, à, des vins embaumés, pour purifier, pour nettoyer l'abri où doivent venir se fixer les essaims à leur sortie : autrement la mauvaise odeur les en chasserait : il en est de même pour l'Esprit-Saint. Notre âme est un vase, une ruche, susceptible de recevoir les essaims des grâces spirituelles : mais si elle renferme du fiel, de l'amertume, du ressentiment, les essaims (515) s'envolent. Voilà pourquoi notre saint et sage cultivateur a bien soin de nettoyer notre ruche, sans avoir besoin de serpe, ni de tout autre instrument de fer : il nous invite à recevoir l'essaim spirituel, et pour le rassembler en nous, il nous purifie par la prière, le travail, et autres moyens. Voyez comment il nettoie notre coeur : il en a banni le mensonge, il en a banni la colère,. Après cela, il nous indique un moyen de déraciner plus efficacement le mal : c'est d'avoir l'âme sans amertume. Quand notre bile est peu abondante, la rupture même de son réservoir n'occasionne que peu de désordres. Mais devient-elle plus abondante et plus âcre, alors le réceptacle qui la contenait devient insuffisant; comme si un feu rongeur le consumait, il ne peut plus conserver son dépôt, le maintenir dans les bornes prescrites ; cédant enfin à l'insupportable âcreté qui le mine, il s'ouvre et laisse échapper son contenu dans tout le corps qui en est bientôt infecté. De même une bête farouche et cruelle peut parcourir une ville sans danger pour les habitants, quels que puissent être et sa rage et ses cris, tant qu'elle reste emprisonnée dans sa cage : mais si, dans un accès de fureur, elle réussit à briser les barreaux qui la retiennent et à s'échapper, elle remplit toute la cité de tumulte et de confusion, et fait fuir tout le monde. Il en est ainsi du fiel : tant qu'il reste dans les limites qui lui sont assignées, il ne nous fait pas grand mal; mais vient-il à rompre la membrane qui l'enferme, et à se délivrer du seul obstacle qui l'empêchait de se répandre dans tout notre être, alors, quelque faible qu'en soit la quantité, la force propre à ce venin communique à tous nos organes sa malignité, Bientôt, rencontrant le sang, son voisin et presque son semblable, il en aigrit l'ardeur, et transforme ainsi, grâce à l'analogie qui lui permet de s'y confondre, en nouveaux fiels tous les liquides environnants : ensuite, muni de ce renfort, il marche à l'attaque des autres parties du corps; et après avoir ainsi tout corrompu à son image, il ôte au malade la parole et le souffle avec la vie. Mais où veux-je en venir avec cette longue description?

Je veux que cette peinture des effets de l'amertume matérielle nous fasse comprendre ce qu'a de pernicieux l'amertume morale, comment sa première influence consiste à infecter complètement l'âme où elle prend naissance, à la bouleverser de fond en comble ; et que nous apprenions par là à craindre d'en faire l'expérience. Si l'une irrite le corps entier, l'autre enflamme toutes nos pensées, et finit par précipiter dans l'enfer celui qui en est atteint. Si donc nous voulons éviter ce fléau, bien instruits désormais, si nous voulons brider cette bête féroce, ou plutôt l'exterminer, croyons-en Paul qui nous dit : « Toute amertume», non pas : soit nettoyée, mais « soit bannie du milieu de vous ». Qu'ai-je besoin de peines et de précautions? Pourquoi garder cette bête quand je peux la chasser de mon âme, l'exiler, la déporter au-delà de mes frontières ? Croyons-en donc Paul qui nous dit : « Que toute amertume soit bannie d'au milieu de vous ». Mais, hélas ! quelle perversité est la nôtre ! quand nous ne devrions rien négliger pour,cela, il y a des gens assez fous pour triompher de cet état, pour s'y complaire, s'en faire honneur; et les autres lui portent envie... Un tel a du fiel, dit-on ; c'est un scorpion, un serpent, une vipère ; on le juge redoutable... Pourquoi craindre ce fiel, mon ami ? Il peut me nuire, dit-on, me faire du mal; je ne sais point de quoi est capable la méchanceté de cet homme : je crains que trouvant en moi un homme simple, mal prémuni contre ses artifices, il ne me fasse tomber dans ses piéges, et ne me prenne dans les filets qu'il a tendus pour m'envelopper. Il y a de quoi rire. Comment donc? Oui, c'est ainsi que parlent les enfants, prompts à s'alarmer de ce qui n'a rien de terrible. Il n'est rien qui mérite le dédain et la risée comme un homme qui a du fiel, comme un méchant. Car il n'y a rien d'impuissant comme l'amertume : elle ne fait que des sots et des insensés.

1502 2. Ne voyez-vous pas que la méchanceté est chose aveugle? n'avez-vous pas entendu parler de l'homme qui tombe dans la fosse creusée par lui pour le prochain? Mais comment ne pas craindre une âme agitée de telles passions? Si vous entendez que les hommes qui ont du fiel doivent inspirer la même crainte que les fous, les démoniaques, les insensés, qui tous agissent également au hasard, j'en tombe d'accord avec vous : mais si vous voyez en eux d'habiles gens, c'est ce que je ne puis admettre. En effet, rien n'est aussi indispensable pour la conduite des affaires, que l'intelligence : et l'intelligence ne connaît pas d'obstacle aussi (516) grand que la méchanceté, le vice et la fourberie. Considérez le corps des bilieux : voyez comme il est laid, comme toute fraîcheur y est flétrie; comme il est faible, grêle, inhabile à toutes choses. Il en est de même des âmes bilieuses. La jaunisse de l'âme, c'est proprement la méchanceté. Non, non, la méchanceté n'a pas de force. Voulez-vous que je vous rende la chose sensible par de nouveaux exemples, celui d'un fourbe et celui d'un homme simple et sans artifice?

Absalon était un fourbe; il gagnait tout le monde à son parti. Voyez jusqu'où était portée son astuce. Il allait disant : Est-ce que vous avez un juge? afin de se concilier chacun... David, au contraire, était sans artifice. Eh bien ! voyez comment ils finirent tous deux; considérez le prodigieux délire d'Absalon. Uniquement préoccupé de faire du mal à son père, dans tout le reste il était aveugle. Mais il n'en était pas ainsi de David. Car « Celui qui marche avec simplicité marche avec confiance ». (
Pr 10,9) Entendez : celui qui ne prend point de peine superflue, qui ne machine aucune entreprise criminelle. Croyons-en donc saint Paul, ayons pitié des hommes qui ont du fiel, pleurons sur leur sort, et faisons tous nos efforts pour extirper la méchanceté de leur âme. Quand nous avons de la bile (cette humeur est d'ailleurs utile en soi, et indispensable à la vie de l'homme; j'entends la bile naturelle), quand nous avons, dis-je, un excès de bile, nous faisons tous nos efforts pour l'évacuer, malgré les services que nous rend cette humeur : dès lors n'est-il pas absurde de ne prendre aucune peine pour évacuer la bile qui est dans notre âme, bile qui n'est pas seulement inutile, mais pernicieuse? « Que celui qui veut être sage parmi vous, devienne fou, afin de devenir sage ». (1Co 3,18) Ecoutez maintenant les paroles de saint Luc : « lis prenaient leur nourriture en allégresse et simplicité de coeur, louant « Dieu, et ils trouvaient grâce aux yeux de « tout le peuple ». (Ac 2,43-47) Encore aujourd'hui, ne voyons-nous pas les hommes simples et droits universellement honorés? Personne ne leur porte envie, quand ils prospèrent, personne n'insulte à leurs infortunes : tous s'associent à leurs joies, à leurs peines. Au contraire, qu'un méchant vienne à prospérer, on dirait qu'il vient d'arriver un malheur, tout le monde gémit . qu'il éprouve un contre-temps, c'est fête pour tout le monde.

Plaignons donc ces hommes : ils trouvent tous et partout les mêmes ennemis autour d'eux. Jacob était sans malice : néanmoins il triompha de l'astucieux Esaü. « La sagesse n'entrera pas dans une âme artificieuse ». (Sg 1,4) — « Que toute amertume soit bannie du milieu de vous» : qu'il n'en subsiste aucun vestige. Car il suffirait de remuer ce reste, cette étincelle, pour mettre en feu toute votre âme. Sachons donc nous représenter ce qu'est au juste l'amertume: figurons-nous un homme hypocrite., astucieux, toujours prêt au mal, soupçonneux. En voilà assez pour causer des colères et des ressentiments sans fin. Car il est impossible qu'une pareille âme demeure en repos : l'amertume est un principe de courroux et de fureur. Un tel homme est emporté, toujours renfermé en lui-même, sombre, et ne connaît pas le repos. Comme je le disais, ces gens sont les premiers à récolter le fruit de leur malignité. « Toute clameur ». Qu'est-ce à dire? Est-ce qu'il nous est défendu même de crier? Oui, la douceur doit se l'interdire. La clameur porte la colère, comme un cheval son écuyer : arrêtez le cheval, et vous avez raison du cavalier ... Je dis cela surtout pour les femmes, toujours prêtes à pousser des cris et des clameurs. Le cri n'est utile que pour proclamer, pour enseigner: partout ailleurs il est déplacé, même dans la prière. Voulez-vous une preuve d'expérience? Ne criez jamais, et jamais vous ne vous emporterez : voilà un moyen pour vous corriger de la colère. S'il est impossible qu'on s'irrite, quand on ne crie pas, il est impossible aussi de ne pas s'irriter, quand on crie. Ne venez donc point me parler de tempéraments indomptables, rancuniers, tout fiel et tout bile : nous vous enseignons maintenant à en finir d'un coup avec cette passion.

1503 3. Il n'est donc pas médiocrement important pour l'éducation de l'âme de s'abstenir de tout cri, de toute clameur. En vous interdisant les cris, vous coupez les ailes à la colère, vous réprimez l'enflure de votre coeur. Car autant il est impossible de lutter sans élever les mains, autant il est impossible d'être pris dans le filet, quand on ne crie pas. Liez les mains d'un athlète, et ordonnez-lui de disputer le prix du ceste : il ne pourra le faire. Il en est de même pour le courroux. Le cri a jusqu'au (517) pouvoir de le faire naître; et c'est par là surtout que les femmes tombent dans ces emportements. Viennent-elles à gronder leurs servantes, toute la maison retentit de leurs clameurs : souvent leur habitation est construite sur la rue, et alors tous les passants entendent et leurs vociférations et les lamentations de la servante. Quoi de plus indécent ? Aussitôt toutes les curieuses s'empressent, et se demandent: que se passe-t-il donc là-bas? On répond : C'est une telle qui frappe son esclave. N'est-ce pas le comble de l'effronterie? Quoi donc ! est-il défendu de frapper? Je ne dis pas cela, il le faut, mais seulement de temps à autre et avec modération : et non pour des griefs personnels, comme je ne cesse de le répéter, ni pour quelque manquement dans le service, mais seulement quand la servante nuit à sa propre âme : frappez-la pour ce motif, tout le monde vous approuvera, nul n'y trouvera à redire : mais s'il ne s'agit que de vous, alors tout le monde vous accusera de cruauté, de barbarie. Mais ce qui dépasse toutes les infamies, c'est qu'il y ait des femmes assez dures, assez féroces, pour fouetter avec une telle force que la journée ne suffise pas pour guérir les meurtrissures. Elles déshabillent ces jeunes filles, et souvent, en présence de leurs maris conviés à ce spectacle, les attachent sur un lit. Quoi donc! la pensée de l'enfer ne te vient pas à l'esprit pendant ce temps-là? Tu mets à nu cette jeune enfant, tu la livres dans cet état aux regards de ton mari, et tu ne crains pas qu'il te condamne? Au contraire, tu te plais à l'exciter en menaçant d'enchaîner la pauvre malheureuse, en l'accablant de mille injures, en l'appelant sorcière, fugitive, prostituée, car la colère ne te permet pas de respecter ta propre bouche et tu ne songes qu'à te venger, même en te déshonorant.

Puis, comme un tyran, tu présides au supplice entourée de tous tes esclaves, et ton stupide mari, debout à tes côtés, remplit les fonctions de licteur. De telles scènes devraient-elles se passer chez des chrétiens? Mais, dis-tu, c'est une mauvaise race, insolente, effrontée, incorrigible. Je le sais : néanmoins on peut la réformer et la corriger par des moyens plus efficaces et moins honteux. En disant de sales mots, toi, femme libre, tu flétris moins ta servante que toi-même. Ensuite, s'il faut aller au bain, les meurtrissures qui sont sur son dos témoignent à tous les yeux de ta barbarie. Mais, répliques-tu, ces gens-là sont intolérables dès qu'on est indulgent. Je le sais aussi : emploie donc, pour les changer, non la crainte et les coups, mais la douceur et les bienfaits. Cette jeune fille est ta soeur, si elle est chrétienne. Songe que tu es la maîtresse et qu'elle te sert. Si elle est adonnée au vin, écarte d'elle les occasions d'ivresse, appelle ton mari, use d'exhortations. Ne vois-tu pas qu'il est honteux de battre une femme? Les législateurs les plus sévères à l'égard des hommes, ceux qui ont institué la torture et le supplice du feu, sont rarement allés jusqu'au gibet pour ce qui regarde les femmes, et même ils ne souffrent pas qu'on les soufflette dans la colère. On a tant d'égards pour ce sexe, que la nécessité même ne les fait point condamner au gibet, surtout lorsqu'elles sont enceintes. C'est qu'il est honteux à un homme de frapper une femme, à plus forte raison une personne du même sexe ne le pourrait-elle sans honte. Ce sont ces excès qui rendent les femmes odieuses à leurs maris.

Mais elle se conduit mal. Marie-la, ôte-lui les occasions de pécher, corrige l'exubérance de sa nature. Mais elle vole. Garde-la, surveille-la. O exagération ! je serai la gardienne de mon esclave ! O folie ! Pourquoi ne le serais-tu pas? N'a-t-elle pas la même âme que toi? N'a-t-elle pas reçu de Dieu les mêmes grâces? N'est-elle pas admise à la même table? N'a-t-elle pas la même noblesse d'origine? Mais elle est médisante, querelleuse, bavarde, ivrogne. Que de femmes libres le sont aussi ! Dieu ordonne à leurs maris de les supporter avec leurs vices et leurs fautes; pourvu que la femme ne soit pas adultère, a-t-il dit, résigne-toi. Fût-elle ivrogne, médisante, bavarde, jalouse, orgueilleuse, prodigue, c'est la compagne de ta vie. Tu es forcé de la diriger : c'est pour cela que tu es son chef. Corrige-la donc, fais ton devoir. — Quand bien même elle ne voudrait pas s'amender, quand bien même elle volerait, sois fidèle à ta mission : ne la punis point si sévèrement : si elle est bavarde, ferme-lui la bouche. Voilà la vraie, la parfaite sagesse. Et maintenant, des femmes en viennent à ce degré de cruauté et de folie, qu'elles découvrent la tête de leurs servantes et les traînent par les cheveux.

Pourquoi rougissez-vous toutes ? Ceci ne s'adresse pas à toutes, mais seulement à celles qui se portent à de pareilles horreurs... Que la femme ne soit jamais découverte, dit Paul : (518) et vous dépouillez complètement cette fille de son voile ? Voyez-vous quel outrage vous vous faites à vous-même? Si elle paraissait à vos yeux avec cette tête nue, vous vous tiendriez pour offensée. C'est vous maintenant qui la découvrez ainsi, et vous ne voyez là aucun mal? Mais on dira : Et si elle ne se corrige pas? Châtiez-la au moyen de la verge et des coups. Combien n'avez-vous pas vous-même de défauts dont vous ne vous corrigez pas? Ce n'est pas dans l'intérêt des servantes que je parle ainsi, mais dans celui des femmes libres comme vous, afin qu'elles renoncent à ces pratiques indécentes et honteuses, et qu'elles cessent de se nuire à elles-mêmes. Si vous faites votre apprentissage chez vous sur la personne de votre servante, si vous êtes bonne et douce pour elle, à plus forte raison serez-vous telle à l'égard de votre mari. Car si vous vous abstenez de toute violence, quand vous pourriez vous y laisser aller, à plus forte raison vous en abstiendrez-vous, lorsque quelqu'un vous contiendra. Ainsi, rien n'est plus propre à vous concilier l'affection de vos maris qu'une conduite patiente vis-à-vis de vos esclaves. « Avec la mesure qui vous sert pour mesurer, il vous sera mesuré à vous-mêmes ». (
Mt 7,2) Mettez un frein à votre langue. Si vous vous êtes exercée à supporter patiemment la mauvaise humeur d'une servante, vous entendrez sans colère jusqu'aux injures de votre égale : or, si vous êtes sans colère, vous avez atteint la cime de la sagesse.

On voit aussi des femmes qui vont jusqu'à jurer : rien de plus honteux qu'un pareil emportement. Mais quoi, dira-t-on, si elle se farde? Empêchez-la de le faire, je vous approuve : mais empêchez-la d'abord en vous abstenant vous-même, et moins par la crainte que par l'exemple : en tout, soyez son modèle. « Que toute diffamation soit bannie du milieu de vous ». Voyez-vous les progrès du mal? L'amertume a engendré le ressentiment; le ressentiment, la colère; la colère, les clameurs; les clameurs, la diffamation, autrement dit, les invectives; maintenant la diffamation engendre les coups ; les coups, les blessures; les blessures, la mort. Mais Paul n'a voulu faire mention d'aucune de ces choses : il s'est borné à dire : « Soit bannie du milieu de vous, avec toute malice ». Qu'est-ce à dire, « Avec toute malice ? » C'est que toute malice aboutit là. Il y a des gens qui, pareils à des chiens sournois, n'aboient pas, ne témoignent pas de colère contre ceux qui les approchent : ils les flattent au contraire, se montrent caressants, puis, quand ils les voient sans défiance, les mordent: ceux-là sont plus dangereux que ceux qui manifestent ouvertement leur inimitié. C'est parce qu'il est des hommes qui sont chiens en ce point, qui sans crier, sans montrer de colère, de dépit, sans proférer de menaces, trament sourdement la trahison, machinent mille noirs complots, et se vengent, que Paul a fait aussi allusion à eux. « Soit bannie du milieu de vous, avec toute malice ». Ne soyez pas clément en paroles, vindicatif en actions. Si j'ai maltraité la langue, si je lui ai interdit les clameurs, c'est pour qu'elle n'attise pas l'incendie. Que si vous n'avez pas besoin de crier pour agir de la sorte, si vous nourrissez dans votre âme la flamme et le brasier, que gagnerez-vous à vous taire? Ne savez-vous pas que les incendies les plus dangereux sont ceux qui, alimentés à l'intérieur, échappent aux regards des personnes du dehors? Les blessures les plus graves, celles qui se dérobent à la vue; les fièvres les plus malignes, celles qui dévorent les parties intérieures? De même la colère la plus funeste est celle qui ronge l'âme sourdement. Mais Paul nous dit: Qu'elle soit bannie avec toute malice grande ou petite.

Croyons en sa parole, chassons du milieu de nous toute amertume, toute malice, afin de ne pas contrister l'Esprit-Saint. Extirpons l'amertume, déracinons-la : rien de bon, rien de pur ne peut sortir d'une âme où elle règne : ce ne sont que malheur, larmes, gémissements, lamentations. Ne voyez-vous pas comme nous fuyons les bêtes qui poussent des cris, par exemple, le lion, l'ours, mais non pas la brebis : car sa douce voix ne saurait être comparée à un cri. Parmi les instruments de musique, les plus bruyants comme les tambours, les trompettes, sont les moins agréables : tout au contraire, ceux qui rendent un son faible, comme la flûte et la cithare, plaisent à notre oreille. Arrangeons donc notre âme de manière à ne point crier: ainsi nous pourrons triompher de la colère; et la colère ôtée, nous serons les premiers à jouir du calme, et nous voguerons vers le port paisible : auquel puissions-nous tous (519) arriver par Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui gloire, puissance, honneur au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


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HOMÉLIE XVI - Ep 4,31-32 QUI TOUTE AMERTUME, TOUTE COLÈRE, TOUT EMPORTEMENT, TOUTE CLAMEUR,

ET TOUTE DIFFAMATION SOIENT BANNIS DU MILIEU DE VOUS AVEC TOUTE MALICE. MAIS SOYEZ BONS LES UNS ENVERS LES AUTRES, MISÉRICORDIEUX, VOUS FAISANT GRACE MUTUELLEMENT, COMME DIEU LUI-MÊME VOUS A FAIT GRÂCE. (Ep 4,31-32)

Analyse.

1 et 2. Qu'il ne suffit pas d'éviter le mal pour être sauvé.
3. Du pardon des injures.

1601 1. Il ne suffit pas d'être exempt de vices, pour arriver au royaume des cieux, il faut encore s'appliquer avec ardeur à la pratique de la vertu. On échappe à la géhenne en s'abstenant du vice : mais on n'obtient pas le royaume si l'on n'a été vertueux. Ne savez-vous pas qu'il en est de même dans les jugements du monde, lorsqu'on examine les actions en présence de toute la ville assemblée? C'était autrefois un usage de décerner une couronne d'or, non pas à celui qui n'avait fait aucun mal à ses concitoyens (car cela n'est qu'un titre à n'être point puni), mais à celui qui leur avait rendu de grands services. Telle était la route qui menait à cet honneur. Mais je ne sais comment j'ai presque omis ce qu'il importait surtout de vous dire. Je reviens sur le premier des points que j'ai distingués, en ajoutant une légère correction. Quand je vous disais qu'il suffit pour échapper à l'enfer d'avoir évité le péché, je me suis rappelé, tout en parlant, une menace terrible dirigée non pas contre ceux qui auront commis telle ou telle faute, mais contre ceux qui auront négligé les bonnes oeuvres. Quelle est cette menace? Au jour terrible marqué pour le jugement, le Juge assis à son tribunal, place les brebis à droite, les boucs à gauche, et dit aux brebis : « Venez, les bénis de mon Père, héritez du royaume qui vous est préparé depuis la fondation du monde : car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ». (Mt 25,34-35) Cela se conçoit : car tant de charité devait avoir sa récompense; mais comment expliquer que ceux qui n'ont pas fait part de leurs biens aux indigents, ne soient pas punis simplement par la privation de récompense, mais encore envoyés au feu de l'enfer? D'abord cela s'explique aussi facilement que le reste. Par là nous sommes instruits que si ceux qui auront fait le bien doivent jouir des biens célestes, ceux à qui l'on ne pourra reprocher aucun mal, et qui auront seulement négligé les bonnes oeuvres, seront précipités dans le feu de la géhenne avec les coupables.

Ensuite, on pourrait dire aussi que l'absence de bonnes oeuvres constitue un vice : car c'est le fait de la nonchalance, et la paresse est une espèce de vice : que dis-je? c'en est le principe et la racine maudite : car la paresse enseigne tous les vices. Abstenons-nous donc des sottes questions comme celle-ci, par exemple: Celui qui n'aura fait ni bien ni mal, quel séjour occupera-t-il? Ne pas avoir fait de bien, c'est (520) avoir fait du mal. Dites-moi : si vous aviez un serviteur qui ne fût ni voleur, ni insolent, ni enclin à répondre, d'ailleurs exempt d'ivrognerie et de tout vice du même genre, mais qui restât tout le jour sans rien faire, et n'accomplit aucun des devoirs de son service, est-ce que vous ne le fouetteriez pas? est-ce que vous ne le mettriez pas à la torture? Je le ferais, me répondra-t-on. Et pourtant quel mal vous aurait-il fait? Le mal, le voilà justement. Mais si vous le voulez, prenons un autre exemple. Supposez un cultivateur qui ne fasse point de mal à nos propriétés, qui s'abstienne de toute rapine, de toute entreprise injuste, qui seulement se lie les mains et reste tranquille à la maison, sans s'occuper ni de semer, ni de creuser des sillons, ni d'atteler des boeufs, ni de soigner les vignes, ni de travailler d'aucune façon à la terre. Est-ce que nous ne le châtierons pas? Cependant il n'a pas fait de mal, nous n'avons rien à lui reprocher : mais n'avoir rien fait, c'est là son tort : et l'opinion commune le déclare coupable, pour n'avoir pas accompli sa tâche.

Dites-moi, en effet : si chaque manoeuvre, chaque artisan, se contentait de ne faire aucun tort, ni aux gens d'une autre profession, ni à ses confrères, et vivait d'ailleurs dans l’oisiveté, ne serait-ce pas notre perte, notre ruine à tous? Voulez-vous maintenant que nous considérions le corps? La main aura beau ne pas frapper la tête, ne pas couper la langue, ne pas crever l'oeil, s'abstenir, en un mot, de tous sévices de ce genre : si elle demeure oisive, et qu'elle ne rende pas au corps les services qu'elle lui doit, ne faudra-t-il pas la couper plutôt que de promener avec soi un membre dont l'inaction sera funeste au corps tout entier? Et la bouche? c'est en vain qu'elle ne mangera pas la main, ne mordra pas la poitrine : si elle manque à sa tâche, ne vaut-il pas mieux qu'elle soit fermée? En conséquence, s'il est vrai également des serviteurs, des artisans et du corps, qu'on peut se mettre en faute non-seulement en faisant le mal, mais encore en négligeant de faire le bien, à plus forte raison est-ce vrai pour le corps du Christ.

1602 2. Aussi le bienheureux Paul nous prêche-t-il la vertu tout en nous détournant du vice. Qu'importe, en effet, dites-moi, que toutes les épines soient extirpées, si l'on ne sème pas le bon grain? Notre labeur aboutira au même résultat fâcheux, si nous nous arrêtons à moitié chemin. Voilà pourquoi Paul, dans sa vive sollicitude pour nous, ne se borne pas à nous recommander l'extirpation des vices, mais nous invite aussitôt à nous occuper de planter le bien. En effet, après avoir dit : « Que toute amertume, toute colère, tout emportement, toute clameur et toute diffamation soient bannis du milieu de vous, avec toute malice » (Ep 4,31), il ajoute : « Mais soyez bons les uns envers les autres, miséricordieux, vous faisant grâce » (Ep 4,32). Voilà les dispositions, les sentiments requis. Et il ne suffit pas d'être sorti du premier état pour arriver au second : il faut un nouveau mouvement, un élan non moins grand que pour fuir le mal, si l'on veut entrer en possession de ces mérites. De même un corps noir peut perdre cette qualité, sans devenir blanc du premier coup. Mais plutôt laissons là les exemples physiques, et prenons-en de moraux. Celui qui n'est pas ennemi n'est pas ami pour cela : il est dans un état intermédiaire qui n'est ni la haine ni l'amitié c'est celui où sont la plupart des hommes relativement à nous. Parce qu'on ne pleure pas, ce n'est pas à dire que l'on rie : on est dans un état mixte. De même ici : n'être pas méchant, ce n'est pas forcément être bon : on peut n'être pas courroucé, sans être nécessairement miséricordieux : il faut un nouvel effort pour conquérir ce nouveau titre.

Et considérez comment, fidèle aux règles d'une bonne agriculture, saint Paul nettoie et travaille la terre que lui a confiée le Cultivateur. Il a arraché les mauvaises herbes; il nous exhorte maintenant à veiller sur les bons plants. « Soyez bons » (Ep 4,32), dit-il. Car si, après l'extirpation des ronces, on laisse la terre sans culture, une végétation inutile s'y élèvera de nouveau. Il faut donc prévenir cette inaction, cette oisiveté de la terre en y faisant des plantations et des semailles. Paul extirpe la colère, il plante la bonté; il arrache l'amertume, il sème la miséricorde; il retranche la méchanceté et la diffamation, il plante le pardon : car c'est ce que signifie : « Vous faisant grâce mutuellement ». Soyez prompts à pardonner, nous dit-il. C'est là un bienfait qui vaut mieux qu'un cadeau d'argent. Celui qui remet une dette à son débiteur, fait sans doute une action rare et admirable : mais c'est un bienfait qui intéresse le corps seul, quoiqu'il soit rémunéré par des avantages spirituels et selon l'âme. (521) Mais celui qui pardonne des offenses, rend service à la fois à son âme, et à celle de l'homme à qui il pardonne: car ce n'est pas seulement lui-même, c'est encore le coupable qu'il améliore de cette façon. C'est moins en cherchant à nous venger de nos persécuteurs qu'en leur pardonnant, que nous chagrinons leur âme tant nous leur causons alors de remords et de honte. Autrement nous ne rendons service ni à eux ni à nous-mêmes : tout au contraire, c'est à notre dommage comme au leur, que nous recherchons le talion à la façon des princes des Juifs, et que nous attisons ainsi le courroux de nos ennemis. Mais si nous répondons par la douceur à l'injustice, nous apaisons toute leur colère, et nous établissons dans leur âme un tribunal qui juge en notre faveur et les condamne plus sévèrement que nous ne ferions nous-mêmes. Alors ils prononcent contre eux-mêmes un arrêt rigoureux; et ils cherchent tous les moyens de payer notre patience avec usure, sachant que s'ils se bornent à rendre exactement la pareille, l'initiative prise par nous et l'exemple que nous leur aurons donné nous assurera l'avantage. Ils voudront, en conséquence, outrepasser la juste mesure, afin de compenser par la supériorité du bienfait l'infériorité qui vient de ce que nous les avons devancés, et de racheter par un surcroît de bonté, l'inégalité que le temps met entre eux et celui qu'ils ont offensé les premiers.

En effet, quand on est reconnaissant, on éprouve moins de peine à être maltraité, qu'à se voir obligé par ceux envers qui l'on a eu des torts. Car c'est une faute, et même une honte, un ridicule, que de ne pas répondre à un bienfait. Pour ce qui est, au contraire, de ne pas se venger d'une offense, on n'a pas assez d'éloges, d'applaudissements, de bénédictions pour une telle conduite. De là le vif chagrin dont je parle. Si donc vous voulez user de représailles, ayez recours à ce moyen : rendez le bien pour le mal, afin de changer votre ennemi en débiteur, et de remporter une éclatante victoire. On vous a fait du mal? Faites du bien : c'est ainsi qu'il faut vous venger. Si vous vous y preniez autrement, tout le monde vous blâmerait aussi bien que votre ennemi; au contraire, si vous montrez de la patience, on vous applaudira, on vous admirera, et on condamnera l'offenseur.

1603 3. Quel spectacle pour un ennemi, que de voir son ennemi devenu l'objet d'une admiration, d'un enthousiasme unanimes? Quoi de plus cruel que de se voir lui-même injurié sous les yeux de son ennemi? Si vous vous vengez, on vous condamnera sans doute; et vous serez votre seul vengeur ; si vous pardonnez, tout le monde se chargera de votre vengeance : et voir tant de personnes prendre en main la vengeance de son ennemi, c'est un supplice pire que tous les châtiments. Si vous ouvrez la bouche, les autres se tairont ; si vous vous taisez, ce n'est pas une bouche, mais mille que vous déchaînez contre l'offenseur, et votre vengeance n'en est que plus terrible. Si vous l'attaquez en paroles, plus d'un vous en fera un crime, et attribuera vos paroles à la passion; mais la vengeance s'exécute sans donner lieu à aucun soupçon, quand l'accusateur n'est pas un offensé.

Quand des gens qui n'ont à se plaindre de rien sont touchés de votre mansuétude, au point de s'intéresser à votre injure et d'y compatir, comme si elle les atteignait, aucun soupçon ne peut tomber sur une vengeance de cette espèce. Et si personne ne prend votre défense? dira-t-on. Les hommes ne sont pas de pierre ; il est impossible que la vue d'une telle sagesse n'excite pas leur admiration ; et quand bien même ils ne se chargeraient pas de votre vengeance sur-le-champ, une fois ou l'autre, quand l'occasion se présentera, ils n'y manqueront point, ils poursuivront le coupable de leurs reproches et de leurs sarcasmes. Que si vous n'avez pas d'autres admirateurs, vous en aurez un du moins, en votre ennemi, qu'il l'avoue ou non. Le sentiment du bien reste incorruptible et inflexible en nous, fussions-nous plongés dans un abîme de perversité. Pourquoi, selon vous, Notre-Seigneur Jésus-Christ dit-il : « Si quelqu'un vous donne un soufflet sur la joue droite, présentez-lui l'autre joue ». (
Mt 5,39) N'est-ce point parce que, plus on montre de patience, plus on rend service et à soi-même et à l'agresseur ? Voilà pourquoi il nous est prescrit de tendre l'autre joue, afin d'assouvir la rage des furieux. — Quelle bête féroce ne rentrerait aussitôt en elle-même? Les chiens, dit-on, éprouvent ce sentiment : si la personne contre qui ils aboient, sur laquelle ils s'élancent, se jette à la renverse sans essayer de se défendre, leur colère s'apaise aussitôt. Or, si ces animaux respectent ceux qui s'abandonnent à leur (522) discrétion, à plus forte raison doit-il en être ainsi de l'espèce humaine, qui est douée de la raison.

Mais il ne faut pas négliger un petit fait qui s'est offert précédemment à notre mémoire, et que nous avons produit en témoignage. De quoi s'agit-il ? Nous disions que les Juifs et leurs princes étaient accusés de rechercher le talion ; cependant la loi les y autorisait : « Oeil pour oeil, dent pour dent». (Lv 24,10) Mais cette loi n'avait pas pour but de les exciter à se crever mutuellement les yeux, mais bien de les contenir par la crainte, de les empêcher de faire du mal à autrui, ou d'être eux-mêmes maltraités. Si l'Ecriture dit: « Oeil pour oeil », c'est pour lier les mains à votre ennemi, ce n'est pas pour armer les vôtres; ce n'est pas seulement pour protéger vos yeux, c'est encore avec l'intention de préserver ceux de cet homme. Mais ce que je cherchais, c'est pourquoi cette vengeance permise exposait aux reproches ceux qui en faisaient usage. Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est du ressentiment qu'il s'agit ici. La loi autorise l'offensé à rendre sur-le-champ la pareille, afin d'empêcher, comme je l'ai dit, les provocations. Quant au ressentiment, il est interdit; car ce n'est plus le propre de la colère ni d'un courroux bouillant, mais d'une froide méchanceté; tandis que Dieu pardonne à ceux que la provocation a pu jeter hors d'eux-mêmes et pousser aux représailles... De là : « Oeil pour oeil», et dans un autre endroit : « Les voies des rancuniers mènent à la mort ». (Pr 12,29) Mais si à une époque où il était permis d'arracher oeil pour oeil, le ressentiment était puni si sévèrement, que sera-ce aujourd'hui, qu'il nous est ordonné de nous offrir spontanément aux injures. Fuyons donc la rancune, triomphons de la colère, afin de mériter la miséricorde divine. « Avec la mesure dont vous vous servez pour mesurer, il vous sera mesuré à vous-mêmes; et d'après le jugement selon lequel vous aurez jugé, vous serez jugés » (Mt 7,2). Montrons-nous donc charitables et miséricordieux envers nos compagnons de servitude, afin d'échapper aux piéges qui nous sont tendus en ce monde, et d'obtenir, au jour du jugement, le pardon de Dieu, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui, gloire soit rendue au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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HOMÉLIE XVII - Ep 4,32-5,4 MAIS SOYEZ BONS LES UNS ENVERS LES AUTRES, MISÉRICORDIEUX,


Chrysostome sur Eph 1500