Chrysostome sur Héb. I 1100

HOMÉLIE 11 - CAR DIEU, DANS LA PROMESSE QU'IL FIT A ABRAHAM, N'AYANT POINT DE PLUS GRAND QUE LUI PAR QUI IL PUT JURER, JURA PAR LUI-MÊME.

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(
He 6,13-19)

Analyse.

1 et 2. Abraham est cité comme type de l'espérance chrétienne. — Il a vu se réaliser certaines promesses dans le temps; il a attendu la réalisation des autres dans une vie meilleure. — La promesse de Dieu est appuyée de son serment. — Le Père et le Fils s'abaissent à nos usages pour exciter notre foi et notre espérance. — L'espérance est une ancre solide, et Jésus est notre précurseur au ciel.
3 et 4. Le sacrifice que Dieu demande est, avant tout, celui du coeur et l'offrande de la vertu. — Bien noble est aussi le sacrifice du corps, le martyre volontaire de la pénitence. — Le sacrifice de l'argent par l'aumône complète notre holocauste. — Ayons l'intelligence du pauvre. — Vaines excuses pour ne pas donner; reproches cruels faits aux pauvres. — La malignité accuse même les moines mendiants.

1101 1. L'apôtre avait commencé par remuer fortement, par effrayer saintement, ses chers Hébreux. Maintenant il leur donne une double consolation la louange d'abord, et bientôt, ce qui est plus encourageant encore, l'assurance certaine de posséder un jour ces biens qui font l'objet de leur espérance. Et cette consolation il la tire non du présent, mais encore une fois du passé : ce qui était plus persuasif pour eux. De même que pour les effrayer davantage, il leur a fait envisager le châtiment à venir, de même, pour mieux les consoler maintenant, il leur fait entrevoir les récompenses futures. Il montre aussi que la conduite ordinaire de Dieu est non pas de réaliser sur-le-champ ses promesses, mais de les ajourner au contraire longtemps. Et ce plan divin révèle deux intentions : Dieu veut d'abord nous donner ainsi une preuve dé sa grande puissance, puis nous exciter à la confiance en lui, afin que vivant au sein des tribulations sans recevoir encore les récompenses promises, nous soyons engagés à ne point défaillir à la peine. Oubliant tous les autres modèles en ce genre, bien qu'il en ait beaucoup, saint Paul met en scène Abraham, tant à cause de la dignité de ce grand homme, que parce que, plus que personne, il a ici donné l'exemple. Il avoue, cependant, à la fin de son épître, que tous les élus de l'Ancien Testament dont il rappelle la mémoire, après avoir contemplé et embrassé de loin tes promesses, ne les ont pas reçues toutefois; Dieu n'ayant pas voulu qu'ils fussent couronnés sans nous.

«Car Dieu, dans la promesse qu'il fit à Abraham, n'ayant point de plus grand que lui-même par qui il pût jurer, jura par lui-même, et lui dit ensuite : Soyez assuré que je vous comblerai de mes bénédictions et que je multiplierai votre race à l'infini ; et ayant ainsi attendu avec patience, il a obtenu l'effet de ses promesses (
He 6,13-15) ». Comment donc l'apôtre, à latin de cette épître, avance-t:-il qu'Abraham même ne reçut point l'accomplissement des promesses, tandis qu'ici, selon lui, sa longue patience lui en obtint l'effet? En quel sens n'a-t-il pas reçu? En quel sens a-t-il obtenu? — C'est qu'il ne s'agit pas des mêmes promesses et récompenses dans les deux passages. Abraham a été, lui, doublement couronné. Des promesses lui ont été faites. Les premières, celles dont il s'agit ici, se réalisèrent dans sa vie après un long délai, mais non pas les secondes; celles-ci regardent un autre avenir; dans les deux cas, au reste, sa longue patience lui en valut l'accomplissement. Voyez-vous que la promesse à elle seule n'a pas tout fait, mais qu'il fallut encore une longue patience? Cette réflexion de l'apôtre est faite pour inspirer aux Hébreux la terreur, en leur apprenant que souvent la promesse se brise contre une honteuse pusillanimité. Et il. le prouve par l'histoire de son peuple. C'est par le fait de leur étroitesse de coeur que les Israélites n'ont pas atteint le but de la promesse; Abraham lai sert à montrer tout l'opposé. Quant aux paroles qui terminent son écrit, elles nous apprennent que ceux mêmes dont la longue patience n'a pas été couronnée par le succès, ne se sont pas pour cela découragés.

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« Les hommes jurent par un plus grand qu'eux-mêmes, et le serment à leurs yeux doit clore tout débat important. Or, Dieu ne pouvant jurer par un plus grand que lui a juré par lui-même (He 6,16) ». C'est vrai. Mais qui est celui qui fit à Abraham ce serment? N'est-ce pas le Fils? Non, dites-vous. — Et pourquoi dites-vous non ? — C'est bien certainement lui; mais je ne dispute pas. Car, lorsqu'il se sert lui-même de cette formule de serment: « En vérité, en vérité, je vous le dis », n'est-ce pas, de fait, parce qu'il n'a pas non plus de supérieur par qui il puisse jurer? En effet, aussi bien que le Père, le Fils jure par lui-même, quand il s'exprime ainsi : « Eu vérité, en vérité, je vous le a dis». L'apôtre rappelle aux Hébreux les formules de serment dont le Christ usait si fréquemment : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi ne mourra point éternellement ». Mais que veut dire ceci : « Le serment clôt et confirme toute controverse ?» — Comprenez que le serment, dans toute discussion, fait évanouir les doutes; et entendez-le, non de telle ou telle discussion, mais de toutes en général. Cependant, même sans ajouter de serment, Dieu doit avoir toute notre foi.

« C'est pourquoi Dieu voulant faire voir avec plus de certitude aux héritiers de la promesse, la fermeté immuable de sa résolution, a employé le serment (He 6,17) ». Ces «héritiers » comprennent aussi les chrétiens fidèles, et c'est pourquoi l'apôtre rappelle cette promesse faite à toute la communauté des croyants. Il a, dit-il, employé le moyen du serment. Ce serment qui sert de moyen terme, nous rappelle que le Fils a été intercesseur entre Dieu et nous. « Afin qu'étant appuyés sur ces deux choses inébranlables par lesquelles il est impossible que Dieu nous trompe... (He 6,18) ». Quelles sont ces deux choses? Sa parole et la promesse d'une part, et de l'autre le serment qu'il ajoute à sa promesse. Car, comme chez les humains, le serment paraît plus croyable que la simple affirmation, il a bien voulu le donner par surcroît.

1102 2. Vous voyez que Dieu ne tient pas compte de sa dignité, mais que son but est de persuader les hommes; à ce prix, il permet qu'on parle de lui-même en termes si peu dignes, parce qu'il veut nous convaincre pleinement et sûrement. Dans le fait d'Abraham, l'apôtre nous montre que tout vient de Dieu, et non pas de la longue patience de ce patriarche, puisque Dieu daigne et promettre et jurer. Les hommes jurent par Lui; Dieu aussi jure par lui-même; mais les hommes lui font appel comme à plus grand qu'eux; lui qui ne peut invoquer plus grand que soi, s'invoque cependant. Car il y a une grande différence qu'un homme jure par soi ou jure au nom de Dieu, puisque l'homme n'est aucunement maître de sa chétive personnalité. Or, voyez que ces paroles ne sont pas plus à l'adresse d"Abraham qu'à la nôtre. «Ayons », dit l'apôtre, « ayons, une très solide consolation, nous qui avons mis, notre refuge dans la conquête des biens qui nous sont proposés par l'espérance ». Ici encore la réalisation des promesses est présentée comme étant l'effet de la patience de l'attente et non pas du serment.

Quant à la nature du serment, il la définit en disant qu'on jure par plus grand que soi. C'est parce que les hommes sont incrédules, que Dieu s'abaisse ainsi à nos idées et à nos exemples. Oui, c'est à cause de nous qu'il fait serment, bien que ce soit une indignité de ne pas le croire simplement. C'est dans le même sens qu'il est écrit : « Il a appris par, les épreuves qu'il a subies », parce que aux yeux des hommes, pour être plus digne de foi sur un point, il faut en avoir fait l'expérience. — Qu'est-ce que « l'espérance proposée? » Que le passé, dit-il, nous garantisse l'avenir. Car si une première promesse s'est ainsi réalisée après un long délai, ainsi bien certainement en sera-t-il des secondes promesses. Ce qui est arrivé à Abraham, nous fait foi des biens à venir.

« Espérance qui sert à notre âme comme d'une ancre ferme et assurée et qui pénètre jusqu'au dedans du voile, où Jésus comme précurseur est entré pour nous, ayant été établi Pontife éternel selon l'ordre de Melchisédech (
He 6,19-20) ». Bien que nous soyons encore dans ce monde, et non délivrés de la vie présente, l'apôtre nous montre en possession des promesses. Grâce à l'espérance, en effet, nous sommes déjà dans les cieux. Attendez, nous dit-il, le succès est certain. Et bientôt nous apportant une conviction pleine et définitive; pour mieux dire, s'écrie-t-il, l'espérance vous met déjà en possession. Il ne dit pas: Nous sommes dans le ciel; mais: Notre espérance y est entrée, ce qui est plus vrai et plus persuasif. Telle, en effet, que l'ancre une fois fixée ne laisse plus ballotter follement le navire, mais qu'en dépit des vents qui le battent, cette ancre fixée le rend ferme et immobile, ainsi fait l'espérance. Et voyez quelle justesse dans la comparaison employée par l'apôtre. Il dit une ancre, et non pas un fondement, qui rendrait mal l'idée. Car tout en flottant sur l'eau, tout en ne paraissant avoir ni fermeté, ni stabilité, un navire se maintient sur l'eau comme sur la terre, chancelant et ne chancelant point, tour à tour. Ceux qui sont très-fermes, très-solides, vraiment sages, se trouvent admirablement dépeints dans la parabole du Sauveur : « Ils ont », dit-il, «bâti leur maison sur la pierre ». (Mt 7,24) Mais au contraire ceux qui déjà s'affaissent et veulent être portés par l'espérance, trouvent leur portrait dans ces paroles de saint Paul. Les vagues et l'effort d'une violente tempête secouent une barque; mais l'espérance l'empêche d'être emportée à l'aventure, par les vents qui sans cesse l'agitent. Si donc nous n'avions pas eu cette espérance, déjà depuis longtemps nous aurions sombré. Et ce n'est pas seulement dans les choses spirituelles, c'est aussi dans les nécessités de la vie que vous retrouvez cette salutaire vertu de l'espérance, par exemple : dans le commerce, dans le labour, sous les drapeaux ; nul, s'il n'avait devant soi l'espérance, ne pourrait seulement mettre la main à l'oeuvre. L'apôtre ne l'appelle pas simplement une ancre, il ajoute ancre ferme et inébranlable, pour montrer quelle fermeté elle procure à ceux qui s'appuient sur elle pour être sauvés. Aussi ajoute-t-il : Qu'elle pénètre jusqu'au dedans du voile, c'est-à-dire qu'elle monte jusqu'au ciel.

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A l'espérance l'apôtre ajoute la foi, pour que nous n'ayons pas seulement l'espérance vague, mais la ferme et véritable espérance. Après le serment divin, il place une nouvelle démonstration par les faits eux-mêmes; je veux dire, par ce fait, que Jésus, comme précurseur, est entré pour nous. Un précurseur est précurseur de quelqu'un, comme Jean le fut de Jésus-Christ. Et il ne dit pas seulement : Il est entré, mais : « Où comme précurseur il est entré pour nous », parce que, nous aussi, nous devons arriver au même terme. La distance ne doit pas même être bien grande entre le précurseur et ceux qui le suivent; autrement il ne serait plus leur précurseur. Le précurseur et les suivants sont nécessairement sur la même route; l'un ouvre la marche, les autres le pressent. « Ayant été établi Pontife éternel selon l'ordre de Melchisédech». Voilà encore une consolation, puisque notre Pontife est à une telle hauteur et qu'il l'emporte si fort sur ceux des Juifs non-seulement quant au mode du sacrifice, mais quant à la résidence, au tabernacle, au testament, à la personne. Ce qu'on dit ici de Jésus, est dit de Jésus comme homme.

1103 3. Fidèles d'un tel prêtre, nous devons donc nécessairement être d'autant plus parfaits; oui, toute la distance qui sépare Jésus-Christ d'Aaron doit se retrouver entre nous et les Juifs. Voilà qu'en effet au ciel nous avons notre victime, au ciel notre Prêtre, au ciel notre sacrifice. Offrons donc des hosties dignes d'être placées sur un autel semblable, non plus, par conséquent, des boeufs et des brebis, non plus de la graisse et du sang. Ces symboles sont abolis et remplacés par l'introduction d'un culte raisonnable. Et qu'appelé-je un culte raisonnable? Les offrandes de l'âme, de l'esprit. « Dieu est esprit », dit le Seigneur, « et ceux qui l'adorent, doivent l'adorer en esprit et en vérité » (Jn 4,24), ce qui ne réclame ni le corps, ni les instruments, ni les lieux, mais bien la modestie, la tempérance, l'aumône, le support mutuel, la douceur, la patience. Ces sacrifices ont été figurés déjà dans les siècles passés. « Offrez», dit David, « offrez au Seigneur un sacrifice de justice. Oui, je vous sacrifierai une victime de louanges; c'est un sacrifice de « louange qui me glorifiera devant Dieu, un esprit pénitent est un sacrifice ». (Ps 4,6 Ps 115,17 Ps 49,23 Ps 50,19) — « Que vous demande le Seigneur, sinon que vous l'écoutiez?» (Mi 6,8) — « Les holocaustes offerts pour les péchés ne vous étaient plus agréables ; alors j'ai dit : Je viens pour faire, ô mon Dieu, votre volonté ». (Ps 50,18 Ps 39,8 Ps 39,9) Et en d'autres Prophètes : « Pourquoi m'apportez-vous l'encens de Saba? » (Jr 6,20) — « Eloignez de moi le son de vos cantiques: je n'écouterai plus les accents de vos instruments de musique ».(Am 5,23) «Au lieu de tout cela, je veux la miséricorde et non le sacrifice». (Os 6,6)

Voyez-vous quels sacrifices rendent Dieu propice? Voyez-vous qu'il y a déjà plusieurs siècles que cette sorte d'offrande est sans valeur, tandis qu'une offrande nouvelle y a été substituée? Présentons celle-ci. La première est le fait de la richesse et de ceux qui la possèdent ; la seconde est le propre de la vertu. L'une est extérieure, l'autre intérieure. Les premiers venus pouvaient pratiquer celle-là; celle-ci est l'oeuvre du petit nombre: Autant l'homme est meilleur et d'un plus grand prix que la brebis, autant notre sacrifice l'emporte sur l'ancien. Ici, en effet, vous apportez votre âme comme victime.

Toutefois il y a d'autres hosties encore, et qui sont à la lettre des holocaustes : j'ai nommé le corps de nos martyrs; en eux, corps et âme, tout est saint. Tout, chez eux, respire un parfum d'agréable odeur. Et vous aussi, si vous le voulez, vous pouvez offrir un sacrifice de ce genre. Pourquoi regretter de n'avoir pu livrer votre corps aux flammes ? Ne pouvez-vous le consumer par un autre feu, par celui de la pauvreté volontaire, par celui de la souffrance? En effet, avoir la faculté de mener vie joyeuse, abondante, délicate, et choisir un régime laborieux et crucifiant, et mortifier ainsi votre corps, n'est-ce pas vraiment offrir un holocauste? Frappez de mort, crucifiez cette chair, et vous recevrez la couronne d'un si noble Martyre. Ce que le glaive fait ailleurs, l'ardent héroïsme de votre coeur le reproduit ici. Que l'amour de l'argent ne vous brûle ni ne vous captive; mais que le feu de l'esprit chrétien, au contraire, dévore et consume cette cupidité honteuse et criminelle; qu'elle tombe sous ce glaive spirituel. Voilà un beau sacrifice; il n'a pas besoin d'une main sacerdotale, mais la victime elle-même doit l'offrir; il s'achève dans ce bas monde, mais il monte aussitôt vers les célestes hauteurs. N'admirons-nous pas qu'autrefois le feu, descendant du ciel, dévorait une oblation? Il se peut, aujourd'hui même, qu'il descende encore un feu bien autrement admirable, et qui dévore toute une offrande, ou plutôt, non, qui ne la dévore pas, mais la transporte tout entière au ciel ! Loin de réduire nos dons en cendres, cette flamme les offre à Dieu. Telles étaient les offrandes de Corneille dont il est dit : « Vos prières et vos aumônes sont montées jusqu'en la présence et au souvenir de Dieu ». (Ac 10,4) Comprenez-vous ce qu'il y a d'excellent dans l'union de ces deux oeuvres ? Oui, nous sommes exaucés,quand nous exauçons nous-mêmes le pauvre qui nous prie. « Celui », dit l'Ecriture, «celui qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre la prière du pauvre, est certain que Dieu n'entendra pas non plus ses prières (Pr 21,13). Bienheureux qui a l'intelligence des misères du pauvre et l'indigent : au jour mauvais, Dieu le délivrera ». (Ps 40,2) Ce jour mauvais n'est autre chose que celui qui sera si redoutable au pécheurs. Mais que veut dire «cette intelligence du pauvre ? c'est l'étude de l'indigence, c'est le zèle à connaître ses souffrances. Car quiconque aura compris ces souffrances du pauvre, bien certainement en prendra pitié. Si donc vous voyez un nécessiteux, ne passez pas votre chemin, mais plutôt pensez à ce que vous seriez, si vous étiez à sa place. Que ne voudriez-vous pas alors que chacun fit pour vous? Celui qui a l'intelligence, dit l'Esprit-Saint; réfléchissez donc que le pauvre (503) est comme vous, un homme libre, qu'il partage vos titres de noblesse, que tout est commun entre lui et vous; hélas ! et souvent, vous ne le faites pas même l'égal de vos chiens, que vous rassasiez de pain, tandis que lui s'endort avec la faim; souvent cet homme libre est rabaissé, dégradé au-dessous de vos esclaves. — Mais, direz-vous, ceux-ci nous rendent service. En quoi? Ils vous sont utiles ? Alors que direz-vous si je vous montre que, bien plus qu'eux, l'indigent travaille pour vos intérêts? Car c'est lui qui sera votre défenseur au jour du jugement; c'est lui qui vous arrachera aux flammes dévorantes. Quel service pareil vous rendent jamais vos esclaves? Quand Tabitha mourut, qui donc la ressuscita, de ses esclaves nombreux ou des pauvres mendiants? Mais vous, de cet homme libre vous ne voulez pas faire l'égal même d'un esclave. Le froid est intense, et le pauvre git, couvert de haillons, mourant les dents serrées et grinçantes; horrible tableau fait pour émouvoir! Et vous, bien réchauffé, bien repu, vous passez ! Comment voulez-vous que Dieu vous sauve, quand vous serez sous le poids du malheur ?

Souvent vous osez dire : «Si c'était moi, si j'avais surpris quelqu'un à m'offenser beaucoup, volontiers j'aurais pardonné, et Dieu ne pardonne pas! » Oh! ne tenez point ce langage; car voici un homme qui n'a aucunement péché contre vous, vous pouvez le sauver, et vous le méprisez. Si vous le méprisez, comment Dieu vous pardonnera-t-il, à vous qui péchez contre sa Majesté sainte? De pareils méfaits ne méritent-ils point l'enfer? Mais faut-il s'en étonner ? Souvent vous prodiguez à un cadavre privé de sentiment, incapable d'apprécier cet honneur funèbre, vous prodiguez, dis-je, les vêtements les plus variés, les tissus d'or et de pourpre; et cet autre corps qui souffre; qui est déchiré, torturé, supplicié par la faim et le froid, vous le méprisez; vous accordez plus à la vaine gloire qu'à la crainte de Dieu. Et plût au ciel que votre dureté n'allât pas plus loin. Mais, dès qu'il s'approche, ce pauvre, vous l'accusez aussitôt : pourquoi, dites-vous, pourquoi ne travaille-t-il pas? Pourquoi nourrir un oisif ? Répondez-moi, à votre tour : ce que vous possédez vous-même, le devez-vous à votre travail? ne l'avez-vous pas reçu en héritage de vos pères? En supposant même que vous travaillez, pourquoi cette insulte au prochain? n'entendez-vous pas ce que dit saint Paul : « Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger »; voilà ce qu'il dit; mais il ajoute aussitôt : «Pour vous, faites le bien, sans jamais vous lasser ».

1104 4. Mais que répondez-vous — Ce pauvre est un fripon. — Que dites-vous, malheureux? Quoi pour un pain, pour un vêtement vous l'appelez fripon ! — Oui, parce qu'il vend ce qu'il reçoit. — Et vous, disposez-vous toujours sagement de ce que vous avez ? Puis, tous les pauvres le sont-ils pour cause de paresse ? N'en est-il aucun qui le soit par suite d'un malheur, d'un naufrage, par exemple, ou d'un vol, ou d'un procès injuste, ou d'aventures périlleuses, ou de maladies, enfin par suite de tout autre accident ? Et dès que nous entendrons quelqu'un déplorer une semblable infortune; regarder, pauvre et nu, vers le ciel; porter inculte sa longue chevelure, me couvrir de haillons, lui jetterons-nous aussitôt les noms d'imposteur, de vagabond, de trompeur? N'êtes-vous pas honteux de prodiguer cette appellation odieuse ? Ne lui donnez rien et ne l'insultez pas. — Mais il a de quoi, me dites-vous, et il joue la misère. — Cette accusation retombe sur vous, et non sur lui. Il sait trop qu'il a affaire à des êtres cruels, à des bêtes féroces plutôt qu'à des hommes; il sait qu'en vain voudrait-il employer le langage le plus touchant, parce qu'il ne gagnerait personne; il lui faut donc nécessairement s'envelopper de dehors plus misérables encore que sa condition même, pour vous briser le coeur. Qu'un homme ose implorer notre charité avec un vêtement honnête : Voilà bien un trompeur, disons-nous; il se présente ainsi pour faire croire qu'il est d'une condition distinguée. Qu'il se montre avec des dehors tout opposés, nous le blâmons encore. Que feront donc ces malheureux? O cruauté! ô insensibilité! Pourquoi montrent-ils leurs membres mutilés? La faute en est à vous. Si nous étions charitables, ils n'auraient pas besoin de semblables moyens; s'ils pouvaient toucher notre coeur au premier abord, ils n'auraient pas recours à ces tristes moyens. Qui, en effet, serait assez misérable pour se plaire à jeter les hauts cris, à se conduire de cette façon dégradée, à pleurer ainsi en public, à se lamenter avec une épouse toute nue, à se couvrir de cendres avec ses enfants ? Ces accessoires sont pires que la pauvreté même. Et toutefois ces spectacles, loin de nous inspirer la pitié pour eux, nous fournissent contre eux un prétexte d'insulte. Et nous serons, à notre tour, indignés contre Dieu, parce qu'il n'exauce pas nos prières? Nous serons au désespoir de ne pouvoir le fléchir par nos supplications? Et nous ne frissonnons pas d'épouvante, frères bien-aimés !

Mais, direz-vous, j'ai donné souvent. — Eh bien! ne mangez-vous pas aussi tous les jours? Et bien que vos enfants souvent demandent, les repoussez-vous? O impudence! Vous appelez le pauvre impudent! Vous, qui êtes un ravisseur, vous n'êtes pas impudent sans doute; mais lui, l'humble suppliant, il est impudent, parce qu'il vous demande du pain ! Ne réfléchissez-vous donc pas aux exigences de l'estomac ? Est-ce que vous ne faites pas tout au monde pour le satisfaire? Ne négligez-vous pas pour lui votre religion ? Le ciel, le royaume des cieux, ne vous est-il pas proposé? Mais pour contenter la tyrannie de l'appétit, loin d'en mépriser les exigences, vous supportez tout; voilà l'impudence!

Ne voyez-vous pas ces vieillards mutilés ou boiteux? — Mais, ô délire ! Celui-ci, m'objectez-vous, prête à usure tant d'écus d'or; tel autre, tant; - et avec cela il mendie ! - Vous contez là des fables, des sottises, des folies, dignes d'enfants sans intelligence; les nourrices, en effet, leur font de semblables contes. Eh bien, moi ! je n'y crois pas, je refuse d'y croire, et absolument. Quoi ! cet homme prête à usure, et comblé de richesses il mendie? Expliquez-moi donc pourquoi? Est-il chose plus honteuse que de mendier? Jusqu'à quand serons-nous cruels et inhumains? Car enfin, (504) quoi! sont-ils tous des usuriers? sont-ils tous des fripons? N'est-il point de vrais pauvres? Sans doute, me répondez-vous, il y en a beaucoup. Pourquoi donc ne leur portez-vous pas secours, vous qui examinez de si près leur conduite? Autant de prétextes, autant d'excuses. « Donnez à quiconque vous demande, et ne vous détournez pas de celui qui vous veut emprunter. Etendez a votre main, et qu'elle ne soit pas resserrée ». Nous ne sommes pas chargés d'examiner la conduite des pauvres, autrement nous n'aurions pitié de personne. Pourquoi, quand vous priez Dieu, dites-vous: Seigneur ne vous souvenez pas de mes péchés? Quand bien même l'indigent, lui aussi, serait un grand pécheur, appliquez cette parole, et ne vous souvenez pas de ses péchés. Voici le temps de la charité et du pardon, et non pas d'un examen rigoureux et sévère; de la miséricorde, et non d'un froid raisonnement. Il vous demande sa nourriture: donnez, si vous voulez; sinon renvoyez-le, mais sans chercher cruellement la cause de sa misère et de son malheur. Pourquoi non contents d'être sans pitié vous-mêmes, détournez-vous encore les autres de la charité? Que tel ou tel apprenne de vous que ce pauvre est un trompeur, cet autre un hypocrite, un comédien, ce troisième un usurier; dès lors il ne donne plus ni à ceux-ci, ni à ceux-là; car il les soupçonne d'être tous pareils. Soyons miséricordieux, non d'une façon telle quelle, mais comme l'est notre Père céleste. Il nourrit les adultères, les débauchés, les charlatans, que dis-je ? ceux mêmes qui réuniraient tous les vices. Il en faut de semblables pour composer ce monde immense; toutefois il donne à tous et la nourriture, et le vêtement; personne ne meurt de faim, à moins par hasard qu'il ne meure ainsi de son choix. Soyons aussi miséricordieux, et venons en aide à quiconque est dans le besoin.

Hélas ! de nos jours, nous sommes arrivés à un tel degré d'inhumanité, que, non contents d'appliquer notre blâme à ces pauvres qui courent les rues et les carrefours, nous n'épargnons pas même les moines. Tel ou tel de ceux-ci, dit-on, est un imposteur. Ne disais-je pas tout à l'heure, que si nous sommes résolus à donner à tous indifféremment, nous serons toujours charitables; mais que, si une fois nous écoutons une coupable curiosité, nous ne serons plus jamais charitables? Que dites-vous? Pour recevoir du pain, il joue le rôle d'un imposteur ! S'il demandait des talents d'or et d'argent, des habits précieux et magnifiques, un cortége d'esclaves, vous auriez raison de le qualifier d'escroc. S'il ne demande rien de pareil, au contraire, mais seulement la nourriture et le vêtement, ainsi qu'un philosophe, comment alors, dites-moi, comment, pour si peu, l'appeler trompeur? Brisons, mes frères, avec cette curiosité absurde, satanique, pernicieuse. Si cet homme se prétend membre du clergé, s'il se donne le titre de prêtre, faites votre examen alors, soyez curieux de savoir le vrai. Ce n'est pas sans danger qu'en cas semblable on se livre à de tels hommes; il y va de trop précieux intérêts. Mais demande-t-il à manger? Ne cherchez rien au delà; car vous ne donnez pas, vous recevez. Recherchez, si vous voulez, oui, examinez comment Abraham se montrait hospitalier pour tous ceux qui l'approchaient. S'il avait trop curieusement scruté pour savoir à qui il donnait refuge, il n'aurait pas donné l'hospitalité à des anges. Car, peut-être ne croyant pas qu'ils fussent des anges, les eût-il repoussés avec les autres; mais recevant tout le monde, il accueillit aussi les anges. Est-ce que Dieu vous donne la récompense d'après la conduite de ceux qui reçoivent votre aumône ? Non, mais bien d'après la libre et bonne résolution de votre coeur, d'après votre grande libéralité et générosité, d'après votre bienveillance et bonté. Ayez cela, et vous gagnerez tous les biens. Puisse-t-il nous être donné à tous de les acquérir par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel appartient, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, la gloire, l'empire, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


HOMÉLIE 12 - CAR CE MELCHISÉDECH, ROI DE SALEM, PRÊTRE DU DIEU TRÈS-HAUT, QUI VINT AU-DEVANT D'ABRAHAM LORSQUE CELUI-CI REVENAIT DE LA DÉFAITE DES ROIS,

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QUI LE BÉNIT, A QUI ABRAHAM DONNA LA DIME DE TOUT CE QU'IL AVAIT PRIS, QUI S'APPELLE, SELON L'INTERPRÉTATION DE SON NOM, PREMIÈREMENT ROI DE JUSTICE, PUIS ROI DE SALEM, C'EST-A-DIRE ROI DE PA9,QUI EST SANS PÈRE ET SANS MÈRE, SANS GÉNÉALOGIE, QUI N'A NI COMMENCEMENT DE SES JOURS NI FIN DE SA VIE, ÉTANT AINSI L'IMAGE DU FILS DE DIEU, DEMEURE PRÊTRE POUR TOUJOURS. (
He 7,1-10)

Analyse.

1 et 2. Résumé de l'épître aux Hébreux : comment s'échelonnent les raisonnements de saint Paul. — Melchisédech, par le silence mystérieux de l'Ecriture sur sa naissance et sa mort, était la figure de Jésus comme Verbe éternel. — Décimateur d'Abraham qu'il bénit, il est, à ce double titre, plus grand qu'Abraham ; si telle est la figure, quelle sera la vérité ? Lévi même a payé (545) la dîme au roi de Salem, abaissant ainsi son pontificat devant lui : combien plus devant Jésus, dont Melchisédech n'est que la figure?
3 et 4. Part de notre libre arbitre dans nos bonnes oeuvres, de l'aveu des saintes Écritures. — Mauvais usage de notre volonté, qui ne s'instruit pas à l'école du malheur d'autrui, et se profane par le péché. — Saint usage de notre liberté par la conversion. — Retour à Dieu qui nous appelle, nous aide, et nous purifiera.

1201 1. Saint Paul voulant montrer la différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament, dissémine, en plusieurs passages, ses instructions à ce sujet, pour y amener par des préludes, par des essais, qui préparent d'avance les esprits de ses auditeurs. Dès le début de son épître, il a jeté comme une base fondamentale cette vérité : que Dieu a parlé aux anciens dans les prophètes, tandis qu'à nous, c'est dans son Fils ; à eux, de plusieurs manières et en divers temps, à nous, par ce Fils adorable. Ensuite il a dit quel est ce Fils et quelle est son oeuvre; il a exhorté à lui obéir, pour éviter de partager le malheur des Juifs insoumis ; il a dit que Jésus est prêtre, selon l'ordre de Melchisédech ; il a voulu aborder toutefois la question de cette différence essentielle ; et après maintes préparations prudentes, après des reproches adressés à leur faiblesse, mêlés à des encouragements et à des consolations capables de leur rendre confiance ; après les avoir mis en état d'écouter avec docilité ses enseignements, il entreprend enfin de leur expliquer la différence entre Jésus-Christ et leur grand prêtre. Car une âme abaissée et découragée ne peut facilement écouter, comme peut vous en convaincre l'Écriture quand elle dit: « Et ils n'écoutèrent pas Moïse à cause de leur abattement ». L'apôtre a donc eu soin de guérir cette maladie de leur âme par ses paroles tantôt terribles, tantôt calmes et charitables; en sorte qu'il peut maintenant aborder la question de la différence entre les deux rois. Voici donc ce qu'il dit : « Car ce Melchisédech, roi de Salem, prêtre du Dieu très-Haut » (He 7,1). Chose admirable ! dans le type même qu'il choisit, il montre déjà combien est grande la différence. Car, comme je l'ai dit, il emprunte toujours une figure pour concilier la foi à la vérité ; il se sert du passé pour affirmer le présent, à cause de la faiblesse de ses auditeurs. Donc : « Ce Melchisédech, roi de Salem, et prêtre du Dieu Très-Haut, qui vint au-devant d'Abraham, lorsqu'il revenait de la défaite des rois, et le bénit; à qui Abraham donna la dîme de tout ce qu'il avait pris » (He 7,1-2). Après avoir résumé tout le récit du Livre saint, il l'interprète mystiquement. C'est d'abord le nom de Melchisédech qui attire son attention. « Qui s'appelle, selon l'interprétation de son nom, premièrement Roi de Justice » He 7,2. En effet, « Sédech » veut dire justice et « Melchi », roi; d'où Melchisédech, roi de justice. Voyez-vous, jusque dans les noms, quel choix et quelle exactitude ? Or, quel est le roi de justice, sinon Notre-Seigneur Jésus-Christ? — Puis : «Roi de Salem », nom de sa cité; le sens est roi de paix, car telle est la traduction de Salem : encore un trait du Christ. Car c'est lui qui nous à faits justes et qui a pacifié tout ce qui est au ciel et tout ce qui est sur la terre. Quel homme est vraiment roi de justice et de paix? Aucun, à l'exception du seul Jésus-Christ Notre-Seigneur. — Il ajoute bientôt une autre différence : « Sans père, sans mère, sans généalogie, qui n'a ni commencement, ni fin de sa vie, étant ainsi l'image du Fils de Dieu, qui demeure prêtre pour toujours » He 7,3. Mais ici se présentait un texte qu'on pouvait objecter : « Vous êtes prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech », parce que celui-ci était mort, et n'était pas prêtre pour l'éternité. Voyez donc à quel point de vue élevé se place l'apôtre. On va lui objecter : Comment parler ainsi d'un homme? Aussi, dit-il, je ne prends pas cette parole au pied de la lettre, mais voici ce que je veux dire : Nous ne savons quel père ni quelle mère eut ce prince; nous ne le voyons ni naître, ni mourir. — Eh bien ! alors, que conclure, dira-t-on ? De ce que nous ne savons rien, s'ensuit-il qu'il ne soit pas mort, qu'il n'ait pas eu de parents? — Non, vous avez raison d'affirmer qu'il est mort, qu'il a eu des parents. — Comment donc est-il sans père ni mère? Comment n'a-t-il ni commencement de ses jours, ni fin de sa vie? Comment? En ce sens que l'Écriture n'en dit rien. — Et où va cette remarque ? — A dire que ce prince est sans père, parce qu'on ne donne pas sa généalogie, mais que Jésus-Christ possède ce privilège réellement et en toute vérité.

1202 2. Voici donc un roi qui n'a ni commencement ni fin ; c'est-à-dire, que comme nous ignorons et son commencement et sa fin, parce que ces faits n'ont pas été écrits, ainsi les ignorons-nous de Jésus, non parce que l'Écriture n'en dit rien, mais parce qu'en réalité il n'a ni l'un ni l'autre. Parce que le premier est la figure, l'Écriture se tait sur son commencement et sa fin ; et parce que le second est la vérité, il n'a réellement ni commencement ni fin. Ainsi en est-il de leurs noms; pour l'un, sa royauté de justice et de paix n'est qu'un pur titre sans réalité; pour Jésus-Christ, il est tout cela véritablement. Comment donc a-t-il un principe? Vous voyez que le Fils est sans principe, non dans ce sens qu'il existe sans cause, car c'est impossible : il a un père, autrement comment serait-il Fils ? Mais il est sans principe anarkhos, en ce sens que sa vie n'a ni commencement ni fin. « Melchisédech est semblable au Fils de Dieu » He 7,3. Où est la ressemblance ? C'est que de l'un comme de l'autre, nous ne savons ni le commencement ni la fin; de l'un, il est vrai, parce que ces dates n'ont pas été écrites, et de l'autre, au contraire, parce que ces termes n'existent pas : voilà la ressemblance. Que si cette ressemblance portait sur tous les points, vous ne verriez pas d'un côté la figure, et de l'autre la vérité; tous deux seraient figures. C'est ainsi que dans les portraits et images, vous trouvez et ressemblance et différence. Les traits et le dessin reproduisent la ressemblance; mais les couleurs une fois posées, la différence s'accuse évidemment, on voit similitude ici, et là, dissemblance.

« Considérez donc combien grand il devait être, puisque Abraham même lui donna la dîme de ce qu'il y avait de meilleur (He 7,4) ». Il a fait (506) ressortir la justesse de la figure. Enhardi dès lors, il montre qu'elle est plus glorieuse que les réalités juives elles-mêmes. Or, si par cela seul que ce roi portait en lui la figure de Jésus-Christ, il se trouvait ainsi plus grand et plus remarquable non-seulement que les prêtres, mais même que cet Abraham, d'où sortait la tribu des prêtres, que direz-vous de la Vérité? Voyez-vous comme il prouve surabondamment la supériorité de Jésus-Christ? — «Regardez », dit-il, « combien est grand celui à qui Abraham donna la dîme de ce qu'il y avait de meilleur ». Cette expression « de meilleur », fait allusion aux dépouilles. Et l'on ne peut dire qu'Abraham les ait partagées avec lui, parce qu'il aurait pris part au combat. Paul a soin de vous faire observer que le patriarche était revenu de la défaite des rois, quand il le rencontra. Ainsi, nous dit-il, le prince était chez lui, quand Abraham lui donna les prémices du butin conquis par ses travaux.

« Aussi ceux qui, étant de la race de Lévi, entrent dans le sacerdoce, ont droit, selon la loi, de prendre la dîme du peuplé, c'est-à-dire de leurs frères, quoique ceux-ci soient sortis d'Abraham aussi bien qu'eux (He 7,5) ». Telle est la dignité du sacerdoce, dit-il, que des hommes égaux à d'autres par les ancêtres, n'ayant avec eux qu'un seul et même père et principe de leur commune famille, se trouvent cependant préférés et privilégiés de beaucoup à l'égard des autres, puisqu'ils prélèvent la dîme sur eux. Or, si vous trouvez un personnage qui reçoive la dîme de des privilégiés eux-mêmes, n'est-il pas vrai que ceux-ci descendent dès lors au rang des laïques, et que lui prend place parmi les prêtres ? Il y a plus : le roi de Salem n'avait pas, du côté de la naissance, l'égalité d'honneur avec eux; il était d'une antre race. Aussi Abraham n'eût-il point donné la dîme à un étranger, s'il n'avait reconnu en lui une grande supériorité d'honneur. Mais, ô ciel ! Que vient de démontrer le grand apôtre ? Une vérité incroyable, plus étonnante que celle qu'il a énoncée dans l'épître aux Romains. Car dans cette épître, il se contente de déclarer qu'Abraham est le chef et le premier père de notre religion, comme de celle des Juifs. Mais ici il ose plus encore à l'égard de ce patriarche, il montre qu'un incirconcis l'emporte sur lui de beaucoup. Et quelle preuve en donne-t-il? C'est que Lévi a donné la dîme. Abraham, dit-il, en a fait l'offrande. — Et que nous importe, à nous, diront les Juifs? — Mais beaucoup, sans doute, car vous ne pouvez prétendre que les lévites soient au-dessus d'Abraham. « Or, celui qui n'a point de place dans leur généalogie, prit la dîme sur Abraham» He 7,6. Et pour ne point passer légèrement sur ce fait, il ajoute : «Et il bénit celui qui avait reçu les promesses ». Ces promesses étaient incontestablement la gloire des Juifs : saint Paul montre qu'ils sont inférieurs à cet étranger, en honneur et en gloire, et cela au jugement de tout le monde. « Or, il est incontestable que celui qui reçoit la bénédiction, est inférieur à celui qui la donne » He 7,7, c'est-à-dire, d'après l'estimation commune, ce qui est moindre est béni par ce qui est plus grand. Donc ce roi, figure de Jésus-Christ, est plus grand que le dépositaire même des promesses.

« En effet, dans la loi, ceux qui reçoivent la dîme sont des hommes mortels; au lieu que celui qui la reçoit ici n'est représenté que comme vivant (He 7,8) ». Mais pour qu'on ne lui dise pas: Pourquoi invoquer ces siècles si lointains? Que fait à nos prêtres, qu'Abraham ait donné la dîme ? Parlez de ce qui nous regarde nous-mêmes? il continue et ajoute : « Et pour ainsi dire» (Paul fait bien de ne pas parler affirmativement, de peur de blesser trop ses lecteurs), « pour ainsi dire, Lévi l'a payée aussi lui-même dans la personne d'Abraham, lui qui la reçoit des autres » He 7,9. Comment l'a-t-il payée ? — « Parce qu'il était encore dans Abraham son aïeul, lorsque Melchisédech vint au-devant de ce patriarche » He 7,10. Entendez : Lévi était en lui, bien qu'il ne fût pas encore né, et par son père, il a payé la dîme. Remarquez: il ne dit pas : « Les lévites », mais : « Lévi », choisissant ainsi ce qu'il y a de plus grand pour mieux faire ressortir la supériorité de Melchisédech.

Avez-vous compris quelle distance sépare Abraham de Melchisédech, qui n'est cependant que la figure de notre pontife ? Encore l'apôtre nous y fait-il voir une prééminence de pouvoir, et non de nécessité. L'un, en effet, donne la dîme qui est un droit sacerdotal, l'autre donne la bénédiction qui prouve un pouvoir de supériorité et d'excellence. Cette prééminence a passé jusqu'aux descendants. Et voilà comme Paul, par une victoire admirable et glorieuse, renverse l'édifice du judaïsme. Voilà pourquoi il leur disait: « Vous êtes devenus faibles ». (He 5,11) C'était une précaution qu'il prenait pour ne pas les faire regimber, en leur montrant trop brusquement la vérité. Telle est la prudence de Paul; il n'aborde les questions qu'après y avoir préparé les esprits. Car l'esprit humain est difficile à persuader; il demande pour être redressé plus de précautions que les plantes. On ne trouve en celles-ci que la nature des éléments et de la terre, qui obéit aux mains des laboureurs ; mais chez nous se rencontre la libre volonté de choisir, qui prend à son gré mille formes changeantes, et opte tantôt pour une chose, tantôt, pour l'autre, et qui a toujours une grande pente pour le mal.

1203 3. Il nous faut donc constamment veiller sur nous-mêmes, pour ne jamais sommeiller. « Car », dit le Prophète, « il ne sommeillera pas, il ne dormira pas, celui qui garde Israël. N'exposez donc pas votre pied à chanceler ». (Ps 120,4) Il n'a pas dit : Ne soyez pas ébranlés, mais n'exposez pas, ne donnez pas : donner, exposer, cela dépend de nous, à l'exclusion de toute autre puissance. Car si nous voulons nous maintenir fermes, debout, immobiles, nous ne serons pas ébranlés. Ces paroles du Prophète insinuent ce sens.

Mais quoi ? La puissance même de Dieu n'a-t-elle ici aucune action? — Certainement tout au monde est soumis à la divine puissance, mais de telle sorte que notre libre arbitre n'en est aucunement blessé. — Mais alors, si tout dépend de Dieu, direz-vous, pourquoi nous attribue-t-il la faute? — Aussi bien ai-je dit : De telle sorte (507) cependant que notre libre arbitre n'en est point blessé. L'oeuvre dépend donc à la fois et de son pouvoir et de notre pouvoir. Il faut, en effet, que nous choisissions d'abord le bien, et après notre choix fait, Dieu apporte son concours. Il ne prévient pas nos volontés, pour ne pas anéantir notre liberté. Mais quand nous avons choisi, aussitôt il nous apporte un secours abondant.

Comment donc alors, si tel est notre pouvoir, Paul affirme-t-il que « cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde ? » (Rm 9,16) — Je réponds d'abord que saint Paul ne donne pas ici son sentiment personnel, mais il conclut d'après le but qu'il se propose et d'après les prémisses qu'il a posées. Il vient de dire : « Il est écrit : Je ferai miséricorde à qui il me plaira de faire miséricorde, et j'aurai pitié de celui de qui il me plaira d'avoir pitié » ; il conclut : « Cela ne dépend donc ni de celui qui veut, ni de celui qui court ; mais de Dieu qui fait miséricorde ». — Pourquoi donc alors Dieu nous blâme-t-i1, objecterez-vous?

C'est qu'il est permis de dire du principal auteur d'une oeuvre qu'il a fait l'oeuvre tout entière. Oui, le premier choix, la volonté est notre fait à nous. Parfaire et conduire l'oeuvre à sa fin, est la part de Dieu. Or, comme cette part, qui est de beaucoup la plus importante, se trouve être la sienne, Paul lui attribue tout, et en cela il se conforme à nos idées et à notre langage humain; nous ne faisons pas autrement, en effet. Par exemple, nous voyons un édifice admirablement construit, nous le rapportons en entier à l'architecte, et cependant la construction n'est pas entièrement de lui, mais des ouvriers aussi, mais du propriétaire qui fournit les matériaux, mais d'une foule d'autres agents. Mais comme l'architecte a plus contribué que personne, nous le disons auteur du tout. C'est ce qui arrive ici. — De même encore, en présence d'une foule où il y a beaucoup de monde, nous disons Tout le monde est là; et s'il y a peu de monde, nous disons qu'on ne voit personne. C'est ainsi que Paul a dit dans ce passage : « Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court; mais de Dieu, qui fait miséricorde ». II nous donne ainsi deux grandes et magnifiques leçons. La première, que nous ne devons pas nous enorgueillir de nos bonnes oeuvres; la seconde, qu'il convient d'attribuer à Dieu la cause de nos saintes actions. Malgré votre course empressée, dit-il, malgré le zèle que vous déployez, ne regardez pas comme vôtre l'oeuvre saintement faite. Car si vous n'obtenez pas le secours d'en-haut, tout est vain. Toutefois, il est évident qu'avec cette aide puissante, vous atteindrez le but de votre effort: mais à la condition que vous saurez et courir et vouloir. L'apôtre ne dit pas : En vain courez-vous! mais : En vain courez-vous, si vous croyez que tout dépend dé votre course, si vous n'attribuez encore plus le, succès à Dieu. Dieu n'a pas voulu que tout fût son couvre à lui seul, pour n'avoir pas l'air de nous couronner au hasard; ni que tout vint de nous, pour ne pas nous exposer à l'orgueil. Car si, lorsque nous n'avons que la moindre part, nous concevons déjà un sentiment d'orgueil, un vain contentement de nous-mêmes, que ne ferions-nous pas si tout était en notre pouvoir ? Dieu a pris toutes les précautions possibles pour prévenir notre orgueil, Et d'ailleurs de combien de faiblesses sa main adorable nous a entourés, pour briser ainsi notre vaine gloire ? De combien de monstres il nous a environnés? Car lorsque bien des gens s'écrient : Pourquoi ceci? A quoi bon cela? ils parlent contre les desseins de Dieu. Il vous a placés au sein de mille terreurs, et malgré cet état, vous n'avez pas encore d'humbles sentiments de vous-mêmes; mais au moindre succès qui vous arrive, votre coeur s'enfle jusqu'au ciel !

1204 4. Et voilà ce qui explique ces perpétuelles révolutions et ces misérables chutes, qui ne servent pas même à nous corriger. Voilà pourquoi les morts prématurées, bien que fréquentes, nous laissent encore l'orgueilleuse idée que personnellement nous sommes immortels, comme si le coup fatal ne devait jamais nous atteindre. De là nos rapines, nos attentats à la propriété d'autrui, comme si nous ne devions jamais en rendre compte. Ainsi nous bâtissons, comme si nous avions ici-bas une demeure permanente et éternelle, et ni la parole de Dieu qui retentit tous les jours à nos oreilles, ni les faits journaliers eux-mêmes ne nous servent de leçons. Il n'est pas un jour, pas une heure qui ne nous donne le spectacle de quelques convois funèbres. C'est en vain ! Rien ne peut toucher notre insensibilité. Nous ne pouvons, nous ne voulons même pas nous amender par les malheurs d'autrui. Alors seulement nous rentrons en nous-mêmes, quand seuls nous avons à gémir; et si Dieu retient la main qui nous frappe, nous relevons aussitôt la nôtre pour commettre le mal.

Personne n'a de goût pour les choses spirituelles; personne ne méprise la terre, personne ne regarde le ciel. Mais semblables à l'animal immonde dont l'oeil abaissé cherche la terre, que son ventre y incline, qui se roule dans la fange, des hommes, et en,grand nombre, et sans même en être affectés, se souillent d'une boue sans nom; car mieux vaut se souiller de fange que de péché. Ainsi souillé; on peut être lavé bientôt et redevenir semblable à celui qui ire s'est pas d'abord plongé dans le bourbier. Mais celui qui se précipite dans le cloaque du péché, y contracte une souillure que l'eau ne saurait effacer, et qui exige bien du temps, une pénitence parfaite, des larmes et des sanglots, plus de gémissements et de plus amers que ceux que vous faites entendre sur les têtes les plus chères. Il est, en effet, telle ordure qui nous arrive du dehors et dont nous sommes bientôt débarrassés; mais celles-ci naissent au-dedans de nous, et c'est à peine si tous nos efforts nous en purifient.

« C'est du coeur en effet », a dit Jésus-Christ, « que sortent les mauvaises pensées, les fornications, les adultères, les vols, les faux témoignages ». (
Mt 15,19) Aussi le Prophète s'écriait : « Créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu ». (Ps 1,12) Et un autre : « Lave les vices de ton coeur, ô Jérusalem! » (Jr 4,14) Vous voyez ici encore que le bien dépend et de nous et (508) Dieu. Et ailleurs : « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu ». (Mt 5,8) Faisons tous nos efforts pour nous rendre purs; lavons nos péchés. Et comment peut-on les laver, le Prophète nous l'enseigne, en disant : « Lavez-vous, soyez purs ; ôtez vos vices de vos âmes devant mes yeux ». (Is 1,16) Devant mes yeux, qu'est-ce à dire? C'est que plusieurs paraissent être exempts de vices, mais devant les hommes; au contraire, aux yeux de Dieu, ils ne sont que des sépulcres blanchis. Et c'est pourquoi il dit : Otez-les tels que je les vois. « Apprenez à « faire le bien, cherchez la justice, rendez-la au « petit et au pauvre, et puis venez et discutons « ensemble, dit le Seigneur. Et quand vos péchés « seraient comme la pourpre, je vous blanchirai « comme la neige; et quand même ils seraient « comme l'écarlate, je vous rendrai blancs comme « la laine ». (Is 1,17 Is 1,18) Vous voyez que nous devons commencer à nous purifier, et alors Dieu nous purifiera. Car après avoir dit d'abord: «Soyez purs », il ajoute:« Et moi je vous blanchirai ». Que nul donc, parmi ceux qui sont arrivés au faite du crime, ne désespère de lui-même. Car, dit le Seigneur, quand même vous auriez revêtu le vêtement et presque la nature même du vice, ne craignez pas. Il ne s'agit pas de couleurs fugitives et sans consistance, mais de celles qui font partie de l'es. sente même du corps; or, ceux qui en sont imprégnés peuvent retrouver un état tout contraire, car il ne parle pas seulement de les laver, mais de les blanchir comme la neige et comme la laine, afin de nous donner bon espoir.

Quelle est donc la vertu de la pénitence, puisqu'elle nous rend beaux comme la neige, blancs comme la laine, quand bien même le péché aurait déjà envahi et imprégné nos âmes? Etudions-nous donc à devenir purs; Dieu n'a pas fait un commandement difficile : rendez justice à l'orphelin, et traitez la veuve selon le droit. Vous voyez comment Dieu tient compte partout et toujours de la miséricorde et de la protection donnée à ceux qui sont sous le poids de l'injustice. Abordons ces bonnes oeuvres et nous pourrons obtenir aussi par la grâce de Dieu les biens à venir. Puissions-nous tous en devenir dignes en Jésus-Christ Notre-Seigneur! Ainsi soit-il.



Chrysostome sur Héb. I 1100