Chrysostome, Virginité 82

A l'adresse de ceux qui déclarent que les adeptes de la virginité souhaitent s'en aller dans le sein d'Abraham.

82 Mais quel est le sage propos de la plupart des gens? Le patriarche Abraham, dit-on, avait une femme, des enfants, de la fortune, des troupeaux de moutons et de boeufs; et malgré tout cela Jean le Baptiste, Jean l'Évangéliste, tous deux vierges, et Paul et Pierre qui brillèrent par leur continence, souhaitent de s'en aller dans le sein d'Abraham. Qui t'a raconté cela, mon cher ami? Quel prophète? Quel évangéliste? Le Christ lui-même. Devant la grande foi du centurion, il disait: "Beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et prendront place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob." (Mt 8,11). Et le riche ne voit-il pas Lazare (cf. Lc 16,23) partager alors la félicité du patriarche? Et quel rapport y a-t-il avec Paul, quel rapport avec Pierre? Quel rapport avec Jean? Paul et Jean n'étaient pas Lazare, et cette "foule de ceux qui viennent de l'Orient et de l'Occident" ne formait pas le collège des apôtres. Aussi ton raisonnement est-il sans fondement et sans valeur.

2. Désires-tu connaître exactement les trophées réservés aux apôtres, écoute la parole de celui qui doit les leur distribuer: "Vous qui m'avez suivi, lorsque le Fils de l'homme siégera sur son trône de gloire, vous siégerez vous aussi sur douze trônes et vous jugerez les douze tribus d'Israël." (Mt 19,28). Il n'est nulle part question ici d'Abraham, ni de son fils, ni de son petit-fils ni du sein qui les accueillera, mais d'une dignité bien plus considérable, puisqu'ils siégeront sur leurs trônes pour juger les descendants de ces patriarches. La différence ne se borne pas à cela d'ailleurs: la récompense d'Abraham, beaucoup l'obtiendront. "Beaucoup viendront, dit le Christ, de l'Orient et de l'Occident et prendront place aux côtés d'Abraham, d'Isaac et de Jacob", mais sur ces trônes nul ne prendra place en dehors du choeur des saints apôtres.

3. Et après cela, dis-moi, vous me parlez encore de troupeaux de brebis et de boeufs, de mariage et d'enfants? Eh quoi ?, me dira-t-on, si, parmi ceux qui ont pratiqué la virginité, beaucoup, après tant de sueurs, ne souhaitent d'en venir que là? - Je vais vous dire, moi, quelque chose de plus grave: nombre de ceux qui ont pratiqué la virginité n'obtiendront même pas le sein d'Abraham ni même une récompense moindre, ils s'en iront dans la géhenne, ce que prouve bien l'exemple des vierges exclues de la chambre nuptiale. Est-ce alors, à ce compte, que le mariage vaut la virginité et même que celle-ci lui est inférieure? Car l'exemple que tu invoques la rend inférieure: si Abraham, qui a été marié, jouit maintenant du repos et du bien-être tandis que ceux qui ont pratiqué la virginité sont dans la géhenne, c'est la seule conclusion que nous fasse supposer ton raisonnement. Mais non, pas du tout, pas du tout. Loin de lui être inférieure, la virginité est de beaucoup supérieure au mariage. Comment cela? Parce que ce n'est pas au mariage qu'Abraham doit son sort, ce n'est pas la virginité qui a perdu ces malheureuses, ce sont les autres vertus morales du patriarche qui ont assuré sa gloire et c'est la vie par ailleurs perverse de ces vierges qui les a livrées au feu. Abraham, quoique vivant dans le mariage, s'est efforcé de cultiver les vertus de la virginité, je veux dire "ce qui est digne et rend assidu (auprès du Seigneur)", et ces vierges, bien qu'elles eussent choisi la virginité, sont tombées dans les tempêtes du siècle et les embarras du mariage. Eh bien? Qu’est-ce qui empêche, maintenant encore, un homme marié, avec des enfants, de la fortune, et tout le reste, de garder "ce qui rend assidu (auprès du Seigneur)"? D'abord il n'y a personne aujourd'hui de comparable à Abraham, ni même qui en approche, si peu que ce soit. Plus que ceux qui pratiquent le dénuement, Abraham en effet a méprisé l'argent, tout riche qu'il fût, et marié, il maîtrisait aussi le plaisir mieux que les hommes voués à la virginité. Ces derniers en effet chaque jour sont embrasés par la concupiscence, mais il en avait, lui, si bien étouffé la flamme, il s'était si bien affranchi des liens de la convoitise que bien loin de toucher à sa concubine (cf. Gn 21,12), il la chassa de sa maison pour prévenir toute occasion de querelle et de mésentente. De nos jours, il serait fort malaisé de trouver une telle conduite.

La mesure de vertu qui nous est proposée aujourd'hui n'est pas la même qu'autrefois.

83 Et, outre cela, je répéterai encore ici ce que je disais en commençant: on ne réclame pas de nous la même mesure de vertu qu'on réclamait alors. Aujourd'hui, il est impossible d'être parfait sans avoir vendu tous ses biens, sans avoir renoncé à tout, je ne dis pas seulement à sa fortune, à sa maison, mais à sa propre vie. A cette époque, il n'y avait pas encore d'exemple d'une telle exigence morale. Alors, nous menons aujourd'hui une vie plus exigeante sur le plan moral que celle du patriarche? Nous le devrions, certes, et c'est le précepte que nous avons reçu, mais nous ne le faisons pas, aussi restons-nous bien loin derrière ce juste; bien loin, car les épreuves qui nous sont proposées sont plus importantes, c'est l'évidence même. Voilà pourquoi l'Écriture, offrant Noé à notre admiration ne le fait pas franchement, elle y joint une nuance: "Noé, homme juste et parfait parmi les hommes de sa génération, fut agréable à Dieu" (Gn 6,9). Il n'était pas parfait tout court, mais eu égard à son temps. Car il y a plusieurs modes de perfection, définis selon la diversité des circonstances, et avec le temps, ce qui était parfait à une époque devient plus tard imparfait. Par exemple: autrefois, vivre selon la Loi était parfait: "Celui qui les mettra en pratique, est-il dit, vivra par elles" (Lv 18,5). Mais le Christ est venu et a montré que cette perfection était imparfaite: "Si votre justice ne surpasse celle des scribes et des Pharisiens, dit-il, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux" (Mt 5,20). En ces temps, seul l'homicide passait pour un crime, aujourd'hui la colère et les injures suffiraient pour nous livrer à la géhenne. En ces temps, l'adultère seul était châtié, maintenant même le regard coupable jeté sur une femme n'est pas soustrait au châtiment. En ces temps, le parjure seul procédait du Malin, maintenant le serment même en procède: "Ce qu'on y ajoute vient du Malin", est-il dit (Mt 5,37). On demandait simplement aux hommes de ce temps, de chérir ceux qui les aimaient, maintenant cet acte, grand et admirable, est si imparfait que son accomplissement ne nous donne rien de plus qu'aux publicains.

C'est avec raison que les mêmes actes de vertu ne valent pas la même récompense à nous et aux hommes de l'Ancienne Loi.

84 Pourquoi donc les mêmes actes de vertu ne valent-ils pas même récompense à nous et aux hommes de l'ancienne Loi? Et pourquoi faut-il déployer une vertu plus grande si nous voulons être traités comme eux? Parce que la grâce de l'Esprit s'est répandue aujourd'hui avec abondance, immense est le présent de la venue du Christ: des nourrissons que nous étions, il a fait des hommes achevés. Ainsi en est-il avec nos enfants: lorsqu'ils parviennent à l'adolescence, nous sommes plus exigeants pour leur bonne conduite, et les actes dont nous les félicitions auparavant dans leur première enfance, nous ne les admirons plus autant quand ils les accomplissent devenus hommes, nous réclamons de leur part d'autres témoignages bien plus sérieux; ainsi pour la nature humaine: Dieu ne lui demandait pas, dans les premiers temps, de grands actes de vertu, car elle était en bas âge. Mais quand elle eut entendu la voix des prophètes, des apôtres, et qu'elle eut été touchée par la grâce de l'Esprit, Dieu accrut l'importance des vertus qu'il lui demandait; - et avec raison, puisqu'il nous propose des récompenses plus belles et des trophées beaucoup plus glorieux aujourd'hui; ce n'est plus la terre ni les choses de la terre, mais le ciel et les biens dépassant l'entendement qui sont offerts à ceux qui les accomplissent.

Ne serait-ce pas absurde de persévérer dans la même puérilité, une fois devenus hommes? En ces temps, la nature humaine était intérieurement déchirée, victime d'une guerre implacable. Paul, décrivant cet état, s'exprime ainsi: "J'aperçois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de mon entendement et qui me rend captif de la loi du péché qui réside dans mes membres." (
Rm 7,23). Mais il n'en est pas ainsi maintenant: "Ce qui était impossible à la Loi, parce qu'elle était sans force à cause de la chair, Dieu, en envoyant son propre Fils revêtu d'une chair semblable à celle du péché et au sujet du péché a condamné le péché dans la chair." (Rm 8,3). Et rendant grâces au Seigneur de ce bienfait, Paul s'écriait: "Malheureux que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort? Grâces soient rendues à Dieu par Jésus Christ." (Rm 7,24).

Aussi, est-ce avec justice qu'on nous châtie parce que nous nous refusons, nous libres d'entraves, à courir aussi vite que les hommes chargés de liens; ou plutôt, même si nous pouvons courir aussi vite, nous ne sommes pas pour autant soustraits au châtiment. Car ceux qui jouissent d'une paix profonde doivent dresser des trophées beaucoup plus grands et éclatants que ceux qu'écrasent les fardeaux de la guerre. Si nous voulons nous consacrer sans relâche à l'argent, aux plaisirs, aux femmes et au soin des affaires quand serons-nous des hommes? Quand vivrons-nous de l'Esprit? Quand nous inquiéterons-nous des choses du Seigneur? Lorsque nous aurons quitté cette terre? Mais ce ne sera plus alors le temps des épreuves ni des combats, mais celui des couronnes et des châtiments. Alors, si une vierge n'a pas d'huile dans sa lampe, il sera pour elle impossible d'en emprunter à autrui, elle restera dehors. Et celui qui se présentera vêtu d'habits sordides ne pourra sortir pour changer de vêtements, il sera rejeté dans le feu de la géhenne. Et s'il appelle à son aide Abraham lui-même, cela ne lui servira de rien désormais. Car le grand jour arrivé, le tribunal dressé, le Juge sur son trône, le fleuve de feu roulant ses flots, l'examen de nos actions commencé, nous ne sommes plus autorisés à nous dépouiller de nos fautes, mais nous sommes, bon gré mal gré, entraînés vers le châtiment qu'elles méritent; non seulement personne, alors, ne pourra intercéder pour nous, mais se trouverait-il un être possédant l'assurance des grands hommes que nous admirons, serait-il Noé, Job, ou Daniel, supplierait-il pour ses enfants et pour ses filles, tout cela ne servira de rien. Immortel, désormais, sera le châtiment des pécheurs, tout comme la récompense des hommes vertueux. Ni l'un ni l'autre n'auront de terme, le Christ l'a déclaré, disant que si la vie est éternelle, le châtiment lui aussi sera éternel. Après avoir accueilli ceux qui sont à sa droite et condamné ceux qui sont à sa gauche, il ajoute: "Ils s'en iront, ceux-ci, au châtiment éternel et les justes à la vie éternelle" (Mt 25,46).

Aussi devons-nous ici-bas déployer tous nos efforts, celui qui a femme pour être comme s'il n'en avait pas, et celui qui effectivement n'en a pas pour pratiquer avec la virginité toutes les autres vertus, afin que nous n'ayons pas, au sortir de cette vie, à nous consumer en d'inutiles lamentations.






Chrysostome, Virginité 82