Chrysostome Philippiens 1200

HOMÉLIE 12: c 3,13-17 MES FRÈRES, JE NE CROIS PAS AVOIR SAISI LE PRIX; TOUT CE QUE JE FAIS, C'EST D'OUBLIER CE QUI EST DERRIÈRE MOI, POUR TENDRE EN AVANT...

1200 (Ph 3,13-17) 78

Analyse.

1. L'apôtre oublie le terrain gagné, et ne veut qu'aller en avant et franchir le reste de sa course.
2. Et nous aussi, avançons dans le bien ; Dieu nous regarde ; l'apôtre nous précède.
3. Exhortation sur l'imitation des saints. — Les saints sont nos modèles. — Jésus-Christ est notre maître et notre premier modèle. — Toutes les conditions trouvent leur type parfait dans les saints livres.
4. La vertu, source unique du bonheur, se concilie avec tous les états de l'homme.

1201 1. Il n'est rien pour rendre inutiles nos bonnes oeuvres et pour nous gonfler d'orgueil, comme le souvenir complaisant du bien que nous avons fait. Deux maux en résultent pour nous : une négligence plus grande, une vanité plus exaltée. Aussi Paul, sachant que notre nature est invinciblement portée à la paresse, ayant d'ailleurs prodigué l'éloge aux Philippiens, se hâte, vous le voyez, de rabaisser toute enflure; il l'a fait déjà précédemment de plusieurs manières, mais en ce passage surtout, il n'a pas d'autre but. Ainsi :

« Mes frères », dit-il, « je ne crois pas avoir saisi ce vers quoi je tends ». Que si Paul ne tient pas encore le prix, s'il n'est pas pleinement sûr de sa résurrection glorieuse ni de son avenir, bien moins doivent l'être ceux qui n'ont pas encore gagné la moindre partie de semblables mérites. Voici, du reste, sa pensée : Je ne crois pas avoir atteint encore la vertu toute entière, comme on dit d'ordinaire d'un coureur : Il ne tient pas encore le but. Ni moi non plus, dit saint Paul, je n'ai pas parcouru toute la carrière. Il est vrai qu'ailleurs il s'exprime autrement: « J'ai combattu le bon combat » (
2Tm 4,7), tandis qu'ici vous entendez : « Je ne crois pas avoir encore atteint le terme » ; mais qu'on lise attentivement les deux textes, et l'on comprendra la raison de ces deux affirmations. Nous ne pouvons pas toujours renouveler des discussions de ce genre ni donner de toutes choses une explication complète. Il suffit d'avertir qu'une des deux paroles a été prononcée bien avant l'autre, et que celle-ci, écrite à Timothée, coïncide avec les derniers jours de saint Paul. Ici il dit seulement : « Je ne crois pas avoir encore atteint le but », mais tous mes efforts tendent en avant. Les paroles suivantes accusent ce voeu : « Mais tout ce que je fais maintenant, c'est qu'oubliant ce qui est derrière moi, et m'avançant vers ce qui est devant moi., je cours incessamment vers le bout de la carrière, pour remporter le prix de la félicité du ciel, à laquelle Dieu nous a appelés par Jésus-Christ » .

Voyez comment par ces paroles il nous montre le motif qui le faisait tendre vers ce qui est encore devant lui. Bien certainement, celui qui se croit parfait, celui qui pense ne manquer de rien pour posséder une vertu accomplie, cessera par conséquent de courir, comme si déjà il avait atteint le but. Mais celui qui se regarde comme éloigné encore de la borne désirée, ne suspendra pas son élan. Telle doit toujours être notre persuasion, alors même que nous aurons fait une multitude de bonnes oeuvres. Car si Paul, après mille morts, après de si grands combats, avait cependant cette conviction intime, bien plus doit-elle être la nôtre. Je ne perds pas courage, nous dit-il, bien qu'après une si longue course, je ne sois pas encore arrivé; je ne veux jamais désespérer; je cours encore, et je combats; je n'ai qu'un but: avancer toujours ! C'est ce que nous devons faire nous-mêmes, oubliant nos bonnes actions passées, négligeant tout ce qui est en arrière. Le coureur, en effet, ne pense pas aux espaces déjà parcourus, mais à ceux qui restent à franchir. Ainsi ne pensons pas aux progrès que nous avons pu faire dans la vertu, mais bien à ceux qui nous restent ù faire encore. A quoi en effet nous servira le terrain gagné, si nous n'achevons pas l'intervalle qui reste ? L'apôtre n'a pas même dit : Je n'y (79) pense pas, je ne m'en souviens pas; mais: «J'oublie;» voulant ainsi nous rendre plus vigilants. En effet, nous n'avons vraiment bien toute notre ardeur que quand nous jetons tout l'élan de notre âme vers ce reste de lutte à subir, et que nous livrons à l'oubli tout le passé. — «Nous tendons la main avec effort », dit-il, pour prendre avant même d'être arrivés. On dit en effet que le coureur s'étend en avant lorsqu'il projette avec effort son corps entier en avant même de ses pieds qui courent néanmoins toujours, se penchant vers le but, allongeant les bras, pour diminuer encore l'espace qui l'en sépare. Ainsi se révèle une âme pleine d'élan et d'invincible ardeur. Pour entrer en lice, il faut ainsi courir, avec toute cette hâte, avec toute cette énergie, et jamais mollement. Or la différence que vous remarquez entre un coureur de ce genre et un paresseux couché sur le dos, est précisément celle qui se trouve entre Paul et nous. Chaque jour il savait mourir, chaque jour mériter; point d'occasion, nul moment qui ne le fit avancer d'un pas vers le terme de la carrière; il ne voulait pas prendre, il voulait ravir. Et cette façon de saisir est permise : Celui qui donne le prix est si haut; la palme est dans un lieu si élevé !

1202 2. Considérez quel grand espace nous avons à parcourir et combien est élevé le but où il nous faut voler avec les ailes de l'esprit, seules capables d'atteindre à cette grande hauteur. Il faut monter là avec notre corps même, à qui ce terme est aussi proposé. « Car notre conversation », dit saint Paul, « est dans les cieux». (Ph 3,20) Là est notre palme. Or, voyez-vous quel sévère régime suivent les athlètes ? Comme ils ne touchent à aucun aliment capable d'énerver leurs forces; comme chaque jour ils s'exercent au gymnase sous un maître, sous une discipline? Imitez-les, déployez même pour votre âme une plus grande énergie. Votre palme est plus belle, vos adversaires sont plus nombreux; suivez un régime, car vos forces sont menacées de plus d'un côté; fortifiez vos jarrets et vos pieds, vous le pouvez, c'est l'affaire de votre volonté et non de la nature. Quant à celle-ci, nous devons l'alléger, de peur qu'elle n'oppose à l'agilité des jambes un poids accablant. Apprenez à avoir le pied sûr, le terrain glisse en maints endroits, et si vous tombez, vous perdez beaucoup ; toutefois, même tombé, relevez-vous ;ainsi vous sera-t-il encore permis de vaincre. Ne vous fiez pas à certain sol luisant et glissant, et vous ne tomberez pas; choisissez le ferme, le solide, toujours. Tenez le front, les yeux levés : les maîtres de la course recommandent cette allure, qui favorise l'effort. La tête trop penchée vous entraîne et vous fait tomber.

Surtout regardez en haut, là est votre palme ; la vue d'une palme augmente l'ardeur du désir; l'espérance vous ôtera le sentiment du labeur et des fatigues. L'éloignement vous fait paraître petite la récompense promise ; mais quelle est-elle enfin ? Ce n'est pas une branche de palmier, qu'est-ce donc? Le royaume des cieux, le repos éternel, la gloire avec Jésus-Christ, avec lui l'héritage, la fraternité, des biens infinis que le langage humain ne peut expliquer. Impossible à nous de vous développer les beautés de cette palme ineffable; celui-là seul la connaît qui l'a gagnée et va la recevoir. Ni l'or, ni les pierreries ne la composent ; elle est- mille fois plus précieuse; l'or, au prix d'elle, est de la boue ; au prix de sa beauté, les diamants sont de l'argile. Si conquérant de cette palme, vous arrivez au ciel, il vous sera donné d'y marcher entouré d'honneurs ;les anges, vous la voyant en main, vous environneront de respect; avec confiance vous approcherez de tous les trônes.

« En Jésus-Christ ». Voyez la connaissance de l'apôtre. Je fais tout, avoue-t-il, en Jésus-Christ; car à moins qu'il n'imprime le mouvement, tarit d'espace est infranchissable à notre faiblesse ; nous avons besoin d'être beaucoup aidés. Il a voulu que le théâtre de la lutte fût ici-bas; et là-haut, le couronnement. Chez nous la couronne est accordée sur le champ du combat; celle-là, au contraire, est placée sur des sommets splendides. D'ailleurs, dans nos cités mêmes, l'athlète ou l'écuyer vainqueurs, quand ils vont recevoir l'honneur tant recherché, ne restent pas en bas dans le stade; ils montent appelés par l'empereur, qui de son trône élevé, les couronne. Ainsi vous-mêmes, loin d'ici, vous recevrez la palme dans le ciel.

« Tout ce que nous sommes donc de parfaits, conclut-il, soyons dans ces sentiments, et si vous en avez d'autres, Dieu vous découvrira aussi ce que vous en devez croire ». Qu'est-ce que Dieu nous apprendra? Qu'il faut oublier tout ce que nous laissons derrière nous, de sorte que la marque de la perfection (80) c'est de ne se pas croire parfait. Mais alors, ô apôtre, pourquoi dites-vous : « Nous qui sommes parfaits? » Car enfin, ne voulez-vous pas, dites-moi, que nous partagions vos vues et vos sentiments? Or, si vous n'avez pas encore vaincu, si vous-même n'êtes pas parfait, comment voulez-vous que les parfaits adoptent une conviction que vous avez, vous qui n'êtes pas parfait encore? — Eh ! nous répond-il, c'est que cet humble sentiment est la perfection même; et « si vous avez quelque autre manière de voir, Dieu vous montrera ce que vaut votre idée ». Pour les prémunir contre l'orgueil, l'apôtre voudrait dire : Si quelqu'un parmi vous se croit déjà en pleine possession de la vertu ; et toutefois, il ne parle pas ainsi, il dit seulement : « Si vous avez quelque autre manière de voir, Dieu vous montrera ce qu'elle vaut. Vous voyez la modestie respectueuse de son langage. Dieu vous l'enseignera, dit-il; il ne vous l'apprendra pas seulement, il vous le persuadera. En effet, Paul enseignait, et Dieu faisait profiter l'enseignement. Encore ne dit-il pas : Dieu vous persuadera ; mais : Dieu vous éclairera pour montrer que c'est affaire d'ignorance. Ces paroles de l'apôtre n'ont pas trait à l'enseignement des dogmes, mais à la perfection des moeurs ; elles prescrivent que personne ne se regarde comme parfait; car dès qu'on se croit en pleine possession de la vertu, c'est qu'on n'a rien absolument.

« Cependant, pour ce qui est des choses auxquelles nous sommes parvenus, ayons les mêmes sentiments, demeurons dans la même règle ». Que signifie cette phrase : « Pour ce qui est des choses auxquelles nous sommes parvenus? » En attendant, dit l'apôtre, gardons le bien que nous avons conquis, la charité, la concorde, la paix; ce point, en effet, nous est gagné, « nous y sommes parvenus; restons dans la même règle, n'ayons tous qu'un même sentiment».— «Nous y sommes parvenus », c'est donc un fait accompli. Voyez-vous aussi que Paul veut que les commandements soient notre règle? Une règle n'admet ni addition ni retranchement; autrement ce n'est plus une règle. « Dans la même règle », c'est-à-dire dans la même foi, dans la même constitution.

« Mes frères, rendez-vous mes imitateurs, et proposez-vous l'exemple de ceux qui se conduisent selon le modèle que vous avez vu en nous » (Ph 3,17). Il a dit précédemment : Prenez-garde aux chiens, afin d'en éloigner ses chers néophytes; maintenant il leur propose les modèles à imiter. Si quelqu'un veut suivre notre exemple, dit-il, et marcher dans la voie que nous traçons, attachez-vous à lui. Bien que je sois absent, vous connaissez ma manière de faire, c'est-à-dire, mon plan de vie et de moeurs. Car il n'enseignait pas seulement par sa parole, mais encore par ses actions; comme dans un choeur ou dans une armée, chacun doit imiter le chef d'orchestre ou le général, et marcher avec ordre. Il suffit pour détruire l'ordre, de suivre une faction isolée.

1203 3. Ainsi les apôtres étaient des types et des modèles, parce qu'ils observaient un archétype dont l'image était devant leurs yeux. Imaginez-vous toutefois combien leur vie était parfaite et pure, puisqu'eux-mêmes étaient proposés comme archétypes et exemplaires, comme autant de lois vivantes. Ce que disaient leurs lettres, tout le monde le voyait clairement dans leur vie. Voilà la meilleure méthode d'enseignement; c'est ainsi que le maître entraîne son disciple. Qu'il parle seulement, que ses paroles seules respirent la sagesse, tandis que ses exemples reproduiront tout le contraire, il n'est plus un maître. Philosopher en parole est chose facile au disciple même; il faut que vous lui donniez en outre la leçon, la persuasion qui vient de l'exemple. L'exemple seul fait respecter le maître, et incline le disciple à l'obéissance. Comment? C'est que celui-ci ne voyant votre sagesse qu'en paroles, dira tout bas : Ce maître m'impose une morale impossible; et lui-même m'en donne la preuve, puisqu'il ne la pratique pas.

Et toutefois, mes frères, quand même un maître indigne nous laisserait voir sa conduite pleine de lâcheté, veillons à nos propres intérêts, et écoutons le prophète qui dit : « Tous seront enseignés de Dieu » ; et ailleurs : « Désormais l'homme n'enseignera plus son frère, en disant : Connaissez le Seigneur; car tous me connaîtront, depuis le plus grand jusqu'au plus petit ». Vous n'avez pas un maître vertueux; mais vous avez le véritable maître, le seul qu'on doive appeler du nom de Maître. Allez à son école. Il a dit : « Apprenez de moi que je suis doux » (
Mt 11,29) ; n'écoutez pas l'autre docteur; mais seulement (81) le Maître et ses leçons. Prenez là le modèle ; voilà un type parfait; sur lui conformez-vous toujours.

Les saintes Ecritures vous proposent par milliers des exemples de vies passées dans la vertu. Après celui du Maître, abordez, si vous voulez, ceux des disciples. Parmi eux tel brilla par la pauvreté, et tel par les richesses : ainsi Elie fut pauvre, Abraham opulent : prenez la voie qui vous paraît la plus aisée, la plus à votre portée. Tel encore trouva son salut dans le mariage, tel autre dans la virginité : Abraham était marié, Elie resta vierge : choisissez entre ces deux routes, toutes deux mènent au ciel. Le jeûne a sanctifié Jean-Baptiste; Job fut saint sans jeûner. Celui-ci encore avait le souci d'une grande maison, femme, fils et filles, grandes richesses; Jean ne possédait qu'un vêtement de poils. Et que parlé-je de maison, de richesses, d'argent, puisque même avec une royauté terrestre, on peut gagner la vertu? Un palais est, sans comparaison, bien plus rempli d'occupations qu'une maison de particulier : et cependant David a brillé sur un trône; la pourpre ni le diadème n'ont pu le corrompre; tel fut aussi un autre chef d'Etat, à qui la Providence avait confié le gouvernement de tout un peuple, Moïse; et sa tâche était plus difficile encore, car il rencontra chez ce peuple plus de licence, et par suite plus de difficultés, plus d'ennuis.

Vous avez vu des saints dans les richesses comme dans la pauvreté ; vous en avez vu dans le mariage comme dans la virginité. Par contre, sachez que plusieurs ont péri mariés ou vierges, riches ou pauvres. Ainsi, dans le mariage plusieurs se sont perdus : témoin Samson, qui n'a pas péri, au reste, par le fait de cette condition, mais par sa volonté et sa liberté. Ainsi dans la virginité encore: témoin les cinq vierges folles; ainsi dans les richesses, l'orgueilleux riche qui méprisait Lazare; ainsi dans la pauvreté, puisque aujourd'hui même les indigents se perdent par milliers. Je pourrais vous faire voir bien des grands qui se sont perdus sur le trône et dans le gouvernement des peuples. Mais aussi, jusque dans l'état militaire, voulez-vous des noms de soldats qui ont fait leur salut? Voyez Corneille. Préférez-vous des intendants de maisons particulières? Voyez l'eunuque de la reine d'Ethiopie. Ainsi devient-il évident qu'en usant des richesses selon le devoir, elles n'ont rien qui puisse nous perdre; mais qu'en dehors de la règle, tout est ruine : le trône vous perd, la pauvreté vous perd, les richesses vous perdent.

Rien ne peut nuire à l'homme qui est sur ses gardes. Serait-ce, dites-moi, la captivité qui lui serait fatale? Nullement. Rappelez-vous Joseph, réduit en esclavage et non moins enchaîné à la vertu. Rappelez-vous Daniel et les trois enfants de Babylone qui, par leur captivité même, s'illustrèrent davantage. C'est qu'en effet, la vertu conserve partout son éclat ; aucun obstacle ne peut la vaincre ni seulement l'arrêter. Que parlé-je de pauvreté, d'esclavage? La faim même, les ulcères, la maladie ne peuvent l'atteindre, bien que la maladie soit pire encore que l'esclavage. Tel on a vu Lazare, tel Job, tel aussi Timothée lequel était visité par de fréquentes infirmités. Vous le voyez donc : la vertu ne peut être vaincue par quoi que ce soit; richesse et pauvreté, servitude et empire, soucis d'administration, maladie, ignominie, exil, la vertu laisse tout s'agiter dans la sphère inférieure de ce bas monde; elle-même arrive au ciel !

Qu'elle trouve seulement une âme généreuse, et dès lors rien ne pourra empêcher qu'elle n'y entre dans la plénitude de sa force. Dès que l'agent qui devra produire la bonne oeuvre, sera lui-même fort, les choses extérieures ne feront point obstacle. Dans les professions mécaniques, dès que l'ouvrier est habile, patient, maître de son métier enfin, que la maladie vienne, il garde son art; que la pauvreté l'accable, il garde son art; que l'outil soit dans sa main et lui dans l'exercice de son travail, ou qu'il chôme au contraire, son art lui reste toujours et tout entier : son art fait partie de lui-même. Ainsi l'homme vertueux et qui ne dépend que de Dieu, montre sa vertu partout également, dans la pauvreté et dans la maladie comme dans la santé, dans la gloire ou dans les outrages.

1204 4. Les apôtres n'ont-ils pas traversé tous ces chemins si divers, et, comme dit saint Paul, « à travers la gloire et l'ignominie », par « la bonne et par la mauvaise réputation? » (2Co 6,8) C'est être un vrai athlète, que d'être prêt à tout; et telle est aussi la nature de la vertu. Si vous dites : Je ne puis commander, il me faut mener la vie monastique, vous faites injure à la vertu. Elle doit en effet être utile à tous, et partout briller, dès qu'elle habite une âme. Voici la famine ou voici (82) l'abondance : la vertu y conserve et y montre sa puissance active, selon que Paul a dit: « Je sais vivre dans l'abondance, ou souffrir la disette ». (Ph 4,12) Fallait-il travailler? Il n'en rougissait pas, et pendant deux ans il fit son humble métier. Supporter la faim ? On ne le voyait ni succomber, ni même chanceler. Mourir même? Son courage ne faiblissait pas; il montrait partout son art, sa fermeté dans la vertu.

Imitons-le, et nous n'aurons plus aucun sujet de tristesse. Car quel chagrin pouvait arriver à la hauteur d'un tel homme? Aucun sans doute. Et nous aussi, tant que la vertu ne nous sera point ravie, notre bonheur surpassera tout bonheur humain, non pas dans tel cas donné, mais dans tous les cas possibles. Donnez-moi un homme vertueux; qu'il ait une femme, des enfants, de l'argent, qu'il soit environné de gloire, il gardera, au sein de cette félicité multiple, la vertu toujours. Qu'on l'en dépouille, sa vertu demeure en exercice, ses malheurs ne l'accablent pas plus que ne l'enflaient ses prospérités ; pareil à un rocher au sein des mers, que l'onde se gonfle ou qu'elle se calme, l'immobilité est sa nature, la vague ne peut le briser, ni le calme l'user; ainsi l'âme solide demeure inébranlable aux flots irrités comme aux eaux paisibles. Et comme de pauvres enfants sur un navire facilement se troublent, tandis que le pilote reste assis, souriant et tranquille, s'amusant même de leur épouvante; ainsi l'âme du vrai sage, lorsque les autres tour à tour, selon les vicissitudes du siècle, se troublent ou se livrent à des rires insensés, demeure assise et calme auprès du gouvernail de la religion et de la piété. Quelle cause, en effet, dites-moi, pourrait troubler l'âme pieuse? La mort? mais elle est le commencement d'une vie meilleure. La pauvreté? mais elle n'est qu'un mobile de plus dans la voie de la vertu. La maladie? Mais elle compte pour rien la vie présente; et que parlé-je de la maladie? elle met sur la même ligne les joies et les souffrances; elle a même pris les devants, elle s'est mortifiée. Craindrait-elle l'infamie? mais le monde est crucifié pour elle. La perte de ses enfants? mais elle est sans peur, elle a foi en la Résurrection. Qui pourrait donc l'ébranler? Rien, absolument rien. — Mais les richesses donnent de l'orgueil ? Non, car elle sait que l'argent n'est rien. Mais la gloire ? elle est instruite à une école qui proclame que toute la gloire de l'homme est comme la fleur de l'herbe des champs. (Is 40,6) Mais les délices? Elle a entendu cette leçon de Paul : « Vivre dans les délices, c'est être mort ». (1Tm 5,6) Ainsi incapable de s'enfler ni de s'abattre, qu'est-ce qui pourrait égaler la solidité de cette âme?

Telles ne sont pas tant d'autres âmes qui, au contraire, changent plus souvent que la mer ou le caméléon. Oh ! que leur manière d'être prête à rire, quand on voit la même personne tour à tour riant ou pleurant, inquiète ou plongée dans la dissolution et la joie ! Aussi Paul nous recommande de ne pas « nous conformer à ce siècle » présent. Déjà nous vivons dans le ciel, nous sommes déjà les citoyens d'un monde où rien ne change, des récompenses immuables nous sont promises. Embrassons ce noble genre de vie, recueillons-en dès maintenant les biens inappréciables. Pourquoi nous jeter nous-mêmes dans l'Euripe, au milieu des vagues, des tempêtes, des tourbillons ? Embrassons ce calme bienheureux, qui ne dépend des richesses ni de la pauvreté, du bon ni du mauvais renom, de la maladie ni de la santé, ni d'aucune infirmité, mais de notre propre coeur. Qu'il soit solide, lui, et formé à l'école de la vertu, tout lui sera facile dès lors; déjà il apercevra dans l'avenir le repos et le port tranquille, et après le départ enfin, il trouvera des biens infinis. Puissions-nous les gagner tous par la grâce et bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec lequel soit au Père et au Fils, gloire, empire et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


HOMÉLIE 13: 3,18-4,3 CAR IL Y EN A PLUSIEURS DONT JE VOUS AI SOUVENT PARLÉ ET DONT JE VOUS PARLE ENCORE AVEC LARMES, QUI SE CONDUISENT EN ENNEMIS DE LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST.

1300
(
Ph 3,18-21 Ph 4,1-3) 83

Analyse.

1 . Quelle est la vertu de la croix, et même du signe de la croix ? Qui sont les ennemis de la croix, chez les soi-disant chrétiens ?
2. L'orateur condamne avec saint Paul ceux qui font un Dieu de leur ventre. — L'immortalité et la résurrection des corps doivent nous charmer et nous consoler.
3. Compliments de saint Paul aux premières dames chrétiennes: leur rôle dans ce premier âge de la religion. — Saint Paul n'était cependant pas marié, bien qu'une appellation amphibologique l'ait fait dire à quelques-uns.
4. Le céleste Thriomphateur vient au devant de ses élus ; beauté de ce spectacle ; malheur d'en être exclus ; misère plus grande que l'enfer même.

1301 1. Il n'est rien qui soit aussi peu d'accord avec la vie chrétienne, rien qui lui soit étranger autant que la recherche du repos et du bien-être; notre enrôlement dans la sainte milice où nos noms sont inscrits ne s'accordera jamais avec l'attache à la vie présente. Votre Dieu a été mis en croix, et vous cherchez votre tranquillité ! Votre Dieu a été percé de clous, et vous vivez dans les délices ! Est-ce là la conduite d'un soldat généreux? Aussi Paul a-t-il dit : « Plusieurs, je vous l'ai dit souvent et je le dis encore avec larmes, plusieurs se conduisent en ennemis de la croix de Jésus-Christ » (Ph 3,18). Quelques-uns, en effet, et c'est la raison des larmes de Paul, faisaient semblant d'être chrétiens, mais vivaient dans l'inertie et les plaisirs. C'est déclarer la guerre à la croix. Car la croix ne peut aller qu'à une âme toujours debout sur la brèche, avide de mourir, détachée de tout plaisir égoïste. Ces gens suivent une façon de vivre tout opposée. En vain donc prétendent-ils appartenir à Jésus, ils ne sont que les ennemis de sa croix; s'ils l'aimaient, ils prouveraient leur amour en s'étudiant à vivre d'une vie crucifiée. Est-ce que votre Seigneur n'a pas été cloué à la croix? Si vous ne pouvez le suivre à la lettre, au moins d'une autre manière, imitez-le. Attachez-vous à la croix, bien que personne ne vous y cloue en réalité; oui, crucifiez-vous, non pas dans le sens du suicide, grand Dieu ! ce serait une impiété; mais dans le sens que Paul indiquait en ces termes : « Le monde est crucifié pour moi, je le suis aussi pour le monde ». (Ga 6,14) Si vous aimez votre Seigneur, mourez de sa mort; instruisez-vous de la puissance de sa croix, des bienfaits qu'elle a répandus et qu'elle répand encore, des saintes assurances de vie qu'elle nous donne.

C'est par la croix que tout s'accomplit; le baptême se fait par la croix, car il y faut recevoir ce sceau sacré. C'est par la croix que se confère l'imposition des mains. Pour abréger, enfin, en voyage ou à la maison, en tout lieu, la croix est le souverain bien, l'armure du salut, le bouclier invincible contre les assauts du démon. Pour le combattre, vous vous armez de la croix, et non pas seulement en vous marquant de son signe, mais en subissant et souffrant tout ce que montre cet instrument de la passion. Jésus-Christ, en effet, appelle croix toutes nos souffrances, comme dans ce texte : « Il ne peut être sauvé celui qui ne prend pas sa croix pour me suivre » ; autrement, celui qui ne se tient pas prêt à bien mourir. Mais ces chrétiens lâches et dégénérés, amis de leur chair et de leur vie, sont évidemment ennemis de la croix; tous ceux qui aiment les délices et la tranquillité en ce bas monde ne sont pas moins les ennemis de cette croix dans laquelle Paul se glorifie, qu'il embrasse, à laquelle il voudrait s'identifier, d'après ses paroles : Je suis crucifié au monde; il est crucifié pour moi.

Maintenant il ajoute : « Or à présent je le dis en pleurant » (Ph 3,18). Pourquoi ? Parce que le mal a grandi, parce que de telles gens méritent qu'on les pleure. Oui, nous devons nos larmes, en vérité, à ceux qui vivent dans les délices, ne songeant qu'à nourrir l'enveloppe, le corps, veux-je dire, sans tenir aucun compte du supplice qui les attend. Votre vie est délicieuse, (84) ah ! je le veux; le vin, je vous l'accorde, vous plaît et vous délecte; et ainsi aujourd'hui, demain; ainsi dix, vingt, trente, quarante, cinquante ans; je vous accorde un siècle, par impossible; mais vous le voulez, je vous l'accorde: quelle sera la fin? qu'y gagnerez-vous? Rien. Passer une telle vie, n'est-ce pas lamentable, déplorable? Dieu nous a introduit dans le stade pour nous couronner, et nous nous en irons sans avoir fait un acte de courage ! Paul, lui, Paul gémit et pleure de ce qui est pour les autres occasion de rire et de s'amuser; tant il ressent vivement le malheur du prochain; tant il porte tous les hommes dans son coeur !

« Leur Dieu », ajoute-t-il, « c'est leur ventre » (Ph 3,19). Il n'est pas d'autre Dieu, en effet. C'est la mise en action de leur adage : « Mangeons et buvons ». Voyez-vous quel péché c'est qu'une vie de délices? Pour les uns, c'est l'argent; pour d'autres, c'est le ventre qui est Dieu. Ne sont-ils pas aussi des idolâtres, ces derniers, et pires et plus détestables encore? « Leur gloire », dit saint Paul, « est dans leur confusion ». Quelques-uns entendent ces paroles de la circoncision. Je les interprète en ce sens, que telles gens devraient être couverts de honte et se voiler la face à raison de certains vices, et qu'au contraire il s'en font gloire. C'est, en d'autres termes, ce qu'il dit ailleurs : « Quel fruit avez-vous donc trouvé en ces jouissances qui maintenant vous font rougir? » (Rm 6,26) C'est un grand mal, en effet, que de commettre des choses honteuses; mais si vous rougissez encore en le faisant, ce n'est que demi-mal; si au contraire vous en tirez gloire, c'est le dernier degré de l'insensibilité.

Alors, dira-t-on, ces paroles ne s'appliquent qu'à ces endurcis effrontés; et, dans cet auditoire, personne ne donne prise à semblable reproche? Personne ne peut être accusé d'avoir son ventre pour Dieu, et de se faire gloire de sa honte même? Ah ! je le souhaite, et je souhaite bien ardemment que ce portrait ne nous ressemble pas même de loin. Je voudrais ne connaître personne sur qui ce blâme doive tomber. Mais je crains qu'au contraire il ne nous convienne mieux qu'à eux-mêmes: En effet, s'il en est un ici qui passe sa vie dans les banquets et la boisson, trouvant bien sans doute quelques oboles pour les pauvres, mais prodiguant pour son ventre la plus grande partie de ses richesses, celui-là, en toute justice, ne devra-t-il pas prendre pour lui l'anathème apostolique ?

1302 2. Au reste, pour réveiller la sainte honte, pour adjurer enfin le pécheur, rien de plus habile ni de plus fort que ce langage apostolique : « Leur Dieu, c'est leur ventre ; leur gloire est dans leur confusion même» (Ph 3,19). Mais qui sont ceux-là? « Ce sont ceux qui n'ont de goût que pour la terre », ceux qui disent bâtissons des maisons; où? sur la terre; achetons des champs, sur la terre encore; acquérons l'empire, sur la terre aussi; poursuivons la gloire, toujours sur la terre ; amassons des richesses, tout enfin sur la terre. Voilà encore des gens pour qui le ventre est un Dieu. Car, puisque leur âme ne s'occupe d'aucun objet spirituel, puisqu'ils ont tout ici bas et n'ont pas d'autres soucis, vraiment dès lors leur ventre est leur Dieu, et ce sont eux qui disent : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ». Oui, vous gémissez de ce que votre corps est pétri de limon, bien que cette chair même ne soit point un obstacle à la vertu; et vous rabaissez votre âme par les délices, vous la traînez dans la boue, et vous le faites sans remords, vous riez même et vous livrez votre âme à la folie: quel pardon espérez-vous donc, après vous être condamnés à l'insensibilité? Et cela, lorsque vous devriez spiritualiser votre corps lui-même ! Car vous le pouvez, il ne s'agit que de vouloir. Vous avez un ventre pour lui donner les aliments nécessaires, et non pour l'étendre et pour l'engraisser; pour lui commander, et non pour qu'il vous commande; non pour en être l'esclave, mais pour le faire servir à la nutrition des autres membres; non pour dépasser enfin toute limite honnête. La mer cause moins de dégâts sur les rivages qu'elle envahit, que n'en cause le ventre à notre corps et à notre âme. L'une submerge la terre, l'autre dévaste le corps tout entier. Imposez-lui comme limite le strict nécessaire de la nature, comme Dieu pour la mer a placé le sable du rivage. S'il bouillonne, s'il se révolte, reprenez-le avec cette puissance intime qui est en vous. Voyez de quel honneur Dieu vous comble, puisqu'ici vous pouvez parler comme lui. Mais vous vous y refusez, et quand vous voyez ce tyran sortir de ses bornes, gâter, et dévorer votre nature, vous n'osez pas l'arrêter ni le modérer. « Leur Dieu, c'est leur ventre ».

85

Voyons comment Paul a servi Dieu, et voyons aussi comment les gourmands sont les esclaves de leur ventre. Est-ce que pour lui ils n'endurent pas mille morts? Ne redoutent-ils pas de lui refuser en quoi que ce soit l'obéissance absolue? Est-ce que l'impossible même, pour lui plaire, ne les trouve pas soumis et obéissants? Ne sont-ils pas pires que les esclaves ?

Paul était loin de cette ignominie; aussi disait-il : « Pour nous, notre conversation est dans les cieux ». Ne cherchons donc pas le repos ici-bas; mais efforçons-nous de gagner la gloire de ce royaume dont nous sommes les citoyens. « De là aussi nous attendons le Sauveur, qui est le Seigneur Jésus, qui transformera notre corps, tout vil et abject qu'il est, afin de le rendre conforme à son corps glorieux ». Peu à peu, Paul nous fait monter. Du ciel, dit-il, est notre Sauveur; le lieu, la personne nous font voir la majesté de Jésus-Christ. « Il transformera notre corps vil et abject » : notre corps, en effet, est maintenant soumis à mille vexations, il souffre les chaînes, les coups, des misères et des maux sans nombre. Mais le corps de Jésus a souffert tout cela; l'apôtre le fait entendre par ces mots : « Pour qu'il devienne conforme à son a corps glorieux » ; c'est donc le même corps, mais revêtu d'immortalité. — « Il transformera notre corps », dit-il ; il aura donc une autre forme, ou bien cette expression, peu exacte, est synonyme de changement. — Il a dit : « Le corps de notre abjection », parce qu'il est maintenant dans l'abjection, soumis à la douleur et à la mort ; parce qu'il paraît vil et sans avantage sur les autres êtres matériels. — « Pour le rendre conforme à son corps glorieux ». Eh quoi ! grand Dieu? conforme à celui qui maintenant est assis à la droite du Père ? Oui, notre corps devient semblable à celui qu'adorent les anges, qu'environne le cortège des puissances célestes, qui domine au-dessus de toute principauté, vertu, puissance; voilà celui dont il revêt la ressemblance parfaite.

Toutes les larmes du monde entier suffiraient-elles pour pleurer dignement ceux qui sont déchus d'une si belle espérance, et qui ayant pu devenir conformes au corps glorieux de Jésus-Christ, ont préféré la ressemblance avec les démons. Je ne compte plus pour rien l'enfer; tous les supplices imaginables ne sont rien en comparaison d'une telle déchéance.

Mais que dites-vous, Paul ? Notre corps deviendrait conforme au sien ? Oui, répond-il; n'en doutez pas, et il ajoute en preuve que ce sera « par l'opération de sa puissance, par laquelle il peut d'ailleurs s'assujettir toutes choses » (Ph 3,21). Voici son raisonnement: Il a puissance de tout s'assujettir; donc aussi le trépas et la mort; ou plutôt, en vertu de cette même puissance, il fait cette merveille de préférence à toute autre. Où brille, en effet, d'avantage l'oeuvre de sa puissance, dites-moi ; est-ce à soumettre anges, archanges, chérubins, séraphins, démons mêmes? où bien est-ce à rendre un corps immortel et désormais incorruptible? Dans le premier cas évidemment. Il allègue donc le plus pour vous faire admettre le moins. C'est pourquoi, quand vous verriez tous ces mondains dans la joie, quand vous les verriez dans leur gloire, tenez-vous fermes et debout ; n'en prenez ni ombrage ni scandale. Les espérances que nous vous proposons sont assez hautes pour redresser les plus lâches, pour réveiller les plus endormis.

« C'est pourquoi, mes très-chers et très-aimés frères, qui êtes ma joie et ma couronne, continuez, mes bien-aimés, et demeurez ainsi fermes dans le Seigneur » (Ph 4,1.) — « Ainsi » ; comment? Comme vous êtes restés déjà, inébranlables. Voyez-vous comment un avis est accompagné d'un éloge? — « Ma joie et ma couronne », oui, non-seulement ma joie, mais ma gloire; non-seulement ma gloire, mais ma couronne. Gloire sans pareille, évidemment, que celle de ces dignes fidèles, puisqu'ils sont la couronne de Paul. — « Demeurez ainsi fermes dans le Seigneur », c'est-à-dire dans l'espérance en Dieu.

1303 3. « Je prie instamment Evodie et je conjure Syntique de s'unir dans les mêmes sentiments en Notre-Seigneur. Je vous prie aussi, très-cher conjoint, assistez-les » (Ph 4,2-3). Quelques-uns prétendent que dans ces paroles : « Cher conjoint », saint Paul s'adresse à son épouse. C'est absolument faux. Il désigne ainsi, soit une autre femme, soit le mari d'une de celles qu'il a nommées. « Assistez celles qui ont travaillé avec moi dans l'établissement de l'Evangile, avec Clément et les autres, qui m'ont aidé dans mon ministère, et dont les noms sont écrits au livre de vie » (Ph 4,3). Vous voyez quel magnifique témoignage il rend à leur (86) vertu; c'est ainsi, au reste, que Jésus-Christ même parlait à ses apôtres : «Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis, mais de ce que vos noms sont écrits au livre de vie ». (Lc 10,20) Paul se sert de termes identiques à leur égard : « Leurs noms sont écrits au livre de vie » (Ph 4,3). Il me semble que ces femmes étaient les principales de l'Eglise de Philippes; et peut-être l'apôtre les recommande à un personnage très-méritant, qu'il appelle même son conjoint, auquel peut-être il adressait volontiers ses protégés, voyant en lui un auxiliaire, un compagnon d'armes, un ami, un frère. Pareille recommandation se lit dans son épître aux Romains : « Je vous recommande Phébé, notre soeur, qui est au service de l'Eglise établie à Cenchrée ». (Rm 16,1) — « Conjoint » : il appelle ainsi le frère ou même l'époux de l'une d'elles; comme s'il disait: Tu es maintenant frère légitime, légitime époux, tu es un de leurs membres. — « Elles ont avec moi travaillé à l'établissement de l'Evangile » (Ph 4,3) : de là sa sollicitude et ses prévenances pour elles; ce n'est pas raison d'amitié, mais de bonnes oeuvres. « Elles ont travaillé avec moi ». Que dites-vous? Des femmes ont travaillé avec vous? Sans doute, répond-il. Car bien que Paul eût maints auxiliaires, elles ont contribué, et non pas un peu; et dans le nombre même, celles-ci ont eu leur bonne part d'action. Ainsi déjà dès lors les églises particulières grandissaient beaucoup. Le fait même que les personnages dignes et saints, hommes et femmes, étaient entourés de respects unanimes, avait plusieurs excellents résultats. En effet, d'abord tous les autres fidèles étaient excités à montrer un zèle semblable; ensuite ceux qui rendaient honneur au zèle d'autrui, y gagnaient même personnellement; enfin l'honneur rendu redoublait, dans les personnages honorés, l'ardeur et la foi. Aussi partout vous voyez Paul empressé à rendre ces témoignages et à recommander ces fidèles d'un mérite spécial. C'est ainsi que dans l'épître aux Corinthiens il parle de ceux qui sont « les prémices de l'Achaïe ». — Quelques-uns voient dans ce mot « conjoint», Quelque Syzigue, un nom propre. Mais peu importe qu'il soit ceci, ou qu'il suit cela; il n'est pas besoin ici de recherches curieuses; admirons plutôt simplement quel grand honneur Paul réclame pour ceux qu'il recommande.

1304 4. Tout est au ciel, d'après saint Paul: le Sauveur, la patrie, tout ce que peut demander le coeur le plus exigeant. Nous attendons de là, c'est sa parole, notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ. Reconnaissez ici encore un trait de cette adorable bonté. Il ne veut pas nous y entraîner par un effet de sa puissance; il aime mieux revenir nous chercher; et quand il nous a reconquis, il se retire, nous laissant ainsi comblés d'honneur. Car s'il est venu à nous lorsque nous étions ses ennemis, bien plus volontiers reviendra-t-il après nous avoir faits ses amis. Et cette mission de nous venir chercher sur la terre, il ne la confie ni à ses anges, ni à d'autres serviteurs; c'est lui-même qui vient sur les nuées pour nous appeler à son palais de gloire. Peut-être même daignera-t-il enlever avec lui sur les nuées tous ceux qui lui auront été fidèles. Nous aussi, dit l'apôtre, nous qui l'aurons aimé, nous serons enlevés avec lui sur les nuées, et ainsi nous serons toujours avec lui.

Eh ! qui donc sera trouvé serviteur fidèle et prudent? Quels heureux vainqueurs seront trouvés dignes de si grands biens ? Qu'il faut plaindre ceux qui en seront déchus ! Car si nous avons des larmes intarissables pour les rois qui ont perdu un trône, quel deuil sera digne de cette inexprimable infortune? Multipliez tant qu'il vous plaira les douleurs de l'enfer; vous n'aurez pas encore la douleur, l'angoisse d'une âme à cette heure terrible où l'univers s'ébranle, où sonnent les trompettes, où un premier, puis un second, puis un troisième bataillon d'anges, puis des milliers enfin de ces phalanges célestes se répandent sur la terre; bientôt apparaissent les chérubins en nombre incalculable, ensuite les séraphins tout près de Lui; et Lui, enfin, lui-même avec le cortége d'une gloire immense autant qu'indescriptible. Alors les anges se bâtent de rassembler. tous les élus autour de son trône; alors Paul et tous ceux qui l'ont suivi reçoivent la couronne, l'éloge public, l'honneur solennel de la bouche du Roi, en présence de toute l'armée des cieux... Dites, quand même il n'y aurait point d'enfer, comment apprécier cette gloire des uns, cette confusion des autres? Subir l'enfer, c'est affreux, je l'avoue, c'est intolérable; mais plus cruelle encore doit être l'exclusion de ce royaume des cieux.

Un roi, ou, si vous l'aimez mieux, un prince royal, après une glorieuse absence et plusieurs guerres heureusement terminées, précédé par (87) l'admiration publique et suivi de son armée victorieuse, fait son entrée dans une de nos grandes villes. Voici son char triomphal, ses trophées, ses mille bataillons tout chargés d'or, ses gardes étincelants aussi sous leurs boucliers dorés, tout un peuple couronné de laurier, autour de lui tous les princes de la terre habitée, derrière lui les nations étrangères représentées par des captifs de tout âge, avec leurs chefs, satrapes, consuls, tyrans, princes. Au milieu de cette pompe glorieuse, le triomphateur accueille tous les citoyens qui se présentent; il leur donne le baiser, leur serre la main, leur permet de parler en toute liberté, et, en présence de tout le monde, lui-même leur parle comme à des amis, témoignant avoir fait pour eux seuls toutes ses démarches et entreprises. Enfin, introduisant ceux-ci dans son palais, il laisse ceux-là dehors : dites, quand bien même il ne les enverrait pas au supplice, combien cette ignominie dépasse-t-elle tous les supplices ! Or, s'il est si amer d'être exclus d'une telle gloire auprès d'un mortel, ne l'est-il pas bien davantage de l'être de par Dieu même, alors que le souverain Roi s'environne des puissances célestes, alors qu'il traîne et les démons enchaînés, courbés sous la honte; et, avec eux, leur chef les mains chargées de fers, et tous ses ennemis désarmés; alors que sur les nuées apparaissent les vertus des cieux, et Lui-même enfin !

La douleur, croyez-moi, la douleur m'accable à ce récit, à cette pensée : je ne puis achever mon discours. Apprécions quelle gloire nous allons perdre, lorsqu'il dépend de nous de conjurer cette ruine. Ce qui surtout déchire le coeur, en effet, c'est d'être ainsi frappés, lorsque nous sommes maîtres d'arrêter le coup. Encore une fois, quand le Fils de Dieu accueille les uns et les envoie auprès de son Père ; quand, au contraire, il oublie les autres, et qu'à l'instant saisis par les anges, entraînés, gémissants, courbés sous la honte, ils sont livrés en spectacle au monde entier, dites-moi, est-il plus cruel tourment ?

Travaillons donc quand il est temps encore; préparons avec ardeur et sollicitude notre salut. Quels motifs ne pourrions-nous pas ajouter, comme ceux, par exemple, que formulait le mauvais riche ? Si vous vouliez les entendre, nous pourrions les développer pour votre plus grand intérêt : mais qui voudrait ici nous écouter?... Et le langage que nous prêterait ce misérable, bien évidemment une foule d'autres criminels viendraient le confirmer. Pour ne vous donner que cette leçon, combien de pécheurs, dans les tourments de la fièvre, se sont dits : Ah ! si la santé nous était rendue, nous ne tomberions jamais plus en de semblables maux ! Nous exprimerons nous-mêmes, au grand jour, de pareils regrets; mais nous entendrons la réponse faite au mauvais riche: que l'abîme immense nous sépare du ciel, que nous avons ici-bas reçu notre part de bonheur.

Pleurons donc amèrement, je vous en supplie; ou plutôt, non contents de pleurer, abordons franchement la vertu. Gémissons pour notre salut, pour ne pas gémir alors inutilement; versons aujourd'hui des larmes, pour n'en pas verser plus tard sur nos iniquités. Pleurer dans ce monde, c'est vertu; en l'autre, c'est regret inutile. Punissons-nous de ce côté, pour ne pas être punis de l'autre. La différence est énorme entre ces deux manières d'être châtiés; ici-bas, vous ne l'êtes que pour un instant; encore n'avez-vous pas même le sentiment de la peine, convaincus qu'elle vous frappe pour votre bonheur à venir. Là, au contraire, elle est bien plus cruelle la souffrance, puisqu'aucune espérance ne la console, et qu'on n'en trouve pas la fin, mais qu'elle est infinie et éternelle.

Puissions-nous, au contraire, délivrés de ce monde, conquérir l'éternel repos! Mais comme, pour éviter d'en être exclus, nous avons besoin et de vigilance et d'une prière continuelle, veillons, je vous en supplie. La vigilance nous commandera cette prière perpétuelle, et cette prière non interrompue obtient tout de Dieu. Si, au contraire, nous ne prions pas, si nous n'agissons pas en ce sens, nous n'arriverons à rien; comment se pourrait-il qu'on gagnât le ciel en dormant? Absurde impossibilité. C'est déjà bien assez que nous puissions l'acquérir par une course sérieuse, par l'effort en avant, par la conformité à la mort de Jésus, comme le recommandait saint Paul; mais si nous dormons, tout est perdu. Paul a dû dire, lui : « Si je puis l'acquérir enfin », que dirons-nous à notre tour ? Les endormis n'ont jamais achevé une affaire temporelle, bien moins encore une affaire spirituelle. Les endormis ne reçoivent rien de leurs amis eux-mêmes, bien moins (88) encore de Dieu. Les endormis ne sont pas même honorés par leurs parents : le seraient-ils de Dieu? Travaillons un instant, pour nous reposer durant toute l'éternité. Il nous faut absolument souffrir ; si la souffrance nous épargne ici-bas, elle nous attend dans l'autre vie. Pourquoi ne pas préférer la peine en ce monde, pour trouver ailleurs le repos sans fin? Ah ! plaise à Dieu que menant enfin une vie digne de Jésus-Christ, et devenus conformes à sa mort, nous puissions gagner les biens qu'aucun langage ne peut peindre, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec lequel soit au Père et au Saint-Esprit, etc.



Chrysostome Philippiens 1200