Chrysostome sur Eph 1700

HOMÉLIE XVII - Ep 4,32-5,4 MAIS SOYEZ BONS LES UNS ENVERS LES AUTRES, MISÉRICORDIEUX,

VOUS PARDONNANT MUTUELLEMENT, COMME DIEU LUI-MÊME VOUS A PARDONNÉ EN JÉSUS-CHRIST. SOYEZ DONC LES IMITATEURS DE DIEU, COMME ENFANTS BIEN-AIMÉS ; ET MARCHEZ DANS L'AMOUR COMME LE CHRIST NOUS A AIMÉS ET S'EST LIVRÉ LUI-MÊME POUR NOUS EN OBLATION A DIEU ET EN HOSTIE DE SUAVE ODEUR. (Ep 4,32-5,4)

Analyse.

1. De l'imitation de Jésus-Christ.
2. De la plaisanterie.
3. Abus de la plaisanterie au temps de saint Jean Chrysostome.

1701 1. Les faits passés ont plus de pouvoir que les choses futures; ils inspirent plus d'admiration et de confiance. Voilà pourquoi Paul appuie son exhortation sur les événements accomplis; c'est que, grâce au Christ, ils sont les plus propres à persuader. Dire : remets, et il te sera remis; si vous ne remettez pas, il ne vous sera pas remis (Mt 6,14-15) : ce langage a une grande force quand il s'adresse à des philosophes, à des hommes qui croient à l'autre vie. Mais Paul, pour nous faire rentrer en nous-mêmes, ne s'en tient pas là : il emprunte au passé de nouveaux arguments. On a vu le moyen d'échapper aux supplices : voici maintenant celui d'être récompensé. Imitez le Christ, nous dit Paul. Imiter Dieu (Ep 5,1), c'est un motif suffisant pour nous exhorter à la vertu; c'est une raison qui surpasse celle-ci : « Il fait lever le soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes ». (Mt 5,45) Paul ne nous dit pas seulement d'imiter; il nous dit encore d'avoir les uns pour les autres ce coeur de père, auquel nous devons tant de bienfaits : car le mot coeur signifie ici charité, miséricorde. Comme il n'est pas possible à des hommes de vivre ensemble sans se causer quelque ennui, voici un nouveau remède, se faire grâce mutuellement : « Vous faisant grâce mutuellement » (Ep 4,32). D'ailleurs il n'y a point parité : car si vous faites grâce à un homme, il vous rendra la pareille, tandis que Dieu ne l'a pas reçue de vous. De plus, vous avez affaire à un compagnon de servitude, tandis que Dieu a obligé son serviteur, son ennemi, celui qui le haïssait. « Comme Dieu lui-même vous a fait grâce en Jésus-Christ » (Ep 4,32). Encore une allusion sublime, voici le sens. Ce n'est pas une simple grâce qu'il nous a faite, une grâce sans péril; pour cela il a mis son Fils en danger. Pour vous pardonner, il a immolé son Fils; et vous, à qui le pardon souvent ne coûte ni danger ni dépense, vous ne pardonnez pas.

« Soyez donc les imitateurs de Dieu, comme enfants bien-aimés ; et marchez dans l'amour, comme le Christ nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous, en oblation à Dieu, et en hostie de suave odeur » (Ep 5,1-2). Afin que vous n'alliez pas attribuer cela à la nécessité, écoutez comment il a soin de préciser en disant : « Il s'est livré lui-même » (Ep 5,2). C'est comme s'il disait : Tu étais l'ennemi du Seigneur, et le Seigneur t'a aimé : aime en lui ton ami; ou plutôt tu ne pourras jamais lui rendre assez d'amour; aime-le, du moins, de tout ton pouvoir. Ah ! quelle parole fortunée ! En vain vous parleriez du royaume, ou de quoi que ce soit, vous n'atteindrez jamais si haut. C'est imiter Dieu, c'est lui ressembler, que de pardonner à un ennemi. Ce sont les offenses, (524) encore plus que les dettes, qui doivent être remises. Car en remettant une dette, vous n'imitez pas Dieu, et vous l'imitez en remettant une offense. D'ailleurs comment pourrez-vous dire : Je suis pauvre, je ne puis remettre, si vous ne remettez pas les choses mêmes que vous pouvez remettre, et si vous considérez cela comme un sacrifice, au lieu d'y voir une richesse, un profit, un bénéfice? «Soyez donc les imitateurs de Dieu » (Ep 5,1). Voici maintenant un autre motif encore plus noble : « Comme enfants bien-aimés » (Ep 5,1). Ce qui vous oblige à l'imiter, ce ne sont pas seulement ces bienfaits, c'est encore que vous êtes ses enfants. « Comme enfants bien-aimés » (Ep 5,1). S'il parle ainsi, c'est que tous les fils n'imitent point leurs pères, mais ceux-là seulement qui sont bien-aimés.

« Marchez dans l'amour » (Ep 5,2). Voilà le principe de tout : avec l'amour, plus de colère, de fureur, de clameurs, de diffamation; tout disparaît. Voilà pourquoi il place en dernier lieu la chose essentielle. Pourquoi êtes-vous devenu enfant ? Parce qu'il vous a été pardonné... Pardonnez à votre prochain pour le même motif qui vous a valu à vous-même votre pardon. Dites-moi, supposez que vous soyez captif, réservé à mille tourments, et que quelqu'un vous introduise tout à coup dans la résidence du roi; ou plutôt, prenons un autre exemple. Supposez que vous ayez la fièvre, que vous soyez à l'agonie, et que quelqu'un vous rende la santé au moyen d'un remède; n'auriez-vous pas pour cette personne, et pour le nom même du remède, une vénération particulière? Si les lieux et les temps où nous avons reçu quelque service nous deviennent aussi précieux que la vie, à plus forte raison doit-il en être ainsi pour les choses mêmes qui nous ont rendu service. Aimez la charité : car c'est par elle que vous avez été sauvés, par elle que vous êtes devenus fils; s'il vous est donné, à votre tour, de sauver autrui, n'userez-vous pas du même remède, et ne prêcherez-vous pas à tous le précepte : Remettez, afin qu'il vous soit remis? C'est le fait d'une âme reconnaissante, noble et généreuse qu'une pareille exhortation. « Comme le Christ nous a aimés » (Ep 5,2). Vous pardonnez à vos amis; lui, il a pardonné à ses ennemis; combien est plus admirable la conduite du Seigneur ! Comment donc observer le précepte renfermé dans ce mot: « Comme?» N'est-il pas manifeste que ce sera en faisant du bien à nos ennemis? « Et s'est livré lui-même pour nous, en oblation à Dieu, et en hostie de suave odeur ». Voyez-vous combien c'est une offrande agréable et parfumée, que de souffrir pour ses ennemis? Si vous mourez, vous serez une hostie ; c'est ainsi qu'on imite Dieu. « Que la fornication et toute impureté, ou l'avarice, ne soient pas même nommées parmi vous, comme il convient à des saints » (Ep 5,3).

Il a parlé de la colère, cette passion cruelle; il arrive à un mal moindre. La preuve que la concupiscence est un mal moindre en effet, elle se trouve dans la loi de Moïse, laquelle dit d'abord : « Tu ne tueras point » (Ex 20,13), ce qui est dirigé contre la colère, et passe ensuite à ceci, qui regarde la concupiscence: « Tu ne commettras point l'adultère ». En effet, si l'amertume, les clameurs, si la méchanceté, si la diffamation, et les autres choses de ce genre procèdent de la colère : c'est la concupiscence qui engendre la fornication, l'impureté, l'avarice ; c'est un même instinct qui nous fait aimer les richesses et la chair. Et de même qu'il a interdit le cri, comme étant le véhicule de la colère, de même ici il défend les propos légers ou obscènes, véhicule de la fornication. « Point de turpitudes, de folles paroles, de bouffonneries, ce qui ne convient point ; mais plutôt des actions de grâces » Ep 5,4. Point de paroles, point d'actions galantes ou libertines, et vous éteindrez la flamme. « Qu'elles ne soient pas même nommées parmi vous » (Ep 5,3); en d'autres termes : qu'elles soient complètement exclues. Il dit de même, en écrivant aux Corinthiens : « Il n'est bruit que de fornication parmi vous ». (1Co 5,1) Il veut dire : Soyez tous purs; car les discours acheminent aux actions. Ensuite, pour ne point paraître un censeur trop rigoureux, qui proscrit la gaieté même, il ajoute aussitôt la raison en ces termes : « Ce qui ne convient pas; mais plutôt des actions de grâces » (Ep 5,4).

1702 2. A quoi servent les propos joyeux? A faire rire un moment. Dites-moi : est-ce qu'un cordonnier s'avisera de faire quelque chose qui ne concerne point son métier? Achètera-t-il des instruments pour cet usage ? Nullement, ce qui ne nous sert point est nul à nos yeux. Point de paroles inutiles, car nous tombons de là dans les propos coupables... Ce monde n'est point fait pour la joie, mais pour le deuil, les tribulations, les gémissements ; et vous (525) faites le bel esprit? Voit-on un athlète, au milieu du stade, oublier son adversaire et la lutte, pour dire des bons mots? Le diable est là, il rôde autour de vous en rugissant, pour vous emporter; il met tout en oeuvre et en mouvement pour vous perdre, il complote de vous jeter à bas du nid, il grince des dents, rugit, souffle le feu contre votre salut ; et vous restez là tranquille à plaisanter, à dire des folies, des indécences; vous êtes donc bien sûr de la victoire. Nous perdons notre temps, mes chers frères. Voulez-vous savoir comment vivent les saints? Ecoutez Paul, qui vous dit: Durant trois ans, nuit et jour, je n'ai pas cessé avec des larmes, d'admonester chacun de vous. (Ac 20,31) Que s'il se donnait tant de peine pour les Milésiens et les Ephésiens, si au lieu de plaisanter il ne cessait de les admonester avec larmes, que dira-t-on des autres? Ecoutez encore ce qu'il dit aux Corinthiens : « Je vous ai écrit dans l'affliction et l'angoisse du coeur, avec beaucoup de larmes ». (2Co 2,4) Et encore : « Qui est faible, sans que je sois faible? Qui est scandalisé, sans que je brûle? » (2Co 11,29)

Ecoutez encore comment il parle ailleurs et se dépeint aspirant, pour ainsi dire, chaque jour, à sortir du monde : « Car nous qui sommes dans la tente, nous gémissons ». (2Co 5,4) Et vous, vous riez; vous badinez ? C'est le temps de combattre, et vos occupations sont celles des danseurs? Ne voyez-vous pas les visages de vos ennemis, comme ils sont menaçants, refrognés, comme ils froncent le sourcil d'un air formidable. Considérez une armée qui va combattre : les visages sont sévères; les coeurs, en éveil, bondissent et palpitent; l'esprit est attentif, inquiet, frémissant : partout règnent l'ordre, la discipline, le silence : je ne dirai pas qu'on ne profère point de paroles obscènes; personne ne dit rien. Si les combattants qui n'ont affaire qu'à des ennemis charnels, gardent un si profond silence, quand ils pourraient parler sans péril, vous qui avez à combattre, à soutenir le fort de la guerre, sur le terrain des paroles, vous ne songez pas à vous fortifier de ce côté ? Ignorez-vous que c'est par là surtout qu'on essaiera de nous surprendre ? Vous badinez, vous vous amusez, vous dites des bons mots, vous faites rire, et vous ne voyez pas de mal à cela? Combien de parjures, de malheurs, d'obscénités, sont nés de la plaisanterie ! Mais ce n'est pas là ce qu'on nomme bons mots, direz-vous. Eh quoi ! ne voyez-vous pas que Paul bannit toute facétie? C'est aujourd'hui un temps de guerre, de combat, de veille, de précaution, d'armement, de lutte : le rire n'a point de place ici ; car il est du monde.

Ecoutez ce que dit le Christ : « Le monde se réjouira, mais vous, vous serez affligés ». (Jn 16,20) Le Christ a été crucifié pour vos fautes, et vous riez? Il a été souffleté, il a subi mille tourments pour vous arracher au malheur et à la tempête : et vous prenez vos aises? N'est-ce pas là plutôt l'irriter? Mais puisque quelques personnes regardent cela comme une chose indifférente, et que d'ailleurs il est difficile de s'en défendre, parlons-en un peu, et montrons-en tout le danger. En effet, ce mépris des choses indifférentes vient d'une inspiration du diable. D'abord, si la chose était réellement indifférente, elle ne serait pas à mépriser pour cela, à cause des grands maux qu'elle engendre ou dont elle facilite les progrès, à cause de la fornication qui en est souvent le résultat; mais vous allez voir qu'elle n'est pas indifférente. Considérons quelle en est l'origine, ou plutôt représentons-nous le saint tel qu'il doit être, doux, calme, triste, gémissant, affligé. Donc le diseur de bons mots n'est pas saint : que dis-je? fût-il païen, il est un objet de mépris : pareille licence n'est accordée qu'aux histrions. Qui dit obscénité, dit plaisanterie. Qui dit rire indécent, dit plaisanterie. Ecoutez la parole du prophète : « Servez Dieu en crainte, et exprimez-lui votre allégresse avec tremblement ». (Ps 2,11) La plaisanterie énerve l'âme, la rend molle et nonchalante : souvent elle enfante l'invective, et allume des guerres.

1703 3. Mais quoi ! ne comptez-vous point parmi les hommes ? Abjurez donc les occupations de l'enfance. Vous ne souffrez pas que votre serviteur laisse échapper sur la place une parole inconvenante; et vous, qui prétendez être serviteur de Dieu, vous y proférez des facéties? Il faut s'estimer heureux de n'être pas surpris quand on est de sang-froid : mais comment échapper quand on s'abandonne ? On s'enferrera soi-même, et les artifices du diable, ses attaques deviendront superflues. Voulez-vous encore une preuve? Considérez ce que c'est qu'un homme plaisant : on appelle ainsi un homme léger, mobile, dont l'esprit souple revêt toutes les formes ; nous voilà bien loin (526) des serviteurs de la pierre (1). Rien ne tourne, ne change aussi vite ; tout chez lui est d'emprunt, gestes, paroles, rire, démarche; il faut qu'il s'applique à imaginer des quolibets c'est dans son rôle. Une pareille comédie ne sied guère à un chrétien. L'homme plaisant ne peut manquer de s'attirer gratuitement beaucoup de haines, en tournant en ridicule, à tout propos, des personnes présentes ou des absents qui en sont informés. Si c'est là un noble emploi, pourquoi l'abandonne-t-on aux mimes? Vous voilà mime, et vous ne rougissez pas? Pourquoi ne permettez-vous point la même chose aux filles de bonne maison? n'est-ce pas que vous y voyez une occupation indigne de la réserve et de la pudeur. De grands maux font leur séjour dans l'âme de l'homme plaisant, le relâchement, le vide plus d'harmonie, plus de solidité, plus de crainte, plus de religion.

1 Jésus-Christ.

Si vous avez une langue, ce n'est pas pour railler autrui, c'est pour rendre grâces à Dieu. Regardez ceux qu'on appelle farceurs, saltimbanques: voilà les hommes plaisants. Bannissez de vos âmes, je vous en supplie, ce funeste divertissement : c'est l'occupation des parasites, des mimes, des danseurs, des prostituées : non pas d'une âme libre, non pas d'une âme noble, non pas des serviteurs. Tout ce qu'il y a de vil, de déshonoré, possède ce talent. Beaucoup même y voient un mérite : ce qui est désolant. Ainsi que la concupiscence mène insensiblement à la fornication : ainsi la plaisanterie passe pour une grâce, mais rien n'est plus éloigné de la grâce. Ecoutez ce que dit l'Ecriture : « L'éclair devance le tonnerre, et la grâce précédera l'homme réservé ». (
Si 32,14) Or, rien de moins réservé que l'homme plaisant. Ce n'est donc pas de grâce, c'est de malheur que sa bouche est pleine. Bannissons ce divertissement de nos tables. On voit des hommes qui vont jusqu'à dresser les pauvres à cet emploi. O dépravation ! ils changent en bouffons les affligés. On n'a pas pénétré aujourd'hui le fléau dont je parle. Il s'est glissé jusque dans l’Eglise ; il a profané jusqu'aux Ecritures. En dirai-je davantage, afin de montrer l'excès du mal? J'ai honte : je parlerai néanmoins : car je veux vous faire mesurer les ravages du mal, afin de me justifier du reproche de m'arrêter à des minuties dans mes entretiens avec vous, afin de guérir votre égarement à tout le moins par ce remède extrême. Et n'allez pas croire que j'invente : je redirai ce que j'ai entendu.

Quelqu'un se trouvait chez une personne très-fière de son savoir : je vais exciter le rire, je le sais; je parlerai néanmoins. La table servie, notre homme dit : « Servez, enfants, de peur que le ventre ne se fâche ». Il en est d'autres qui disent : « Malheur à toi, Mammon, et à celui qui ne te possède pas ! » Et tant d'autres sottises inventées par le bel esprit, par exemple : « N'est-ce pas le moment de la génération? » Je dis cela pour vous montrer le scandale de cette honteuse manière d'agir : de telles paroles dénotent une âme sans religion. Est-ce trop du tonnerre pour punir de tels écarts? Et ce n'est qu'un échantillon des propos tenus par ces hommes. Ainsi donc, je vous en conjure, ne laissons à cette mode aucun asile parmi nous; parlons comme il nous sied : que nos bouches fidèles n'empruntent jamais le langage des bouches avilies et déshonorées. « Quel partage entre la justice et l'iniquité? Quelle communauté entre la lumière et les ténèbres? » (2Co 6,14) Il faut s'estimer heureux si l'on réussit, en se corrigeant de tous ces honteux écarts, à obtenir les biens promis : que serait-ce donc si nous nous chargions d'un pareil fardeau, et corrompions ainsi la pureté de notre coeur? Un plaisant devient bien vite un médisant or, un médisant accumule sur sa tête bien d'autres maux encore. Sachons donc refréner ces deux instincts de notre âme, je veux dire la concupiscence et la colère; sachons les soumettre au joug de l'intelligence, comme des chevaux dociles, et leur donner pour guide la raison, si nous voulons obtenir la palme qui nous est proposée là-haut; puisse-t-elle nous être décernée à tous en Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui gloire, puissance, honneur au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.





HOMÉLIE XVIII - Ep 5,5-14

1800
CAR SACHEZ COMPRENDRE QU'AUCUN FORNICATEUR, OU IMPUDIQUE, OU AVARE, CE QUI EST UNE IDOLATRIE, N'A D'HÉRITAGE DANS LE ROYAUME DU CHRIST ET DE DIEU. QUE PERSONNE NE VOUS SÉDUISE PAR DE VAINS DISCOURS : CAR C'EST POUR CES CHOSES QUE VIENT LA COLÈRE DE DIEU SUR LES FILS DE LA DÉFIANCE. (
Ep 5,5-14)

Analyse.

1 et 2. Contre la méthode des interprétations larges appliquée à l'Ecriture.
3 et 4. Que l'avarice est proprement une idolâtrie. — Comparaison avec les objets du culte et les sacrifices chez les païens. — origine de l'idolâtrie. — Histoire de la concupiscence. — Conseil d'instituer pour héritier Jésus-Christ. — Que les fidèles doivent se reprendre mutuellement.

1801 1. Il y avait déjà, paraît-il, au temps de nos pères, des hommes qui paralysaient les mains du peuple, qui réalisaient la parole d'Ezéchiel, ou plutôt faisaient oeuvre de faux prophètes, qui, pour une poignée d'orge, dénigraient Dieu devant son peuple, comme le font encore, à ce que je crois, certains hommes d'aujourd'hui: Nous arrive-t-il de dire que celui qui aura appelé son frère fou ira dans l'enfer : vraiment, disent les uns, celui qui aura appelé son frère fou ira en enfer? Non, répond-on. Venons-nous à dire que l'avare est idolâtre, ils dénigrent encore cette parole, en la taxant d'exagération : et de la même manière, ils font bon marché de tous les préceptes. C'est à ces hommes que saint Paul fait allusion dans ce passage de son épître aux Ephésiens, lorsqu'il dit : « Car sachez comprendre qu'aucun fornicateur, ou impudique, ou avare, ce qui est une idolâtrie, n'a d'héritage dans le royaume du Christ et de Dieu » (Ep 5,5) ; et qu'il ajoute : « Que personne ne vous séduise par de vains discours » (Ep 5,6). Les vains discours dont il parle sont ceux qui plaisent sur le moment, et que les faits démentent : car c'est en cela que consiste la séduction. « Car c'est pour ces choses que vient la colère de Dieu sur les « fils de la défiance » (Ep 5,6). Pour ces choses, c'est-à-dire, la fornication, l'avarice, l'impudicité, ou pour ces vices et en même temps pour la séduction, puisqu'il y a des séducteurs. En disant « Fils de la défiance » : il désigne les incrédules déclarés, ceux qui ne croient pas en lui.

« N'ayez donc point de commerce avec eux. Car autrefois vous étiez ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur (Ep 5,7-8) ». Voyez quelle sagesse dans ses exhortations : d'abord il a fait intervenir le Christ pour prêcher l'amour mutuel, et le respect de la justice : il a recours maintenant aux supplices de l'enfer. « Car autrefois vous étiez ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur ». Il dit de même, dans l'épître aux Romains : « Quel fruit avez-vous donc tiré alors des choses dont vous rougissez maintenant (Rm 6,21) »?.. Et il leur rappelle leur ancienne perversité. Cela revient à dire : Songez à ce que vous étiez jadis, à ce que vous êtes devenus, ne retournez pas à vos anciens vices, ne manquez pas de respect à la grâce de Dieu. « Vous étiez autrefois ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur » (Ep 5,8) : ce n'est pas votre vertu, c'est la grâce de Dieu qui a opéré ce changement; en d'autres termes : Autrefois vous méritiez le sort commun, mais il n'en est plus ainsi. «Marchez donc comme des enfants de lumière » (Ep 5,8). Qu'est-ce à dire : « Enfants de lumière ? » La suite le montre : « Car le fruit (528) de l'Esprit consiste en toute bonté, justice et vérité; examinant ce qui est agréable à Dieu (Ep 5,9-10) ».

« En toute bonté ». Ceci s'adresse aux violents, aux emportés. « Justice » ; ceci regarde les avares. « Vérité »; voilà pour les faux plaisirs. Evitez les pratiques dont j'ai parlé, veut-il dire, et suivez une conduite tout opposée. « En toute ». Autrement dit, il faut en toute chose produire des fruits spirituels. « Examinant ce qui est agréable à Dieu » (Ep 5,10). Donc les pratiques dont il a été question ne conviennent qu'à des esprits puérils, sans maturité. « Ne vous associez point aux oeuvres infructueuses des ténèbres, mais plutôt réprouvez-les; car ce qu'ils font en secret est honteux même à dire. Or tout ce qui est répréhensible se découvre par la lumière (Ep 5,11-13) ». Il a dit : « Vous êtes lumière ». Or, la lumière découvre les choses accomplies dans les ténèbres. Ainsi donc, «si vous êtes vertueux et irréprochables, les méchants ne pourront rester cachés. De même que la lumière d'une lampe se projette sur toutes les personnes présentes et empêche les voleurs d'entrer : de même, si votre lumière brille, les méchants seront confondus. Il faut donc confondre les coupables. Mais alors, pourquoi est-il écrit : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez pas jugés ? » (Mt 7,1) Paul ne dit pas condamner, mais confondre, c'est-à-dire corriger. Quant au précepte « Ne jugez point », il concerne les petits péchés. Voyez ce qui suit : « Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l'oeil de ton frère, et ne remarques-tu pas la poutre qui est dans ton oeil ? » Voici le sens de ces paroles: Ainsi qu'une plaie, tant qu'elle reste invisible et cachée, et exerce ses ravages à l'intérieur, n'est l'objet d'aucun soin, de même le péché, tant qu'il demeure ignoré, se commet hardiment à la faveur de cette espèce de ténèbres; mais quand il est découvert, la lumière paraît: la lumière n'est pas le péché ( comment cela se pourrait-il ?), mais le pécheur. En effet, quand il s'est vu dénoncé, réprimandé, qu'il s'est repenti, qu'il a obtenu rémission, est-ce que ses ténèbres ne sont pas dissipées par vos soins? N'avez-vous pas guéri sa blessure ? N'avez-vous pas converti en production sa stérilité? Voilà ce que veut dire Paul, ou encore : Votre vie, se passant au grand jour, est lumière ; car nul ne cache sa vie, quand elle est irréprochable : cacher une chose, c'est vouloir l'ensevelir dans les ténèbres. « De là ces paroles : Réveille-toi, toi qui dors, lève-toi du milieu des morts, et le Christ répandra sur toi sa lumière (Ep 5,14) ». Ces expressions: Mort et endormi, désignent le pécheur : car il sent mauvais comme les morts ; il est impuissant comme l'homme endormi : comme lui, il ne voit rien, il rêve, il fait des songes. Les uns lisent : « Tu toucheras le Christ » ; les autres : « Le Christ répandra sur toi sa lumière ». C'est plutôt ceci: Renoncez au péché, et vous pourrez voir le Christ : « Car celui qui fait le mal, hait la lumière, et ne va pas vers la lumière ». (Jn 3,20) Donc, celui qui ne fait pas le mal, va vers elle.

1802 2. Mais Paul ne dit pas cela seulement pour les incrédules : beaucoup de croyants ne sont pas moins attachés à leurs vices que les incrédules ; quelques-uns mêmes, beaucoup plus. A eux aussi, il est donc nécessaire de leur dire: « Eveille-toi, toi qui, dors: lève-toi du milieu des morts, et le Christ répandra sur toi sa lumière » (Ep 5,14). A eux aussi s'applique la parole : « Dieu n'est point le Dieu des morts, mais des vivants ». (Mt 22,32) Vivons donc, s'il n'est pas le Dieu des morts. — Mais il y a des gens qui voient une hyperbole dans ce passage : « Avare, ce qui est une idolâtrie ». Ce n'est pas une hyperbole, mais l'expression de la vérité. Comment? de quelle façon? Parce que l'avare s'éloigne de Dieu, tout comme l'idolâtre. Et pour vous convaincre que ce ne sont point ici des paroles en l'air, rappelez-vous cette sentence du Christ «Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon ». (Mt 6,24) Servir Mammon, c'est renoncer au service de Dieu : ceux qui renient son autorité pour se faire les esclaves d'un métal inanimé, sont manifestement idolâtres. Mais je n'ai pas façonné d'idole, diront-ils, je n'ai pas érigé d'autel, sacrifié de victimes, répandu de vin en forme de libations: loin de là, je suis venu à l'Eglise, j'ai élevé les mains vers le Fils unique de Dieu ; je participe aux sacrements, je, m'associe aux prières, je remplis pour ma part tous les devoirs du chrétien. Comment donc peut-on dire que j'adore les idoles? Et voilà justement ce qu'il y a de plus étonnant : c'est que connaissant par expérience et pour y avoir goûté la bonté divine, instruit de la charité du Seigneur, vous ayez quitté ce maître charitable pour un cruel (529) tyran, et que, tout en feignant de rester son serviteur, vous vous soyez, en réalité, soumis au joug pesant et intolérable de l'avarice. Jusqu'ici vous ne m'avez rien dit de vos bonnes oeuvres, vous ne m'avez parlé, que des présents du Seigneur. Dites-moi, je vous en prie, à quoi reconnaissons-nous quelqu'un pour soldat ? Est-ce en le voyant faire partie du cortége du roi, recevoir de lui sa subsistance et compter parmi ses gens; ou bien, en le voyant faire preuve d'un vrai zèle pour sa personne ? Que si, tout en feignant de lui rester attaché, il travaille en réalité pour l'ennemi, c'est, à nos yeux, une plus mauvaise action que de déserter ouvertement le service du monarque pour passer dans le camp ennemi.

Et vous, vous manquez de respect à Dieu tout comme un idolâtre, non pas seulement par vos paroles à vous, mais par celles de vos innombrables victimes: cependant; an prétend que ce n'est pas de l'idolâtrie. Quand les païens disent: Ce chrétien qui est avare, ce chrétien-là n'offense pas seulement Dieu par ses actions, mais encore par les paroles que sa conduite inspire fréquemment à ses victimes; que si elles se taisent, il ne faut en faire honneur qu'à leur piété. Les faits ne confirment-ils pas ce que je vous dis ? Qu'est-ce, en effet, qu'un idolâtre, sinon un homme qui a coutume d'adorer ses passions; au lieu de les dominer? Par exemple, quand nous accusons les païens d'adorer des idoles : Non, répondent-ils, nous adorons Vénus, nous adorons Mars. Et quand nous demandons : Qu'est-ce que cette Vénus? les plus graves d'entre eux répondent : La volupté. Et Mars? La colère. Eh bien ! vous, vous adorez Mammon ; et qu'est-ce que Mammon ? L'avarice. Et vous l'adorez? Nous ne l'adorons pas, répondez-vous. Comment? Est-ce à dire que vous ne vous prosternez point? Mais vous lui rendez de bien autres hommages par vos actions et vos démarches : c'est là une adoration bien plus réelle. Voulez-vous en être sûrs? Demandez-vous quels sont les plus zélés adorateurs de Dieu, ceux qui se bornent à prendre part aux prières, ou ceux qui font sa volonté ? Il est clair que ce sont ces derniers. Il en est de même pour Mammon : ceux qui font sa volonté sont ses plus zélés adorateurs.

D'ailleurs, les païens qui adorent les passions, peuvent être eux-mêmes exempts de passions; on peut trouver des serviteurs de Mars qui sachent réprimer en eux la colère il n'en est pas de même pour vous, la passion vous subjugue. Vous ne lui sacrifiez pas de brebis ? Non, mais vous lui immolez des hommes, des âmes raisonnables; vous faites mourir les uns de faim, vous poussez les autres à blasphémer. Nulle frénésie ne saurait atteindre à une pareille immolation. Qui jamais a vu sacrifier des âmes? L'autel de l'avarice est abominable. Approchez de ceux des idoles : vous les trouverez imprégnés du sang des chevraux et des boeufs. Venez à l'autel de l'avarice, vous sentirez une forte odeur de sang humain. On n'y brûle pas des ailes d'oiseaux; il n'en sort ni vapeur ni fumée : ce sont des êtres humains qui y périssent. Les uns, en effet, se précipitent dans des gouffres; d'autres se pendent, d'autres se coupent la gorge. Voyez-vous quelles inhumaines et barbares immolations? C'est peu encore : il faut à l'autel de l'avarice, outre le corps, l'âme de l'homme. Car il est aussi pour l'âme un genre d'immolation approprié à sa nature ; il y a. une mort de l'âme, comme une mort du corps. « L'âme qui pèche, mourra », est-il écrit. (Ez 1,4-8) La mort de l'âme n'est point comparable à celle du corps, elle est autrement affreuse. L'une, en séparant l'âme du corps, délivre celui-ci de beaucoup de tracas et de fatigues, et envoie l'autre dans un séjour de lumière; à la longue, lé corps lui-même, dissous et réduit en poussière, se recompose pour une existence impérissable, et rejoint l'âme qui l'a quitté.

1803 3. Voilà pour la mort corporelle. Celle de l'âme est faite pour exciter l'horreur et le frisson. Ce n'est pas, comme celle du corps, une dissolution suivie d'un passage dans un autre séjour : rattachée à un corps impérissable, l'âme est précipitée dans le feu inextinguible. Telle est la mort de l'âme. S'il y a une mort de l'âme, il y a aussi une immolation de l'âme. En quoi consiste l'immolation du corps ? A être frappé de mort, et soustrait à l'opération de l'âme. Et l'immolation de l'âme? c'est encore une mort qui en résulte. De même que le corps périt, quand l'âme le sèvre de son opération: ainsi l'âme périt, quand elle reste privée de l’opération de l'Esprit-Saint. Telles sont surtout les immolations qui ont lieu sur l'autel de l'avarice: il ne lui suffit pas d'être arrosé du sang des hommes ; il faut, pour étancher sa soif, que l'âme aussi soit sacrifiée; il faut qu'il reçoive deux âmes en offrande, (530) celle du sacrificateur et celle de la victime. Car le sacrificateur est le premier sacrifié ; il est mort au moment où il tue; et sous les coups de ce mort tombe un vivant : car les blasphèmes que celui-ci profère, ses invectives, ses récriminations, n'est-ce point pour une âme autant de plaies incurables? Voyez-vous que ce n'était pas une hyperbole?

Voulez-vous encore une autre preuve pour vous convaincre que l'avarice est bien une idolâtrie, et quelque chose de pire que l'idolâtrie? Les idolâtres adorent les créatures de Dieu : « Ils vénérèrent et servirent la créature plus que le Créateur ». (
Rm 1,25) Vous, vous adorez votre propre créature. Car ce n'est pas Dieu qui a créé l'avarice : c'est votre cupidité insatiable qui l'a imaginée. Et voyez quelle folie, quelle dérision ! Ceux qui adorent les idoles, respectent ce qu'ils adorent; si quelqu'un en médit, les injurie, ils prennent leur défense; mais vous, je ne sais quelle ivresse vous pousse à adorer une, chose, qui, loin d'être à l'abri du reproche, est pleine d'impiété. Vous êtes donc pires que les idolâtres : car vous ne pouvez prétendre pour votre justification que l'objet de votre culte n'est pas mauvais. Sans doute ils sont inexcusables : mais vous l'êtes encore bien davantage, vous qui ne cessez d'accuser l'avarice, de vous déchaîner contre ses adorateurs, ses serviteurs, ses fidèles. Si vous le voulez, nous examinerons ensemble l'origine de l'idolâtrie. Un sage raconte qu'un homme riche, désolé de la mort prématurée de son fils, et inconsolable dans sa douleur, fit faire, pour soulager son deuil, une image de celui qu'il avait perdu; et qu'à force de contempler ce portrait inanimé, il s'imaginait voir revivre son enfant dans cette figure. Des complaisants, qui se faisaient un Dieu de leur ventre, honorant cette image pour flatter le père, poussèrent cette pratique jusqu'à l'idolâtrie. L'idolâtrie eut donc pour principes la faiblesse d'âme, une habitude déraisonnable, et l'avidité.

Il n'en est pas ainsi de l'avarice : elle provient aussi de la faiblesse, mais d'une faiblesse pire;-il ne s'agit point ici d'un fils perdu, d'un deuil à consoler, de flatteries décevantes. De quoi donc? Je vais vous le dire. Caïn frustra Dieu, gardant pour lui-même ce qui était dû au Seigneur, il lui offrit ce qu'il devait conserver, et le mal commença au préjudice de Dieu. En effet, si nous lui appartenons nous-mêmes, à plus forte raison faut-il en dire autant des prémices de nos biens. La concupiscence se porta ensuite sur les femmes : « Ils virent les femmes des hommes, et ils tombèrent dans la concupiscence » (Gn 6,2); après quoi, elle se tourna vers les richesses. En effet, vouloir l'emporter sur autrui dans la possession des biens charnels, cela n'a pas d'autre principe que le refroidissement de la charité; la cupidité n'a pas d'autre source que l'orgueil, la haine des hommes et le mépris. Ne voyez-vous pas combien la terre est grande? comment l'air et le ciel occupent bien plus d'espace qu'il ne serait nécessaire? C'est pour éteindre en vous la cupidité, que Dieu a donné tant d'extension à des choses créées : néanmoins, vous persistez dans vos rapines; on vous dit que l'avarice est une idolâtrie, et vous ne frissonnez pas? Voulez-vous devenir maître de la terré entière ? Mais l'héritage du ciel ne vous est-il pas promis, à condition que vous vous priverez?

1804 4. Dites-moi, si l'on vous donnait la faculté de tout posséder, refuseriez-vous? Eh bien ! il ne tient qu'à vous maintenant, si vous le voulez. On voit des gens qui gémissent, quand il faut faire l'abandon de leur fortune, et qui préféreraient l'avoir mangée, plutôt que de la voir passer entre les mains d'autrui. Je ne puis vous guérir de cette faiblesse, car c'en est une : mais, tout au moins, par votre testament, instituez le Christ pour votre héritier. Vous auriez dû lui donner de votre vivant, t'eût été la marque d'une volonté droite: du moins que la nécessité vous rende généreux. Si le Christ nous a prescrit de donner aux pauvres, c'est pour que nous vivions en sages, pour que nous apprenions à mépriser les richesses, à dédaigner les choses terrestres. Ce n'est plus mépriser les richesses que d'en faire l'abandon à tel ou tel quand on meurt et qu'on cesse d'en être maître; ce n'est point par libéralité que vous donnez alors, mais par nécessité : le bienfaiteur, c'est la mort, et non pas vous. Une telle conduite n'est pas celle de l'affection, mais celle de la haine. Mais, tout au moins, cédez à cette extrémité, corrigez-vous à cette heure suprême. Comptez vos usurpations, vos rapines, et rendez le tout au quadruple; c'est ainsi que vous vous justifierez devant Dieu. Mais il en est qui poussent la démence et l'aveuglement au point de ne pas comprendre, même alors, quel est leur devoir : ils agissent (531) en tout comme s'ils se proposaient de rendre le jugement de Dieu plus sévère à leur égard. Voilà pourquoi notre bienheureux dit : « Marchez comme des enfants de lumière ». Or, c'est l'avare surtout qui vit dans les ténèbres, qui répand une nuit épaisse sur tout le monde. Et encore: « Ne vous associez point aux oeuvres infructueuses des ténèbres, mais plutôt réprouvez-les ; car ce qu'ils font en secret est honteux même à dire. Or tout ce qui est répréhensible se découvre par la lumière ».

Ecoutez, je vous prie, vous tous qui craignez de vous exposer gratuitement à la haine ! Cet homme dépouille son prochain, et vous ne le confondez pas, de peur de vous attirer sa haine? Mais ce n'est pas là s'exposer gratuitement à la haine : c'est justement que vous reprendriez le coupable, et vous craignez d'en être haï? Reprenez votre frère, encourez l'inimitié du prochain, pour l'amour du Christ, pour l'amour du prochain lui-même : arrêtez-le dans sa course vers l'abîme. Le faire asseoir à notre table, le combler de bonnes paroles, de salutations, de plaisirs, ce n'est pas l'amitié. Voilà les dons que nous devons faire à nos amis, pour dérober leur âme à la colère de Dieu : quand nous les voyons plongés dans la fournaise de l'iniquité, relevons-les. Mais il est incorrigible, dira-t-on. Eh bien ! vous, faites ce qui est en votre pouvoir, et vous voilà justifié devant Dieu. Ne cachez- pas le talent: si la parole, si une langue, une bouche vous ont été données, c'est pour que vous corrigiez le prochain. Les brutes seules ne songent pas au prochain, ne s'occupent que d'elles-mêmes : mais vous, qui nommez Dieu votre père, et frère votre prochain, quand vous voyez ce frère commettre péché sur péché, vous faites passer avant son intérêt le désir de lui complaire? N'en faites rien, de grâce. Rien ne prouve mieux l'amitié, que de ne pas laisser faillir ses frères. Vous les voyez haïr? réconciliez-les. Vous les voyez commettre l'injustice? arrêtez-les. Vous les voyez opprimés? défendez-les : ce n'est pas à eux, c'est à vous-même que vous rendez service. Si nous sommes amis, c'est pour nous entraider. Les paroles d'un ami ne seront pas reçues comme celles du premier venu : un inconnu, on s'en défiera peut-être, et d'un prédicateur pareillement; mais non d'un ami.

« Car ce qu'ils font en secret est honteux même à dire. Or, tout ce qui est répréhensible se découvre par la lumière ». Que veut-il dire ici? Il veut dire que parmi les péchés, les uns sont secrets, les autres publics; mais il en sera autrement dans l'état dont il parle car il n'y a personne qui n'ait conscience de ses péchés. Voilà pourquoi il dit: « Or tout ce qui est répréhensible se découvre par la lumière ». Mais quoi ! dira-t-on, est-ce que ceci ne regarde point également l'idolâtrie? Non, c'est de la conduite et des péchés qu'il est question. « Car tout ce qui se découvre est lumière ». Je vous en conjure donc, n'hésitez point à reprendre, et ne vous fâchez pas quand on vous reprend. Car tout ce qui s'accomplit dans l'ombre se fait avec plus de sécurité: or, la présence de beaucoup de témoins produit l'effet de la lumière. Faisons donc tous nos efforts pour écarter les causes de mort qui menacent nos frères, pour dissiper les ténèbres, pour faire luire ici-bas le soleil de la justice. S'il y a beaucoup de flambeaux, le chemin de la vertu nous sera plus aisé; et ceux qui sont dans les ténèbres seront plus facilement surpris, grâce à cette lumière qui dissipera l'obscurité. Sinon, il est à craindre que nous ne soyons nous-mêmes plongés dans la nuit, le voile épais des ténèbres et des péchés venant à triompher de la lumière et à en chasser la clarté. Croyons donc qu'en obligeant aujourd'hui nous nous rendons service à nous-mêmes; et ainsi nous louerons dans toute notre conduite le Dieu de bonté, par la grâce et la charité de son fils unique, avec qui gloire, puissance, honneur au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1900

HOMÉLIE XIX - Ep 5,15-21


Chrysostome sur Eph 1700