Chrysostome sur Mt 45

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HOMÉLIE XLV - «SES DISCIPLES S’APPROCHANT DE LUI, LUI DIRENT: POURQUOI LEUR PARLEZ-VOUS AINSI EN PARABOLES?

Mt 13,10-24

IL LEUR RÉPONDIT PARCE QU’IL VOUS EST DONNÉ DE CONNAITRE LES MYSTÈRES DU ROYAUME DES CIEUX, MAIS POUR EUX IL NE LEUR EST PAS DONNÉ,» (CHAP. 13,19, 11,JUSQU’AU VERSET 24)

ANALYSE.

1. Le libre arbitre n’est point supprimé par la grâce.
2. Que le péché ne vient ni du tempérament, ni d’aucune nécessité.
3. De l’obligation de donner son bien à Jésus-Christ en la personne des pauvres. - Que l’aumône est un excellent sacrifice, et que celui qui la fait devient le prêtre de Jésus-Christ. - Combien ceux qui ne seront point charitables envers les pauvres seront justement condamnés de Dieu.

1. Nous devons ici, mes frères, admirer la retenue des apôtres qui désirant beaucoup de faire une question à Jésus-Christ, savent néanmoins prendre leur temps et attendre une occasion propre pour l’interroger. Car ils ne le font point devant tout le monde. Saint Matthieu le donne à entendre, lorsqu’il dit «Ses disciples s’approchant de lui ,» (Mt 13,10) et le reste. Que ce ne soit pas là une simple conjecture, saint Marc nous en donne la preuve, puisqu’il marque formellement qu’ils s’approchèrent de lui «en particulier.» (Mc 4,10) C’est ainsi que ses frères devaient agir, lorsqu’ils le demandaient, et non le faire sortir avec ostentation lorsqu’il était engagé à parler au peuple. Mais admirez encore la tendresse et la charité qu’ils avaient pour tout ce peuple. Ils sont plus en peine de lui que d’eux, et ils en parlent au Sauveur avant que de lui parler d’eux-mêmes. «Pourquoi,» lui disent-ils, «leur parlez-vous ainsi en paraboles?» ils ne disent pas: pourquoi nous parlez-vous en paraboles? C’est ainsi qu’en plusieurs rencontres ils témoignent beaucoup de tendresse pour ceux qui suivaient Jésus-Christ, comme lorsqu’ils lui dirent: «Renvoyez ce peuple,» etc. (Mc 6,27) «Et vous savez qu’ils se sont scandalisés de cette parole.» (Mt 15,10) Que leur répond donc ici Jésus-Christ?

«Il vous est donné de connaître les mystères du royaume des cieux, mais pour eux, il ne leur est pas donné (Mt 13,11).» Il parle de la sorte non pour nous marquer qu’il y eut quelque nécessité fatale, ou quelque discernement de personnes fait au hasard et sans choix. Il veut leur montrer seulement que ce peuple était l’unique cause de tous ses maux: que cette révélation des mystères était l’ouvrage de la grâce du Saint-Esprit, et un don d’en-haut; mais que ce don n’ôte pas à l’homme la liberté de sa volonté, comme cela devient évident par ce qui suit. Et voyez comment, pour empêcher (35) qu’ils ne tombent, les Juifs dans le désespoir, les disciples dans le relâchement, en se voyant les uns privés, les autres favorisés de ce don, voyez comment Jésus-Christ montre que cela dépend de nous.

«Car quiconque a déjà, on lui donnera, et il sera comblé de biens; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a (Mt 13,12).» Cette parole, quoiqu’extrêmement obscure, fait voir néanmoins qu’il y a en Dieu une justice ineffable. Il semble que Jésus-Christ dise: Si quelqu’un a de l’ardeur et du désir, Dieu lui donnera toutes choses. Mais s’il est froid et sans vigueur, et qu’il ne contribue point de son côté, Dieu non plus ne lui donnera rien: «On lui ôtera même,» dit Jésus-Christ, «ce qu’il croit avoir;» non que Dieu le lui ôte en effet, mais c’est qu’il le juge indigne de ses grâces et de ses faveurs,

Nous agissons nous-mêmes tous les jours de cette façon. Lorsque nous remarquons que quelqu’un nous écoute froidement, et qu’après l’avoir conjuré de s’appliquer à ce que nous lui disons, nous ne gagnons rien sur son esprit, nous nous taisons alors; parce qu’en continuant de lui parler, nous attirerions sur sa négligence une condamnation encore plus sévère. Lorsqu’au contraire nous voyons un homme qui nous écoute avec ardeur, nous l’encourageons encore davantage, et nous répandons avec joie dans son âme les vérités saintes.

C’est avec raison que Jésus-Christ dit: «Ce qu’il croit avoir,» puisqu’il ne l’a point en effet. Et pour expliquer encore plus clairement ce qu’il voulait dire par ces paroles « Quiconque a déjà, on lui donnera, et il sera comblé de biens; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a;» il ajoute: « C’est pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en écoutant ils n’écoutent ni ne comprennent point (Mt 13,13).» Mais s’ils ne voient point, me direz-vous, ne fallait-il donc pas leur ouvrir les yeux? Il l’eût fallu si leur aveuglement eût été involontaire, comme l’est celui du corps. Mais il était volontaire, et de leur propre choix: c’est pourquoi Jésus-Christ ne dit pas simplement; «parce qu’ils ne voient point;» mais «parce qu’en voyant ils ne voient point.» Car leur aveuglement est un aveuglement de malice. Ils ont vu Jésus-Christ chasser les démons, et ils disent: «C’est par la vertu de Béelzébub, prince des démons, qu’il chasse les démons.» (Jn 19,3) Ils voient que tout son désir est de les attirer à Dieu, et qu’il ne veut jamais que ce que son Père veut, et ils disent: «Cet homme n’est pas de Dieu.» Ils jugent des oeuvres de Jésus-Christ autrement qu’ils ne les voient et qu’ils ne les entendent. C’est pourquoi je leur ôterai même cet avantage, et je les empêcherai de voir et d’entendre à l’avenir, puisqu’ils ne s’en servent que pour attirer sur eux une plus grande condamnation. Car ces hommes ne se contentaient pas de ne point croire en Jésus-Christ, mais ils le déshonoraient même, ils le décriaient, et ils lui dressaient des pièges pour le surprendre. Cependant il ne les reprend point de ces excès, parce qu’il ne voulait point leur être pénible par ses accusations et par ses reproches.

Il ne leur parlait pas ainsi dans les commencements. Il s’ouvrait davantage à eux, et il s’expliquait plus nettement. Mais depuis que leur esprit s’est altéré par l’envie, il ne leur parle plus qu’en paraboles. Et pour empêcher ensuite que cette sentence terrible ne passât pour un effet de la haine, ou pour une pure calomnie, et que les Juifs ne lui reprochassent qu’il ne leur disait des paroles si dures, que parce qu’il était leur ennemi, il rapporte le témoignage du Prophète.

« Et cette prophétie d’Isaïe s’accomplit en eux: Vous écouterez, et en écoutant vous n’entendrez point: vous verrez, et en voyant vous ne verrez point (Mt 13,14). (Is 6,20) Car le coeur de ce peuple s’est appesanti, et leurs oreilles sont devenues sourdes, et ils ont bouché leurs yeux, de peur que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n’entendent, que leur coeur ne comprenne, et que s’étant convertis je ne les guérisse (Mt 13,15).» Considérez, mes frères, avec quelle exactitude le prophète fait ce reproche. Il ne dit pas: Vous ne verrez point: mais «vous verrez, et en voyant vous ne verrez point.» Il ne dit pas non plus: Vous n’entendrez point; mais «vous écouterez, et en écoutant vous n’entendrez point.» De sorte que ce sont eux-mêmes qui se sont volontairement aveuglés, en se fermant les yeux, en se bouchant les oreilles, et endurcissant leur coeur.» Car non-seulement ils n’écoutaient point, mais ils écoutaient avec aigreur et avec peine. Et ils ont agi de la sorte, dit le prophète, «de peur que s’étant convertis je ne les guérisse.» (356)

4502 2. Ces paroles marquent une malice consommée, et un dessein formé d’être rebelle à la vérité. Jésus-Christ néanmoins leur rapporte ce passage d’un prophète pour leur donner encore espérance, et pour les attirer à la foi, en les assurant que s’ils se veulent convertir il les guérira. C’est de même que si quelqu’un disait à un homme: Vous ne m’avez pas voulu regarder, et je vous en suis obligé; car si vous l’aviez fait, je vous aurais aussitôt pardonné, montrant par ces paroles qu’il est encore tout prêt à le faire. Il en est de même ici: «De peur,» dit Jésus-Christ, «qu’ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse.» Il leur montrait par ces paroles qu’ils pouvaient encore se convertir et se sauver par la pénitence; et qu’il ne cherchait que leur salut, et non pas sa gloire.

S’il n’eût point voulu être écouté d’eux et trouver occasion de les sauver, il n’avait qu’à se taire sans leur proposer ces paraboles. C’est au contraire par cette obscurité même, dont elles sont voilées, qu’il tâche de leur exciter le désir de s’instruire de ce qu’elles cachent. Car nous savons d’ailleurs, mes frères, que «Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive.» (
Ez 18,23) Et pour nous faire voir que le péché n’est point un effet ou de la nature, ou de la nécessité, ou de la violence, il dit ensuite à ses apôtres: «Mais pour vous vos yeux sont heureux de ce qu’ils voient, et vos oreilles de ce qu’elles entendent (Mt 13,16).» Il ne parle point ici des yeux ni des oreilles du corps, mais des oreilles du coeur. Car les apôtres étaient Juifs aussi bien que les autres; ils avaient été élevés dans l’observance des mêmes lois, et des mêmes cérémonies. Cependant cette prophétie d’Isaïe ne les touchait pas, parce que leur âme et leur volonté étant bien disposées, étaient comme une racine qui devait produire de bons fruits. Ainsi vous voyez que par ce mot: «Pour vous il vous est donné», Jésus-Christ ne marque point quelque nécessité fatale, puisqu’il ne les aurait pas appelés heureux s’ils n’eussent fait le bien librement et sans aucune contrainte.

Et ne me dites point pour favoriser les Juifs que ces paraboles étaient obscures, et qu’ils étaient excusables de n’en pas comprendre le mystère. Ils pouvaient s’adresser en particulier à Jésus-Christ aussi bien que les apôtres, pour lui en demander l’intelligence. Mais ils ne le voulaient pas à cause de leur indifférence et de leur paresse. Que dis-je, ils ne le voulaient pas? Ils firent même tout le contraire. Non-seulement ils ne croyaient point ce que Jésus- Christ leur disait; non-seulement ils ne le voulaient point écouter, mais ils le combattaient même, et témoignaient n’avoir pour lui que de l’aversion et de la haine. C’est cette disposition que Jésus-Christ marque en rapportant ce reproche du prophète: «Ils ont écouté avec aigreur.» Mais comme les apôtres étaient bien éloignés de cette disposition, Jésus-Christ les appelle «heureux», et confirme encore ce qu’il leur-dit par les paroles suivantes : «Car je vous dis en vérité que beaucoup de prophètes et de justes ont souhaité de voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu: et d’entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu (Mt 13,17);» c’est-à-dire, mon avènement, ma présence, mes miracles, ma voix, et mes prédications. Il les préfère par ces paroles, non-seulement, aux Juifs qui étaient corrompus, mais aux justes même de l’ancienne loi. Il les appelle plus heureux qu’eux, parce qu’ils voyaient ce que ces autres n’avaient pas vu, et qu’ils avaient tant souhaité «de voir.» Les autres ne voyaient ces merveilles que par la foi, mais les apôtres «les voyaient de leurs yeux» même, et beaucoup plus clairement que les anciens.

Remarquez encore ici l’union que Jésus-Christ fait voir entre l’Ancien Testament et le Nouveau, lorsqu’il montre que les justes de l’ancienne loi, non-seulement ont vu par la foi les mystères de la nouvelle; mais encore qu’ils ont souhaité avec ardeur de les voir de leurs propres yeux: ce qu’ils n’auraient pas fait si Jésus-Christ eût été opposé à Dieu, et s’il eût renversé sa loi.

«Ecoutez donc vous autres la parabole de celui qui sème (Mt 13,18).» Il leur explique ensuite ce que nous avons déjà dit: il leur parle de l’indifférence des uns et de l’ardeur des autres, de la timidité des uns et du courage des autres, de l’amour ou du mépris des richesses; et il leur fait voir le malheur dans lequel on tomberait d’un côté, et l’avantage que l’on retirait de l’autre. Il passe de là à plusieurs différents degrés de vertus. Car dans son amour pour les hommes, il a voulu leur ouvrir plus d’une voie de salut. Il ne dit pas que si l’on ne rapporte «cent» pour un, on ne se sauvera point, mais que celui même qui rapportera «soixante,» ne laissera pas de se sauver, et (357) même celui qui ne rapportera que « trente, » ce qu’il fait dans le dessein de nous faire voir combien il nous est aisé de nous sauver.

Si donc vous ne pouvez demeurer dans l’état de virginité, vivez chrétiennement dans le mariage. Si vous ne pouvez renoncer à tous vos biens, donnez au moins l’aumône de ce que vous avez. Si les richesses vous accablent comme un fardeau insupportable, partagez-les par la moitié avec Jésus-Christ. Si vous ne pouvez vous résoudre à lui donner tout, donnez-lui en la moitié ou la troisième partie. Puisqu’il vous doit rendre son frère et son cohéritier dans le ciel, faites-le aussi votre frère et votre cohéritier sur la terre. Vous vous donnerez à vous-même tout ce que vous lui donnerez.

N’entendez-vous pas ce que dit le Prophète: «Ne méprisez pas ceux qui viennent du même sang que vous?» (Is 38) Si vous ne devez pas mépriser ceux de votre race quelque vils et méprisables qu’ils soient; combien moins devez-vous mépriser celui qui, outre cette liaison du sang qui l’unit à vous, a sur vous une autorité suprême, comme étant celui qui vous a créé? Sans avoir rien reçu de vous, il vous a fait des avantages prodigieux, il a partagé ses biens avec vous, il vous a prévenu par une libéralité incompréhensible.

Ne faut-il donc pas être plus stupide et plus dur que les pierres, pour n’apprendre point à aimer les hommes, après que Dieu vous a tant aimé; pour ne témoigner aucune reconnaissance de tant de bienfaits dont vous avez été comblé, et pour refuser de si petites choses après en avoir reçu de si grandes? Il a partagé le ciel avec vous, et vous ne lui voulez point faire part de ce peu de biens que vous avez sur la terre? Il vous a aimé lors même qu’il n’a vu aucun bien en vous; il vous a réconcilié à son Père lorsque vous étiez son ennemi, et vous ne faites pas la moindre grâce à celui qui vous aime et qui vous a fait tant de bien? N’est-il pas raisonnable qu’avant-même de recevoir cet héritage du ciel et ces autres biens que Dieu vous promet, vous lui rendiez grâces par avance de cette faveur qu’il vous fait de lui pouvoir donner quelque chose? Ne savez-vous pas que lorsque les maîtres reçoivent quelque présent de leurs serviteurs, ou qu’ils daignent aller manger à leurs tables, ce sont les serviteurs qui se tiennent pour obligés, et qui croient avoir reçu une grâce? C’est ici tout le contraire. Ce n’est point le serviteur qui invite son maître à sa table, mais le Seigneur même, qui invite et qui prévient son esclave, et après cela même, vous avez la dureté de ne pas inviter votre maître à votre tour.

Il vous a le premier invité à venir manger sous son toit, et vous ne lui rendez pas la pareille? Il vous a vêtu lorsque vous étiez nu, et vous ne le recevez pas chez vous, lorsqu’il est étranger et qu’il passe? Il vous a le premier fait boire à sa coupe, et vous ne lui donnez pas un verre d’eau froide? Il a rassasié votre âme de l’eau si douce du Saint-Esprit; et vous négligez de soulager la soif de son corps? Il vous a donné ce breuvage céleste et spirituel lorsque vous ne méritiez que des supplices, et vous lui refusez ces assistances temporelles d’un bien même qui est à lui? Ne tenez-vous pas à grand honneur de prendre entre vos mains cette coupe sacrée dont Jésus-Christ même doit boire, et de l’approcher de votre bouche? Et ne savez-vous pas qu’il n’est permis qu’au prêtre seul de vous présenter le calice où est le sang de Jésus-Christ? Mais je n’examine point avec rigueur, vous dit Jésus-Christ, la grandeur des biens que je vous donne pour les comparer avec ce que je reçois de vous. Je recevrai de bon coeur ce que vous me donnerez. Quoique vous ne soyez que laïque, je ne rejetterai point votre don, et je n’exige pas de vous autant que vous avez reçu de moi. Je ne vous demande pas votre sang; je ne vous demande qu’un verre d’eau quand elle serait froide.

4503 3. Pensez donc quel est Celui à qui vous donnez à boire et tremblez-en de frayeur. Pensez que vous êtes devenu le prêtre de Jésus-Christ, lui offrant de votre propre main, non pas votre chair, mais votre pain; non votre sang, mais de l’eau froide. Il vous a revêtu des vêtements du salut, et il vous en a revêtu par lui-même; revêtez-le donc au moins par votre serviteur. Il vous a donné un rang honorable dans le ciel, délivrez-le donc de cette nudité affreuse où vous le voyez, et de ce froid qu’il endure. Il vous a rendu le compagnon de ses anges, recevez-le donc au moins dans votre maison. Quand vous ne me traiteriez, vous dit-il, que comme l’un de vos serviteurs je ne refuse point cette demeure, quoique je vous aie ouvert les cieux. Je vous ai délivré de la plus dure prison qui fût jamais; je n’exige point néanmoins de vous que vous me fassiez la même (358) grâce. Je ne vous demande point que vous me délivriez des fers et de la prison, mais seulement que vous m’y veniez visiter; cela me suffit pour me consoler. Je vous ai ressuscité de la mort horrible où vous étiez; je ne vous demande point cela, venez seulement me voir quand je suis malade.

Lors donc que les biens qu’on nous a faits sont si grands et que ceux qu’on exige de nous sont si petits et que nous négligeons néanmoins de les faire, quels supplices ne devons-nous point attendre? N’est-ce pas avec sujet qu’on nous condamne à ces flammes éternelles, qui ont été préparées pour le diable et pour ses anges, puisque nous sommes plus insensibles que les pierres? Car quelle insensibilité qu’après avoir reçu tant de choses, et que devant en recevoir de si grandes, nous soyons encore les esclaves d’un or que nous allons bientôt quitter malgré que nous en ayons? Tant de personnes ont donné leur propre vie et ont répandu leur sang, et vous ne voulez pas même donner quelques superfluités pour gagner le ciel, et pour mériter ces immortelles couronnes? Quelle excuse alléguerez-vous, quel pardon espérerez-vous, vous qui êtes si prompt à vider vos greniers pour semer vos terres, si joyeux d’épuiser vos coffres pour donner tout votre argent à usure, mais qui êtes si avare et si cruel lorsqu’il s’agit de nourrir votre propre maître dans la personne des pauvres.

Pensons donc à ceci, mes frères; pensons à ce que nous avons reçu, à ce que nous devons recevoir, et à ce que Dieu nous demandera; et ne tenons plus nos coeurs attachés au monde. Devenons enfin tendres et compatissants à la misère des pauvres, et n’attirons pas sur nous par notre dureté, la rigueur de cet effroyable jugement. Car ne suffirait-il pas pour nous condamner que nous ayons joui de tant de biens pendant cette vie, que Dieu en exige si peu de nous pour en soulager les pauvres, qu’il ne nous demande même que ce que nous serons obligés de quitter bien malgré nous, et qu’ayant si peu d’affection pour ce qu’il nous commande, nous en ayons tant pour tous les biens de la vie? Une seule de ces choses serait capable de nous perdre: que sera-ce donc lorsqu’elles seront toutes jointes ensemble? quelle espérance nous restera-t-il de nous sauver?

Pour éviter donc une condamnation si épouvantable, témoignons à l’avenir plus de tendresse envers les pauvres, pour jouir ainsi des biens d’ici-bas et de ceux de l’autre vie, que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (359)


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HOMÉLIE XLVI - «JÉSUS LEUR PROPOSA UNE AUTRE PARABOLE EN DISANT: LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN HOMME QUI AVAIT SEMÉ DU BON GRAIN DANS SON CHAMP.


Mt 13,24-34

MAIS PENDANT QUE LES HOMMES DORMAIENT, SON ENNEMI VINT ET SEMA DE L’IVRAIE PARMI LE BLÉ ET S’EN ALLA. » (CHAP. 13,24, 25, JUSQU’AU VERSET 34)

ANALYSE

1. Combien la vigilance est nécessaire.
2. Il ne faut pas tuer les hérétiques. - Les prédicateurs de l’Evangile ne doivent point redouter les maux de cette vie.
3 et 4. En quoi consistait ta grandeur des apôtres. - Que ce ne sont point les miracles, mais la bonté qui rend les hommes recommandables. - Que la vertu est plus puissante pour convertir les hommes que les miracles. - Que c’est une plus grande chose de bannir le péché de notre âme que de chasser le démon d’un possédé.



1. Quelle différence y a-t-il entre cette parabole et la précédente? Dans la précédente Jésus-Christ a en vue les inattentifs, les négligents, ceux qui ne reçoivent même pas la semence de la parole sainte: dans celle-ci, il marque les erreurs et les assemblées des hérétiques. Il veut prévenir le trouble où ses disciples pourraient tomber à l’apparition des hérésies, et il leur prédit qu’il en arriverait, après qu’il leur a appris pourquoi il leur parlait en paraboles. Il leur montre dans la parabole précédente que les Juifs ne recevaient pas sa parole; et dans celle-ci qu’ils recevraient même les séducteurs et les corrupteurs de sa vérité.

C’est l’artifice ordinaire du démon de mêler le mensonge avec la vérité, afin que sous le masque de la vraisemblance, l’erreur passe pour la vérité même, et qu’elle trompe ceux qui sont faciles à séduire. C’est pourquoi Jésus-Christ ne marque point dans cette semence de l’ennemi, d’autre mauvais grain que l’ivraie qui est fort semblable au froment. Jésus-Christ nous apprend ensuite l’occasion que le démon prend pour surprendre les âmes.

«Pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint, sema de l’ivraie parmi le bon grain, et s’en alla (Mt 13,25).» Ces paroles font voir à quel danger sont exposés les prélats, à qui l’on a particulièrement confié la garde du champ de l’Eglise, et non-seulement les prélats, mais tous les fidèles.

Jésus-Christ marque encore ici que l’erreur, ne paraît qu’après l’établissement de la vérité; comme l’expérience nous l’a fait assez connaître. Les faux prophètes n’ont paru qu’après les vrais prophètes, les faux apôtres qu’après les apôtres véritables, et l’Antéchrist ne doit paraître qu’après Jésus-Christ. Car si le démon ne voyait, ou ce qu’il doit imiter, ou à qui il doit dresser des piéges, il ne saurait pas même par quelle voie il nous pourrait nuire. Mais quand une fois il a vu que cette semence divine de Jésus-Christ fructifiait dans les âmes, que les uns rendaient « cent » pour un les autres «soixante,» et les autres «trente;» qu’il ne pouvait ni arracher ce qui était enraciné trop profondément, ni l’étouffer, ni le brûler, il tente une autre voie, et il mêle le mauvais grain avec le bon, pour confondre ainsi l’un avec l’autre.

Quelle différence, me direz-vous, y a-t-il entre ceux «qui dorment» et ceux qui sont figurés «par le chemin» dans la parabole précédente? Il y a cette différence que dans les autres la semence est enlevée tout d’abord avant même que le démon lui ait laissé prendre racine; au lieu qu’il a besoin dans ceux-ci d’un artifice particulier, pour rendre le grain inutile, après même qu’il a pris racine, et qu’il a poussé. Jésus-Christ nous avertit ainsi de veiller sur nous, et de nous tenir sur nos gardes: Quand vous auriez, nous dit-il, (360) évité tous les malheurs qui sont marqués dans la première parabole, vous ne seriez pas encore en sûreté. Comme vous y voyez la semence se perdre, ou par «le chemin», ou par «les pierres », ou par les «épines; elle se perd ici «par le sommeil.» C’est ce qui nous oblige à vivre dans une vigilance continuelle. C’est pourquoi Jésus-Christ dit ailleurs: « Celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu’à la fin. » (Mt 10,22)

Ce malheur que Jésus-Christ prédit ici est arrivé dès le commencement de l’Eglise. Plusieurs de ceux qui étaient alors dans les charges ecclésiastiques introduisaient dans l’Eglise des hommes corrompus, et des hérésiarques cachés, et donnaient par là une grande facilité au démon pour surprendre les fidèles. Car une fois qu’il a semé ce mauvais grain dans le champ de l’Eglise, le démon a beau jeu pour tout perdre.

Mais vous me direz: Comment peut-on s’empêcher de dormir? On ne le peut pas s’il s’agit du sommeil du corps; mais on peut s’empêcher de tomber dans celui de l’âme. C’est pourquoi saint Paul disait: «Veillez, demeurez fermes dans la foi.» (1Co 16,13)

Jésus-Christ nous représente ce travail du démon non-seulement comme une oeuvre de malice, mais encore comme une superfétation. Car après que le champ a été bien cultivé, et qu’on y a mis de bonne semence, lorsqu’il n’y manque plus rien, c’est alors qu’il y vient sursemer l’ivraie. C’est proprement ce que font les hérétiques, qui en répandant leur poison n’ont point d’autre but que la vaine gloire. Jésus-Christ marque encore mieux par ce qui suit, toutes les intrigues et tous les artifices de ces hommes dangereux.

«L’herbe donc ayant poussé et étant montée en épi, l’ivraie commença aussi à paraître (Mt 13,26).» C’est la conduite que gardent les hérétiques. Ils se cachent avec soin au commencement; mais après qu’ils sont devenus plus hardis, et que quelqu’un les appuie et leur donne du crédit, ils publient alors leurs dogmes impies.

«Alors les serviteurs du père de famille lui vinrent dire: Seigneur n’avez-vous pas semé du bon grain dans votre champ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie (Mt 13,27)? Il leur répondit: c’est mon ennemi qui a fait cela. Ses serviteurs lui dirent: voulez-vous que nous allions l’arracher (Mt 13,28)? Non, leur répondit-il, de peur qu’en cueillant l’ivraie vous ne déraciniez aussi tout ensemble le bon grain (Mt 13,29). » Pourquoi Jésus-Christ nous marque-t-il que ces serviteurs font ce rapport à leur maître, sinon pour nous apprendre par la réponse de ce père de famille qu’il ne faut point tuer les hérétiques? Il appelle le démon «un homme ennemi,» à cause du mal qu’il fait aux hommes. C’est nous qu’il attaque par tous ses efforts, et néanmoins l’origine de cette guerre irréconciliable qu’il nous fait, n’est pas tant l’aversion qu’il a pour nous, que la haine qu’il a conçue contre Dieu. Et nous voyons, mes frères, par le soin que Dieu prend de nous défendre d’un tel ennemi, que Dieu nous aime plus que nous ne nous aimons nous-mêmes. Mais considérez encore la malice du démon. Il ne sème point cette semence de mort avant la semence de la vie, parce qu’il n’aurait rien eu à perdre. Mais aussitôt que le champ a été semé, il s’efforce de ruiner en un moment tous les travaux du divin laboureur, tant il se déclare en toutes choses l’ennemi de Dieu! Considérez aussi l’affection de ces serviteurs envers leur maître. Aussitôt qu’ils aperçoivent cette ivraie, ils pensent à l’arracher. Leur zèle, quoi qu’un peu trop indiscret, témoigne le grand soin qu’ils avaient de la bonne semence, et montre que leur unique but était non de faire punir l’ennemi, mais de prévenir la perte du bon grain. Ils ne cherchent que les moyens de remédier à un si grand mal.

Ils ne s’appuient pas même sur leur propre sentiment. Ils consultent la sagesse de leur maître: «Voulez-vous?» lui disent-ils; mais il le leur défend et leur dit: «Non, de peur qu’en cueillant l’ivraie, vous ne déraciniez «aussi tout ensemble le bon grain.» Il leur parle de la sorte pour empêcher ainsi les guerres, les meurtres et l’effusion de sang. Car il ne faut point tuer les hérétiques, puisque ce serait remplir toute la terre de guerres et de meurtres. Il leur défend ces violences pour deux raisons; la première, parce qu’en voulant arracher l’ivraie on pourrait aussi nuire au froment; et l’autre parce que tôt ou tard les hérétiques seront punis, s’ils ne se convertissent de leur erreur. Si vous voulez donc qu’ils soient châtiés sans qu’ils nuisent au bon grain, attendez le temps que Dieu a marqué pour en faire justice.

4602 2. Considérons encore cette parole: «De peur qu’en cueillant l’ivraie, vous ne déraciniez (361) aussi tout ensemble le bon grain.» Il semble qu’il dise par là: Si vous prenez les armes contre les hérétiques; si vous voulez répandre leur sang et les tuer, vous envelopperez nécessairement dans ce meurtre beaucoup de justes et d’innocents. De plus il y en a beaucoup qui sortant de l’hérésie, d’ivraie qu’ils étaient pourraient se changer en bon grain. Que si on prévenait ce temps, en croyant arracher de l’ivraie on détruirait le froment qui en devait naître. Ainsi il donne du temps aux hérétiques pour se convertir, et pour rentrer en eux-mêmes. Il n’empêche pas néanmoins qu’on ne réprime les hérétiques, qu’on ne leur interdise toute assemblée, qu’on ne leur ferme la bouche, et qu’on ne leur ôte toute liberté de répandre leurs erreurs; mais il ne veut pas qu’on les tue, et qu’on répande leur sang. Et considérez, je vous prie, la douceur de Jésus-Christ. Il ne défend pas seulement d’arracher l’ivraie; mais il donne la raison de sa défense, et il répond à ceux qui lui pourraient dire que cette ivraie peut-être demeurerait toujours ce qu’elle est : «Laissez croître,» dit-il, «l’un et l’autre jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs. Cueillez premièrement l’ivraie, et liez-la en bottes pour la brûler; mais amassez le blé dans mon grenier (Mt 13,30).» Il les fait souvenir ici des paroles de saint Jean, lorsqu’il parlait du Sauveur comme du Juge de l’univers. Il leur ordonne d’épargner l’ivraie tant qu’elle sera mêlée parmi le froment, pour lui donner lieu de se changer, et de devenir froment elle-même. Que si ces hommes, représentés par l’ivraie, ne font aucun usage de la bonté et de la patience du maître du champ, ils tomberont alors nécessairement dans les mains de l’inévitable justice: «Je dirai aux moissonneurs: Cueillez premièrement l’ivraie. Pourquoi cueillez premièrement l’ivraie?» Afin de ménager les auditeurs qui se seraient effrayés si le bon grain eût été indifféremment cueilli avec le mauvais: «Liez-la en bottes pour la brûler; mais amassez le blé dans mon grenier.»

«Il leur proposa une autre parabole en disant: Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé (Mt 13,31).» Comme Jésus-Christ leur avait déjà dit que les trois quarts de la semence s’étaient perdus, et que la quatrième partie restante avait encore souffert un grand dommage, ils devaient être portés à s’effrayer et à dire: Qui seront donc ceux qui croiront, et combien y en aura-t-il peu qui seront sauvés? C’est à cette crainte que Jésus-Christ veut remédier par la parabole du grain de sénevé à l’aide de laquelle il raffermit leur foi et leur fait voir l’Evangile s’étendant sur toute la terre. Il choisit pour cela la comparaison de cette semence qui représente parfaitement cette vérité.

«Elle est la plus petite de toutes les semences; mais lorsqu’elle a cru cité est plus grande que toutes les autres, et devient un arbre, en sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches (Mt 13,32).» Cette dernière circonstance est un indice de grandeur. Or, telle sera la prédication de l’Evangile. Et en effet, ceux qui l’ont prêché étaient bien les plus humbles des hommes, mais comme il y avait en eux une grande vertu, leur prédication s’est étendue sur toute la terre.

Après cette parabole, il leur propose celle du levain: «Le royaume des cieux est semblable au levain qu’une femme prend et met dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que la pâte soit toute levée (Mt 13,33).» Comme ce levain répand sa force invisible dans toute cette pâte, vous de même, mes disciples, vous changerez et vous convertirez le monde entier. Mais considérez ici la sagesse du Sauveur. Il tire toutes ses comparaisons des choses ordinaires et naturelles, pour marquer que si la nature dans ses ouvrages agit certainement et infailliblement, lui qui est le maître de la nature agira de même.

Et ne dites point: Que pourrons-nous faire n’étant que douze, lorsque nous serons mêlés avec tout un monde? Car c’est en cela même qu’éclatera votre force, qu’étant mêlés avec le monde, vous vaincrez le monde. Comme le levain ne montre sa force que lorsqu’on l’approche de la pâte, et que non-seulement on l’en approche, mais qu’on l’y mêle et qu’on l’y confond, puisque non-seulement cette femme l’y met, mais qu’elle «l’y cache,» de même, lorsque vous serez au milieu des peuples et qu’ils vous environneront de toutes parts pour vous perdre, ce sera alors que vous en serez les vainqueurs. Et comme le levain se répand dans toute la pâte sans rien perdre de sa force, mais que peu à peu, il la change toute en lui-même, votre prédication aussi changera tous (362) les peuples et les rendra semblables à vous. Ne craignez donc point tous les maux que je vous prédis. Tous ces obstacles seront votre gloire et vous surmonterez tous vos ennemis.

Dans ces mesures de farine, le nombre de « trois» est mis pour un grand nombre comme c’est l’ordinaire dans l’Ecriture.

Ne vous étonnez point, mes frères, que Jésus-Christ, découvrant aux hommes les plus grands mystères de son royaume, leur parle si « de sénevé et de levain.» Il parlait à des personnes grossières et ignorantes, qui avaient besoin de ces sortes de comparaisons. Ils étaient si peu éclairés, qu’après même des paraboles si simples, ils avaient encore besoin qu’on leur en donnât l’éclaircissement.

Où sont maintenant les Grecs? Qu’ils reconnaissent enfin la puissance de Jésus-Christ, en voyant que l’événement a justifié ses prophéties. Qu’ils le reconnaissent enfin et qu’ils l’adorent en voyant ce double miracle; le premier qu’il a prévu et qu’il a prédit une chose si incroyable; et le second qu’il l’a accomplie de la même manière qu’il l’avait prédite. C’est lui qui donne à ce levain cette force secrète et invisible. C’est lui qui veut encore aujourd’hui, que ceux qui lui sont fidèles, soient mêlés avec la multitude des hommes du siècle, afin qu’ils soient comme un levain sacré qui leur communique la vertu et la sagesse. Qu’on ne se plaigne donc point du petit nombre des apôtres, puisque la vertu de leur parole a eu tant de force.

Ce qui a été une fois pénétré par le levain se change en levain. La prédication est comme une étincelle de feu qui s’attache à un bois sec. Elle l’enflamme premièrement et fait qu’il brûle ensuite le bois le plus vert. Jésus-Christ néanmoins ne se sert pas de cette comparaison du feu, mais de celle du levain, parce que lorsqu’un bois sec est embrasé, sa sécheresse est cause en partie de ce qu’il brûle, au lieu que c’est le levain qui fait tout dans le changement qu’il cause dans la pâte.

Que si douze hommes autrefois ont été le levain qui a changé et sanctifié toute la terre; jugez, mes frères, quelle doit être notre corruption et notre lâcheté, si maintenant que nous sommes un si grand nombre de chrétiens, nous ne pouvons servir de levain pour convertir ce qui reste, nous qui devrions être assez saints pour servir à la conversion de dix mille mondes !

4603 3. Mais ces douze hommes, dites-vous, étaient des apôtres. Il est vrai! Mais n’étaient-ils pas hommes comme vous? n’avaient-ils pas été élevés au milieu des villes? n’avaient-ils pas usé des mêmes biens? n’avaient-ils pas été engagés dans les mêmes arts? Etait-ce des anges descendus du ciel? Vous me direz qu’ils faisaient des miracles. Et moi je vous réponds que les miracles n’ont pas été ce qu’il y a eu de plus admirable dans eux.

Jusqu’à quand, mes frères, chercherons-nous dans ces miracles un prétexte à notre mollesse? Que ne regardez-vous ce grand nombre de saints qui n’ont jamais fait aucun miracle? Ne savez-vous pas que plusieurs de ceux mêmes qui ont chassé les démons, sont ensuite tombés dans le péché et, qu’au lieu de s’attirer l’admiration des hommes, ils n’ont attiré sur eux que la colère de Dieu? Qu’y a-t-il donc eu dans les apôtres, me direz-vous, qui les a si fort relevés au-dessus des hommes? C’est le mépris qu’ils ont fait de l’argent. C’est l’éloignement qu’ils ont eu de la gloire; c’est le retranchement de tous les soins et de toutes les affaires du monde. Si, au lieu d’avoir de telles dispositions, ils eussent été assujétis aux mêmes passions que nous, quand ils auraient ressuscité mille morts, bien loin d’en tirer quelque avantage ils n’auraient passé que pour des fourbes et pour des séducteurs.

C’est donc par la sainteté de la vie, que l’homme brille et éclate véritablement: c’est par la sainteté de la vie qu’il attire la grâce du Saint-Esprit. Quel miracle a fait saint Jean qui a instruit tant de villes? L’Evangile ne dit-il pas clairement: «Que Jean n’a fait aucun miracle? » (
Jn 10,41) Qui a rendu Elie si admirable, sinon cette liberté qu’il a fait paraître en parlant aux rois? ce zèle qu’il a eu pour Dieu? ce renoncement à toute chose? ces habits austères, ces peaux de bêtes dont il se couvrait et ces lieux sauvages où il demeurait? Tous les miracles qu’il a faits depuis sont beaucoup moindres que sa vie, puisqu’ils n’en ont été qu’une suite.

Quel miracle le démon a-t-il vu dans le bienheureux Job qui l’ait irrité contre ce saint homme? Il n’a point été frappé d’aucun prodige qu’il eût fait; mais il a été surpris de voir en lui une vie si sainte et un coeur aussi ferme que le diamant. Quel miracle avait fait David, étant encore tout jeune, pour obliger Dieu de dire: «J’ai trouvé David, fils de Jessé, un (363) homme selon mon coeur?» (Ac 13,22) Quel mort ont ressuscité Abraham, Isaac et Jacob? Quel lépreux ont-ils guéri?

Ne savez-vous pas que souvent les miracles nous nuisent, si nous ne veillons sur nous? Qu’est-ce qui a divisé les Corinthiens les uns d’avec les autres, sinon les miracles? Qu’est-ce qui a été cause que beaucoup d’entre les Romains sont tombés dans l’égarement sinon les miracles? N’est-ce pas ce qui a perdu Simon le Magicien, aussi bien que ce disciple qui voulait suivre Jésus-Christ et à qui le Sauveur dit cette parole: «Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids?» (Mt 8,13) Car l’un de ces deux était avare et l’autre ambitieux, et, en voulant satisfaire leur passion par les miracles, ils tombèrent dans le malheur qui les a perdus. La vertu au contraire et la sainteté de la vie, non-seulement ne fait point naître en nous ce désir; mais elle nous l’ôte même, lorsque nous l’avons.

Quand Jésus-Christ instruisait ses disciples, leur disait-il: Faites des miracles, afin que les hommes les voient? Nullement. Mais: «Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes oeuvres, et qu’ils en glorifient votre Père qui est dans les cieux.» (Mt 5,17) Il ne dit pas non plus à saint Pierre: «Si vous m’aimez,» faites des miracles; mais «paissez mes agneaux.» (Jn 21,15) Et, lorsqu’il le préférait, avec saint Jacques et saint Jean, à tous les autres apôtres, était-ce à cause de ses miracles? Ne guérissaient-ils pas tous également les lépreux? ne ressuscitaient-ils pas également les morts? n’avaient-ils pas tous reçu la même puissance? Pourquoi donc préférait-il ces trois disciples aux autres, sinon à cause de la grandeur de leur vertu et de leur courage?

4604 4. Il est donc clair que ce que Dieu cherche en nous, c’est la bonne vie et les actions saintes: «Vous les connaîtrez,» dit Jésus-Christ, «par leurs oeuvres.» (Mt 7,15) Et qu’est-ce qui rend nos actions saintes? Sont-ce les miracles ou les vertus qui en sont la source et qui se terminent enfin à ce don? Car la sainteté de la vie attire cette grâce de faire des choses miraculeuses, et celui qui la reçoit ne la reçoit que pour édifier les autres et les convertir.

Pourquoi Jésus-Christ a-t-il fait tant de miracles, sinon afin qu’en se rendant digne d’être cru, il attirât les hommes à la foi, et les fît entrer ainsi dans une vie pure? C’est là la fin qu’il s’est proposée. C’est pour cela qu'il a fait tant de prodiges, qu'il a joint à ses miracles les menaces de l'enfer, et la promesse d'un royaume éternel; qu'il nous a prescrit des lois si pures et si inconnues au monde; et tout ce qu'il a fait sur la terre a eu pour but de rendre les hommes non-seulement saints, mais égaux aux anges.

Telle a été l'unique fin du Sauveur dans tout ce qu'il a fait. Mais que dis-je, du Sauveur? Vous-même, si Dieu voulait vous donner le pouvoir ou de ressusciter les morts au nom de Jésus-Christ, ou de mourir pour lui, laquelle de ces deux grâces choisiriez-vous? Ce serait sans doute la seconde, parce que la première ne serait qu'une action extérieure que Dieu ferait par vous, au lieu que la seconde serait une action qui sanctifierait et couronnerait votre vie. Si l'on vous offrait de même, ou la puissance de changer tout le foin du monde en or, ou la grâce de mépriser tout l'or du monde comme du foin, ne préféreriez-vous pas ce second avantage au premier? Et certes ce serait avec grande raison, puisqu'il n'y aurait point de miracle qui pût faire autant d'impression sur les hommes pour les attirer à Dieu, que ce mépris des richesses. S'ils vous voyaient changer le foin en or, ils en seraient encore plus avares, et ils désireraient en même temps d'avoir cette puissance, comme il arriva à Simon le Magicien; mais s'ils voyaient au contraire tout le monde fouler aux pieds l'argent comme du foin, ils seraient bientôt guéris de leur avarice.

Vous voyez donc, mes frères, que rien ne sert tant aux hommes, que rien ne les rend si illustres que la bonne vie. J'appelle une bonne vie, non pas de jeûner ou de coucher sur la cendre, ou de vous revêtir d'un sac, mais d'avoir un mépris de la richesse aussi sincère et aussi effectif qu'on le doit avoir, d'aimer tout le monde avec une charité tendre et véritable, de partager notre pain avec les pauvres, de vaincre la colère, de fouler aux pieds la vanité et l'orgueil, et d'étouffer tous les mouvements de l'envie.

Ce sont là les instructions que Jésus-Christ lui-même nous a données: «Apprenez de moi,» dit-il, «que je suis doux et humble de coeur.» (Mt 11,27) Il ne dit pas: Apprenez de moi que j'ai jeûné; quoi qu'il pût nous proposer son jeûne de quarante jours; mais ce n'est pas ce (364) qu'il veut principalement que nous imitions en lui: «Apprenez de moi,» nous dit-il, «que je suis doux et humble de coeur.» Et lorsqu'il envoie ses apôtres prêcher l'Evangile dans tout le monde, il ne leur dit pas: Jeûnez, mais mangez de ce qu'on vous présentera.» Mais pour l'argent, il leur défend très-expressément d'en avoir sur eux: «Ne possédez, leur dit-il, ni or, ni argent, ni d'autre monnaie dans si votre bourse.» (Lc 10,4)

Je vous dis ceci, mes frères, non que je blâme le jeûne; à Dieu ne plaise! au contraire, je le loue et l'estime de tout mon coeur. Mais ma douleur est de voir que vous méprisiez toutes les autres vertus, et que vous croyiez que c'est assez de jeûner pour être sauvé, quoique le jeûne entre les vertus tienne le dernier rang. Les vertus principales et essentielles sont la charité, l'humilité, la douceur, l'amour des pauvres; et ces vertus surpassent même la virginité. C'est pourquoi si vous voulez devenir égal aux apôtres, rien ne vous en peut empêcher. Travaillez à monter au comble de ces vertus, et vous ne leur serez pas inférieur en mérite.

Qu'on ne s'excuse donc plus sur ce qu'on n'a pas le don des miracles comme les apôtres. Il est vrai qu'on ne peut chasser comme eux les démons des corps, mais on peut les chasser de son âme et de celle des autres; et ce second miracle afflige plus le démon que le premier, parce que le péché est sa grande force. C'est pour le détruire que Jésus-Christ est mort sur la croix. C'est le péché qui a introduit la mort dans le monde, et une confusion générale et universelle parmi les hommes. Si donc vous étouffez le péché en vous, vous étoufferez en même temps la plus grande force du diable; vous lui briserez la tête; vous renverserez tout ce qui peut affermir sa tyrannie, vous mettrez en fuite toutes ses légions infernales, et enfin vous ferez le plus grand de tous les miracles.

Ce n'est pas moi qui vous dis ceci de moi-même. C'est le bienheureux saint Paul qui ayant dit: «Aspirez aux dons les plus parfaits, et je vous enseignerai une voie encore beaucoup plus excellente (1Co 1,31),» ne parle point ensuite des miracles ni des prodiges; mais seulement de la charité qui est le principe et la racine de tous les biens. Si donc nous embrassons cette charité avec toutes les branches saintes dont elle est la tige, nous n’aurons point besoin du don des miracles, comme au contraire si nous la négligeons, tous les miracles ne nous serviront de rien.

Pensons à ces vérités, mes frères, et aspirons à ce qui a rendu les apôtres si grands devant Dieu et devant les hommes. Voulez-vous savoir ce qui les a rendus si illustres? Saint Pierre vous le dit lui-même: «Seigneur, nous avons tout quitté et nous vous avons suivi, quelle récompense donc en recevrons-nous?» (Mt 19,26) Ecoutez aussi la réponse de Jésus-Christ: «Vous serez un jour assis sur douze trônes; et quiconque quittera pour moi sa maison, ses frères, son père et sa mère, recevra le centuple en ce monde et la vie éternelle en l’autre.»

Renonçons donc, mes frères, à toutes les choses de la terre, et abandonnons-nous à Jésus-Christ, afin que selon sa parole, nous soyons égaux aux apôtres et que nous jouissions de cette vie éternelle que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (365)


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HOMÉLIE XLVII - «JÉSUS DIT TOUTES CES CHOSES AU PEUPLE EN PARABOLES, ET IL NE LEUR PARLAIT POINT SANS PARABOLES,


Chrysostome sur Mt 45