Chrysostome sur Mt 27

27

HOMÉLIE XXVII - «OR JÉSUS ÉTANT DANS LA MAISON DE PIERRE, VIT SA BELLE-MÈRE QUI ÉTAIT AU LIT ET AVAIT LA FIÈVRE.

Mt 8,14-15

- IL LUI TOUCHA LA MAIN ET LA FIÈVRE LA QUITTA, ET, S’ÉTANT LEVÉE, ELLE LES SERVAIT. » (CHAP. 8,14, 15)

ANALYSE

1. Ce qu’il y a de plus miraculeux dans la guérison de la belle-mère de saint Pierre, ce n’est pas qu’elle fut guérie tout à coup, mais c’est qu’elle le fut entièrement et sans avoir besoin de convalescence.
2. Ce n’étaient pas seulement les miracles que faisait le Christ qui attiraient à lui les hommes, mais sa seule vue était pleine de grâces et charmait les âmes. Speciosus forma prae filiis hominum. (Ps 45,3) Douceur de Jésus-Christ.
3. Jésus-Christ faisait ses réponses selon la pensée secrète de ceux qui l’interrogeaient.
4 et 5. Exhortation. Il faut préférer le salut à toutes choses. Qu’il n’y a rien de si effroyable que la mort de l’âme. Qu’un pécheur est sans comparaison plus mort que ne sont les morts enfermés dans le tombeau.



1. Saint Marc voulant marquer la promptitude de cette guérison, ajoute ce mot, «aussitôt;» ce que saint Matthieu ne rapporte pas, se contentant d’avoir marqué le miracle. Saint Luc dit aussi que cette femme malade pria Jésus-Christ de la guérir; ce que saint Matthieu a omis encore. Tout cela néanmoins ne prouve pas que les évangélistes se combattent; mais seulement que les uns ont voulu être plus courts, et les autres, rapporter les choses plus exactement.

Mais pourquoi Jésus-Christ allait-il dans la maison de saint Pierre? Je crois que c’était pour y manger; et l’évangéliste le fait assez voir, lorsqu’il dit que cette femme, après qu’elle fut guérie, «se leva et les servit.» Car Jésus-Christ allait ainsi manger chez ses disciples, comme on le voit encore par saint Matthieu, chez qui il alla, lorsqu’il l’appela pour être apôtre: ce qu’il faisait afin d’honorer ainsi ses disciples, et de les rendre plus ardents le servir. (224)

Remarquez ici le profond respect de saint Pierre pour son Maître. Quoiqu’il eût chez lui sa belle-mère malade d’une fièvre dangereuse, il ne le pria point de la venir voir. Il attendit qu’il eût achevé ce long discours de la montagne, et qu’il eût guéri tous les autres malades qui se présentaient à lui de toutes parts. C’est seulement lorsque le Seigneur entre dans le logis de l’Apôtre que celui-ci le prie enfin de guérir sa belle-mère. Tant il était instruit dès lors à préférer le bien des autres à ses propres intérêts

Ce n’est pas saint Pierre qui prie le Sauveur de tenir chez lui. C’est le Sauveur qui y vient de lui-même; et un moment après que le centenier eut dit: «Je ne suis pas digne, Seigneur, que vous entriez chez moi, afin de témoigner jusqu’à quel point il voulait favoriser son disciple. Et quoiqu’il soit, aisé de juger quelles pouvaient être les maisons de ces pauvres gens qui n’étaient que des pêcheurs, Jésus-Christ néanmoins ne laisse pas d’aller clans ces cabanes, pour nous apprendre toujours à fouler aux pieds le faste et la vanité.

Il est remarquable que Jésus-Christ guérit quelquefois les malades par sa seule parole, quelquefois il étend sa main, quelquefois il joint les deux ensemble, pour rendre la guérison plus sensible Il ne voulait pas agir toujours si souverainement; et si divinement dans ses miracles. Il avait besoin de se cacher pour un temps, principalement à l’égard de ses apôtres, de peur que l’excès de leur joie ne leur fît dire à tout le monde ce qu’il était. C’est pourquoi nous voyons qu’après s’être transfiguré devant eux sur la montagne du Thabor, il leur défendit de dire à qui que ce fût ce qu’ils avaient vu.

Il touche donc ici la main de cette femme malade, et non seulement il éteint l’ardeur de sa fièvre, mais il la rétablit même tout d’un coup dans une santé parfaite. Comme la maladie était tout ordinaire, il voulut au moins signaler sa puissance en la guérissant comme l’art des médecins n’aurait pu le faire. Vous savez en effet que, même après l’a cessation de la fièvre, il faut encore beaucoup de temps pour que les malades recouvrent toutes leurs forces. Mais ce double effet, Jésus-Christ l’opéra dans le même moment; il fit quelque chose de semblable lorsqu’il apaisa la mer. Non seulement il arrêta les vents et la tempête, mais il calma soudain jusqu’au mouvement des flots, phénomène opposé aux lois de la nature, puisque, même après que la tempête a cessé, le mouvement qu’elle a imprimé aux ondes coMmue encore fort longtemps. La parole de Jésus-Christ fit donc en un instant ce que la nature ne fait que peu à peu. C’est encore ce qui arriva au sujet de cette femme, comme l’atteste l’Evangile «Elle se leva,»dit-il, «et les servit; ce qui nous montre d’un côté la souveraine puissance de Jésus-Christ dans ses miracles, et de l’autre, la disposition de cette femme, et le grand zèle qu’elle avait pour Jésus-Christ.

Nous apprenons encore en ce miracle que Jésus-Christ accorde quelquefois la guérison de quelques personnes à la foi des autres. Car nous voyons ici que saint Pierre prie pour sa belle-mère, comme le centenier avait prié pour son serviteur. Ce n’est pas que Jésus-Christ dispensât ceux qu’il guérissait de croire en lui; mais parce que ou l’âge encore trop tendre les empêchait de venir à lui, ou que l’ignorance où ils étaient ne leur permettait pas d’avoir de lui des sentiments assez relevés, il suppléait à ce qui manquait au malade parla foi de ceux qui priaient pour lui.

«Le soir étant venu, ils lui présentèrent plusieurs possédés et il chassa d’eux les malins esprits par sa parole, et guérit tous ceux qui étaient malades (16). Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie: Il a pris sur lui nos langueurs, et il s’est chargé de nos maladies (17).» Remarquez comme la foi de ce peuple s’est déjà accrue. La nuit même ne peut les porter à se retirer, et ils ne craignent point, d’importuner Jésus-Christ en lui amenant si tard leurs malades. Et je vous prie de considérer quelle foule de miracles les évangélistes nous rapportent en un mot. Car ils ne s’arrêtent plus à rapporter chaque guérison en particulier; mais ils en marquent comme en passant un nombre prodigieux. Et de peur que ce prodige ne parût incroyable à cause de sa grandeur même, puisqu’une multitude innombrable fut guérie en un moment de tant de différentes maladies, l’évangéliste rapporte la parole du prophète lsaïe, qui avait rendu témoignage si longtemps auparavant de ces merveilles qu’on voyait alors. Par là il nous apprend comme il fait partout ailleurs, qu’une preuve tirée des paroles de l’Ecriture, n’a pas moins d’autorité qu’en ont les miracles. C’est dans cette vue qu’il rapporte cet endroit (225) d’Isaïe: «Il a pris sur lui nos langueurs, et il s’est chargé de nos maladies.» (Is 53,4) Il ne dit pas qu’il les a dissipées, ou qu’il les a guéries; mais qu’il «les a prises sur lui, et qu’il s’en est chargé lui-même.» Ce que le Prophète a, selon moi, particulièrement entendu de nos péchés, et dans le même sens que saint Jean dit: «Voilà l’Agneau de Dieu, voilà Celui qui porte le péché du monde.» (Jn 1,28)

2. Pourquoi donc, me direz-vous, l’évangéliste applique-t-il cette même parole aux maladies du corps? C’est ou parce qu’il a pris ce passage simplement à la lettre, ou plutôt parce qu’il a voulu nous marquer que la plupart des maladies corporelles, tirent leur source de celles des âmes. Car si la mort, qui est le dernier et le plus grand de tous les maux, ne vient que de cette racine, faut-il s’étonner si les autres en sortent aussi comme de leur tige?

«Mais Jésus voyant autour de lui une grande foule de peuple, ordonna à ses disciples, de passer à l’autre bord (18).» Vous voyez partout combien Jésus-Christ est éloigné de tirer vanité de ses miracles. Car les autres évangélistes remarquent ici qu’il défendait au démon de dire qui il était, et saint Matthieu écrit qu’il renvoya le peuple; ce qu’il faisait d’un côté pour nous donner un exemple d’humilité, nous avertissant de ne rien faire pour la vaine gloire; et pour adoucir de l’autre l’envie que les Juifs avaient contre lui. Car il n’avait pas seulement soin de guérir les corps, et il en avait bien plus de sauver les âmes, et de les porter à la vertu. Il se révélait de deux manières, et en guérissant miraculeusement les maladies, et en ne faisant rien par le désir de la gloire. Il renvoie donc ce peuple qui s’attachait à sa personne par le lien de l’amour et de l’admiration, et qui ne souhaitait rien tant que de toujours jouir de sa vue et de sa présence. En effet, qui aurait pu quitter un homme qui faisait tant de miracles? Qui n’aurait désiré de voir seulement ce visage, et de contempler cette bouche d’où sortaient des paroles si divines? Car il n’était pas seulement admirable par les prodiges qu’il faisait, mais sa seule vue et sa seule présence répandait la joie et la grâce dans ceux qui le regardaient. C’est pourquoi le Prophète dit de lui: «Votre beauté surpasse la beauté «de tous les hommes.» (Ps 45,3) Et ce que dit lsaïe: «Qu’il n’avait ni forme ni beauté (Is 53,6),» ne se doit entendre qu’en comparant son humanité à la gloire ineffable de sa divinité; ou en le considérant dans le moment de sa passion, où il fut déshonoré et défiguré d’une manière si horrible; ou pour marquer l’état simple et pauvre dans lequel il a passé toute sa vie.

Jésus-Christ ne commande à ses disciples de passer à l’autre bord, qu’après qu’il a guéri tous ceux qui étaient là. Ils eussent eu trop de regret de le quitter, s’il n’eût satisfait à toutes leurs prières. C’est tout ce qu’ils peuvent faire après même qu’il a guéri leurs malades. Sur la montagne, ces gens n’étaient pas seulement, restés immobiles autour de lui pendant qu’il parlait, mais encore ils l’avaient suivi lorsqu’il eut cessé de parler; de même ici ils demeurent encore auprès du Sauveur, alors qu’ils n’ont plus de miracles à voir ni à attendre, uniquement retenus par le bonheur de contempler sa face divine. Car si le visage de Moïse était tout brillant de gloire, et si celui de saint Etienne paraissait comme le visage d’un ange, quel a dû être le visage de celui qui a été le Seigneur de l’un et de l’autre?

Peut-être que quelques-uns de vous souhaiteraient de voir le Sauveur tel qu’il était alors. Mais si nous le voulons, mes frères, nous verrons cette divine face dans un éclat sans comparaison plus grand. Si nous vivons ici-bas comme nous devons, nous verrons ce même Sauveur au milieu des airs, nous irons au-devant de lui pour le recevoir sur les nuées revêtus d’un corps immortel et incorruptible.

Mais considérez, je vous prie, qu’il ne renvoie pas simplement ce peuple, ce qui aurait pu lui faire de la peine. Il ne dit pas: retirez-vous, allez-vous-en, mais il donne seulement à ses disciples l’ordre de passer sur l’autre bord, laissant espérer à la foule qu’elle le retrouverait là.

Mais pendant que ces multitudes témoignaient tant d’affection, et un si grand zèle pour Jésus-Christ, un homme possédé de l’amour de l’argent et du désir de la gloire s’approcha de lui, et lui dit: «Maître, je vous suivrai en quelque lieu que vous alliez (19).» Remarquez l’orgueil de cet homme. Il dédaigne d’être du commun du peuple, et il s’approche de Jésus-Christ à part, comme un personnage d’importance et qui ne vent pas être confondu avec la foule. On reconnaît bien là le caractère juif, plein de liberté et de hardiesse (226). Et nous en verrons bientôt un autre élever la voix du milieu d’une assemblée silencieuse, pour faire à contre-temps cette question à Jésus-Christ: «Maître, quel est le premier commandement de la loi?» (Mt 22,36) Cependant Jésus-Christ ne le reprit point, de cette liberté indiscrète, pour nous apprendre à souffrir nous-mêmes l’importunité de ces personnes.

Nous voyons aussi qu’il ne reprend pas ouvertement ceux qui s’approchent de lui avec une mauvaise volonté. Il se contente de répondre à leurs pensées, d’une manière qui leur fait assez connaître qu’il voit et qu’il condamne le fond de leur coeur. Ainsi il leur procure un double avantage: premièrement il leur fait connaître qu’il pénètre le secret de leurs pensées; ensuite il épargne leur pudeur, en ne découvrant point aux autres leur vanité qu’ils tiennent cachée, et leur donnant lieu néanmoins, s’ils le veulent, de s’en corriger eux-mêmes.

On peut voir ici un bel exemple de cette sage conduite. Car cet homme voyant les grands miracles que faisait le Fils de Dieu, et que tout le monde venait à lui, crut que c’était là un excellent moyen pour s’enrichir. C’est ce qui lui inspira le désir de le suivre. La réponse du Sauveur est une preuve de ce que je dis. Car il répond moins aux paroles de cet homme, qu’à la pensée de, son coeur. Vous vous imaginez, dit-il, que vous amasserez beaucoup d’argent en me suivant; et vous ne voyez pas que je n’ai pas seulement comme les oiseaux un petit abri pour me retirer. «Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête (20).» Il ne rejetait pas ce disciple en lui parlant de la sorte. Il reprenait seulement son désir secret, et lui laissait la liberté de le suivre, s’il voulait vivre aussi pauvrement que lui. Voyez la mauvaise disposition de cet homme, jugez-en par sa conduite; lorsqu’il a entendu ces paroles, et qu’il s’est senti pénétré et,condamné, il se garde bien de dire: je suis tout prêt à vous suivre.

3. Jésus-Christ a souvent usé de cette même conduite. Il ne reprochait point ouvertement leurs crimes à ceux qui lui parlaient; mais il leur faisait connaître par ses réponses quel était le fond de leur coeur. C’est ainsi qu’il agit envers cet homme qui l’appelait «bon Maître,» et qui espérait par cette flatterie de se le rendre favorable. Il lui répondit selon la pensée qu’il lui voyait dans le coeur: «Pourquoi,» dit-il, «m’appelez-vous bon, puisqu’il n’y a personne de bon que Dieu seul?» (Mt 12)

C’est ainsi qu’il se conduisit encore lorsque le peuple lui dit: «Voilà votre mère et vos frères qui vous cherchent.» (Mc 3) Comme alors ses parente agissaient humainement, et qu’ils demandaient à approcher de lui, moins pour apprendre quelque chose d’utile, que pour montrer qu’ils étaient ses proches, et tirer gloire de cet avantage, voici ce qu’il leur répondit: «Qui est ma mère, ou qui sont mes frères?» et le reste. Il traite encore ses parents de même, lorsque, pour satisfaire leur vanité, ils le portaient à s’acquérir de la réputation en lui disant: «Faites-vous connaître au monde. Votre temps, leur dit-il, est toujours prêt, mais le mien ne l’est pas encore.» (Jn 7,6)

Il répond aussi à la pensée du coeur, mais pour l’approuver et non pour la reprendre, lorsqu’il dit de Nathanaël: «Voilà un véritable israélite, en qui il n’y a point de tromperie.» (Jn 1,46) Lorsqu’il dit aux disciples de saint Jean: «Allez et dites à Jean ce que vous avez entendu et ce que vous avez vu (Lc 7,9),» il ne répondait pas tant à ceux qui l’interrogeaient, qu’à la pensée de celui qui lui envoyait faire cette demande.

Jésus-Christ de plus a répondu à la pensée du peuple, lorsqu’il dit aux Juifs: «Qu’êtes-vous allés voir dans le désert?» Comme il voyait que dans leur pensée Jean n’était qu’un homme versatile et inconstant, c’est ce sentiment qu’il réfute et corrige en disant: «Qu’êtes-vous allés voir dans le désert? Un roseau agité du vent? ou un homme vêtu d’étoffes délicates?» montrant par là que l’âme de ce saint avait toujours été ferme et qu’aucune volupté n’avait pu l’amollir.

C’est donc de cette même manière que Jésus-Christ répond en cet endroit, non aux paroles, mais à la pensée de cet homme qui le voulait suivre. Et considérez, avec quelle modestie il lui répond! Il ne lui dit point: J’ai; mais: Je méprise; il dit simplement: Je n’ai pas, parole aussi exacte que pleine de condescendance. Et de même, lorsqu’il mangeait et buvait avec les Juifs et qu’il menait une vie qui semblait toute contraire à celle de saint Jean, (227) il n’avait pour but que leur salut, ou plutôt que celui de tous les hommes. Il a voulu fermer ainsi la bouche aux hérétiques qui devaient nier un jour qu’il eût été véritablement homme et gagner par surcroît l’affection de ceux avec qui il vivait, en rendant sa vie semblable à la leur.

«Un autre de ses disciples lui dit: Seigneur, permettez-moi, avant que je vous suive, d’aller ensevelir mon père (21).» Admirez quelle différence il y a entre ces deux hommes. L’un dit hardiment: «Je vous suivrai partout où vous irez.» Et l’autre qui cependant demandait quelque chose de louable en soi, dit modestement: «Permettez-moi.» Mais Jésus-Christ ne permit pas, et voici sa réponse: «Jésus lui dit: Suivez-moi, et laissez aux morts le soin d’ensevelir leurs morts (22).» On voit partout que Jésus-Christ pénétrait le fond des coeurs. Mais, direz-vous, pourquoi refuser cette permission? Parce qu’il y avait d’autres personnes pour ensevelir son père, et qu’il n’était pas raisonnable que cette occupation détournât ce disciple d’une autre beaucoup meilleure. Quand il dit: «Laissez aux morts le soin d’ensevelir leurs morts,» il montre que celui-ci n’était pas de ce nombre; quant à son père, c’était apparemment un infidèle.

Que si vous vous étonnez que ce jeune homme demande permission pour s’acquitter d’un devoir si nécessaire, et qu’il ne prend pas sur lui de s’en aller sans même consulter, je vous réponds que ce qu’il faut surtout admirer, c’est que, la défense faite, il se rend et obéit docilement.

Mais n’est-ce pas une étrange ingratitude, direz-vous, de n’assister pas à la sépulture de son propre père? J’avoue que s’il l’eût fait par indifférence, c’eût été de l’ingratitude, mais s’il ne le faisait que pour ne pas interrompre une affaire plus importante, ç’aurait été au contraire une extrême folie de s’en aller malgré tout pour faire les funérailles mêmes de son père. Jésus-Christ ne fait pas cette défense pour nous apprendre à mépriser nos parents, mais pour nous faire voir que nous n’avons rien de plus important que l’affaire de notre salut; que c’est à cela que nous devons nous attacher de tout notre coeur, sans différer d’un moment à nous y appliquer, quelque pressants que soient les motifs qui s’y opposent; car quoi de plus nécessaire parmi les affaires de ce monde que d’assister aux funérailles de son père? Et tout ensemble quoi de plus facile, et qui exige moins de temps?

Si donc, mes frères, il nous est défendu de perdre aussi peu de temps qu’il en faut peur ensevelir notre père, et s’il n’est pas sûr d’interrompre pour un moment ses exercices spirituels, jugez de quels supplices nous nous rendons dignes en nous éloignant continuellement de ce qui nous pourrait approcher de Jésus-Christ, en nous amusant volontairement à des choses où nous n’avons pas le moindre prétexte de nous appliquer, et en préférant des bagatelles et des folies à notre salut.

Mais ne devons-nous pas admirer ici la conduite et la sagesse de Jésus-Christ, qui d’abord attache ce jeune homme à sa parole, et qui le délivre ainsi d’une Infinité, de maux, comme des pleurs, des cris et de tout ce que des funérailles entraînent après soi de pénible et de douloureux? Car après l’enterrement de son père, il aurait fallu ouvrir le testament, partager la succession, et faire bien d’autres choses qui suivent nécessairement la mort d’un père. Ainsi dans ce flux et reflux d’affaires, ce jeune homme se serait trouvé comme emporté dans la haute mer et bien éloigné du port de son salut. Jésus-Christ donc lui fait une grande grâce en le tirant de tous ces embarras, et le tenant attaché auprès de lui.

Que si vous continuez à croire qu’il y avait de la dureté à ne pas permettre à un fils d’assister aux funérailles de son père, je vous, prie, de considérer que tous les jours, lorsqu’on prévoit que quelqu’un serait trop douloureusement affecté de la mort d’un père ou d’un fils, ou de quelqu’autre de ses proches, on lui cèle sa mort, on laisse passer le temps de l’enterrement, et l’on attend un moment favorable pour lui dire et lui adoucir en même temps cette nouvelle. Cependant on ne croit point qu’il y ait de la dureté dans cette conduite, on croirait au contraire être cruel, de dire tout d’un coup à ces personnes ce qui devrait les accabler de douleur. Que si c’est un mal, de pleurer à l’excès la mort d’un père, et de tomber pour cette cause dans une prostration qui anéantit l’âme, combien sera-ce encore un plus grand mal, si, pour la même cause, nous nous privions de la partie spirituelle qui donne la vie? C’est pourquoi Jésus-Christ dit ailleurs:

«Celui qui met la main à la charrue et qui tourne la tête en arrière, n’est pas propre au royaume de Dieu.» (Lc 9,62) N’est-il pas (228) plus avantageux d’annoncer le royaume de «Dieu,» et de retirer les autres de la mort, que de rendre à un mort un service qui ne peut-lui servir de rien, surtout lorsqu’il y en a d’autres qui peuvent lui rendre ce dernier devoir?

4. Ce que nous devons donc apprendre de cette conduite du Sauveur, c’est qu’il ne faut jamais perdre le moindre temps en ce qui regarde notre salut; qu’il faut préférer à toutes les affaires de ce monde, quelque nécessaires qu’elles puissent être, les occupations chrétiennes et spirituelles; et qu’il faut bien comprendre ce que c’est dans la vérité que la vie et ce que c’est que la mort. Car plusieurs paraissent vivre qui sont morts en effet, parce qu’ils vivent mal, ou plutôt dont l’état est bien pire que celui des. morts. «Celui qui est mort,» dit saint Paul, «est délivré du péché.» (Rm 6,7) Et l’autre au contraire, celui qui est mort spirituellement, est encore l’esclave du péché.

Ne me dites donc point: Mais on ne lui a pas fermé les yeux; il n’est pas étendu dans le sépulcre; il n’est pas enveloppé dans un, linceul; il n’est point mangé des vers. Je vous dis qu’il est mort et pire que les morts. Les vers ne mangent point son corps, mais son âme est déchirée par ses passions comme par autant de bêtes cruelles. Il a les yeux encore ouverts; mais il vaudrait mille fois mieux que la mort les lui eût fermés. Les yeux d’un homme-mort ne voient plus rien; mais celui-ci voit tous les jours mille choses criminelles, et ses regards sont autant de flèches qui lui percent le coeur. Un mort est couché dans son sépulcre, sans vie et sans mouvement; mais celui-ci est enseveli dans ses vices, et il est lui-même son tombeau vivant.

Quelqu’un me dira peut-être: Mais nous ne voyons pas néanmoins que le corps de cet homme soit corrompu comme celui d’un mort. Il est vrai; mais c’est en cela qu’il est plus malheureux. Car son corps est sain et son âme est déjà pourrie et d’une pourriture pire que celle des corps. Ceux-ci sentent mauvais durant quelques jours, mais l’âme et la bouche de cet homme exhalent durant toute sa vie, par des paroles licencieuses, une odeur plus insupportable que celle de la fange et de la boue. Il y a encore une grande différence entre ces deux morts: l’un, celui qui ne meurt que par le corps, n’éprouve que la corruption que lui impose la loi de la nature; l’autre, qui n’est pas exempt de cette corruption-là y ajoute encore la pourriture volontaire de ses iniquités et de ses désordres, inventant chaque jour de nouveaux éléments de décomposition. Mais, dites-vous, ce mort dont vous parlez, je le vois sur un cheval magnifique! Et qu’est-ce que cela fait? Cet autre n’est-il pas aussi sur un lit superbe? Mais voici qui est plus fâcheux: celui-ci, du moins, s’il se décompose et sent mauvais, personne ne le voit, un voile recouvre même la bière où il est enfermé; tandis que celui-là, fétide, déjà, quoique encore en vie, promène de tous côtés sa puanteur, et, comme un sépulcre toujours ouvert, porte son âme morte dans un corps vivant. Que si vous aviez des yeux pour voir l’état d’une âme plongée dans les délices et dans le péché, vous comprendriez sang peine qu’il vaut mieux sans comparaison être lié dans un drap mortuaire, que d’être garrotté avec les chaînes de ses passions, et avoir une grande pierre qui nous couvre, que d’être accablé du poids de ses crimes.

Il est donc bien juste que ceux qui sont liés de parenté avec ces sortes de morts, pleurent sur eux, puisqu’ils ne pleurent pas sur eux-mêmes. Il convient d’implorer pour eux le Sauveur comme Magdeleine le pria pour, Lazare. (Jn 11) Quand ce mort exhalerait déjà une extrême puanteur, quand il serait en terre depuis quatre jours, ne perdez point courage; allez, et levez d’abord cette pierre qui le couvre. Vous le verrez alors étendu dans le sépulcre, vous le verrez enveloppé d’un. linceul et de bandelettes.

Mais, pour rendre plus clair ce que nous disons, prenons pour exemple quelques-uns des grands de ce monde. Ne craignez point, je ne nommerai personne, et quand je nominerais quelqu’un, il n’y aurait rien à craindre. Car- qui pourrait craindre un homme mort? Quoi qu’il fasse, il est toujours mort; et ainsi il ne peut faire aucun mal à ceux qui vivent. Je dis donc qu’il m’est aisé de vous faire voir, en vous dépeignant tel qu’il est, l’un de ces grands du monde, qui est véritablement mort. Premièrement sa tête est couverte d’un suaire. Puisqu’il est toujours dans l’ivresse, n’est-il pas vrai que les vapeurs du vin sont comme des enveloppes et des bandelettes qui tiennent sa tête et sa raison liée, et lui interdisent l’usage de, l’esprit et même des sens? (229) Considérez ensuite comme il a les mains. Vous les verrez attachées à son ventre, non avec des bandes comme celles des morts; mais ce qui est encore plus horrible, avec les chaînes de l’avarice, qui les empêchent de s’étendre pour faire l’aumône, et qui les rendent plus immobiles et plus mortes pour les bonnes oeuvres que celles des morts. Voulez-vous voir

aussi comme ses pieds sont liés? Vous n’avez qu’à considérer cette foule d’affaires, dont il est accablé sans cesse, qui ne lui permettent pas d’aller à l’église pour adorer Dieu. Je vous ai fait voir le mort; voyez maintenant l’ensevelisseur. Quel est-il l’ensevelisseur de ces morts.? Il n’est pas autre que le diable; c’est lui qui les enveloppe et les bande avec tant de soin, qu’un homme ne paraît plus un homme, mais seulement un morceau de bois sec. Là, en effet, où l’on ne voit plus d’yeux, plus de mains, plus de pieds, aucun membre, pourrait-on voir l’homme et l’apparence même de l’homme? Eh bien! telle est l’âme de ces hommes: elle est tellement enveloppée et si bien bandée qu’on ne voit plus qu’une idole au lieu d’une âme.

Puis donc, mes frères, que ces hommes sont aussi insensibles que des morts, allons nous adresser à Jésus-Christ pour le prier de les ressusciter. Otons cette pierre qui les couvre, et rompons ces bandes et ce drap mortuaire qui les lie. Car si vous pouvez leur ôter cette pierre qu’ils ont sur le coeur, c’est-à-dire cette insensibilité dans laquelle ils vivent, vous les ferez sortir aisément de leurs tombeaux.; et lorsqu’ils en seront sortis, vous les délierez sans peine. Jésus-Christ commencera alors à connaître ce mort, lorsqu’il sera sorti du sépulcre, et qu’il sera délié, et il l’invitera à sa table.

Vous donc qui êtes les amis de Jésus-Christ; vous tous qui êtes ses disciples; vous tous qui aimez-ce mort, courez à Jésus, et priez-le pour celui qui est sans vie et sans mouvement. Car encore que ces morts répandent une puanteur détestable, nous ne devons pas néanmoins nous éloigner d’eux. Nous devons au contraire nous en approcher davantage, et imiter ces saintes soeurs de Lazare, qui ne cessèrent point de prier pour leur frère, jusqu’à ce qu’elles le virent ressuscité. Si nous témoignons à Dieu,ce soin pour notre salut et pour celui de nos frères, il nous comblera enfin du bonheur de l’autre vie, dont je le prie de nous faire jouir, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (230)


28

HOMÉLIE 28

Mt 8,23-34

«JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS UNE BARQUE, SES DISCIPLES LE SUIVIRENT; ET AUSSITÔT UNE GRANDE TEMPÊTE S’ÉLEVA SUR LA MER, EN SORTE QUE LA BARQUE ÉTAIT COUVERTE DES FLOTS, ET LUI CEPENDANT DORMAIT. » (CHAP. 8,23, 24, JUSQU’À LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE

1. Les évangélistes ne se contredisent pas.

2. Le Christ et Moïse ont fait tous les deux des miracles, mais le Christ faisait les siens en maître qui trouve en lui-même son pouvoir et Moïse en serviteur dont le pouvoir vient d’ailleurs

3. Les âmes des morts une fois sorties de ce monde n’y peuvent plus librement revenir. Il n’est personne qui ne soit l’objet de la providence de Dieu.

4. et 5. Exhortation. Que ceux dont l’âme est possédée par le démon sont plus dignes de compassion que les possédés. Portrait de l’avare.



1. Saint Luc, pour prévenir la curiosité de ceux qui voudraient s’informer trop précisément du temps auquel ce miracle de la tempête arriva, dit en général: «Et il arriva un jour qu’il monta dans une barque avec ses disciples.» (Lc 8,22) Saint Marc fait la même chose. (Mc 4,35) Mais saint Matthieu observe ici l’ordre des temps. C’est que les évangélistes ne rapportent pas tous toutes les actions de Jésus-Christ. Je vous en ai déjà avertis afin que personne ne prenne une omission pour une contradiction. Jésus-Christ donc, mes frères, renvoie le peuple, et retient seulement ses disciples avec lui. Tous les évangélistes demeurent d’accord de cette circonstance. Et ce n’était pas au hasard ni sans grand sujet qu’il les retenait avec lui. Il voulait les rendre témoins de ce grand miracle qu’il allait faire. Comme un excellent maître d’exercices, il dressait et assouplissait ses apôtres de manière à les rendre imperturbables dans les dangers, et modestes au milieu des honneurs. Pour qu’ils ne soient pas trop vains de ce qu’il les a retenus auprès de lui après avoir renvoyé les autres, Jésus permet que ses disciples soient battus par la tempête, et tout ensemble il prépare le grand miracle qu’il fera bientôt, et exerce leurs coeurs à supporter courageusement les épreuves. Les autres miracles que Jésus-Christ avait déjà faits en leur présence, étaient sans doute très considérables; mais celui-ci a une vertu toute particulière pour les rendre hardis et courageux. La mer devint alors comme une carrière dans laquelle le Sauveur exerçait ses nouveaux athlètes. C’est pourquoi il voulait qu’il n’y eût que ses disciples avec lui. Lorsqu’il n’a dessein que de faire des miracles, il veut que tout le peuple en soit témoin; mais lorsqu’il y a quelque péril ou quelque mal à souffrir, il renvoie le peuple et ne retient que ceux qu’il formait comme des athlètes aux combats qui devaient bientôt se livrer par toute la terre.

Saint Matthieu dit simplement que Jésus-Christ «dormait,» mais saint Marc dit «qu’il dormait sur un oreiller.» Il voulait nous apprendre par là combien le Fils de Dieu était éloigné de tout faste et de tout orgueil, et nous exhorter à suivre l’exemple de cette simplicité. Lors donc que la mer soulevait de plus en plus ses flots, et que la tempête devenait très violente: « Alors ses disciples s’approchant de lui le réveillèrent et lui dirent: Seigneur, sauvez-nous, nous périssons (25).» Jésus-Christ en se réveillant s’adresse plutôt à ses disciples qu’à la mer. Il reprend plutôt le peu de foi des uns qu’il ne commande à l’autre de se calmer; parce que, comme je l’ai déjà dit, il permettait cette tempête pour les exercer; et il traçait ici une figure des tentations (231) dont ils se trouveraient agités durant toute la suite de leur Vie. On les a vus depuis, battus par des tempêtes d’événements beaucoup plus fâcheuses que celle-là, sans que le Sauveur se soit mis en peine de les en tirer. C’est ce qui fait que saint Paul dit, en écrivant aux Corinthiens: «Je suis bien aise, mes frères, que vous sachiez l’affliction qui nous est survenue en Asie, parce qu’elle a été d’un poids excessif et au-dessus de nos forces, jusqu’à nous faire désespérer de sauver notre vie.» (2Co 1,8) Et il dit encore au même endroit: «Dieu nous a délivrés d’un si grand péril de mort.» (2Co 1,10)

Pour apprendre donc ici à ses apôtres, que quelque grands que fussent les maux dont ils seraient accablés à l’avenir, ils devaient toujours conserver une grande fermeté de courage, et croire que Dieu ne permettait ces épreuves que pour leur bien, il commence par les reprendre aussitôt qu’il se réveille. Ce trouble même dans lequel il permet qu’ils tombent, leur devait être très avantageux, puisque le miracle leur en devait paraître plus grand, et que le souvenir en serait mieux imprimé dans leur mémoire. Quand Dieu veut faire quelque action extraordinaire, il ménage beaucoup de circonstances et d’accidents particuliers propres à graver fortement dans les esprits le souvenir de l’événement miraculeux, de peur qu’aussitôt qu’il sera passé on ne l’oublie. C’est ainsi qu’il permit que Moïse fût d’abord frappé d’horreur en voyant sa verge changée en serpent, afin qu’en sortant ensuite de cette épouvante, il admirât davantage ce prodige. C’est ce qui arrive ici aux apôtres. Dieu ne les sauve que lorsqu’ils se croyaient perdus; afin qu’en se souvenant de la frayeur dont ils avaient été saisis et du péril dans lequel ils étaient, ils se souvinssent en même temps de la grandeur du miracle qui les en avait délivrés.

C’était dans ce dessein que Jésus dormait. S’il eût été éveillé, peut-être que les disciples n’auraient pas eu peur, ou qu’ils n’auraient pas invoqué son aide, ou qu’ils ne l’auraient pas cru assez puissant pour dissiper un tel danger. Il dort donc pour donner lieu la crainte de saisir leurs coeurs, et pour leur rendre ensuite ce miracle plus sensible. Nous ne voyons jamais si bien les miracles que les autres éprouvent, que ceux dont nous ressentons nous-mêmes les effets. Les apôtres voyaient à la vérité de nombreux miracles de guérison opérés tons les jours sur d’autres personnes, mais comme ces miracles ne les touchaient pas personnellement, il pouvait arriver qu’ils les laissassent indifférents. Comme ils n’étaient ni boiteux, ni atteints d’aucune autre infirmité corporelle, et qu’il était néanmoins utile qu’ils ressentissent personnellement la bonté et la puissance de leur Maître, Jésus-Christ permet la tempête puis il les en délivre, leur imprimant ainsi un plus vif sentiment de sa bienfaisance. Le Sauveur fait ce miracle loin de la foule pour n’avoir pas à condamner publiquement le manque de foi de ses disciples; il les en reprend, mais en particulier et lorsqu’ils sont seuls avec lui; avant même de calmer la tempête qui agitait les eaux, il apaise par la réprimande celle qui troublait leurs âmes.

Jésus leur répondit: «Pourquoi êtes-vous ainsi timides, ô hommes de peu de foi? Et se levant ensuite, il parla avec empire aux vents et à la mer, et il se fit un grand calme (26).» Jésus-Christ nous apprend par ce reproche que la crainte et le trouble ne viennent point des maux ni des tentations par elles-mêmes, mais de la faiblesse de nos âmes et de notre peu de foi. Et si quelqu’un m’objecte que ce n’était point une marque de faiblesse dans les apôtres, mais plutôt une preuve de leur grande foi de s’adresser ainsi à Jésus-Christ et de le réveiller pour lui demander du secours, je lui répondrai que les apôtres montraient qu’ils n’avaient pas encore une juste idée de la puissance de leur Maître, par cela même qu’ils ne le croyaient pas assez puissant pour apaiser la tempête à moins qu’il ne fût éveillé.

Et ne vous étonnez pas de l’imperfection qu’ils montrent ici, puisque vous la retrouverez encore plus tard en eux lorsqu’ils auront été témoins de beaucoup d’autres miracles.

C’est ce qui-leur attirera tant de réprimandes du genre de celle-ci: «Etes-vous donc encore, vous aussi, sans intelligence?» (Mt 15,16) Et si les disciples eux-mêmes étaient si imparfaits, ne nous étonnons pas, mes frères, que le peuple n’eût pas des pensées plus relevées du Fils de Dieu. Car les disciples étaient dans l’étonnement et disaient: «Quel est cet homme-ci à qui les vents et la mer obéissent (27)?»

2. Cependant Jésus-Christ ne les reprend point de ce qu’ils ne le regardent encore que comme un homme; et il attend sans impatience que le grand nombre de ses miracles (232) les persuade eux-mêmes de la fausseté de leurs pensées. Que si vous me demandez pourquoi ils le regardaient toujours comme un homme ordinaire, je vous répondrai que c’est à cause de tout ce qui paraissait en lui au dehors, de ce qu’il donnait comme nous, et qu’il se servait d’un vaisseau, pour passer la mer. C’est ce qui jetait leurs esprits dans le trouble et dans la confusion à son sujet. Le sommeil où ils le voyaient et tout ce qui paraissait en lui, faisait voir que ce n’était qu’un simple homme; mais cette tempête si divinement, calmée montrait qu’il était Dieu. Et si Moïse autrefois commanda aussi à la mer, ce qu’il fit ne sert qu’à montrer la supériorité de Jésus sur lui. Car Moïse agissait en serviteur, mais Jésus-Christ commandait en maître. Il n’étend point sa verge comme Moïse, il ne lève point comme lui les mains au ciel, il n’use point de prières. Il agit souverainement en créateur qui se fait obéir de sa créature, et comme un ouvrier qui dispose de son ouvrage selon qu’il lui plaît. Il calme par une seule parole l’agitation de la mer et il lui impose comme un frein pour dompter ses flots. Il fait succéder tout d’un coup le calme à la tempête, sans qu’il en reste la moindre trace, ce que l’évangéliste marque par cette parole: «Et il se fit un grand calme.»

Jésus-Christ fait dans ce miracle ce que l’Ecriture admire comme un rare prodige dans le Père dont il est écrit: «Il a parlé et la tempête s’est arrêtée.» (Ps 107,29) C’est exactement ce que l’on dit ici de Jésus-Christ.: Il parle et «il se fait aussitôt un grand calme. » Voilà ce qui causait à la multitude une si extraordinaire admiration; et certainement cette admiration eût été moindre si Jésus avait opéré comme Moïse.

Lorsque Jésus-Christ eût quitté la mer, il fit voir un autre miracle encore plus terrible.

Deux démoniaques, en le voyant, furent saisis de frayeur comme des esclaves fugitifs qui aperçoivent leur Maître. Ecoutons l’Evangile: «Jésus ensuite étant passé à l’autre bord, dans le pays des Géraséniens, il vint au devant de lui deux possédés sortant des tombeaux; ils étaient si furieux que personne n’osait passer par ce chemin-là (28). Et ils commencèrent à crier: Jésus, Fils de Dieu, qu’y a-t-il de commun entre vous et nous? Etes-vous venu ici pour nous tourmenter avant le temps (29)?» Pendant que le peuple regarde Jésus-Christ comme un «homme», les démons viennent publier qu’il est «Dieu». Et ceux qui n’avaient pas entendu la voix de cette mer agitée d’abord, puis tout d’un coup calmée, entendirent les démons répéter à haute voix et distinctement ce que la mer avait déjà proclamé si haut par son subit apaisement. Et afin que ces paroles des démons ne parussent point une flatterie, ils en font voir tout d’abord la vérité, en avouant ce qu’ils souffrent: «Etes-vous venu ici,» disent-ils, «pour nous tourmenter avant le temps?» Ils déclarent d’abord qu’ils sont ses ennemis, afin que la prière qu’ils lui feraient ensuite ne parût point une chose concertée. Ils étaient invisiblement tourmentés; Ils sentaient des agitations plus grandes que celles des flots de la mer. La présence de Jésus-Christ les brûlait au dedans d’eux-mêmes et leur faisait souffrir des maux effroyables.

Comme personne n’osait amener ces possédés à Jésus-Christ, il les va trouver lui-même. Saint Matthieu marque seulement qu’ils dirent à Jésus-Christ «Etes-vous venu ici pour nous tourmenter avant le temps? » Mais les autres évangélistes ajoutent: «Qu’ils le priaient et le conjuraient de ne les point jeter dans l’abîme.» Car ils crurent que le temps marqué pour leur supplice était venu, et ils furent saisis de crainte, se croyant près d’être précipités dans l’enfer. Que si saint Luc ne parle que d’un possédé, tandis que saint Matthieu parle de deux, ce n’est point une contradiction. Si saint Luc assurait formellement qu’il n’y en avait qu’un et qu’il n’y en avait point d’autre avec lui, ce serait alors qu’il combattrait ce que saint Matthieu a dit. Mais lorsqu’un évangéliste ne parle que d’un possédé et qu’un autre parle de deux, ce n’est plus se contredire, mais rapporter différemment une même histoire. Il me semble que saint Luc ne parle que d’un, parce qu’il avait dans l’esprit le plus violent de ces possédés. C’est pourquoi il s’arrête à décrire ce malheur d’une manière plus tragique, et rapporte que brisant toutes les chaînes dont on le «voulait lier, il errait dans les déserts.» Saint Marc ajoute: «Qu’il se frappait à coups de pierres.» Mais les seules paroles de ces possédés suffisent pour faire voir leur cruauté et leur impudence: « Etes-vous venu pour nous punir avant le temps?» disent-ils. Ne pouvant pas dire qu’ils n’ont pas péché, tout ce qu’ils demandent, c’est qu’ils ne soient point (233) châtiés de leurs crimes avant le temps destiné à leur supplice. Comme le Sauveur les surprenait au milieu de leurs coupables pratiques, exerçant leur malice à pervertir et à tourmenter ses créatures, ils crurent que cédant à l’indignation que lui causait leurs excès, il ne différerait pas davantage à les punir. C’est dans cette appréhension qu’ils conjurent le Fils de Dieu et qu’ils lui disent: «Etes-vous venu «pour nous punir avant le temps?» Ceux que les chaînes ne pouvaient arrêter, qui brisaient leurs fers, qui se tenaient sur les montagnes, en descendent enfin d’eux-mêmes et de leur propre mouvement, viennent trouver le Sauveur, enchaînés qu’ils sont par sa puissance; ils empêchaient les autres de passer, et c’est maintenant Jésus-Christ qui leur ferme le passage, et ils s’arrêtent immobiles devant lui.

Mais d’où vient qu’ils se plaisaient tant dans les sépulcres? Pour insinuer dans l’esprit des hommes quelque croyance funeste, par exemple pour leur persuader que les âmes des morts deviennent des démons. Ce que je prie Dieu, mes frères, de détourner à jamais de notre pensée. Mais si cela n’est ainsi, me dira quelqu’un, comment se fait-il qu’il y a des magiciens qui s’emparent de petits enfants, et qui les égorgent pour se faire de leurs âmes des auxiliaires dans leurs entreprises? - Il se peut que des magiciens égorgent des enfants comme plusieurs personnes l’affirment; mais d’où savez-vous que les âmes de ces enfants agissent ensuite de concert avec eux pour faire réussir leurs projets?

Les démons eux-mêmes, me direz-vous, crient tous les jours: Je suis l’âme d’un tel. Mais cela n’est-il pas un piège qu’ils nous tendent, et un effet de leur tromperie? Ce n’est point l’âme de cet homme mort qui parle de la sorte, c’est le démon qui feint de l’être, et qui tâche de nous séduire par cette imposture. Si l’âme pouvait passer dans la substance d’un démon, elle rentrerait encore bien plus aisément dans le corps même d’où elle est sortie. Quelle apparence y aurait-il d’ailleurs, qu’une âme outragée et déshonorée, voulût servir à celui même qui l’outrage, et l’aider dans ses desseins? Et qui croira qu’un homme puisse faire qu’une substance spirituelle se transforme en une autre substance? Si cela est impossible dans les corps; et si le corps d’un homme ne se change point en celui d’une bête, combien 1. (Voyez la note de la page 167 du tome 1er) est-il moins croyable que son âme puisse se changer en la substance d’un démon?

3. C’est pourquoi il faut mépriser ces discours, comme des contes de vieilles femmes ivres et comme des fables bonnes à faire peur aux enfants. Une fois qu’une âme est séparée de son corps, il ne lui est plus permis d’être dans ce monde. L’Ecriture dit: «Que les âmes des justes sont dans la main de Dieu. » (Sg 3,1) Si les âmes des justes sont dans la main de Dieu, il est hors de doute aussi que celle des enfants qui n’ont point péché y sont. Nous savons aussi que les âmes des pécheurs sont aussitôt après leur mort enlevées de ce monde, comme nous le voyons dans l’histoire du Lazare et du mauvais riche; et Jésus-Christ dit en un autre endroit de son Evangile: «On vous redemandera votre âme. » (Lc 12,20) Il est donc certain que dès qu’une âme est sortie de son corps, elle ne peut plus demeurer sur la terre. Et certes cela paraît bien raisonnable. Si lorsque nous voyageons en ce monde, revêtus de notre corps, sur une terre qui nous est cependant familière et connue, nous ne savons plus, pour peu que nous entrions dans une voie nouvelle, de quel côté dirige nos pas, et que nous avons besoin de quelqu’un qui nous guide; comment une âme, arrachée de son corps, et tout à coup transportée dans des régions qu’elle ne connaît point, pourra-t-elle savoir de quel côté se tourner, sans quelqu’un qui lui montre le chemin?

Il y a cent autres raisons qui font voir que lorsqu’une âme est sortie du corps, elle ne demeure plus sur la terre. Nous voyons que saint Etienne dit: «Recevez mon âme (Ac 7,50);» que saint Paul dit: «Je désire d’être avec Jésus-Christ (Ph 1,23); » et qu’il est dit d’un ancien patriarche: «Il fut mis au rang de ses pères, et mourut dans une «heureuse vieillesse.» (Gn 25,2) Que si vous voulez encore une autre preuve pour vous faire voir que les âmes de ceux qui sont morts ne demeurent point sur la terre, écoutez ce que dit le mauvais riche, et voyez ce qu’il demande sans pouvoir l’obtenir. Si les âmes avaient la liberté de demeurer sur la terre après leur mort, pourquoi ce mauvais riche ne serait-il pas venu lui-même avertir ses frères de ce qui se passe là-bas? (Lc 15,25) Ce seul endroit de l’Ecriture suffit pour nous faire voir que les âmes, après leur mort, vont dans un lieu fixe et arrêté, d’où elles (234) ne sont plus maîtresses de sortir, et où elles attendent le jour terrible du jugement.

«Or il y avait au delà, un peu plus loin, un grand troupeau de pourceaux qui paissaient (30). Et les démons lui disaient en le suppliant: Si vous nous chassez d’ici, permettez-nous d’aller en ce troupeau de pourceaux (31). Et il leur répondit: Allez, et étant sortis ils entrèrent dans les pourceaux; et voilà que tous ces pourceaux coururent avec violence se précipiter dans la mer, et moururent dans les eaux (32).» Si quelqu’un veut savoir pourquoi les démons firent cette demande à Jésus-Christ, et pourquoi le Sauveur la leur accorda, je lui réponds que ce n’était point pour se rendre à leur prière ni pour leur faire une grâce; mais pour nous apprendre plusieurs choses très importantes. Il voulait en premier lieu faire comprendre à ceux qu’il délivrait combien funeste et violente était la domination de ces tyrans sans cesse occupés à tendre des pièges, aux hommes. Il voulait en second lieu nous assurer que les démons n’osent pas même entrer dans des pourceaux, s’ils n’en reçoivent de Dieu la permission. Il voulait encore nous faire voir que s’il n’eût retenu la malice des démons, et si sa providence n’eût arrêté leur fureur, ils auraient encore fait plus de mal aux hommes qu’ils n’en firent aux pourceaux.

Car il est certain qu’ils ont pour nous une haine bien plus grande que contre les bêtes.

Si donc ils n’épargnèrent pas les pourceaux, et s’ils les précipitèrent dans la mer aussitôt qu’ils en eurent reçu le pouvoir; que n’eussent-ils point fait à ces possédés qu’ils emmenaient et égaraient dans les solitudes, si Dieu n’eût mis des bornes à leur rage?

Cet exemple nous fait voir qu’il n’y a personne sur qui la providence de Dieu ne veille.

Si nous n’en ressentons pas tous également les mêmes preuves, c’est par un autre grand effet de cette même providence, qui ne se découvre à chacun de nous qu’autant qu’il lui est nécessaire. Nous apprenons encore par cette histoire que Dieu ne veille pas seulement en général sur tous les hommes, mais sur chacun d’eux en particulier. Jésus-Christ sans doute le déclare expressément à-ses disciples lorsqu’il leur dit: «Tous les cheveux de votre tête ont été comptés (Mt 10,30),» mais nous en voyons une preuve bien claire dans l’exemple de ces possédés, que les démons auraient fait mourir, si Dieu n’eût veillé à leur conservation. Outre ces raisons, on peut encore dire que Jésus-Christ voulait donner aux habitants du pays une idée de sa puissance: «Ce que voyant ceux qui les gardaient, ils s’enfuirent, et, étant venus-à la ville, ils donnèrent avis de tout, et de ce qui était arrivé aux possédés (33). Et aussitôt toute la ville sortit pour aller au-devant de Jésus; et, l’ayant vu ils le supplièrent de se retirer de leur pays (34). » Lorsque sa réputation était répandue en quelque endroit, Jésus ne s’y montrait plus que rarement et n’y faisait plus guère de miracles; mais lorsqu’il était inconnu dans quelque ville et qu’on n’y parlait point de lui, c’est alors qu’il se signalait par ses prodiges, afin d’attirer ainsi le peuple à la connaissance de sa divinité.

Que les habitants de cette ville fussent des hommes stupides, on le devine aisément, puisqu’au lieu d’admirer et d’adorer Celui qui déployait une telle puissance, ils le renvoyèrent et le supplièrent de s’éloigner de leur contrée. Mais pourquoi les démons précipitèrent-ils les pourceaux dans lamer? C’est parce qu’ils tâchent partout de jeter les hommes dans l’abattement, et qu’ils se réjouissent toujours de leur perte. C’est ce que le démon témoigna autrefois à l’égard du bienheureux Job. Dieu lui donna puissance sur son serviteur, non pour condescendre à son désir cruel et à son envie furieuse; mais pour rendre ce saint athlète plus illustre et pour ôter à cet esprit de malice tout sujet d’excuse, en faisant retomber sur sa tête tous les maux dont ce juste aurait été affligé.

Nous voyons encore ici arriver le contraire de ce que les démons souhaitaient. Car la puissance de Jésus-Christ qu’ils s’efforçaient d’obscurcir, en parut avec plus d’éclat; et la malice furieuse de ces esprits, dont Dieu délivra les possédés, inspira plus d’horreur à tout le monde. On remarqua en même temps leur faiblesse puisqu’ils n’avaient pas même la puissance de nuire à des pourceaux, si Dieu, le créateur de toutes choses, ne la leur donnait.

4. Si quelqu’un veut entendre cette histoire dans le sens anagogique, je ne m’y oppose pas. Il suffit qu’il reconnaisse que la vérité de l’histoire est telle que l’Evangile la rapporte. Or la leçon que nous donne ce passage ainsi entendu c’est que lorsque les hommes vivent en pourceaux, ils tombent aisément sous la puissance (235) du démon. Tant qu’ils demeurent encor hommes, et qu’ils ne sont pas tout à fait pourceaux, ils peuvent comme les deux possédés être encore délivrés de la puissance du diable; mais lorsqu’ils ont étouffé en eux tous les sentiments de l’homme, le démon non-seulement s’empare d’eux, mais il les précipite dans l’abîme. Afin que personne ne prît pour une fable l’expulsion des démons, mais que l’on y crût comme à un fait certain, Jésus-Christ permet que l’on en voie la preuve dans la mort des pourceaux.

Mais qui n’admirera ici la bonté du Sauveur en même temps que sa puissance? Ces hommes qui ont reçu un si grand bien du Sauveur dans la délivrance de ces possédés, sont assez ingrats pour le faire sortir de leur pays, et lui ne s’y oppose pas, mais il se retire, sans témoigner la moindre résistance. Après qu’ils se sont déclarés si visiblement indignes de la prédication de sa parole, il les quitte et se retire loin d’eux. Il leur laisse pour maîtres ceux qui avaient été possédés, et ceux qui paissaient les pourceaux, afin qu’ils apprissent d’eux comment tout s’était passé. Mais en s’éloignant de ce peuple, il le laissa pénétré de crainte. Car la grandeur de la perte éprouvée, favorisait la divulgation de l’événement, dont le prodige dut faire une forte impression sur les esprits. Le bruit du miracle éclatait de toutes parts. Il était publié par toutes sortes de gens, par ceux qui avaient été délivrés, par les maîtres à qui appartenaient ces pourceaux, et par ceux qui les gardaient.

Il y a encore aujourd’hui, mes frères, bien «des possédés qui demeurent dans des sépulcres,» et dont rien ne saurait retenir la fureur: ni le fer, ni les chaînes, ni les exhortations, ni les menaces, ni la crainte de Dieu ou des hommes. Quelle différence y a-t-il entre un homme possédé du démon et un impudique, qui s’abandonne aux dérèglements les plus infâmes, dont le coeur commet autant de crimes qu’il se présente d’objets à ses yeux? Il ne le croirait pas «nu»; il l’est néanmoins, quelque magnifiquement habillé qu’il vous paraisse parce qu’ayant perdu Jésus-Christ dont il était revêtu, il a été dépouillé de toute sa gloire: «Il ne se frappe pas à coups de pierres,» mais il se brise par ses péchés, qui font à l’âme des plaies plus sanglantes que les pierres n’en font au corps.

Qui pourra donc lier un tel homme? Qui pourra l’arrêter? Qui pourra le délivrer de cette passion qui l’agite et le tourmente, qui l’emporte hors de lui-même, et qui le fait toujours demeurer «dans les sépulcres»? Ne sont-ce pas en effet des sépulcres, ces lieux infâmes où il passe sa vie, et ces détestables repaires de femmes perdues, où la corruption et la pourriture répandent de toutes parts une odeur de mort?

Ne pouvons-nous pas dire aussi de l’avare ce que nous avons dit de l’impudique? Qui peut le retenir? Qui peut «le lier »? N’est-il pas vrai «qu’il rompt ses chaînes», qu’il se rit également de toutes les exhortations, de toutes les menaces, et de tous es conseils? Ne conjurent-ils pas tous ceux qui tâchent de le guérir de son avarice, de ne le pas faire? et ne regarde-t-il pas comme un supplice, d’être délivré d’un cruel supplice? Y a-t-il au monde un état plus misérable que celui-là? Si «ce «possédé» de l’Evangile méprisa les hommes, il se rendit au moins à la parole de Jésus-Christ; mais l’avare n’écoute pas Jésus-Christ, même. Quoiqu’il l’entende dire tous les jours: «Tous ne pouvez pas servir Dieu et l’argent (Mt 6,32); quoiqu’on le menacé de l’enfer, quoiqu’on lui dise que ses tourments seront inévitables, il ne croit rien de ce qu’on lui dit; il ne se rend point à la vertu des paroles de Jésus-Christ, non parce qu’il est plus puissant que Jésus-Christ, mais parce que ce divin médecin ne nous guérit point malgré nous. Aussi quoique ces avares demeurent au milieu des villes, ils y sont néanmoins comme dans le fond «d’un désert.» Car quel est l’homme un peu raisonnable qui voulût demeurer avec eux? Pour moi, j’aimerais mieux vivre avec mille possédés, qu’avec un seul de ceux qui seraient frappés de cette horrible maladie: et il ne faut que considérer l’état des uns et des autres pour voir la vérité de ce que je dis.

Les avares considèrent comme leurs ennemis les personnes les plus innocentes. Ils sont prêts à rendre esclaves, s’ils le peuvent, les hommes libres, et à les accabler de tous les maux; les possédés ne sont pas dangereux pour les autres, et le plus souvent ils ne sont malades que pour eux-mêmes.

Les avares renversent des familles entières; ils sont cause par leurs injustices qu’on blasphème le nom de Dieu: ils sont comme une (236) peste publique, qui dépeuple toute une ville, et qui répand sa contagion sur toute la terre. Les possédés ne causent point tous ces désordres et ces ravages. Au contraire, ils nous font compassion, et nous ne les pouvons voir sans verser des larmes. S’ils font quelque mal, c’est sans réflexion, et presque sans le savoir; mais les avares méditent leurs injustices, ils font le mal avec art et avec étude, et ils se livrent au milieu des villes à une sorte de manie furieuse, qui est accompagnée de lumière et de raison. Aussi tous les possédés ensemble pourraient-ils faire autant de mal qu’en a fait Judas qui est monté par son avarice jusqu’au comble de l’impiété? Tous ceux qui l’imitent dans sa passion pour les richesses sont comme des bêtes farouches qui rompent leurs liens, et qui viennent remplir les villes de confusion et de trouble sans que personne les puisse arrêter. On tâche de les retenir par de fortes chaînes, comme par la terreur du jugement, par la sévérité des lois, par la crainte de la haine et de l’aversion de tous les hommes, et par tout ce qui est capable de leur donner de l’effroi; mais ils brisent toutes ces chaînes, et ils portent le feu et le désordre partout. Si l’on supprimait ces salutaires entraves, on verrait alors combien le démon qui les agite est plus violent que ceux qui tourmentaient ces possédés dont il est parlé dans l’Evangile. Mais puisque cela ne se peut, supposons du moins que cela soit. Représentons-nous un avare dégagé de toute contrainte, et qui s’abandonne à sa fureur avec liberté. Je vous ferai voir une bête furieuse et un monstre horrible, mais ne craignez point, ce ne sera qu’une peinture, et non pas une vérité.

5. Représentez-vous un homme noir et hideux, qui jette le feu par les yeux et qui ait au lieu de bras et de mains, deux épouvantables dragons qui lui sortent des épaules. Que sa bouche ait au lieu de dents des épées tranchantes pressées l’une contre l’autre, et qu’il coule de sa langue une source d’un poison mortel. Que son ventre soit plus dévorant qu’une fournaise, et qu’il consume en un moment tout ce qu’on y jette. Que ses pieds aient des ailes et soient plus légers et plus prompts que la flamme la plus vive. Qu’il ait au lieu de visage une tête mêlée de chien et de loup. Que sa parole ne soit point celle d’un homme, mais plutôt un hurlement qui n’ait rien que de triste et de terrible. Enfin qu’il ait un feu dans ses mains, et des flambeaux ardents pour mettre le feu partout.

Peut-être que ce que je vous dis vous fait peur; mais ce n’est pas encore assez, et il faut ajouter le reste. Représentons-nous donc encore que ce monstre dévore tous ceux qu’il rencontre; qu’il suce leur sang et qu’il se rassasie de leur chair. Il semble que je dis beaucoup, mais je dis trop peu. L’avare est, sans comparaison, encore pire. C’est la mort même qui n’épargne personne. C’est l’enfer qui engloutit tout. C’est l’ennemi commun de tous les hommes, qui voudrait qu’il, n’y en eût plus un seul, afin que ce qu’ils ont tous ne fût qu’à lui seul. Mais l’excès de sa passion ne s’arrête pas encore là. Après avoir dans son coeur détruit tous les hommes, il voudrait encore anéantir la terre et en changer la substance en celle de l’or. Il ne voudrait pas voir seulement des campagnes, mais des montagnes, des fontaines et des fleuves d’or.

Et pour vous faire voir que nous n’en disons pas encore assez, supposons qu’il n’y ait personne qui ose accuser cet homme possédé de l’avarice, qu’il ne craigne ni les lois, ni la justice des-hommes: vous le verrez alors, l’épée à la main, tuer ce qui se présentera à lui pour avoir son bien, sans épargner ni ami, ni parent, ni frère, ni son père même. Mais laissons là les fictions. Demandez à un avare, si tous les jours ces pensées ne lui passent pas dans L’esprit, s’il ne forme pas continuellement des desseins contre ses amis, contre ses proches, contre son propre père? Il n’est pas même besoin de l’interroger. Tout le monde sait assez que ceux qui sont frappés de ce mal s’ennuient de ce que leurs pères vivent trop longtemps, qu’ils trouvent fâcheux et onéreux de devenir pères eux-mêmes, et que cette affection si tendre que la nature inspire pour les enfants, n’a pour eux que du dégoût et de l’amertume. On en a vu même qui n’ont pas craint de procurer la stérilité à leurs femmes, et de faire violence à la nature. Et s’ils n’ont pas été assez cruels pour tuer leurs enfants après leur naissance, ils l’ont été assez pour les empêcher de naître.

Ne vous étonnez donc pas que nous dépeignions ainsi les avares, puisque nous ne pouvons égaler leur méchanceté par nos paroles. Mais voyons de quelle manière nous pourrons chasser d’eux ce démon qui les possède. Je crois que le moyen de les guérir est de leur (237) persuader que l’avarice même est un grand obstacle pour amasser de grandes richesses, Car poursuivre un petit gain c’est souvent le moyen de faire de grandes pertes. Et cette vérité est si connue qu’elle est même passée en proverbe. Il arrive souvent que, pour vouloir prêter à gros intérêts, on agit avec une précipitation aveugle, qui ne permet pas même de s’enquérir à qui l’on prête, et que l’on perd tout, intérêt et principal. D’autres étant tombés dans de grands périls, et n’ayant pas voulu s’en délivrer pour un peu d’argent, ont perdu tout ensemble leur bien et leur vie. Quelques-uns auraient pu acheter des charges et des emplois qui leur auraient été très-avantageux; mais ils ont eu peur de dépenser tant d’argent, et ils ont perdu tout ce qu’ils avaient voulu épargner. Comme ils ne savent point semer, et qu’ils veulent toujours moissonner, en ne semant point ils ne moissonnent point non plus. Car on ne peut ni moissonner toujours, ni gagner toujours. Ne sachant donc pas dépenser à propos, ils ne savent pas non plus l’art de gagner. Lors même qu’ils veulent se marier, ils sont souvent trompés par leur avarice. Car ou ils se méprennent en croyant riche une femme pauvre, ou ils s’abusent encore davantage, en en prenant une qui est riche effectivement, mais dont les nombreux défauts leur font souffrir mille maux.

Ce n’est point le bien d’une femme, mais sa vertu, qui enrichit son mari et sa, maison. A quoi sert cette grande dot qu’une femme apporte, lorsque ses profusions et son luxe dissipe tout, ou lorsqu’elle se plaît à être vue et à être aimée? Que si elle aime la dépense et la bonne chère, elle a beau être riche, elle ruinera bientôt son mari. Ce n’est pas seulement dans le choix d’une femme qu’ils se trompent de la sorte, mais encore dans les esclaves qu’ils achètent Car n’en voulant point avoir de bons, parce qu’ils coûtent trop cher, ils en achètent à vil prix, et ils perdent au lieu de gagner. Je vous conjure donc, vous qui êtes possédés de cette passion, de bien penser à ce que je dis. Je ne vous parle point maintenant ni des tourments de l’enfer, ni de la gloire du ciel, parce que vous êtes sourds à ces vérités. Considérez seulement les pertes que vous avez faites si souvent par le trop grand désir de gagner, eu en donnant votre argent à intérêt, ou en achetant des esclaves, ou en choisissant une femme, ou dans les tutelles et dans toutes les autres choses semblables, et ces seules considérations vous pourront suffire présentement pour vous porter à haïr l’avarice. Ainsi vous vous conduirez avec plus de sûreté dans cette vie même, et lorsque vous serez un peu plus avancés, vous deviendrez capables d’entendre les vérités qui vous apprendront à être sages non -plus selon le monde mais selon Dieu. Les yeux de votre âme se fortifieront peu à peu, et s’accoutumeront à voir et même à aimer la lumière du Soleil de justice, pour jouir ensuite des biens qu’il a promis, que je prie Dieu de nous accorder, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (238)



Chrysostome sur Mt 27