Chrysostome sur Mt 53

HOMÉLIE LIII - « OR, JÉSUS, APPELANT SES DISCIPLES, LEUR DIT: J’AI GRANDE COMPASSION DE CE PEUPLE,

Mt 15,38-39 Mt 16,1-13

PARCE QU’IL YA DÉJA TROIS JOURS QU’ILS DEMEURENT CONTINUELLEMENT AVEC MOI, ET ILS N’ONT RIEN A MANGER. ET JE NE VEUX PAS LES RENVOYER SANS AVOIR MANGÉ, DE PEUR QU’ILS NE TOMBENT EN DÉFAILLANCE SUR LES CHEMINS.» (CHAP. 15,38, JUSQU’AU VERSET 13 DU CHAP. 16)

ANALYSE

1. Second miracle de la multiplication des pains. - Les apôtres ont raconté avec une admirable franchise même ce qui n’est pas à leur avantage.
2. Comparaison des deux miracles de la multiplication des pains.
3. Réprimande que Jésus-Christ fait à ses Apôtres touchant leur peu d’intelligence des choses de Dieu.
4 et 5. Que l’homme ne doit pas prétendre, ni désirer même de passer toute sa vie dans le bonheur; qu’il faut que la vie soit mêlée de biens et de maux. - Que ceux qui paraissent les plus heureux, ont aussi leurs peines qui les tourmentent; et que ceux qui semblent les plus misérables, ont des douceurs qui les consolent. - Qu’il n’y a que la vertu qui puisse véritablement faire le bonheur des hommes.



1. Jésus-Christ, mes frères, fait encore ici ce qu’il avait fait dans la première multiplication des pains, il avait eu soin alors de guérir auparavant beaucoup de maladies corporelles. Il fait encore ici la même chose, et commence par guérir beaucoup d’aveugles, de boiteux et d’autres malades. Mais pourquoi les apôtres, qui prévinrent alors Jésus-Christ, et qui lui dirent: «Renvoyez ce peuple,» ne lui disent-ils rien de pareil en cette rencontre, et cela après trois jours entiers que ce peuple avait passés à sa suite? C’est ou parce que leur foi était devenue plus grande depuis ce premier miracle, ou parce qu’ils remarquaient que la joie de tout ce peuple le rendait insensible à la faim. Car ils étaient tout occupés à glorifier Dieu des miracles qu’ils voyaient faire au Sauveur.

Et remarquez encore ici, mes frères, que le Fils de Dieu n’en vient pas simplement et tout à coup à faire ce miracle. Il tente auparavant ses disciples, et il les excite eux-mêmes à le prier de le faire. Ce peuple, qui n’était venu que pour obtenir la guérison des malades, n’osait pas demander encore à Jésus-Christ qu’il lui donnât quelque nourriture. Mais (411) Jésus-Christ, qui était si charitable et qui prévoyait avec tant de soin les besoins de tous, prévient encore ici ceux qui ne lui demandaient rien, et dit à ses disciples: «J’ai grande compassion de ce peuple, parce qu’il y a déjà trois jours qu’ils demeurent continuellement avec moi, et qu’ils n’ont rien à manger, et je ne veux pas les renvoyer sans avoir «mangé.» Quand ce peuple en venant ici aurait apporté lui-même de quoi se nourrir trois jours entiers qu’il est avec moi, il aurait déjà consumé tout ce qu’il pouvait avoir.

C’était pour cette raison qu’il ne se hâtait pas de faire ce miracle, ni le premier, ni le second jour. Il attendit qu’ils eussent consumé tout ce qui leur pouvait rester, afin que, sentant un besoin présent, ils reçussent avec plus d’empressement un miracle qui leur était si nécessaire. C’est pourquoi il ajoute: «De peur qu’ils ne tombent en défaillance sur les chemins,» pour faire voir qu’ils étaient venus de loin, et que, quand même ils auraient d’abord pris avec eux quelques vivres, il ne leur en pouvait plus rester. Mats on pouvait dire au Sauveur: Si vous ne voulez pas renvoyer ce peuple sans lui donner à manger, pourquoi ne faites-vous donc pas un miracle pour le nourrir dans ce désert?. Je ne le fais pas, répond le Sauveur, parce que je veux auparavant instruire mes disciples par les demandes que je leur adresse, et par les réponses qu’ils me font, leur faire remarquer l’état des choses, les exciter à montrer leur foi et les porter, à me dire: Donnez-nous ici des pains pour nourrir ce peuple.

Cependant les apôtres ne comprennent point le dessein du Fils de Dieu, et il est obligé de leur dire, comme rapporte saint Marc: «Votre coeur est-il donc tellement appesanti qu’ayant des yeux vous ne voyiez pas, et qu’ayant des oreilles vous n’entendiez pas?» (Mc 8,17) Si telle n’eût pas été son intention, pourquoi aurait-il témoigné à ses apôtres que ce peuple méritait qu’il lui fît cette charité, et pourquoi leur aurait-il dit: «Qu’il était touché de compassion?» Saint Matthieu remarque que Jésus-Christ fit bientôt après ce reproche à ses disciples: «Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous ensemble de ce que vous n’avez point pris de pains? Ne comprenez-vous pas encore et ne vous souvient-il point des cinq pains pour cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers?» (Mt 16,8-9) Ceci fait voir que les évangélistes sont parfaitement d’accord entre eux.

Mais que font ici les disciples? Ils rampent encore par terre: cependant leur Maître n’avait rien négligé pour graver dans leur mémoire le premier miracle de la multiplication des pains; il les avait interrogés, il avait provoqué leurs réponses, il les avait rendus les ministres de cette distribution miraculeuse, il leur avait fait emporter douze corbeilles pleines des restes du festin: ils étaient donc encore très-faibles et très-imparfaits. Voici la réponse qu’ils font à Jésus-Christ: «Comment pourrions-nous trouver dans ce lieu désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude (33)?» Ils représentent également à Jésus-Christ dans l’un et l’autre de ces miracles qu’ils étaient dans une profonde solitude; ce qu’ils ne disaient. sans doute qu’à cause de la faiblesse de leur foi; mais Dieu le permettait ainsi, pour donner plus d’éclat à ce miracle, et pour le rendre moins suspect. Il voulait empêcher, comme je l’ai déjà marqué, qu’on ne crût que l’on avait fait venir ce pain de quelque bourg du voisinage. Ce lieu désert, que l’Evangile marque avec soin, repoussait par lui seul cette pensée, et redoublait la foi et l’admiration de ce prodige.

C’était pour cette raison que dans ces deux différents miracles Jésus-Christ avait choisi un lieu solitaire écarté des villes. Mais les apôtres, ne comprenant rien à l’ouvrage de Jésus-Christ, lui disent: « Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude? Ils croyaient que Jésus-Christ, en leur parlant de la sorte, se disposait à leur ordonner d’aller chercher de quoi nourrir tout ce peuple. Mais cette pensée était bien peu sage, puisqu’il ne leur avait dit dans la première multiplication des pains: «Donnez-leur vous-mêmes à manger,» que pour les obliger à le prier lui-même de le faire. Il ne leur commande point ici de leur donner a manger. Il leur dit seulement: «J’ai grande compassion de ce peuple, et je ne le veux point renvoyer sans avoir mangé.» Il veut Les exciter et leur faire naître une ouverture favorable pour lui demander son secours dans cette rencontre. Car ses paroles marquaient assez qu’il pouvait bien ne les pas renvoyer sans manger, et qu’il avait ce pouvoir au milieu même des déserts, (413) puisqu’en disant: «Je ne veux pas les renvoyer,» il faisait voir assez clairement ce qu’il pouvait.

Après donc que les apôtres lui eurent représenté quelle était la multitude de ce peuple et la solitude du désert où ils étaient, en disant: «Comment pourrions-nous trouver dans ce désert assez de pain pour rassasier une si grande multitude? » sans qu’ils comprissent encore rien au dessein de Jésus-Christ, par les paroles qu’il leur avait dites, il commence enfin à agir par lui-même, et il leur demande: «Combien avez-vous de pains? Sept, lui répondirent-ils, et quelques petits poissons (34).» Ils n’ajoutent pas ici comme la première fois: «Mais qu’est-ce que cela pour tant de monde?»Ce qui fait voir que s’ils n’étaient pas encore assez intelligents pour comprendre toutes les merveilles de Jésus-Christ, ils étaient néanmoins un peu plus avancés qu’ils n’étaient au temps du premier miracle. C’est pourquoi Jésus-Christ leur, fit à dessein la même demande, afin d’élever leur esprit, et de les faire souvenir du premier miracle qu’ils Lui avaient déjà vu faire.

Mais après avoir vu la faiblesse des apôtres, voyez maintenant, mes frères, la grandeur de leur vertu. Et admirez jusqu’où allait leur amour pour la vérité, puisqu’écrivant eux-mêmes cette histoire dans la suite, ils n’y ont rien caché de leur faiblesse, ni déguisé de leurs imperfections, quoiqu’elles fussent si considérables. Car c’était en effet une grande faute d’avoir si tôt oublié un si grand miracle, opéré il, n’y avait pas longtemps; et ce n’est pas sans sujet que Jésus-Christ leur fit le reproche qu’ils n’ont pas même voulu omettre.

2. Il faut encore remarquer ici, mes frères, la vertu prodigieuse des apôtres, et admirer jusqu’à quel point ils avaient appris à ne faire aucun état du manger; en effet, ils sont dans le fond d’un désert où ils ont déjà demeuré trois jours, et ils n’ont pour toute nourriture que sept pains. Pour les autres circonstances du miracle, elles sont les mêmes que dans la première multiplication; Jésus commande au peuple de s’asseoir par terre, puis il fait croître les pains dans les mains de ses disciples. « Il commanda donc au peuple de s’asseoir sur la terre (35). Et prenant les sept pains et les poissons, après avoir rendu grâces, il les rompit et les donna à ses disciples, et ses disciples les donnèrent au peuple (36). » Mais la suite n’est pas la même que dans le premier miracle. « Car tous en mangèrent et furent rassasiés. Et on emporta sept corbeilles pleines des morceaux qui étaient restés (37). Or, ceux qui en mangèrent étaient au nombre, de quatre mille hommes, sans compter les femmes et les enfants (38).» La première fois il avait nourri cinq mille hommes, et l’on avait rempli douze paniers des pains qui restaient; pourquoi donc ne reste-t-il ici que sept corbeilles, lorsque cependant il n’y avait que quatre mille hommes? Pourquoi, plus il y a de monde, plus trouve-t-on de pain de reste? Nous pourrions répondre fort simplement que ces sept corbeilles d’ici étaient peut-être plus grandes que ces douze paniers d’alors, ou que Jésus-Christ, pour empêcher qu’on ne confondît ces deux miracles, et qu’on ne les fît passer pour un seul, voulut mettre entre les deux quelque différence; voilà pourquoi il égale les paniers qui restaient du premier miracle au nombre de ses apôtres, et les sept corbeilles du second à celui des pains.

Mais il faisait encore voir bien clairement sa puissance souveraine par ces petites circonstances, et marquait avec quelle facilité il accomplissait les plus grands miracles, puisqu’il lui était si aisé de faire tout réussir dans la manière qu’il lui plaisait. Car je regarde ceci, mes frères, comme l’effet d’une grande puissance dans le Fils de Dieu, d’avoir fait trouver ce nombre si juste, et d’avoir fait rester si précisément douze paniers en nourrissant les cinq mille hommes, et sept corbeilles en nourrissant les quatre mille, sans qu’il y eût rien de plus ou de moins que ce nombre.

Ce dernier miracle se termine enfin comme le premier. Car il est marqué dans l’un et dans l’autre que Jésus-Christ, après avoir renvoyé le peuple, se retira «et monta dans une barque. » Comme Jésus-Christ n’avait encore point fait de miracle qui attirât autant le peuple à le suivre que cette multiplication des pains, et non-seulement à le suivre, mais à le prendre même pour roi, il voulut faire voir jusqu’à quel point il fuyait la royauté. Il se retira aussitôt et monta sur une barque, afin que ce peuple ne le pût suivre.

«Et ayant renvoyé le peuple, il monta sur une barque, et vint au pays de Magedan (39). Alors les pharisiens et les sadducéens vinrent à lui pour le tenter et le prièrent de leur faire voir quelque prodige dans l’air (1). (413)

«Mais il leur répondit: Le soir vous dites: il fera beau parce que le ciel est rouge (2). Et le matin vous dites: Nous aurons aujourd’hui de l’orage, parce que le ciel est sombre et rougeâtre (3).» Saint Marc dit que lorsqu’ils se furent approchés du Sauveur et qu’ils l’eurent- prié de leur faire voir quelque signe, il en gémit et dit en soupirant: «Pourquoi ce peuple me demande-t-il un prodige?»(Mc 6,42) Cette demande captieuse qu’ils faisaient à Jésus-Christ ne mériterait que son indignation, et néanmoins le Fils de Dieu est si doux qu’il ne s’irrite point contre leur malice. Il est au contraire touché de leur misère.

Il s’afflige que leur maladie soit incurable, et qu’après tant de preuves si publiques de sa puissance, ils viennent encore le tenter. Il savait que ce n’était point pour croire en lui qu’ils lui faisaient cette demande, mais seulement pour le surprendre. S’ils se fussent adressés à lui avec plus de sincérité, il leur eût accordé volontiers tout ce qu’ils lui demandaient. Nous avons vu, il n’y a pas longtemps, qu’après avoir dit à une femme chananéenne: « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens,»il ne laisse pas néanmoins de l’exaucer ensuite; combien donc leur eût-il accordé plutôt cette grâce, s’ils la lui avaient demandée sans déguisement? Mais comme ils ne venaient que dans le dessein de le tenter, il les appelle très-justement «hypocrites,» puisqu’ils n’avaient pas dans le coeur ce qu’ils témoignaient par leurs paroles. S’ils eussent été disposés à croire en lui, ils ne lui auraient point fait cette demande.

Et une autre marque encore qu’ils ne faisaient pas cette demande dans l’intention d’acquérir la foi, c’est qu’en entendant les reproches qui leur sont faits, ils ne s’excusent point sur leur ignorance, et ne disent point qu’ils venaient à lui pour s’instruire. Mais quel prodige les pharisiens pouvaient-ils désirer de voir dans l’air? Ils voulaient, peut-être que Jésus arrêtât le soleil, ou qu’il donnât un frein à la lune, ou qu’il excitât des foudres et des éclairs, ou qu’il fît un changement dans tout l’air, et quelque merveille semblable. Jésus-Christ leur répond: «Hypocrites, vous savez bien reconnaître ce que présagent les diverses apparences du ciel, et vous ne savez point reconnaître les signes des temps que Dieu a marqués (4).» Admirez, mes frères, la douceur et l’humilité du Fils de Dieu. Il ne leur refuse pas absolument de faire ce qu’ils lui demandent comme il avait fait ailleurs, lorsqu’il dit: « On ne leur donnera point de signes,» mais il donne la raison de ce refus, quoiqu’en lui faisant cette demande ils n’eussent aucun désir de s’instruire de la vérité. Quelle est-donc cette raison? Comme il y a dans l’air, dit-il, des marques du beau et du mauvais temps; et que personne, en voyant celles qui présagent le mauvais, il ne s’attend à voir le ciel serein, comme en voyant le ciel serein, il ne s’attend point aux orages: vous devez raisonner de même à mon sujet.

Ce temps que vous voyez de mon premier avènement est bien différent de ce que sera le second. Vous n’avez besoin maintenant que de voir les prodiges que je fais sur la terre; je réserve à mon autre avènement les prodiges qui paraîtront dans les airs. Je suis venu maintenant comme médecin; mais je viendrai alors en juge. Je suis venu maintenant chercher la brebis égarée, et je viendrai alors me faire rendre compte de vos actions. C’est pourquoi je me suis caché d’abord en venant, mais j’ouvrirai alors les cieux; j’obscurcirai le soleil; je ferai disparaître la lumière de la lune; je ferai trembler toutes les puissances des cieux, et je paraîtrai tout d’un coup dans l’air, comme un éclair qui brille et qui surprend tout le monde.

Mais ce n’est pas maintenant, le temps de faire ces prodiges, puisque je ne suis venu que pour mourir, et pour endurer les outrages les plus sanglants. Ne savez-vous pas que le Prophète a dit de moi: « Il ne disputera point, il ne criera point, et on n’entendra point sa voix dans les places publiques?» (Is 42,2) Et qu’un autre prophète a dit: «Il descendra comme la pluie sur une toison?» (Ps 72,6) Que si vous m’objectez ici les miracles qui furent faits autrefois au temps de Pharaon, je vous réponds qu’il s’agissait alors de délivrer mon peuple d’un ennemi, et qu’ainsi ces miracles étaient nécessaires; au lieu que venant aujourd’hui chez des amis et au milieu de mon peuple, je n’ai point besoin de tous ces prodiges.

3. De plus, comment puis-je vous accorder ces grandes choses que vous demandez, puisque vous ne croyez pas les petites que je fais (414) tous les jours devant vos yeux? Je ne les appelle petites que parce qu’elles n’ont pas tant d’éclat à l’extérieur, quoique leur vertu invisible soit incomparablement plus grande que tous ces prodiges de l’air. Car que peut-on comparer à la puissance de remettre les péchés, de ressusciter les morts, de chasser les démons, de rendre la santé, le mouvement et l’affermissement aux corps, et de faire cent autres choses semblables?

«Ce peuple méchant et adultère demande un prodige, et il ne lui en sera point donné d’autre que celui du prophète Jonas. Et les laissant là, il s’en alla (4).» Voyez combien leurs coeurs sont aveuglés. Jésus-Christ leur dit qu’il ne, leur sera point donné d’autre signe que celui du prophète Jonas, et ils ne s’informent, pas même quel était ce signe:

Ne devaient-ils pas, eux qui savaient quel avait été ce prophète, et ce qui lui était arrivé, chercher au moins, lorsqu’on leur disait cette parole pour la seconde fois, s’éclaircir de ce qu’elle voulait dire, et à se faire instruire de ce mystère? Mais ce que j’ai dit n’est que trop vrai. Ils ne faisaient point ces questions au Sauveur dans un désir sincère de s’instruire. C’est pourquoi l’Evangile remarque «que Jésus-Christ les laissa et qu’il s’en alla.»

«Or ses disciples étant passés au delà de l’eau, oublièrent de prendre des pains (5). Et Jésus leur, dit: Ayez soin de vous garder du levain des pharisiens et des sadducéens (6).» Pourquoi Jésus-Christ ne leur dit-il pas clairement : Ayez soin de vous garder de la doctrine des pharisiens? Il est clair que par cette expression, il voulait leur donner lieu de se souvenir des deux miracles qu’il avait faits, car il savait qu’ils ne s’en souvenaient déjà plus. Il n’eût pas été raisonnable de leur reprocher cet oubli s’il n’en eût trouvé un sujet légitime, mais en prenant ainsi l’occasion d’eux-mêmes et de ce qu’ils disent pour leur faire ce reproche, c’était sans doute un moyen de l’adoucir beaucoup, et de le leur rendre moins odieux.

Vous me direz peut-être: Pourquoi ne prenait-il pas sujet de les blâmer de cet oubli, lorsqu’ils lui dirent au second, miracle: «Où pourrons-nous avoir dans, ce désert assez-de pain pour nourrir un si grand nombre de personnes?» Il semblait que ce fût alors une occasion bien propre de les accuser de leur peu de souvenir. Je vous réponds qu’il ne voulut pas le faire alors, pour ne pas paraître faire avec quelque faste ce second miracle. On peut dire aussi qu’il évita de leur faire alors ce reproche, parce qu’il ne voulait pas les confondre devant le peuple, ni chercher sa gloire dans leur propre confusion. De plus cette accusation était beaucoup plus juste ici, puisque ce miracle opéré par deux différentes fois, avait produit sur eux si peu d’effet. Mais enfin, après cette seconde multiplication, il ne diffère plus d’accuser leur peu de foi, et il découvre en public les pensées qu’ils formaient dans le secret de leur coeur.

«Mais ils pensaient et disaient entre eux: C’est parce que nous n’avons point pris de pain (7).» Il paraît qu’ils étaient encore attachés aux cérémonies, de la purification des Juifs, et du discernement des viandes. Toutes ces raisons réunies obligent Jésus-Christ de les reprendre avec plus de force. «Ce que Jésus connaissant, il leur dit: Hommes de peu de foi, pourquoi vous entretenez-vous ensemble de ce que vous n’avez point pris de pains (8)?» Ne comprenez-vous point encore et ne vous souvenez-vous point? Votre coeur est-il aveuglé? Avez-vous des yeux sans voir et des oreilles sans entendre? Ne vous souvenez-vous point des cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers (9)? Ni des sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien vous en avez remporté de corbeilles (10)? »

Remarquez, mes frères, avec quelle sévérité le Sauveur parle ici à ses apôtres. On ne voit point ailleurs qu’il leur ait rien reproché avec tant de force. D’où vient donc qu’il les traite ici si sévèrement? C’était encore pour les porter à laisser de côté l’observance concernant la distinction des viandes. Il s’était contenté, lorsqu’il en parlait aux pharisiens, de dire à ses apôtres qui l’interrogeaient: «Ne comprenez-vous point cela? Etes-vous aussi sans intelligence?» Mais il leur parle ici plus fortement et il les appelle des hommes de peu de foi.» Il n’est pas toujours à propos de parler doucement aux hommes. Si d’un côté il leur donnait beaucoup d’accès et de liberté auprès de lui, i1 savait aussi de l’autre les corriger par de sévères réprimandes, afin que par ce mélange et ce tempérament de sévérité et de douceur, il ménageât avec sagesse la conduite de leur salut.

Il semble qu’aussitôt qu’il leur a fait ce reproche, il veuille s’en justifier en disant: « Ne (415) vous souvenez-vous point des cinq pains distribués à cinq mille hommes, et combien vous en avez remporté de paniers, et des sept pains distribués à quatre mille hommes, et combien vous en avez remporté de corbeilles?» Il leur marque avec soin le nombre des personnes qui furent rassasiées et celui des paniers qui restèrent, afin qu’en rappelant en leur mémoire toutes ces particularités, il les rendît plus vigilants et plus fidèles pour l’avenir. Et pour comprendre mieux quelle fut la force de cette réprimande et quel effet elle produisit sur les apôtres en les faisant sortir comme, d’un profond assoupissement, il ne faut que considérer les paroles de notre Evangile. Sans les réprimander davantage, Jésus ajouté seulement après ce reproche: «Comment ne comprenez-vous point que je ne vous parlais pas de pain, lorsque je vous ai dit de, vous garder du levain des pharisiens et des sadducéens (11)?» Et néanmoins l’évangéliste leur rend. ce témoignage. «Alors ils comprirent qu’il ne leur avait point dit de se garder du levain qu’on met dans le pain, mais de la doctrine des pharisiens et des sadducéens (12).» Ils comprirent sans aucune interprétation de la part de leur Maître. Voyez-vous le bien qu’une réprimande faite à propos produit dans les âmes? Car on voit que celle-ci éloigna les apôtres de ces observances judaïques, et que de lâches qu’ils étaient auparavant, oubliant tout et négligeant tout, elle les rendit au contraire si ardents, et redoubla leur foi de telle sorte, qu’ils ne craignaient plus ni de manquer de pain, ni de tomber dans les extrémités les plus pressantes.

Que cet exemple donc, mes frères, apprenne aux pasteurs à n’avoir pas toujours une complaisance lâche et molle pour ceux qui leur sont soumis; et aux-peuples à ne pas rechercher une douceur excessive dans les pasteurs qui les conduisent. L’homme est si faible qu’il a toujours besoin de ces deux remèdes, de la force et de la douceur. C’est par ce double moyen que Dieu a toujours gouverné le monde. Tantôt il a usé de sévérité, et tantôt de grâce, et il a mêlé divinement les biens et les maux ensemble. Il ne nous laisse pas toujours vivre ou dans l’affliction ou dans la joie; mais comme le jour succède à la nuit, et l’été à l’hiver, il nous fait passer de même de la tristesse à la joie, des maux aux biens, et de la maladie à la santé.

4. Ne soyons donc point surpris, mes frères, lorsque nous tombons dans la maladie, puisque que c’est au contraire de la santé que nous devons être surpris. Ne nous troublons point lorsque nous souffrons quelque douleur, puisque nous devons plutôt nous troubler d’être dans la joie. Ces deux différents états s’entresuivent et se succèdent toujours. Pourriez-vous vous étonner de vous voir sujets à telle vicissitude de biens, et de maux, puisque les plus grands n’en ont pas été exempts?

Pour vous convaincre de ce que je dis, examinez la vie de quelque saint que vous croirez avoir été moins sujet aux maux, et avoir joui de plus de biens. Voulez-vous que ce soit Abraham? voulez-vous que nous considérions son état dès le commencement de sa vie? Ecoutez ce que Dieu lui dit d’abord: «Sortez de votre terre et du milieu de vos parents.» (Gn 12,1). Vous voyez sans doute combien ce premier commandement qu’il reçoit de Dieu semble dur; voyez maintenant comment le bien succède au mal, et la joie à la tristesse: «Et venez dans la terre que je vous montrerai, où je vous établirai le chef d’une grande race.»

Ne croyez pas que lorsqu’il fut arrivé dans cette terre comme dans un port tranquille, il cessa d’être dans 1es maux. Ce fut alors au contraire qu’il en ressentit d’infiniment plus fâcheux. Ce fut alors qu’il fut affligé de la famine; qu’il fut obligé d’aller dans un pays étranger, et qu’il vit enlever sa femme. Mais il vit aussi succéder ensuite à ces maux de nouvelles grâces. Il vit la plaie dont Dieu frappa Pharaon à son sujet, l’honneur avec lequel ce roi lui permit de s’en retourner, l’estime qu’il lui témoigna, les présents dont il le combla, et enfin s’on heureux retour dans son pays et dans sa maison. On voit ainsi dans toute la suite de sa vie une succession continuelle de biens et de maux, de prospérités et d’adversités. Tel a été dans, la suite l’état de tous les apôtres. C’est pourquoi saint Paul dit: «Je bénis Dieu qui nous console dans toutes nos peines, afin que nous puissions aussi consoler nous-mêmes ceux qui souffrent toutes sortes d’afflictions.» (2Co 1,4)

Mais que me fait cela, me direz-vous, moi qui suis continuellement dans la douleur? Ne soyez point ingrat, mon frère, ne méconnaissez pas les grâces que Dieu vous fait. Cet état que vous dites est un état qui ne peut exister. Il est impossible d’être d’une de continuelles (416) douleurs. La nature n’y pourrait pas résister. Mais parce que nous voudrions être toujours dans la joie, nous croyons toujours être dans l’affliction. D’ailleurs, comme nous oublions bientôt les biens que nous avons reçus, et que nous ne pouvons au contraire oublier les maux que nous avons soufferts, l’oubli des uns et le souvenir toujours présent des autres nous fait dire que nous sommes dans la misère et dans la douleur. Mais comme je vous l’ai dit, il serait impossible qu’un homme pût vivre s’il était toujours dans les maux.

Examinons si vous voulez d’un côté la vie de ceux qui vivent dans les délices et dans l’abondance de toutes sortes de biens, et voyons de l’autre l’état de ceux qui souffrent et qui sont accablés de maux. J’espère vous faire voir clairement que les premiers ont aussi leurs afflictions; comme les seconds ont aussi leurs plaisirs et leurs joies. Ecoutez-moi seulement avec patience et sans prévention.

Prenons deux hommes tout différents. Que l’un soit esclave, et qu’il gémisse dans les fers: que l’autre soit un jeune roi qui n’ait plus de père qui le retienne, et qui dépense avec une profusion excessive les biens infinis qu’il lui a laissés. Que l’un soit un pauvre artisan qui gagne avec peine chaque jour de quoi subsister; et que l’autre vive dans le luxe et dans toutes sortes de délices. Commençons par voir les ennuis et les chagrins de celui qui est si heureux en, apparence. Représentons-nous ce qu’il souffre lorsqu’il désire un degré d’honneur qu’il ne peut avoir; lorsqu’il se voit méprisé de ses propres domestiques, négligé de ceux qui sont au-dessous de lui, blâmé dans ses excès et détesté de tout le monde; enfin lorsqu’il éprouve mille maux qui sont inévitables aux personnes riches comme les chagrins, les inquiétudes, les médisances, les ennuis, les pièges, les faux rapports, et le grand nombre, d’ennemis qui, ne pouvant usurper les grands biens qu’ils lui envient, n’ont point d’autre consolation que de traverser son bonheur par mille artifices, de lui susciter tous les jours de nouvelles affaires, et de ne lui permettre jamais de vivre en repos.

Voyons maintenant les douceurs dont jouit quelquefois cet artisan dans le travail pénible auquel il est contraint pour gagner sa vie. Premièrement, il n’est point exposé à ces malheurs, dont le riche est assiégé de toutes parts.

Si quelqu’un témoigne le mépriser, il n’en est point attristé, parce qu’il ne se préfère à personne. Il ne craint point de perdre ses biens. Il mange le peu qu’il a en repos. Il y trouve son plaisir, et il dort en toute sécurité. Ces voluptueux trouvent moins de plaisir à boire leur vin de Thasos, que ce pauvre à se rafraîchir d’une eau claire qu’il tire d’une belle source.

Si ce que je vous dis ne vous suffit pas encore, comparons plus en détail l’état d’un roi et celui d’un homme qui gémit dans les chaînes. Nous verrons que souvent l’un est dans la joie et se divertit, pendant que l’autre, avec sa pourpre et son diadème, est abattu de tristesse, déchiré d’ennuis et tourmenté de mille frayeurs qui le font mourir. Car c’est une chose constante, qu’il n’y a point de vie si heureuse qui soit exempte de douleur, comme il n’y en a point aussi de si misérable qui n’ait sa joie et ses consolations. Notre nature est trop faible pour supporter un état aussi pénible que serait cette continuité de douleurs. Que si l’un se réjouit plus souvent, et que l’autre soit plus souvent triste, c’est la faute de ce dernier. Ce n’est point son état qui, de lui-même, le jette dans cette tristesse; ce n’est que sa propre faiblesse qui l’abat et qui le met dans ce découragement.

Il ne dépend que de nous, si nous le voudrions, d’être toujours dans la joie. Appliquons-nous seulement à la vertu, et rien ne sera capable de nous rendre tristes. La vertu remplit de douces espérances ceux qui la possèdent. Elle les rend chers à Dieu et agréables aux hommes. Elle les comble d’un plaisir et d’une consolation ineffable. Et, quoiqu’elle ait ses épines, elle remplit néanmoins le coeur d’une telle joie, et il est comme charmé de délices si inconcevables, qu’il n’y a point de paroles qui les puissent exprimer.

Car je vous prie de me dire ce que vous appelez plaisir en ce monde? Est-ce une table somptueuse, une santé robuste, une grande réputation et des richesses immenses? Je suis assuré que, si vous comparez toutes ces choses avec les joies intérieures dont je vous parle, elles vous paraîtront plutôt des maux que de véritables biens. Il n’y arien de plus agréable que la bonne conscience. Rien n’est plus doux à l’âme que l’espérance qu’elle, conçoit pour l’avenir. Si vous voulez vous en convaincre, (417) faisons venir ici un vieillard près de mourir. Représentons-lui, d’un côté, la bonne chère ou les honneurs dont il a joui durant sa vie, et montrons-lui, de l’autre, les bonnes oeuvres qu’il a faites. Demandons-lui ce qui lui donne alors plus de plaisir, et ce qui le console davantage, et nous verrons qu’il rougira des uns, au lieu que le souvenir des autres le fera tressaillir de joie.

5. C’est ainsi qu’Ezéchias, malade, ne se souvenait plus des délices de ses festins, ni de la gloire de son royaume; mais seulement de sa justice et de ses oeuvres de piété. Car il disait à Dieu: «Souvenez-vous, Seigneur, que j’ai marché en votre présence dans une voie droite.» (2R 10,3) Voyez de même la joie que ressent saint Paul, lorsqu’il dit: «J’ai bien combattu, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi.» (2Tm 4,7)

Vous me demanderez peut-être de quels autres biens saint Paul pouvait se souvenir en cet état, et quelle autre consolation il pouvait avoir, que de ses vertus passées. Je vous réponds qu’il pouvait rappeler alors en sa mémoire plus d’avantages, même temporels, que toutes ces personnes du monde; car il avait reçu des honneurs et des dons très-considérables. Il dit lui-même, écrivant aux Galates, qu’ils l’avaient reçu «comme un ange du Seigneur, et comme Jésus-Christ même. Qu’ils, eussent, si cela était possible, arraché leurs propres yeux pour les lui donner» (Ga 4,14), et qu’ils eussent de bon coeur donné leur propre vie pour sauver la sienne.

Cependant cet apôtre, à la fin de sa vie, ne se souvient plus de tous ces honneurs. il n’a dans la mémoire que ses travaux, et la récompense qu’il en attend. Et certes, c’était avec grande raison que ce saint apôtre avait effacé le reste de sa mémoire. Les honneurs se perdent en ce monde, mais les souffrances nous accompagnent après notre mort, et, au lieu qu’on nous redemande compte des premiers, on nous rend, au contraire, des récompenses pour les autres.

Ne savez-vous pas quel trouble nos péchés causent dans notre esprit au moment de notre mort; quelle est alors notre inquiétude et l’agitation de notre coeur. Lorsque nous sommes ainsi déchirés au dedans de nous, le souvenir de nos vertus, qui se présente alors à notre âme, est comme la douceur du calme qui succède à la tempête, et qui nous console dans le trouble et dans le désespoir nous nous trouvons réduits. Si nous étions sages, mes frères, cette crainte nous accompagnerait durant toute notre vie. Mais, parce que nous y sommes insensibles tant que nous vivons, elle se saisira de nous à la mort, et nous frappera de terreur.

Un prisonnier, un coupable, n’est jamais plus triste que lorsqu’on le tire de la prison pour le présenter à son juge. C’est alors qu’il tremble, quand il se voit au pied du tribunal, où il doit rendre compte de ses crimes, et entendre prononcer l’arrêt de sa mort. N’est-ce pas ce qui remplit l’esprit des mourants de spectres et de visions effroyables, qu’ils nous racontent eux-mêmes, et dont ils ne peuvent souffrir le regard? Ils font des efforts si violents dans le désespoir où ils sont, qu’ils en ébranlent tout leur lit et le renversent par terre. Ils lancent de tous côtés des regards farouches sur ceux qui les environnent. On voit au dehors ce que l’âme souffre au dedans, lorsqu’elle combat pour ne pas sortir du corps, ou qu’elle ne peut supporter la présence des anges qui viennent à elle.

Si le regard de quelques personnes nous fait souvent trembler de peur, que ferons-nous lorsque les anges viendront à nous d’un oeil menaçant, et que les puissances célestes nous sépareront de toutes les choses présentes? Que deviendrons-nous, lorsque notre âme, se voyant arrachée du corps comme par force, jettera mille soupirs inutiles et mille regrets superflus, comme ce riche de l’évangile, qui s’affligea si inutilement à la mort?

Gravons donc ceci dans nos âmes. Pensons sérieusement, mes frères, à ce triste état. Craignons d’y tomber, afin que nous n’y tombions pas. Conservons en nous-une vive appréhension de ces maux. Ainsi, nous ne les éprouverons pas, mais nous jouirons au contraire des biens éternels, que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, qui nous vivifie, est toute la gloire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles, Ainsi soit-il (418).



Chrysostome sur Mt 53