Chrysostome sur Jean 61

HOMÉLIE LXI. OR, ON FAISAIT A JÉRUSALEM LA FÊTE DE LA DÉDICACE, ET C'ÉTAIT L'HIVER.

- ET JÉSUS SE PROMENANT DANS LE TEMPLE, DANS LA GALERIE DE SALOMON, LES JUIFS S'ASSEMBLÈRENT AUTOUR DE LUI ET LUI DIRENT: JUSQUES A QUAND NOUS TIENDREZ-VOUS L'ESPRIT EN SUSPENS? (VERS. 22, 23, 24, JUSQU'A LA FIN DU CHAP. X)

Jn 10,22-42

ANALYSE.

1. Duplicité et incrédulité obstinée des Juifs. Lorsque Jésus-Christ les instruit par ses paroles, ils lui demandent des oeuvres, et lorsqu'il fait des miracles, ils lui demandent des paroles.
2. La puissance du Père et du Fils est la même. - Les Juifs comprennent que Jésus se dit Dieu, et Jésus les laisse, comme toujours, dans cette pensée. - Jésus affirme donc sa divinité. - Saint Chrysostome revient très-souvent à ce raisonnement.
3 et 4. Jésus, repoussé par les Juifs, se retire au lieu où Jean lui avait rendu témoignage. - Dieu, dans l'ancienne Loi, a séparé son peuple de la société des méchants: il l'a mené dans le désert pour le former et l'instruire dans la voie de ses commandements. - Le Seigneur nous exhorte aussi de fuir le bruit et le tumulte du monde, et de faire nos prières en un lieu retiré. L'âme, qui est exempte des soins du siècle, demeure tranquille comme un vaisseau dans le port: - Devoirs des femmes: elles doivent être plus appliquées à la philosophie que les hommes; pourquoi pouvoir d'une femme pieuse et prudente. - La femme est la compagnie de l'homme: elle sait polir l'homme le plus grossier. - L'homme sage et réglé s'attache tendrement à la femme. - Portrait d'une femme chrétienne. - Quels sont les ornements dont elle se doit parer pour plaire à son mari. - Défigurer le corps, parer l'âme. - Contre le luxe des femmes.


1. Sûrement toute vertu est bonne, mais la douceur et la clémence passant avant toutes les autres, ce sont elles qui montrent que nous sommes hommes, et qui nous distinguent des bêtes; elles qui nous égalent aux anges. Voilà pourquoi Jésus-Christ nous parle souvent de cette vertu, et nous recommande d'être doux et débonnaires. Il ne nous y exhorte pas seulement par ses paroles, mais encore par ses oeuvres et son exemple; souffrant tantôt des soufflets, tantôt des injures et des complots, puis demeurant et conversant avec ceux mêmes qui le persécutent. En effet, ceux qui l'avaient appelé possédé et samaritain, qui souvent avaient voulu le faire mourir, qui lui avaient jeté des pierres, ceux-là mêmes viennent autour de lui, et lui font cette question - «Etes-vous le Christ? n Et, après tant d'outrages et d'embûches, Jésus-Christ ne les rebute point, il leur répond avec une grande douceur.

Mais le sujet demande que nous reprenions les choses de plus haut. «On faisait à Jérusalem, dit l'évangéliste, la fête de la Dédicace, et c'était l'hiver». La fête que célébraient les Juifs en ce jour était grande et très-solennelle; car ils faisaient avec beaucoup de pompe et d'appareil la fête de la construction du Temple, après leur longue captivité de Perse (1). Jésus-Christ était à cette fête. Aux approches de sa mort, il allait souvent dans la Judée. «Les Juifs s'assemblèrent donc autour de lui, et lui dirent: Jusques à quand nous tiendrez-vous l'esprit en suspens? Si vous êtes le Christ, dites-le nous clairement». Le Sauveur n'a point dit: Quelle demande me faites-vous? Vous m'avez souvent appelé possédé, fou, samaritain: vous me croyez contraire à Dieu, et un séducteur, et dernièrement encore vous disiez: «Vous vous rendez témoignage à vous-même, ainsi et votre témoignage n'est point véritable». (Jn 8,13) Pourquoi m'interrogez-vous donc et voulez-vous apprendre de moi qui je suis, puisque vous rejetez mon témoignage? Jésus ne dit rien de tout cela, 403 quoiqu'il connût bien leur mauvaise intention. Et en effet, à juger d'eux par la manière dont ils s'étaient assemblés autour de lui, et avaient dit: «Jusques à quand nous tiendrez-vous l'esprit en suspens?» ils semblaient avoir quelque amour pour lui, et on aurait pu croire qu'un sincère désir de connaître la vérité les portait à lui faire cette demande. Mais ces faiseurs de questions étaient de méchants esprits et des fourbes. Comme il ne leur était pas facile de calomnier les oeuvres de Jésus-Christ, ils cherchaient à le surprendre dans ses paroles, ils en détournaient le sens et lui adressaient de fréquentes questions, espérant le réfuter et le confondre par son propre langage; et comme il n'y avait pas moyen de blâmer ses oeuvres, ils cherchaient l'occasion de le censurer sur ses paroles; c'est pourquoi ils disaient: «Dites-nous».

1. De Perse: saint Chrysostome nomme souvent la Perse pour la Babylonie et l'Assyrie.

Mais ce que vous demandez, il l'a souvent déclaré; il a formellement, dit à la Samaritaine: «C'est moi qui vous parle» (Jn 4,26); il a dit à l'aveugle: «Vous l'avez vu; et c'est celui-là même qui vous parle». (Jn 2,37) Il le leur a dit aussi à eux-mêmes, mais en d'autres termes. Et s'ils avaient eu du bon esprit et du sens; s'ils avaient bien voulu examiner la chose, ils auraient reconnu et confessé pour le Christ celui qui; par ses rouvres, leur avait souvent prouvé qu'il l'était. Considérez maintenant leur méchanceté. Quand il prêche et les instruit par ses paroles, ils disent: «Quel miracle faites-vous?» Et lorsque, par ses oeuvres et ses miracles, il découvre et manifeste ce qu'il est, ils lui disent: «Si vous êtes le Christ, dites-le-nous clairement». Lorsque les oeuvres le crient et le publient, ils demandent des paroles, et lorsque les paroles le leur annoncent, ils demandent des oeuvres; ainsi ils ne sont point d'accord avec eux-mêmes. Mais la suite a bien fait voir, qu'ils ne l'avaient pas interrogé pour s'instruire et connaître la vérité, car ils jettent incontinent des pierres à celui même qu'ils font mine de vouloir croire sur son propre témoignage, si seulement il ouvre la bouche pour se le rendre. C'est donc avec un esprit malin et par une mauvaise intention qu'ils s'assemblent autour de lui et le pressent de se déclarer. La manière aussi dont ils l'interrogent montre une grande animosité: «Dites-nous clairement si vous êtes le Christ». Mais il leur parlait publiquement dans leurs fêtes solennelles où il se trouvait toujours, et il ne disait rien en secret; c'est pour cela qu'ils lui disent d'une manière flatteuse: «Jusques à quand nous tiendrez-vous l'esprit en suspens?» pour tâcher de tirer quelque chose de sa bouche, qui leur donne lieu de l'accuser.

Ce n'est pas seulement par là qu'on prouve qu'ils l'interrogeaient malicieusement, non pour s'instruire, mais pour le surprendre dans ses paroles, et avoir de quoi le calomnier. On le prouve encore par bien d'autres endroits. Lorsqu'ils lui envoyèrent faire cette question: «Nous est-il libre de payer le tribut à César, ou de ne le pas payer?» (Mt 22,17) Lorsqu'ils tinrent lui demander s'il était permis à un homme de répudier sa femme (Mt 19,3); et lorsqu'ils l'interrogèrent sur la femme qu'on disait avoir eu sept maris (Mt 22,25), ils firent assez connaître qu'ils ne lui avaient fait toutes ces questions que par malice, et dans le dessein de le surprendre et non de s'instruire. Mais alors Jésus les reprit, en leur disant: «Hypocrites, pourquoi me tentez-vous?» (Mt 22,13) Faisant connaître qu'il voyait ce qui se passait dans le secret de leur coeur. Mais ici il ne leur dit rien de semblable, pour bous apprendre qu'il ne faut pas toujours faire des reproches à ceux qui nous tendent des piéges, et qu'il faut souffrir bien des choses avec douceur et avec résignation.

Comme donc il y avait de la folie à demander le témoignage de la parole, là où les oeuvres parlaient d'elles-mêmes, et publiaient hautement ce qu'il était; voici de quelle manière leur répond Jésus-Christ, faites-y attention, mon cher auditeur. D'abord, il leur insinue que c'est sans sujet qu'ils lui font cette demande, et non pour s'instruire et connaître la vérité; ensuite il leur montre que par ses oeuvres il leur a plus clairement déclaré ce qu'il est, qu'il ne le ferait par ses paroles mêmes. Car il dit: «Je vous l'ai souvent dit, et vous ne me croyez pas. Les oeuvres que je fais au nom de mon Père, rendent témoignage de moi (Jn 10,25)». Jésus leur fait cette réponse, parce que ceux qui parmi eux étaient les plus doux et les plus modérés, se disaient souvent les uns aux autres: «Car un méchant homme ne peut pas faire de tels prodiges» (Jn 9,16); et encore: «Le démon ne peut pas ouvrir les yeux des aveugles». (Jn 10,21) Et derechef: «Personne [404] ne saurait faire de si grands miracles, si Dieu n'est avec lui». (Jn 3,2) Et aussi voyant les miracles qu'il faisait, ils disaient: «Ne serait-ce point le Christ?» Mais d'autres disaient: «Quand le Christ viendra, fera-t-il plus de miracles que n'en fait celui-ci?» (Jn 7,31) Au reste, ces mêmes Juifs, qui demandaient le témoignage de la parole, ont voulu croire en lui sur celui de ses oeuvres, disant: «Quel miracle faites-vous, afin que, le voyant, nous vous croyions?»

2. Comme ils faisaient donc semblant alors qu'ils croiraient sur sa parole, eux qui n'avaient point cru à tant et de si grandes oeuvres, Jésus-Christ leur reproche leur malice et leur méchanceté, en disant: «Si vous ne croyez pas à mes oeuvres, comment croirez-vous à mes paroles?» C'est pourquoi la demande que vous me faites est vaine et inutile. «Mais je vous ai déclaré qui je suis», dit-il, et vous ne me croyez point, parce que vous «n'êtes pas de mes brebis (Jn 10,26)». Le devoir de pasteur, je l'ai entièrement rempli; mais si vous ne me suivez pas, votre refus ne vient point de ce que je ne suis point le pasteur, mais de ce que vous n'êtes pas de mes brebis. Car «mes brebis», dit-il, «entendent ma voix, et me suivent (Jn 10,27): et je leur donne la vie éternelle (Jn 10,28)»: et elles ne périront jamais, et nul ne peut les ravir d'entre mes mains, parce que mon Père, qui me les a données, est plus grand que toutes choses, et personne ne les saurait ravir de la main de mon Père (Jn 10,29). Mon Père et moi, nous sommes une même chose (Jn 10,30)». Remarquez, mes chers frères, cette grande miséricorde de Jésus-Christ: en rejetant ces malheureux, il les exhorte pourtant encore à le suivre. «Vous ne m'écoutez pas», leur dit-il, «parce que vous n'êtes pas de mes brebis»: mais celles qui me suivent sont de ma bergerie. Et il leur parlait de la sorte, afin qu'ils tâchassent d'être de ses brebis. Ensuite, après leur avoir exposé le bien et l'avantage qu'il leur en reviendrait, le Sauveur les excite et les anime, pour leur inspirer le désir de le suivre.

Quoi donc! dira-t-on, si c'est à cause de la puissance du Père que nul ne ravit les brebis, s'ensuit-il que vous, vous n'ayez pas le pouvoir ou le talent de les garder? Non, certes, ce n'est point là le sens de ces paroles; Jésus-Christ, pour vous apprendre qu'il a dit: «Mon Père qui me les a données» (Jn 10,29), afin que les Juifs ne l'accusassent pas de nouveau d'être contraire à Dieu; Jésus-Christ, dis-je, après avoir dit: «Nul ne les ravira de mes mains» (Jn 10,28), continue son discours, faisant connaître et déclarant que sa main et celle de son Père ne sont qu'une seule main. Si cela n'était pas ainsi, il devait dire: Mon Père, qui me les a données, est plus grand que toutes choses, et personne ne peut les ravir d'entre mes mains. Or, il n'a pas dit ainsi, mais: «Et personne ne les saurait ravir de la main de mon Père» (Jn 10,29). Après quoi, de peur que vous ne pensiez qu'il n'a pas la force de garder lui-même les brebis, et que c'est par la puissance de son Père qu'elles sont en sûreté, il a ajouté: «Mon Père et moi, nous sommes une même chose» (Jn 10,30); comme s'il disait: Je n'ai pas dit que personne ne les ravirait à cause de la puissance de mon Père, comme si je n'avais pas moi-même la puissance de les garder. «Car mon Père et moi, nous sommes une même chose» (Jn 10,30), c'est-à-dire, ici, quant à la puissance. En effet, c'était là de quoi il parlait alors. Or, si la puissance est la même, il est évident que la substance est la même. En vain les Juifs recourent à tous les moyens, complots, exclusions de la synagogue, Jésus-Christ dit que c'est en vain qu'ils ont machiné toutes ces choses; car les brebis sont entre les mains de son Père, comme dit le prophète: «J'ai représenté sur mes mains, vos murs». (Is 49,16) Et pour montrer qu'il n'y a qu'une seule main, Jésus dit tantôt ma main, tantôt la main de mon Père. Lorsque vous entendez parler de main, ne vous figurez rien de sensible, mais entendez qu'il s'agit de la vertu, de la puissance.

Au reste, si personne n'avait ravi les brebis des mains de Jésus-Christ que parce que le Père lui avait communiqué la puissance de les garder, il aurait été inutile d'ajouter: «Mon Père et moi nous sommes une même chose» (Jn 10,30). Si le Fils était moins grand que le Père, ce serait là une parole vaine et téméraire. Certainement, par ces paroles, Jésus-Christ ne déclare autre chose que l'égalité de puissance: les Juifs l'ayant bien compris, le lapidaient pour cela même qu'il se faisait égal à son Père; et Jésus ne dit rien pour leur ôter cette pensée. Cependant, s'il l'avait faussement imaginé, il aurait dû le leur faire connaître et leur dire: Pourquoi me traitez-vous de la sorte? Je n'ai point dit cela pour m'attribuer [405] une puissance égale à celle de mon Père. Au contraire, lors même qu'ils sont le plus en fureur et le plus animés contre lui, il confirme ce sentiment et le prouve. Il ne se justifie pas d'avoir mal parlé, ni d'avoir dit une chose fausse; au contraire, il les reprend de ce qu'ils n'ont pas de lui la juste opinion qu'ils en doivent avoir. Car, comme ils disaient: «Ce n'est pas pour aucune bonne oeuvre que nous vous lapidons, mais à cause de votre blasphème, et parce qu'étant homme, vous vous faites Dieu (Jn 10,33)»; Jésus leur repartit, écoutez-le bien: «Si l'Ecriture appelle Dieux ceux à qui la parole de Dieu était adressée (Jn 10,35), pourquoi dites-vous que je blasphème, parce que j'ai dit que je suis Fils de Dieu (Jn 10,36)?» C'est-à-dire, si l'on ne blâme pas de se dire Dieux, ceux qui, par grâce, ont reçu ce titre, de quel droit et pour quelle raison me faites-vous un crime de me dire Dieu, à moi qui suis Dieu par ma nature? Mais le Sauveur n'a point parlé ainsi, c'est plus tard qu'il établit ce point, après avoir préalablement modéré et atténué son langage, en disant: «Moi que mon Père a sanctifié et envoyé» (Jn 10,36); c'est après avoir apaisé leur fureur, qu'il en vient à une affirmation expresse: mais en attendant, afin qu'ils écoutassent et crussent ce qu'il disait, il a parlé plus simplement et plus grossièrement; c'est plus tard qu'il élève leur esprit à des idées plus hautes et plus sublimes, en leur disant: «Si je ne fais pas les oeuvres de mon Père, ne me croyez pas (Jn 10,37). Mais si je les fais, quand vous ne me voudriez pas croire, croyez à mes oeuvres (Jn 10,38)». Faites-vous bien attention à la manière dont Jésus-Christ prouve, comme j'ai dit, qu'il n'est en rien moins grand que le Père, et qu'il lui est tout à fait égal? Comme on ne pouvait pas voir sa substance, il démontre et manifeste son égalité de puissance par l'égalité et «l'identité» de ses oeuvres.

3. Mais, je vous prie, que croirons-nous? «Nous croirons ce que dit Jésus-Christ: Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi (Jn 10,38)». Car, dit-il, je ne suis rien autre chose, sinon ce qu'est le Père, tout en demeurant Fils; et le Père n'est rien autre chose, sinon ce qu'est le Fils, tout en demeurant Père. Et celui qui me connaît, connaît aussi le Père, et il sait ce qu'est le Fils. Que si la puissance du Fils était moins grande, nous ne connaîtrions par lui le Père que d'une manière trompeuse; car, soit puissance, soit substance, on ne peut pas connaître une chose par une autre. «Les Juifs tâchèrent alors de le prendre, mais il s'échappa de leurs mains (Jn 10,39), et s'en alla au-delà du Jourdain, au lieu même où Jean d'abord avait baptisé (Jn 10,40). Plusieurs vinrent l'y trouver, et ils disaient: Jean n'a fait aucun miracle (Jn 10,41). Et tout ce que Jean a dit de celui-ci s'est trouvé véritable (Jn 10,42)». C'est la coutume de Jésus-Christ de se retirer aussitôt après qu'il a dit quelque chose d'élevé et de sublime: cédant à la fureur des Juifs, pour l'apaiser et l'étouffer par son absence. C'est ce qu'il fait encore dans cette occasion.

Mais pourquoi l'évangéliste marque-t-il le lieu où alla Jésus-Christ? C'est afin de vous apprendre qu'il fut en cet endroit pour rappeler aux Juifs la mémoire de ce que Jean avait fait, de ce qu'il avait dit, du témoignage qu'il avait rendu. Ils se souvinrent donc de Jean, aussitôt qu'ils furent arrivés en ce lieu; c'est pourquoi ils disent: «Jean n'a fait aucun miracle» (Jn 10,41). Autrement, de quoi aurait-il servi de rapporter cette circonstance? C'est donc parce que le lieu les fit souvenir de Jean-Baptiste et de son témoignage, que l'évangéliste la rapporte. Au reste, il est à remarquer que leur raisonnement est juste et très-vrai. Jean, disent-ils, n'a fait aucun miracle: celui-ci en fait, donc en cela même, se montre visiblement la supériorité de celui-ci, et son excellence au-dessus de l'autre. Si donc nous avons cru celui qui ne faisait aucun miracle, à plus forte raison devons-nous croire celui-ci? Ensuite, comme Jean, qui avait rendu témoignage, n'avait point fait de miracles, de peur que pour cela seul on ne le regardât comme indigne de rendre témoignage, ils ajoutent: quoique Jean n'ait point fait de miracles, néanmoins tout ce qu'il a dit de Jésus-Christ s'est trouvé véritable. De sorte que ce n'est plus Jésus-Christ qui est jugé digne de foi sur le témoignage de Jean; c'est Jean dont les oeuvres de Jésus-Christ établissent la véracité.

«Il y en eut beaucoup qui crurent en lui (Jn 10,42)». Plusieurs choses les attiraient: le souvenir des paroles de Jean-Baptiste, de ce qu'il avait dit de Jésus qu'il était plus grand et plus puissant que lui; qu'il était la lumière, la vie, la vérité, et le reste; comme aussi le souvenir de la voix qui s'était fait entendre du haut du ciel, du Saint-Esprit qui s'était montré [406] en forme de colombe, et qui l'avait fait connaître à tous. A quoi il y avait encore à ajouter l'évidente preuve résultant des miracles, laquelle confirmait tout le reste. S'il faut croire Jean, disaient-ils, à plus forte raison faut-il croire Jésus: si nous avons cru à celui-là, sans qu'il ait fait aucun miracle, nous devons à plus forte raison ajouter foi à celui-ci qui a pour lui, outre le témoignage de Jean, la preuve qui résulte des miracles. Ne remarquez-vous pas de quelle utilité leur a été ce lieu, combien il leur a été avantageux de s'être séparé des méchants? Voilà pourquoi Jésus les retire souvent de cette société.

Dans l'ancienne loi, Dieu a de même retiré son peuple de la société des méchants: il a séparé les Juifs des Egyptiens; il les a conduits dans le désert pour les former, les instruire de ses lois et de ses préceptes. Il nous exhorte aussi à faire de même, et il nous ordonne de fuir les places publiques, le tumulte et la foule, et à nous enfermer dans notre chambre (Mt 6,6), pour y faire tranquillement nos prières. Un vaisseau, qui n'est point agité de la tempête, fait une heureuse navigation, et l'âme qui est exempte de tous soins vit dans la paix et la tranquillité, comme si déjà elle était arrivée au port. Voilà pourquoi les femmes qui gardent généralement la maison devraient être plus appliquées à la philosophie, à la contemplation des choses célestes que les hommes. Voilà pourquoi Jacob, qui demeurait dans sa maison, loin du tumulte, était un homme plus simple qu'Esaü: car ce n'est pas sans intention que l'Écriture dit de lui, qu' «il demeurait dans la tente de son père». (Gn 25,27)

Mais, direz-vous, il y a aussi dans la maison beaucoup de tumulte. Oui, et la femme, si elle le veut, peut s'y attirer bien des soins et des embarras pour l'homme qui ne quitte guère la place publique et les tribunaux; il est agité de mille préoccupations étrangères, comme un vaisseau en pleine mer, qui est battu des flots et des vents. La femme, au contraire, assise dans sa maison comme dans une école de philosophie, peut recueillir son esprit, s'appliquer et à la prière et à la lecture, et aux autres exercices de la philosophie. Et de même que ceux qui demeurent au désert ne sont troublés par personne, ainsi la femme, qui est toujours enfermée dans sa maison, peut jouir d'un repos continuel. Si quelquefois elle est obligée de sortir et d'aller en ville, elle n'est pas pour cela exposée à des troubles d'esprit: sans doute, soit pour venir à l'église, soit pour aller au bain, il lui est souvent nécessaire de sortir, mais aussi pour l'ordinaire elle est sédentaire et garde la maison. Elle peut s'y exercer à l'étude de la sagesse et calmer l'esprit agité de son mari, lorsqu'il revient chez lui; elle peut l'adoucir et dissiper ses inutiles et chagrinantes pensées qui le tourmentent, et le renvoyer ensuite débarrassé des soins et des affaires dont il a fatigué sa tête au dehors, emportant avec lui ce qu'il a appris de bon auprès de sa femme. Rien, en effet, rien sûrement n'a plus de force et de vertu pour régler et conduire l'homme que sa femme, lorsqu'elle est pieuse et prudente, et aussi pour tourner son esprit où elle veut, et comme il lui plaît. Il aura moins de confiance à ses amis, à des docteurs, et même à des princes, qu'aux avis, aux conseils de sa femme. Car l'extrême tendresse qu'un mari a pour sa femme lui fait toujours recevoir ses exhortations avec plaisir. Je pourrais ici vous produire l'exemple de bien des hommes rudes et indisciplinés, que leurs femmes ont polis et civilisés. La femme est la compagne de l'homme, à table, au lit, dans la procréation des enfants: c'est elle qui est la confidente de ses secrets, de ses démarches, que sais-je encore? attachée en tout à son mari, elle lui est aussi unie que l'est le corps à la tête. Elle rendra plus de services à son mari que personne, si elle est honnête et sensée.

4. C'est pourquoi j'exhorte les femmes de s'attacher à ce que je viens de dire, et de donner de bons et de salutaires avis à leurs maris; car, si la femme est très-capable d'exciter son mari à la vertu, elle peut de même le porter au vice. C'est une femme qui a perdu Absalon, c'est une femme qui a perdu Ammon; une femme a tâché de perdre Job: c'est la femme de Nabal qui l'a préservé de la mort; une femme a sauvé tout un peuple (1). Débora, Judith, et plusieurs autres, ont parfaitement bien rempli la fonction de général d'armée. Saint Paul dit: «Que savez-vous, ô femme, si vous ne sauverez point votre mari?» (1Co 7,16) Et l'Écriture nous apprend que dans l'heureux siècle des apôtres, les Perside, les Marie, les Priscille (Rm 16) se sont courageusement exposées aux combats apostoliques.

1. Esther, etc.

(407) Imitez ces saintes femmes: édifiez et instruisez vos maris, non-seulement par vos paroles, mais encore par vos bons exemples. Et comment l'instruirez-vous, votre mari, par vos oeuvres et vos exemples? Lorsqu'il ne verra en vous ni malice, ni méchanceté, ni curiosité, ni amour pour les ornements et les parures, ni désir, ni goût pour les dépenses superflues, et qu'au contraire vous vous contenterez simplement de ce que vous avez, alors il vous écoutera avec plaisir, il recevra avec joie vos conseils: mais si vous n'êtes sages qu'en paroles, et si vous faites le contraire de ce que vous dites, alors il vous accusera de bavardage. Mais si vos oeuvres sont d'accord avec vos paroles, si vous instruisez en même temps et par vos paroles et par vos oeuvres (1), votre mari vous écoutera alors avec plaisir, et vous cèdera volontiers: lors, par exemple, que vous ne rechercherez point l'or, les pierres précieuses et la magnificence des habits; et qu'au lieu de cela vous vous ferez un trésor de modestie, de tempérance, de douceur et de bonté: lors donc que vous vous présenterez à votre époux ornée de ces vertus, vous serez en droit de les exiger de même de lui. Car si une femme doit faire quelque chose pour plaire à son mari, c'est son âme qu'elle doit parer, et son corps qu'elle ne ferait ainsi que défigurer. En effet, l'or et les parures ne vous rendront pas si aimable à votre mari, que la tempérance et la douceur, et d'être prête à donner votre vie pour lui. Voilà ce qui gagne le coeur et toute l'affection d'un époux. Les ajustements superflus lui déplaisent: ils demandent des soins, ils causent de la dépense et de la gêne; mais ce que je viens de dire attache le mari à sa femme, parce qu'une volonté droite et bien disposée, l'amitié, l'attachement ne demandent ni soin, ni dépense; ou plutôt, à proprement parler, c'est là de quoi enrichir une maison. Les parures, on s'en dégoûte par l'habitude: mais les ornements de l'âme répandent tous les jours un nouvel éclat, et allument dans le coeur une flamme plus pure et plus grande.

1. «Jésus a fait et enseigné». Voilà l'abrégé de tout l'Evangile: il fait faire avant d'enseigner. Il faut que les oeuvres ne démentent pas les paroles.

C'est pourquoi, voulez-vous plaire à votre mari? ornez votre âme de chasteté et de piété, ayez soin du ménage. Ce sont là les choses qui attachent le plus, et qui ne cessent jamais d'attacher: la vieillesse ne détruit pas cet ornement, la maladie ne le ternit point. C'est le contraire pour la beauté du corps: le grand âge la flétrit, la maladie la consume, et bien d'autres choses la ruinent. Mais les biens de l'âme surpassent tous ceux du corps. La beauté du corps excite l'envie et la jalousie: la beauté de l'âme n'est sujette à aucune maladie, ni à la vaine gloire. En vous attachant de la sorte à parer votre âme, et non votre corps, vous conduirez plus aisément votre ménage, et vos revenus seront plus abondants, si l'or dont vous pourriez charger votre corps et vos membres, vous l'employez à des usages nécessaires, comme à la nourriture de vos esclaves et de vos domestiques, à donner à vos enfants l'éducation que vous leur devez, et à d'autres choses raisonnables.

Que si vous étalez cet or aux yeux de votre mari, tandis que son coeur est dans la peine, quel fruit, quel avantage en retirerez-vous? Non, la douleur ne permet pas que les regards soient charmés. Vous le savez, mon cher auditeur, sûrement vous le savez: qu'on vienne à rencontrer la femme la mieux ajustée et la plus parée, on n'y saurait trouver du plaisir, si le coeur est dans l'affliction et dans la tristesse. Pour se réjouir d'une chose, il faut être gai, il faut avoir le coeur content. Or, si tout l'argent est dépensé à parer le corps de la femme, la gêne régnera dans le ménage, et le mari ne pourra goûter ni joie, ni plaisir. Si vous voulez plaire au vôtre, étudiez-vous à lui donner de la satisfaction, et vous lui en donnerez si vous retranchez la superfluité des parures, si vous rejetez tous les vains ajustements. Ces choses semblent faire quelque plaisir les premiers jours des noces; mais peu de temps après elles deviennent fades et insipides. Et en effet, si le ciel qui est si beau, si le soleil qui est si brillant, que vous n'oseriez lui comparer aucun corps, nous ne les admirons pas autant que nous le devrions par la coutume où nous sommes de les voir, comment pourrions-nous longtemps admirer un corps paré de beaux vêtements? Je dis ceci, parce que je désire que vous vous pariez de ces vrais ornements que saint Paul vous prescrit: «Non avec des ornements d'or», dit-il, «ni des perles, ni des habits somptueux; mais avec de bonnes oeuvres, comme le doivent des femmes qui font profession de piété». (1Tm 2,9-10)

(408) Mais vous voulez plaire aux hommes, et vous attirer leurs regards et leurs compliments? Ah! certes, ce n'est point là le désir d'une femme chaste! mais encore, si vous voulez, vous vous en ferez aimer par là, et ils seront les panégyristes de votre chasteté. Nul homme sensé, nul homme qui sait sainement juger des choses, n'aimera et ne louera une femme éprise de la parure, mais seulement les débauchés et ceux qui vivent dans la mollesse: ou plutôt ceux-ci même ne la loueront point; au contraire, ils médiront d'elles, tandis que leurs regards céderont à l'attrait du faste impudique étalé sur sa personne. Mais la femme chaste et modeste, ceux-là, ceux-ci, tous l'estimeront et la loueront, parce qu'elle ne leur est point un sujet de chute et de scandale, et qu'elle leur donne, au contraire, une leçon de sagesse et de piété: les hommes en feront tous de grands éloges, et Dieu lui donnera une grande récompense. Etudions-nous à parer nos âmes de ces précieux ornements, afin que nous vivions ici en paix et en liberté, et que nous acquérions un jour les biens futurs, que je vous souhaite à tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



62

HOMÉLIE LXII. IL Y AVAIT UN HOMME MALADE, NOMMÉ LAZARE, QUI ÉTAIT DU BOURG DE BÉTHANIE, OU DEMEURAIT MARIE, ET MARTHE, SA SOEUR.

- CETTE MARIE ÉTAIT CELLE QUI RÉPANDIT SUR LE SEIGNEUR UNE HUILE DE PARFUM. (CHAP. 11, VERS. 1, 2, JUSQU'AU VERS. 29)

Jn 11,1-29


ANALYSE.

1. Difficulté proposée sur Marie, soeur de Lazare. - Jésus-Christ déclare une fois de plus que sa gloire est la même que celle de son Père.
2. C'est la crainte qui fit dire à saint Thomas cette parole: Allons aussi mourir avec lui. - Jésus se rend à Béthanie pour ressusciter Lazare.
3. Je suis la résurrection et la vie. - Jésus-Christ a attendu que Lazare sentît mauvais pour le ressusciter, pourquoi?
4 et 5. Immodestie des femmes dans le deuil et dans la calamité. - Scandale qu'elles donnent aux païens. - Tort qu'elles font à la religion par leurs excès. - Discours des païens: beaux exemples de philosophie et de modération qu'ils ont donnés. - On fait par respect humain ce qu'on ne ferait point par la crainte de Dieu. - L'affliction qu'on a pour les morts doit être modérée: pleurer plutôt sur soi que sur les morts. - Les pleurs ne sont pas défendus. - Aumônes, oblations, prières pour les morts. - Comment on doit les honorer. - Maux que produisent la tristesse et les pleurs immodérés. - Il est permis de pleurer les morts, mais non avec excès.


1. Plusieurs, quand ils voient des hommes agréables à Dieu, tomber dans quelque affliction, comme la maladie, la pauvreté, ou quelque autre pareil accident, se troublent, ne sachant point que c'est là l'état qui convient le plus aux amis du Seigneur. Lazare était un des amis de Jésus-Christ, et il était malade. Ses soeurs envoyèrent à Jésus, et lui firent dire: «Celui que vous aimez est malade».

Mais reprenons notre texte plus haut: «Il y avait», dit l'évangéliste, «un homme malade, nommé Lazare, qui était du bourg de Béthanie». Ce n'est pas sans sujet qu'il a marqué le lieu d'où était Lazare; c'est pour une raison qu'il nous découvrira dans la suite. [409] Mais en attendant, expliquons ce qui se présente ici. Il nous a utilement nommé ses sueurs: et de Marie, qui s'est rendue illustre et célèbre par une belle action, il a dit: «Cette Marie était celle qui répandit sur le Seigneur «une huile de parfum».

Quelques-uns font ici une question: ils demandent pourquoi Jésus-Christ permit que cette femme répandît ce parfum. C'est pourquoi il faut d'abord vous avertir que celle-ci n'est point la femme de mauvaise vie dont parle saint Matthieu, ni celle dont parle saint tue, mais une autre, et une femme vertueuse: celles-là étaient des pécheresses, mais celle-ci est une honnête femme, et une femme attentive et appliquée à ses devoirs: Car elle eut grand soin de bien recevoir Jésus-Christ. L'évangéliste rapporte que ces deux soeurs aimaient aussi Jésus-Christ: et cependant il laissa mourir Lazare. Pourquoi, comme le centenier et l'officier, ne quittèrent-elles pas leur frère malade, pour aller elles-mêmes chercher le Sauveur, au lieu de se borner à lui envoyer quelqu'un? C'est qu'elles avaient en lui une grande confiance, et qu'elles étaient fort liées avec lui. De plus, c'étaient des femmes délicates, de peu de santé, et accablées de leur affliction. Elles firent voir dans la suite que ce n'était point par mépris qu'elles en avaient usé de la sorte. Au reste, il est évident que Marie, soeur de Lazare, n'est point la femme de mauvaise vie dont ailleurs il est fait mention.

Mais, direz-vous, cette femme débauchée, pourquoi Jésus-Christ la reçut-il? Pour la convertir, pour lui remettre ses péchés, pour montrer son humanité, pour vous apprendre qu'il n'est point de maladie que sa bonté ne guérisse, point de péché qui surpasse sa miséricorde. Ne vous arrêtez donc pas seulement à ce que Jésus l'a reçue, mais considérez aussi de quelle manière il l'a convertie. Et pourquoi l'évangéliste raconte-t-il cette histoire, ou plutôt que veut-il nous apprendre par ces paroles: «Or, Jésus aimait Marthe, et sa soeur, et Lazare (Jn 11,5)?» Il veut que nous ne nous indignions pas, ou que nous ne nous chagrinions pas, lorsque nous voyons des gens de bien et les amis de Dieu tomber dans des maladies. «Celui que vous aimez est malade (Jn 11,3)». Ils voulaient toucher Jésus-Christ de compassion, le regardant encore comme un homme, ce que la suite de leur discours fait bien voir: «Si vous eussiez été ici, il ne serait pas mort»; et ils ne dirent pas: Lazare est malade, mais: «Celui que vous aimez est malade». Que leur répondit donc Jésus-Christ? «Cette maladie ne va point à la mort, mais elle n'est que pour la gloire de Dieu; et afin que le Fils de Dieu en soit glorifié (Jn 11,4)». Remarquez que Jésus-Christ déclare encore que sa gloire est la même que celle du Père; car ayant dit: «La gloire de Dieu», il a ajouté: «Afin que le Fils de Dieu en soit glorifié».

«Cette maladie ne va point à la mort». Comme il devait demeurer encore deux jours au lieu où il était, il renvoya ceux qu'on lui avait envoyés pour porter cette réponse aux deux sueurs. Sur quoi il y a lieu de s'étonner qu'elles ne se soient point offensées, ni scandalisées de voir mourir leur frère, après que Jésus avait répondu que sa maladie n'allait point à la mort: de voir arriver le contraire de ce qu'avait dit l'auteur de la vie. Mais, sans se troubler, elles allèrent au-devant de Jésus, et ne crurent pas qu'il leur eût fait dire une chose fausse. Au reste, cette particule: «Afin que», ne marque point la cause de la maladie, mais l'effet qu'elle devait produire: elle avait une autre origine, mais Jésus-Christ s'en servit pour la gloire de Dieu.

«Et ayant dit ces choses, il demeura encore deux jours au lieu où il était (Jn 11,6)». Pourquoi y demeura-t-il? Afin que Lazare mourût et fût enseveli, et qu'on ne dît pas: Lazare n'était point encore mort, lorsque Jésus l'a ressuscité: il était seulement assoupi, ou il était tombé en défaillance: il n'était pas mort. Jésus demeura donc assez longtemps pour que, le corps de Lazare s'étant corrompu, ils eussent lieu de dire: «Il sent déjà mauvais (Jn 11,39)». Et il dit ensuite à ses disciples: «Allons en Judée (Jn 11,7)». Pourquoi le Sauveur, qui n'avait jamais prévenu de ce qu'il allait faire, prévient-il ici ses disciples? C'est parce qu'il les voyait dans une grande consternation: il leur annonce ce qu'il va faire, dupeur que, dans la crainte où ils étaient, ils ne fussent tout troublés de ce départ inattendu.

Mais que répondirent les disciples? «Il n'y a qu'un moment que les Juifs vous voulaient lapider, et vous retournez chez eux (Jn 11,8)?». Ils craignaient effectivement pour leur Maître, mais beaucoup plus pour eux-mêmes, étant encore bien imparfaits. C'est pourquoi, Thomas tout tremblant de peur, dit: «Allons-y [410] aussi, nous, pour mourir avec lui (Jn 11,16)», car il était plus faible et plus incrédule que les autres apôtres. Mais faites attention à la manière dont Jésus-Christ les fortifie par ces paroles: «N'y a-t-il pas douze heures au jour (Jn 11,9)?» Il fit cette réponse, ou pour montrer que celui qui ne se sent coupable d'aucun péché, ne doit rien craindre; mais que celui qui a fait le mal, sera puni (de sorte que nous n'avons rien à craindre, nous qui n'avons rien fait qui mérite la mort); ou bien voici ce qu'a voulu dire Jésus-Christ: Celui qui voit la lumière de ce monde est en sûreté: or, s'il est en sûreté, celui qui est avec moi, s'il ne me quitte, pas, l'est beaucoup plus. Il les rassura par ces paroles, et leur fit connaître la raison pour laquelle il fallait faire ce voyage. Et leur ayant ensuite déclaré qu'ils n'iraient point à Jérusalem, mais à Béthanie, il dit: «Notre ami Lazare dort, mais je m'en vais l'éveiller (Jn 11,11)»; c'est-à-dire, je ne vais point disputer et combattre une seconde fois avec les Juifs, mais je vais éveiller notre ami. «Ses disciples lui répondirent: Seigneur, s'il dort, il sera guéri (Jn 11,12)». Ils avaient leur intention en lui faisant cette réponse, c'était de le dissuader d'y aller. Vous dites, répondirent-ils, qu'il dort? Rien ne vous oblige donc d'aller là. Toutefois Jésus-Christ n'avait dit: «Notre ami», que pour faire voir la nécessité de ce voyage.

2. Mais comme ils montraient peu de bonne volonté, il leur dit enfin: «Lazare est mort (Jn 11,14)». Le Sauveur avait donc dit d'abord par modestie, et pour qu'il ne parût ni faste, ni ostentation dans ce qu'il allait faire: «Notre ami Lazare dort», mais comme ils ne le comprenaient pas, il ajoute: «Lazare est mort, et je me réjouis à cause de vous (Jn 11,15)». Pourquoi à cause de vous? Parce qu'en étant éloigné, je vous l'ai prédit: ainsi, lorsque je le ressusciterai, vous ne pourrez nullement douter de la vérité du miracle. Le remarquez-vous, mes frères, combien les disciples étaient encore faibles et imparfaits, et comment ils n'avaient pas de la vertu et de la puissance de leur Maître cette juste opinion qu'ils en devaient avoir? Tel est l'effet que produisait en eux la crainte qui avait troublé leur esprit. Jésus, après avoir dit: «Lazare dort», avait ajouté: «Je m'en vais l'éveiller»; mais lorsqu'il eut dit: «Lazare est mort», il n'a point alors ajouté: Je m'en vais le ressusciter, parce qu'il ne voulait pas annoncer d'avance par ses paroles ce qu'il allait opérer, et ce qu'il ne devait faire voir que par l'action même: ainsi le Sauveur nous apprend continuellement qu'il faut fuir la vaine gloire, et ne rien promettre témérairement. Que s'il promit à la prière du centenier, car il dit: «J'irai, et je le guérirai» (Mt 8,7): il le fit pour montrer la foi de cet homme.

Mais si quelqu'un dit: Pourquoi les disciples pensaient-ils que c'était là un sommeil, pourquoi ne connurent-ils pas que Lazare était mort, lorsque Jésus disait: J'irai, et je le guérirai; en effet, il y avait de la folie de croire que leur Maître ferait quinze stades pour aller éveiller Lazare? je répondrai qu'ils crurent que c'était là une énigme, une parabole, comme bien d'autres choses qu'il disait. Les disciples craignaient donc la violence des Juifs, et Thomas la craignait plus que tous les autres, c'est pourquoi il dit: «Allons aussi mourir avec lui (Jn 11,16)». Quelques-uns ont dit qu'il avait véritablement souhaité de mourir, mais ils se sont trompés: c'est sûrement la crainte qui faisait parler Thomas de la sorte. Jésus néanmoins ne le reprit pas, car il tolérait encore sa faiblesse. D'ailleurs, Thomas devint dans la suite invincible et le plus fort des apôtres. Et, ce qui est digne d'admiration, cet homme, que nous avons vu si faible avant la croix, avant la mort et la résurrection de son Maître, nous le voyons, après, le plus ardent de tous: tant est grande la vertu de Jésus-Christ! Car celui-là même qui n'osait pas aller à Béthanie avec son Maître, a parcouru dans la suite presque tout le monde, quoique Jésus-Christ ne fût point présent, et a demeuré parmi des peuples barbares et sanguinaires, qui n'en voulaient qu'à sa vie.

Mais si Béthanie n'était éloignée que de quinze stades, qui font deux milles, comment, lorsque Jésus y arriva, y avait-il déjà quatre jours que Lazare était mort? L'envoyé l'était venu avertir la veille du jour même que Lazare mourut; mais le Sauveur demeura deux jours où il était: ainsi il n'arriva à Béthanie que le quatrième jour. S'il attendit qu'on vînt l'appeler, et ne partit point qu'on ne le fût venu chercher, ce fut de peur qu'il ne s'élevât quelque soupçon sur le miracle. Et celles qui étaient aimées ne vinrent point elles-mêmes, mais se contentèrent d'envoyer. - 411 -

«Et comme Béthanie n'était éloignée de Jérusalem que d'environ quinze stades (Jn 11,18)», cela marque que plusieurs personnes de Jérusalem devaient être venues à Béthanie; et, en effet, l'évangéliste ajoute incontinent que quantité de Juifs étaient venus voir Marthe et Marie pour les consoler (Jn 11,19). Comment les Juifs allèrent-ils consoler celles que Jésus-Christ aimait, ayant résolu ensemble que quiconque reconnaîtrait Jésus pour être le Christ, serait chassé de la synagogue? Ils furent visiter Marthe et Marie, ou à cause de leur grande affliction, ou parce qu'ils les honoraient comme des personnes respectables pour leur qualité, ou peut-être ce sont ici ces Juifs qui n'étaient pas méchants; car plusieurs d'entre eux crurent en Jésus-Christ. Au reste, l'évangéliste rapporte ces choses pour confirmer la mort de Lazare. Pourquoi enfin Marthe fut-elle seule au-devant de Jésus-Christ, sans se faire accompagner de sa soeur? Elle voulut voir Jésus en particulier et apprendre ensuite à sa soeur ce qu'il aurait dit. Mais aussitôt que le Sauveur lui eût donné une bonne espérance, elle fut prendre Marie, qui accourut promptement, malgré l'affliction où elle était.

Remarquez-vous la grandeur de son amour? C'est d'elle que Jésus a dit: «Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera point ôtée». (Lc 10,42) Comment donc, direz-vous, Marthe paraît-elle maintenant avoir plus d'empressement et d'ardeur? Ce n'est pas pour cela que Marthe eut plus d'ardeur, mais c'est que Marie n'avait point appris l'arrivée de Jésus. Marthe était la plus faible, puisqu'ayant ouï tout ce que le Sauveur lui avait dit de consolant sur la mort de son frère, elle répond pourtant encore: «Il sent déjà mauvais, car il y a quatre jours qu'il est là». Mais Marie, quoiqu'elle n'eût point encore appris ce que Jésus avait répondu à sa soeur, ne dit rien de semblable, mais elle crut aussitôt, et dit: «Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère ne serait pas mort» (Jn 11,32).

3. Considérez quelle sagesse font paraître ces femmes, malgré la faiblesse d'esprit naturelle à leur sexe. A la vue de Jésus-Christ, elles ne se répandent pas aussitôt en pleurs, en cris, en gémissements, comme nous avons coutume de faire, lorsqu'étant dans le deuil et dans l'affliction, nous voyons arriver quelqu'un de notre connaissance: celles-ci, au contraire, aussitôt qu'elles voient leur Maître, elles lui rendent hommage. Véritablement, elles croyaient toutes les deux en Jésus-Christ, mais non comme il fallait y croire. Car elles ne le connaissaient pas encore parfaitement; elles ne le connaissaient pas comme Dieu; elles ne savaient pas qu'il agissait par sa propre puissance et par son autorité: le Sauveur leur apprit l'une et l'autre chose. Qu'elles ignoraient que Jésus était Dieu, et qu'il agissait par son autorité et sa propre puissance; ces paroles: «Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez (Jn 11,22)», qu'elles ajoutent à celles-ci: «Si vous eussiez été ici, notre frère ne serait pas mort», le font manifestement voir. Elles lui parlent comme d'un homme d'une grande vertu, comme d'un homme illustre et célèbre.

Mais voyez ce que leur répond Jésus-Christ «Votre frère ressuscitera (Jn 11,23)»; par là il réfute, il rejette ces paroles: «Tout ce que vous demanderez». Il n'a point dit: Je demanderai, mais quoi? «Votre frère ressuscitera». S'il eût dit: O femme! regardez-vous encore la terre? Je n'ai nullement besoin d'un secours étranger, je fais tout par moi-même, ces paroles auraient fait de la peine à cette femme, elles l'auraient offensée. Mais en disant: «Votre frère ressuscitera», le Sauveur tient un milieu, et par les paroles qui suivent il a insinué ce que je viens de dire. Marthe ayant dit: «Je sais qu'il ressuscitera en la résurrection» qui se fera «au dernier jour (Jn 11,24)», Jésus-Christ lui découvre plus clairement son pouvoir par sa réponse: «Je suis la résurrection et la vie (Jn 11,25)»; lui montrant qu'il n'a nullement besoin du secours d'autrui, puisqu'il est lui-même la vie. S'il avait besoin de l'assistance d'un autre, comment serait-il lui-même la résurrection et la vie? A la vérité, il ne l'a pas si clairement expliqué, mais néanmoins il en a assez dit pour le faire entendre. Et encore, Marthe ayant répondu: «Tout ce que vous demanderez», etc. Jésus lui explique: «Celui qui croit en moi, quand il serait mort, vivra» faisant connaître que c'est lui qui distribue tous les biens, et que c'est à lui qu'il faut s'adresser pour les obtenir.

«Et quiconque vit et croit en moi, ne mourra point à jamais (Jn 11,26)». Considérez de quelle manière le Sauveur élève l'esprit de Marthe; car son oeuvre n'était pas limitée à la seule résurrection de Lazare. Il fallait aussi 412 que cette femme et ceux qui se trouvaient là présents avec elle connussent ce mystère c'est pour cela qu'avant de ressusciter Lazare il fait un discours. Que si Jésus-Christ est la résurrection et la vie, sa puissance n'est point circonscrite dans un lieu: partout et en quelque endroit qu'il soit, il peut ressusciter, il peut donner la vie. Encore, si ces femmes avaient dit, comme le centenier: «Dites une parole, et mon serviteur sera guéri» (Mt 8,8); sans doute le Sauveur aurait aussitôt ressuscité leur frère. Mais comme elles l'avaient envoyé chercher et prié de venir, il vint en effet, mais pour les tirer de la basse opinion qu'elles avaient de lui: et il se rendit au lieu où on avait mis Lazare; mais en même temps qu'il condescend à leur faiblesse, il fait voir qu'il peut guérir et ressusciter, quoique absent et très-éloigné; voilà pourquoi il diffère, il retarde l'exécution du miracle. Une grâce obtenue sur-le-champ fût demeurée ensevelie dans le silence: il fallait que la corruption du cadavre fît des progrès.

Mais cette femme, d'où pouvait-elle savoir que Jésus ressusciterait son frère? Elle lui avait ouï dire bien des choses sur la résurrection; mais c'est depuis peu qu'elle désirait en voir l'effet. Remarquez-le, elle a encore des sentiments bien bas et bien terrestres. Jésus lui ayant dit: «Je suis la résurrection et la vie», elle ne répondit pas: Ressuscitez mon frère; mais que répond-elle? «Je crois que vous êtes le Christ, le Fils de Dieu». Que lui réplique donc Jésus-Christ? «Quiconque croit en moi, quand il serait mort, vivra» c'est-à-dire, s'il est mort de la mort du corps. «Et quiconque vit et croit en moi, ne mourra point (Jn 11,26)»; savoir, de la mort de l'âme. Puis donc que je suis la résurrection, si votre frère est maintenant mort, n'en soyez point inquiète, ne vous troublez point, mais croyez «en moi». Car la mort du corps n'est point une mort. Par ces discours le Sauveur console Marthe de la mort de son frère: il lui donne aussi une bonne espérance, et en lui promettant que son frère ressuscitera, et en disant hautement: «Je suis la résurrection», et encore, en assurant que si, après être ressuscité, il meurt une seconde fois, il n'en souffrira aucun dommage. C'est pourquoi la mort d'ici-bas n'est point à craindre; en d'autres termes, votre frère n'est point mort, et vous aussi vous ne mourrez point: «Croyez-vous cela? Elle répondit: je crois que vous êtes le Christ, le Fils de Dieu, qui êtes venu en ce monde». Il paraît bien que cette femme n'a pas compris ce que lui disait Jésus-Christ. A la vérité, elle sentit que c'était quelque chose de grand, mais elle ne comprit pas tout: c'est pour cela qu'interrogée sur une chose, elle répond sur une autre: mais cependant elle eut cet avantage, que son affliction se dissipa entièrement. Telle est en effet la vertu de la parole de Jésus-Christ. Ainsi l'une des soeurs avait pris les devants, l'autre la suivit. L'amour dont elles étaient animées pour leur Maître ne leur permettait pas de ressentir vivement leur infortune: l'influence de la grâce communiquait la sagesse au coeur même de ces femmes.

4. Mais aujourd'hui, entre autres défauts, les femmes sont possédées d'étranges maladies dans le deuil et dans les calamités elles font une vaine montre de leur affliction, elles découvrent leurs bras, elles s'arrachent les cheveux, elles se déchirent les joues; les unes par douleur, les autres par ostentation: d'autres découvrent leurs bras par impudicité en présence des hommes. O femme, que faites-vous? Vous vous dépouillez honteusement au milieu de la place publique, vous qui êtes un membre de Jésus-Christ; sur la place publique, dis-je, et devant des hommes? Vous arrachez vos cheveux, vous déchirez vos vêtements, vous jetez de grands cris, vous imitez les danses des Ménades (1), et vous ne croyez pas offenser Dieu? Quelle extravagance et quelle folie! Les païens n'en riront-ils pas? Ne diront-ils pas que notre religion, que notre doctrine n'est qu'un conte et qu'une fable? Oui, sans doute; ils diront: il n'y a point de résurrection; mais les dogmes chrétiens sont ridicules, ils ne sont que mensonges et qu'illusions. Car parmi eux les femmes, comme s'il ne restait plus rien après cette vie, ne font nulle attention à leurs Ecritures: leurs Ecritures et tout ce qu'ils enseignent ne sont que de pures fictions, comme le prouve la conduite de ces femmes. En effet, si elles croyaient que celui qui est mort, n'est point véritablement mort, mais qu'il est passé à une meilleure vie, elles ne pleureraient pas comme s'il n'était plus; elles ne s'affligeraient point tant, elles ne prononceraient pas de ces sortes de paroles, qui 413 sont une visible démonstration de leur incrédulité: je ne te verrai plus, je ne te retrouverai plus. Tout n'est que fables et illusions parmi les chrétiens. Que si la résurrection, qui est le fondement et le gage de tous les biens qu'ils espèrent, n'obtient nulle créance parmi eux, à bien plus forte raison ne croiront-ils point à leurs autres dogmes?

1. Ménade, bacchante, femme en fureur qui, chez les païens, célébrait les fêtes de Bacchus. On appelle aussi Ménade, une femme emportée et furieuse, qui ne garde aucune mesure, etc.

Non, les gentils ne sont pas si faibles, ni si lâches: plusieurs d'entre eux ont donné des preuves de sagesse. Une femme païenne, apprenant que son fils était mort au combat, fit aussitôt cette demande: En quel état est notre patrie, où en sont nos affaires? Un de leurs philosophes, qui avait sur la tête une couronne de fleurs, reçoit la nouvelle qu'un de ses fils était mort pour la patrie; alors il ôte sa couronne, il demande lequel (car il en avait deux); l'ayant appris, il la remet sur-le-champ. Beaucoup de païens ont donné leurs fils et leurs filles pour être offerts en sacrifices à leurs dieux. Les femmes de Sparte exhortaient ainsi leurs enfants: Ou rapportez vos boucliers du combat, ou qu'on vous rapporte morts sur vos boucliers. Certes, j'ai honte de voir les gentils philosopher si bien et montrer tant de sagesse, tandis que nous nous conduisons si honteusement. Ceux qui n'ont aucune idée de la résurrection, se conduisent comme s'ils en avaient une vraie connaissance; et nous qui en sommes parfaitement instruits, nous vivons comme si nous n'en avions point entendu parler. Plusieurs font, par respect humain, ce qu'ils ne feraient pas pour Dieu même. Car les femmes qui sont au-dessus des autres par leurs richesses, n'arrachent point leurs cheveux, elles ne découvrent pas leurs bras, et en cela même elles sont très-blâmables, non de ne pas découvrir leurs bras, mais de ne le faire que par crainte de se déshonorer et non par esprit de piété. Le respect humain les retient, les empêche de se livrer à leur affliction, et la crainte de Dieu n'est point capable d'arrêter leurs larmes et de réprimer leurs douleurs? Une pareille conduite n'est-elle pas des plus condamnables?

Il faudrait donc que ce que font les femmes riches, parce qu'elles sont riches, les femmes pauvres le fissent de même par la crainte de Dieu. Aujourd'hui tout est renversé, on fait tout le contraire de ce qu'on devrait: celles-là sont retenues par vaine gloire; celles-ci par faiblesse manquent à la pudeur. Fatale absurdité! Nous faisons tout pour les hommes, tout pour la terre, mais ce n'est rien encore: on tient des discours ridicules, insensés. A la vérité, le Seigneur dit: «Bienheureux ceux qui pleurent» (Mt 5,5), mais il parle de ceux qui pleurent leurs péchés, et la douleur du péché ne fait pleurer personne; nul ne se met en peine de la perte de son âme. Il ne nous est pas commandé de pleurer ceux qui sont morts, et nous les pleurons.

Quoi donc! direz-vous, il ne sera pas permis de pleurer la mort d'un homme? Ce n'est point là ce que je défends: je blâme ces coups, ces meurtrissures, ces pleurs excessifs et immodérés. Je ne suis ni dur ni inhumain; je sais la faiblesse de la nature, et les regrets que laisse après elle une longue intimité. Nous ne saurions nous empêcher de pleurer; Jésus-Christ lui-même l'a fait voir, il a pleuré Lazare. Faites de même; pleurez, mais doucement, mais modestement, mais avec la crainte de Dieu. Si vous pleurez de cette sorte, vous ne pleurez pas comme ne croyant point à la résurrection, mais comme ne pouvant supporter la séparation.

5. En effet, ceux qui vont faire un long voyage, nous les accompagnons de nos larmes, mais nous ne pleurons pas comme si nous désespérions de les revoir. Vous de même répandez des larmes sur ce mort, comme si vous l'envoyiez faire un voyage devant vous (1). Ce n'est point un commandement que je vous fais, je ne parle ainsi que pour m'accommoder à votre faiblesse. Si celui qui est mort était un pécheur, s'il a souvent offensé Dieu, sûrement il faut le pleurer, ou plutôt nous ne devons pas seulement pleurer sur lui, ce qui ne lui sert de rien, mais nous devons faire ce qui lui peut être utile et le secourir: par exemple, des aumônes, des oblations, et encore se féliciter de ce qu'il n'aura plus l'occasion de pécher; mais si c'était un juste, il faut s'en réjouir, parce qu'il est arrivé au port; qu'il n'a plus rien à craindre, ni nul risque à courir. S'il est jeune, il faut encore se réjouir de le voir si promptement délivré des maux et des calamités de cette vie; s'il est vieux, c'est pour nous un sujet de joie et de consolation, qu'il ait si longtemps joui de ce qu'on regarde comme un bien très-désirable (2). Mais pour 414 vous, vous passez sur toutes ces considérations; vous appelez vos servantes, vous les excitez à pleurer, comme pour honorer davantage le mort, et c'est là une honte et une extrême infamie. L'honneur que vous lui devez rendre ne consiste pas à verser des larmes, à pousser des gémissements et des cris, mais à chanter des hymnes et des }psaumes; mais à mener vous-mêmes une vie très-pure et très-sainte. Le juste qui est sorti de ce monde, encore que personne n'assiste à ses funérailles, demeurera avec les anges; mais le pécheur qui est mort dans son péché, eût-il toute la ville à son convoi, n'en tirera aucun profit.

1. Ceux qui meurent, dit Grégoire de Nazianze, ne font que prendre les devants. (Orat. 11X)
2 C.-à-d. de cette vie présente.

Voulez-vous honorer les morts? faites tout autrement que vous n'avez accoutumé de faire; répandez des aumônes, faites de bonnes oeuvres, des oblations, offrez le saint sacrifice de nos autels (1). A quoi bon tant de pleurs? J'ai appris encore une chose bien triste: c'est que par ces torrents de larmes beaucoup de femmes cherchent à s'attirer des amants, comptant sur ce grand deuil et la violente douleur qu'elles font éclater pour se procurer la réputation d'aimer passionnément leurs maris. O invention diabolique! O artifice de Satan! Jusques à quand serons-nous terre et cendre, et jusques à quand serons-nous chair et sang? Levons les yeux au ciel, ayons des sentiments spirituels. Quels reproches, quelles remontrances ferons-nous encore aux gentils? Comment oserons-nous leur enseigner la résurrection, leur parler des vertus chrétiennes? Y a-t-il de la sûreté dans une vie si dérangée Ignorez-vous que la tristesse cause la mort? La douleur aveuglant l'esprit, non-seulement ne permet pas de voir les choses comme il faut, mais elle produit de grands maux. Par ces excès, nous offensons Dieu et nous ne faisons aucun bien ni aux morts ni à nous-mêmes; mais, par la modération, nous nous rendons agréables à Dieu, et les hommes nous comblent de louanges. bi nous ne nous laissons point abattre par la douleur, nous sommes promptement délivrés de-ce qui nous en reste par le Seigneur. Mais si nous nous y abandonnons, il nous laisse en quelque sorte en son pouvoir. Si nous rendons grâces au Seigneur, nous ne perdrons point courage.

1. C.-à-d. par les mains des ministres de l'Eglise.

Et comment, direz-vous, celui qui a perdu son fils, ou sa fille, ou sa femme, peut-il s'empêcher de pleurer? Je ne dis point qu'il ne faut pas pleurer, mais je dis qu'il ne faut pas pleurer avec excès. En effet, si nous pensons que c'est Dieu qui a pris celui que nous avons perdu, et que notre mari, notre fils, était né mortel, nous nous consolerons bientôt. Que ceux-là donc s'affligent, qui désirent une chose qui est au-dessus de la nature. L'homme est né pour mourir, pourquoi vous affliger de ce qui arrive par l'ordre de la nature? Vous plaignez-vous de manger pour vous conserver!a vie? Voulez-vous vivre sans manger? Faites de même à l'égard de la mort: vous êtes né mortel (He 9,27), ne demandez point à être immortel ici-bas. Il est arrêté que les hommes meurent une fois. Ainsi donc ne vous attristez point, ne vous tourmentez point, mais souffrez une loi qui est fixe et invariable pour tous les hommes. Pleurons nos péchés, voilà un deuil salutaire, voilà un acte de vraie philosophie. Ne cessons donc jamais de les pleurera afin qu'en l'autre vie nous puissions jouir de la joie et du repos éternels, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il.

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Chrysostome sur Jean 61