Chrysostome sur Rm 2105

HOMÉLIE 22.

BÉNISSEZ CEUX QUI VOUS PERSÉCUTENT ; BÉNISSEZ-LES, ET NE FAITES POINT D'IMPRÉCATION CONTRE EUX. (Rm 12,14-21)

2200 Analyse.

1. Bénir ses persécuteurs. — Avantages de la persécution, et surtout de la patience dans les injures.

2. Contre l'orgueil, la rancune; la haine avide de vengeance.

3. S'en remettre à Dieu du soin de punir les méchants. — Vaincre le mal par le bien.

4. Exhortation chaleureuse à la patience contre les injures.

2201 1. Après leur avoir enseigné les dispositions dans lesquelles ils doivent être à l'égard les uns des autres, après avoir cimenté avec soin l'union entre les membres de l'Eglise, il les range en bataille devant les ennemis du dehors, et leur discipline est devenue plus facile. Car de même que celui qui ne sait pas bien administrer les gens de sa maison, sera plus embarrassé dans sa conduite avec les étrangers, de même celui qui a su mettre le bon ordre dans son intérieur, arrangera sans peine sa manière de vivre avec les gens du dehors. Voilà pourquoi l'apôtre, marchant en avant, ajoute aux conseils qu'il a précédemment donnés; cette exhortation nouvelle : « Bénissez ceux qui vous persécutent ». Il ne dit pas Oubliez les injures, ne vous vengez pas; il exige une vertu bien plus haute : l'oubli des injures est le propre d'un philosophe, mais ce que demande l'apôtre n'appartient qu'aux anges. Et après avoir dit: « Bénissez », il ajoute : « Et ne faites point d'imprécation », de peur qu'après avoir béni nous ne maudissions, et afin que nous bénissions sans maudire. Car ceux qui nous persécutent, nous procurent des récompenses. Et maintenant, si vous êtes vigilant, vous gagnerez, outre la récompense de la de la persécution, une autre récompense encore. Votre persécuteur vous procure la première, c'est vous qui vous attirez la seconde, en bénissant, et en montrant ainsi le plus grand signe de l'amour envers le Christ. En effet, de même que maudire son persécuteur, c'est prouver qu'on ressent peu de joie à souffrir la persécution pour le Christ, de même bénir son ennemi, c'est faire preuve d'un grand amour. Gardez-vous donc de l'injurier, afin de vous ménager. à vous-même un plus grand salaire, et de lui prouver, à lui, que votre conduite est l'effet de la vertu, et non de la nécessité, que la persécution est pour vous une pompe et une fête, et non un malheur, un sujet de découragement. Voilà pourquoi le Christ disait : « Réjouissez-vous lorsqu'on dira toute espèce de mal contre vous en mentant». (Mt 5,11) Voilà pourquoi les apôtres aussi se réjouissaient non-seulement d'avoir été injuriés, mais battus de verges. Outre tous les fruits que nous avons énumérés, il en est encore un qui n'est pas à dédaigner, c'est que par là vous frappez d'étonnement vos adversaires, vous leur faites la leçon par vos oeuvres, vous leur montrez que vous suivez la route qui mène à une autre vie. S'ils vous voient vous réjouir, s'ils voient que les souffrances vous donnent des ailes, à la lumière de vos oeuvres ils reconnaîtront que vous avez d'autres espérances, plus grandes que la vie présente; si, au contraire, vous gémissez, vous vous lamentez, comment voulez-vous qu'ils apprennent que vous attendez une autre vie? Ce n'est pas tout, vous produirez encore un autre bien : Si l'on voit que les outrages, loin de vous causer de la douleur, ne provoquent (368) que vos bénédictions, on cessera de vous persécuter. Voyez donc que de biens naissent de cette conduite : récompense plus grande; persécution moindre; le persécuteur cessera de vous tourmenter, Dieu sera glorifié, et votre sagesse aura été pour l`homme égaré un enseignement pieux. Voilà pourquoi ce ne sont pas seulement ceux qui nous outragent, mais aussi ceux qui nous persécutent, ceux qui nous nuisent par des actions à qui l'apôtre nous commande de rendre le bien pour le mal.

Il ne se contente pas de nous commander de les bénir, mais il va plus loin encore et nous exhorte à leur faire du bien par nos oeuvres. « Soyez dans la joie avec ceux qui sont dans la joie, et pleurez avec ceux qui pleurent (15) ». Comme on peut prononcer des paroles de bénédiction, et s'abstenir d'imprécations, sans que l'amour inspire notre conduite, l'apôtre veut voir en nous l'ardente charité. Voilà pourquoi il ajoute un conseil qui dépasse celui de bénir, le conseil de partager lés chagrins, les souffrances de ceux que nous voyons dans l'affliction. Soit, dira-t-on; l'apôtre a eu raison de nous prescrire de nous affliger avec ceux qui gémissent; mais l'autre prescription à quoi bon? où est la difficulté? — Je réponds qu'il faut en effet plus de sagesse pour se réjouir avec ceux qui se réjouissent que pour se lamenter avec ceux qui se lamentent. La seule nature suffit pour provoquer la sympathie des douleurs, nul n'a le coeur dur comme la pierre, pour ne pas verser de larmes sur les infortunés; mais ce qui demande toute la générosité d'une grande âme, c'est non-seulement de ne pas porter envie à celui qui prospère, mais encore de s'associer à sa joie. Voilà pourquoi l'apôtre a mis cette action la première. Rien ne concilie l'affection autant que cette communauté de sentiments dans la joie et dans la douleur. Gardez-vous donc, quand vous êtes sans afflictions, de rester également sans compassion; quand votre prochain est dans la douleur, vous devez prendre votre part d'une tristesse qui doit être commune. Entrez donc avec ceux qui souffrent en communauté de larmes, afin de rendre leur affliction plus légère; entrez en communauté de joie avec les heureux, afin que le bonheur prenne racine dans le monde, afin de cimenter la charité, et ce sera moins à votre prochain qu'à vous-même que profitera votre conduite; vos larmes vous rendent miséricordieux, cette joie que vous partagez vous délivre de la basse envie. Je voudrais maintenant vous faire remarquer combien Paul est peu exigeant: il ne dit pas : faites cesser le malheur du prochain; souvent vous pourriez répondre : C'est impossible; il vous demande un service plus facile à rendre, et qui dépend de vous. Si vous ne pouvez pas supprimer le malheur, pleurez, et vous repoussez la plus grande partie des chagrins qui l'escortent; quoique vous ne puissiez pas rendre la prospérité plus grande, réjouissez-vous, et vous y ajoutez un appoint considérable. Voilà pourquoi l'apôtre ne se borne pas à dire qu'il ne faut pas porter envie; voilà pourquoi il ordonne, ce qui est bien plus édifiant, de se conjouir, car il y a bien plus de mérite qu'à se montrer exempt d'envie.

2202 2. « Tenez-vous toujours unis dans les mêmes sentiments, n'aspirez point à ce qui est élevé, mais accommodez-vous à ceux qui sont humbles (16) ». Il revient, pour y insister, sur l'humilité, qui lui a inspiré les premiers mouvements de son discours. Il est vraisemblable que les fidèles de Rome étaient fort orgueilleux, et à cause du grand nom de leur ville, et par une foule d'autres causes. C'est ce qui fait que l'apôtre ne cesse pas de s'attaquer à cette maladie et de rabattre l'enflure. Rien ne contribue tant à déchirer le corps de l'Eglise que l'insolente vanité. Mais que signifie : « Tenez-vous unis dans les mêmes sentiments? » Un pauvre vient-il chez vous? Accommodez-vous à sa condition par vos sentiments; ne vous enorgueillissez pas de votre richesse; il n'y a pas de distinction de riche et de pauvre dans le Christ. Gardez-vous donc de l'enveloppe extérieure, recevez le pauvre en considération de la foi qu'il porte en lui ; si vous voyez quelqu'un pleurer, ne le jugez pas indigne de vos consolations; si vous voyez un homme dans la prospérité, ne rougissez pas de prendre votre part de son allégresse et de sa joie; les sentiments que vous éprouvez pour vous-même, éprouvez-les pour lui. L'apôtre dit, en effet : « Tenez-vous unis dans les mêmes sentiments». Exemple: Vous avez, de vous, une grande idée? Ayez, du prochain aussi, une grande idée. Vous le trouvez bas et petit? prononcez sur vous-même le même jugement., et supprimez toute inégalité. Mais le moyen ? Rejetez l'orgueil insensé. Voilà pourquoi l'apôtre ajoute : « N'aspirez point à ce qui est élevé, mais (369) accommodez-vous à ceux qui sont humbles », c'est-à-dire: Descendez jusqu'à l'humilité du pauvre, allez avec lui, souffrez qu'il vous accompagne. Et qu'il ne vous suffise pas de vous abaisser, par les sentiments, jusqu'à lui, faites plus, secourez-le, tendez-lui la main, sans avoir recours à un intermédiaire; faites par vous-même, comme le père qui a souci de son enfant, comme la tête qui ne se sépare pas du corps; c'est une pensée que l'apôtre exprime ailleurs : « Comme si vous étiez vous-mêmes enchaînés avec eux ». (He 13,3) Maintenant, par ceux qui sont humbles, l'apôtre n'entend pas seulement les humbles d'esprit, mais ceux qui sont vils et méprisables.

« Ne soyez point sages à vos propres yeux»; c'est-à-dire ne pensez pas vous suffire à vous-mêmes. L'Ecriture, ailleurs, dit encore : « Malheur à vous qui êtes sages selon vous et qui êtes prudents à vos propres yeux ». (Is 5,21) L'apôtre entreprend donc encore une fois de saper l'orgueil, de rabattre l'enflure, de corriger l'arrogance. Il n'est pas de principe de séparation, de déchirement dans le corps de l'Eglise aussi tristement, puissant que la pensée qu'on se suffit à soi-même voilà pourquoi Dieu a voulu que nous eussions besoin les uns des autres. Tout sage que vous êtes, vous aurez besoin d'un autre, et s'il vous arrive de penser que vous n'en avez pas besoin, vous êtes tout à fait dépourvu et d'intelligence et de sens. L'homme ainsi disposé se privera de tout secours ; dans les péchés qu'il pourra commettre, il ne rencontrera ni la correction ni le pardon ; il ne fera qu'irriter Dieu par son arrogance et accumuler ses péchés. Car on peut voir, on voit souvent même le sage ignorer ce qu'il faut faire, et celui qui a moins d'intelligence, trouver la conduite à tenir; c'est ce qu'on voit dans Moïse et son beau-père; dans Saül et son serviteur, dans Isaac et Rébecca. Ne pensez donc pas qu'il soit humiliant pour vous d'avoir besoin d'un autre : c'est, au contraire, ce qui vous élève, vous fortifie, rehausse votre éclat, fait votre plus grande sûreté.

« Ne rendez à personne le mal pour le mal (17) ». Si vous reprochez à un autre de vouloir vous faire du mal, pourquoi vous exposer vous-même à cette accusation ? S'il a mal fait, pourquoi ne craignez-vous pas de l'imiter? Maintenant voyez que l'apôtre ne fait ici aucune distinction, c'est une loi absolue qu'il établit. Il ne dit pas : Ne rendez pas le mal au fidèle ; mais : « Ne rendez à personne le mal pour le mal », ni au gentil, ni au scélérat, à personne, à qui que ce soit. — « Ayez soin de faire le bien, devant tous les hommes; vivez en paix, si cela se peut, autant qu'il est en vous, avec toutes sortes de a personnes (18) ». C'est-à-dire : « Que votre lumière luise devant les hommes ». (Mt 5,16) Non pas pour vivre en vue de la vaine gloire, mais de manière à ne pas donner prise à nos ennemis. Ce qui fait que l'apôtre dit ailleurs aussi : « Ne donnez pas occasion de scandale ni aux Juifs, ni aux Gentils, ni à l'Eglise de Dieu ». (1Co 10,32) Ce précepte est expliqué à propos par ces paroles : « Si cela se peut, autant qu'il est en vous ». Car il est des circonstances où c'est impossible, par exemple, lorsqu'il est question de religion, lorsqu'il s'agit de défendre des opprimés. Et qu'y a-t-il d'étonnant qu'entre les hommes la paix ne soit pas toujours possible, lorsque l'apôtre reconnaît, entre le mari et la femme, la rupture possible : « Si la partie infidèle se sépare, qu'elle se sépare? » (1Co 7,15) Ce que dit l'apôtre revient à ceci : Faites ce qui dépend de vous et ne fournissez de sujet de querelles et de discordes à personne, ni au Juif, ni au Grec; mais si vous voyez la religion attaquée, ne sacrifiez pas la vérité à la concorde, mais luttez généreusement jusqu'à la mort, et, même en cette circonstance, ne portez pas la guerre dans votre âme, ne concevez pas d'aversion ni de haine, combattez par vos oeuvres seules, car c'est là ce que veut dire : « Autant qu'il est en vous, vivez en paix avec toutes sortes de personnes ». Et si votre adversaire ne conserve pas la paix, n'allez pas remplir votre âme de tempêtes, mais d'intention, comme je l'ai dit; restez l'ami de celui que vous combattez, et ne trahissez en aucun lieu la vérité. « Ne vous vengez point vous-mêmes, mes bien-aimés, mais donnez lieu à la colère, car il est écrit : C'est à moi que la vengeance est réservée, et c'est moi qui la ferai, dit le Seigneur (19) ». A quelle colère? à celle de Dieu. Ce que l'opprimé désire surtout, c'est de jouir de la vengeance; Dieu satisfait abondamment la victime; si vous ne vous vengez pas vous-même, vous aurez Dieu pour vengeur. Laissez-lui donc ce soin, dit l'apôtre : (370) voilà ce que signifie cette expression : « Donnez lieu à la colère ».

2203 3. Ensuite, pour plus grande consolation, il ajoute le témoignage de l'Écriture, et, après avoir ainsi rétabli l'âme ébranlée, il lui demande une sagesse encore plus haute : « Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger; s'il a soif, donnez-lui à boire; car, agissant de la sorte, vous amasserez des charbons de feu sur sa tête (20). Ne vous laissez point vaincre par le mal, mais travaillez à vaincre le mal par le bien (21) ». Que dis-je, s'écrie-t-il, qu'il faut vivre en paix? Ce n'est pas assez, je veux qu'on réponde à l'ennemi par des bienfaits. « Donnez-lui à manger et donnez-lui à boire », dit-il. Ensuite, comme ce qu'il demande est oeuvre pénible et difficile, il ajoute : « Car, agissant de la sorte, vous amasserez des charbons de feu sur sa tête ».. Ces paroles, c'est pour intimider l'ennemi d'une part, d'autre part pour rendre l'opprimé plus ardent au bien, par l'espérance de la rémunération. Car celui qui a subi l'injustice n'est pas aussi préoccupé des biens qu'il a perdus que de la vengeance à exercer contre celui qui lui a fait du tort. Rien n'est si doux que de voir la vengeance exercée contre un ennemi. L'apôtre commence donc à donner à l'opprimé ce qu'il désire, et ensuite, quand la haine a jeté son venin, il élève l'âme à de plus hautes pensées : « Ne vous laissez point vaincre par le mal ». L'apôtre sait bien, en effet, que l'ennemi, fût-il une bête féroce, ne restera pas ennemi, après avoir reçu à manger; et si infirme, si étroite que soit l'âme de l'opprimé, après avoir donné à manger, donné à boire, il ne ressentira plus le désir de la vengeance. Aussi, parfaitement assuré du résultat final, l'apôtre ne se borne pas à une simple menace, il s'étend sur la vengeance. Il ne dit pas : Vous vous vengerez; mais : « Vous amasserez des charbons de feu sur sa tête ». Ensuite il s'adresse d'une voix retentissante aux opprimés: « Ne vous laissez point vaincre par le mal, mais travaillez à vaincre le mal par le bien »; c'est-à-dire que l'apôtre insinue doucement qu'il faut dépouiller l'esprit de haine; car la rancune c'est une défaite où l'on est vaincu par le mal. Ce n'est pas par là qu'il a commencé, ce n'était pas à propos; mais quand il a fait le vide dans le coeur, quand la colère l'a évacué, alors il ajoute : « Travaillez à vaincre le mal par le bien ».

Voilà en quoi consiste la victoire. En effet, la plus grande victoire pour l'athlète, ce n'est pas quand il s'expose lui-même à recevoir les coups, mais lorsque, se tenant bien droit, il force son adversaire à répandre dans l'air toute sa force. Car, de cette manière, il échappera à tous les coups et il paralysera toute l'énergie de l'autre. Et c'est ce qui a lieu pour les injures. Quand vous y répondez par des injures, vous êtes vaincu, non par un homme, ruais, ce qui est plus honteux, par la passion servile, par la colère qui vous agite; au contraire, si vous gardez le silence, vous avez remporté la victoire, vous vous êtes élevé sans peine un trophée, vous aurez des foules empressées à vous donner des couronnes, à condamner l'outrage qu'on vous, a fait.

Celui qui répond aux outrages ne paraît y répondre que parce qu'il a senti la morsure, et celui qui sent la morsure, donne à penser qu'il reconnaît là justesse des discours injurieux; riez-en, et, par votre rire, vous vous mettrez en dehors de tout soupçon. Si vous tenez à une démonstration qui vous fasse voir clairement la portée de ces paroles, demandez à votre ennemi lui-même, ce qui le fait le plus souffrir; est-ce lorsqu'échauffé par la colère vous lui répondez des injures? est-ce lorsque ces injures ne font que provoquer votre rire? il- vous dira que c'est quand vous prenez ce dernier parti. L'ennemi ne se réjouit pas tant de vous voir lui épargner une réplique outra géante, qu'il ne se sent piqué au vif par son impuissance à vous émouvoir. Ne voyez-vous pas les furieux, insensibles à la grêle des coups, s'élancer, plus violents que des sangliers, pour faire des blessures au prochain, ne viser qu'à cela, n'avoir de souci que celui-là, sans s'inquiéter des blessures qui peuvent les atteindre ? Donc, lorsque, sur toute chose vous privez votre ennemi de ce qu'il désire avant tout, c'en est fait, vous l'avez avili, vous l'avez rendu méprisable, c'est moins qu'un enfant, bien loin d'être un homme; vous avez conquis le titre de sage, vous avez infligé à votre ennemi la réputation d'un être brutal et méchant. Pratiquons cette conduite quand on nous frappe; si nous sentons le désir de rendre des coups, gardons-nous de les rendre. Voulez-vous porter à votre ennemi un coup mortel? Présentez-lui votre autre joue, vous le percerez ainsi de mille blessures. Ceux qui vous applaudissent, ceux qui vous admirent, lui ((371) sont plus à charge que s'ils lui jetaient des pierres; et, prévenant leur jugement, la conscience du coupable le condamnera, lui infligera les châtiments les plus terribles, vous le verrez, comme s'il subissait ce que la honte a de plus accablant, se retirer confondu. Que si vous recherchez la gloire auprès du grand nombre, cette gloire aussi, vous la verrez grandir. Nous sommes toujours émus en faveur de ceux que nous voyons maltraités ; mais c'est surtout quand ils ne répondent pas par des coups à ceux qui les frappent, c'est quand ils se lèvent eux-mêmes que notre émotion cesse d'être une simple pitié pour devenir de l'admiration.

2204 4. Aussi je me surprends à gémir quand je pense que nous pourrions posséder -les biens présents, si nous faisions notre devoir, si nous obéissions à la loi du Christ, et obtenir les biens futurs, et que nous perdons à la fois tous ces biens par notre désobéissance, par la vanité de notre sagesse. C'est dans notre intérêt que le Seigneur a institué toutes ces lois, et nous a montré en quoi réside la gloire, en quoi la honte. Si ses préceptes avaient dû rendre ses disciples ridicules, il ne les aurait pas donnés ; mais ce qui leur donne un éclat incomparable, c'est de ne pas répondre aux injures, quand on les injurie, c'est de ne pas faire du mal quand on leur fait du mal, et voilà pourquoi le Christ a donné ces préceptes. S'il en est ainsi, il sera bien plus glorieux encore de répondre par des bénédictions aux malédictions, par des éloges aux insultes, par des bienfaits aux trames perfides. Et voilà pourquoi le Christ a donné aussi ce commandement. Il ménage ses disciples, il connaît parfaitement ce qui est petit et ce qui est grand. Si donc il ménage et connaît, pourquoi disputez-vous avec lui, pour suivre une route différente? Vaincre par des actions mauvaises, c'est obéir aux lois du démon : c'est ainsi que triomphent, dans les jeux à lui consacrés, tous les athlètes qui s'y montrent. Mais dans le stade ouvert par le Christ, ce n'est pas ainsi que se gagnent les couronnes; c'est tout le contraire : c'est à celui qu'on frappe que revient la couronne, et non à celui qui frappe, telle est la loi. Le stade du Christ a tous ses règlements au rebours des autres ; ce n'est pas seulement la victoire, mais le mode de victoire qui offre un sujet d'admiration. Ce qui s'appelle défaite ailleurs, prend ici le nom de victoire : telle est la puissance de notre Dieu, tel est le stade du ciel, tel est le théâtre des anges.

Je vois bien que vous êtes touchés, et que l'émotion vous rend plus flexibles que la cire, mais, quand vous vous serez retirés, vous ne retiendrez plus rien. Aussi je m'afflige que nous ne pratiquions pas ce que l'on nous enseigne, et cela, quand il y aurait pour nous les plus grands profits. Car si nous pratiquions la douceur, nous serions invincibles : personne; ni petit, ni grand, ne nous pourrait faire le moindre mal. Supposez qu'une personne vous poursuive de mauvaises paroles, elle ne vous fait à vous aucun mal, c'est à,elle-même qu'elle se fait le plus grand dommage. Supposez qu'on vous fasse une injustice, c'est l'auteur de l'injustice qui en est la première victime. Ne voyez-vous pas; dans les tribunaux, que ceux que l'injustice a frappés sont tout rayonnants de confiance, parlant en toute liberté, tandis que les coupables baissent la tête, couverts de honte et remplis de crainte? Et que parlé-je d'accusation et d'injustice? Quand même votre ennemi aiguiserait le glaive contre vous, plongerait sa main dans votre gorge, ce n'est pas à vous qu'il ferait le moindre mal, c'est lui seul qu'il égorgerait. Témoin à l'appui de mon discours le premier qui fut ainsi exterminé par la main d'un frère. Celui-là, en effet, s'en est allé dans le port de l'éternelle tranquillité, ayant acquis une gloire immortelle : le meurtrier a vécu d'une vie plus affreuse que toutes les morts, gémissant, tremblant, promenant partout avec lui l'accusation de son crime. Ne recherchons pas cet exemple, mais l'autre. Celui qui est victime du mal ne garde pas en soi le mal; ce n'est pas lui qui a produit le mal, il l'a reçu venant d'ailleurs, il l'a changé en bien par sa patience; au contraire, celui qui a mal fait conserve intérieurement la plaie de la méchanceté ! N'est-il pas vrai que Joseph était dans une prison, et la courtisane qui avait voulu sa perte demeurait dans une maison splendide et somptueuse? Lequel des deux voudriez-vous être ? Et ne vous préoccupez pas encore de la rémunération, examinez les actions en elles-mêmes : Si vous réfléchissez ainsi, vous préférerez de beaucoup la prison avec Joseph à ce palais qui renferme la courtisane. Pénétrez dans l'une et dans l'autre de ces deux âmes; vous verrez l'une au large, et (372) dans une entière confiance, l'autre, celle de l'Egyptienne, à l'étroit et dans la honte, l'abaissement, le trouble et le découragement; cependant on pouvait croire qu'elle triomphait; mais non, ce n'était pas là un triomphe. Pénétrés de ces vérités, préparons-nous à supporter les mauvais traitements, afin d'être affranchis des maux réels, et d'obtenir les biens à venir ; puissions- nous les acquérir tous tant que nous sommes, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la force, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

HOMÉLIE 23.

QUE TOUTE PERSONNE SOIT SOUMISE AUX PUISSANCES SUPÉRIEURES. (Rm 13,1-11)

2300 Analyse.

1. De la soumission aux puissances. — 2. Raisons et avantages de cette soumission.

3. Les princes ne sont à craindre que pour les méchants ; ils sont favorables aux bons. — Services rendus par les puissances. Il faut les honorer, les craindre.

4 et 5. De la charité. — Comment Dieu nous aime; comment nous devons aimer Dieu.

2301 1. C'est un sujet qu'il développe encore dans d'autres lettres; comme il veut que les serviteurs soient soumis à leurs maîtres, de même il veut que les sujets obéissent aux princes. Or son but est de montrer que le Christ n'est pas venu renverser les gouvernements établis au milieu des hommes, que ses lois ne vont qu'à les améliorer, qu'à enseigner à ne pas entreprendre des guerres inutiles et sans aucun avantage. Il doit suffire des hostilités qui se font contre nous à cause de la vérité, et nous ne devons pas y ajouter des épreuves inutiles et sans aucun avantage. Or voyez comme la suite des idées l'amène naturellement à ce sujet. Après avoir demandé aux fidèles cette grande sagesse par laquelle ou s'accommode à ses amis, à ses ennemis, par laquelle on entre en communion de sentiments avec ceux qui sont dans la prospérité, avec ceux qui souffrent, par laquelle on est utile aux indigents et à tous les hommes, après avoir planté les germes d'une société angélique, purgé les coeurs en y exterminant la colère et rabattant l'orgueil, ce n'est qu'après avoir, par toutes ces réflexions, adouci les âmes, qu'il commence les exhortations nouvelles sur le sujet d'aujourd'hui. En effet, s'il convient de répondre aux injures par un traitement contraire, à bien plus forte raison convient-il d'obtempérer à nos bienfaiteurs. Mais, pour cette réflexion, l'apôtre ne la place qu'à la fin de son exhortation; jusque-là il ne propose pas cette vérité, ce qu'il montre c'est le devoir de l'obéissance. Pour montrer que ce devoir s'impose à tous, aux prêtres mêmes et aux moines, et non aux séculiers seulement, il commence par déclarer : « Que toute personne soit soumise aux puissances supérieures »; apôtre, évangéliste, prophète, qui que ce soit encore, n'importe : en effet, cette soumission n'est en rien opposée à la piété. Et l'apôtre ne se borne pas à dire: obéisse, mais « soit soumise ». La première raison de cette loi, est appropriée à la foi des chrétiens c'est Dieu qui l'a voulu. « Car il n'y a point de (373) puissance », dit l'apôtre, « qui ne vienne de Dieu ».

Que dites vous? Tout prince a été ordonné prince par Dieu? Ce n'est pas là ce que je dis, répond l'apôtre; car je ne parle pas des princes individuellement, je ne m'occupe que de l'institution en elle-même. Qu'il y ait des principautés, que les uns commandent, que les autres soient commandés, que toutes choses ne soient pas livrées au hasard, à la débandade, que les peuples ne soient pas comme les flots, emportés de côté et d'autre, c'est là ce que j'appelle une oeuvre de la sagesse de Dieu. Aussi l'apôtre ne dit pas : car il n'y a pas de prince qui ne vienne de Dieu, mais c'est de l'institution elle-même qu'il parle, et il dit : « Qu'il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et les puissances qui existent ont été ordonnées par Dieu». De même quand le Sage dit : « C'est par le Seigneur que la femme est appropriée à l'homme» (Proverbes, 19,14), il affirme que le mariage est institué par Dieu, et non pas que c'est Dieu lui-même qui marie tel homme à telle femme; car nous voyons souvent de mauvais mariages, qui ne sont pas conformes à la loi du mariage, et nous ne devons pas les attribuer à Dieu. Il ne dit pas autre chose que ce que le Christ a dit lui-même : « Celui qui créa les hommes, dès le commencement, les créa mâle et femelle; et il dit: Pour cette raison, l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme ». (
Mt 19,4-5 Gn 2,24) Comme l'égalité est souvent une cause de guerre, Dieu a établi un grand nombre de suprématies et de positions subordonnées, comme les rapports de l'homme et de la femme, du fils et du père, du vieillard et du jeune homme, de l'esclave et de l'homme libre, du prince et du sujet, du maître et du disciple. Et qu'y a-t-il d'étonnant qu'il en soit ainsi parmi les hommes, puisque dans le corps même, Dieu a établi le même ordre? En effet, il n'en a pas fait toutes les parties également considérables, il a voulu que telle fût moindre, telle, plus importante que telle eût le commandement des autres membres, que telle autre n'eût qu'à obéir. Même loi chez les animaux, tels que les abeilles, les grues, les troupeaux de brebis sauvages. Et la mer, à son tour, n'est pas privée de ce bienfait de l'ordre; là aussi grand nombre de familles de poissons se rangent, combattent sous un commandement qui les unit, et peuvent ainsi accomplir de longues pérégrinations. Car où il n'y a pas de commande ment, il n'y a que malheurs et confusion. Aussi, après avoir dit d'où vient l'autorité, l'apôtre ajoute: « Celui donc qui résiste à la puissance, résiste à l'ordre de Dieu (2) ».

Voyez jusqu'où l'apôtre fait monter la question, par quel moyen il inspire la crainte, comment il établit que l'obéissance est une dette. En effet, les fidèles auraient pu dire vous nous avilissez, vous nous rendez méprisables, ceux qui doivent posséder le royaume des cieux, vous les soumettez à des princes; l'apôtre montre que ce n'est pas à des princes mais à Dieu qu'il les soumet, car c'est à Dieu qu'obéit celui qui se soumet aux puissances. Mais il ne présente pas sa pensée de cette manière. il ne dit pas que c'est à Dieu qu'obéit celui qui reçoit les ordres des princes; il prend l'exemple du contraire; afin d'inspirer la crainte, afin de rendre l'obéissance plus stricte, il dit que celui qui rejette les ordres du prince, fait la guerre à Dieu qui a institué l'autorité. Et c'est une vérité que l'apôtre prend soin d'enseigner partout, à savoir que notre obéissance n'est pas une faveur que nous faisons aux princes, mais une dette que nous leur payons. Car en agissant ainsi, l'apôtre attirait à la religion les princes infidèles,et il attachait les fidèles à l'obéissance. On répétait alors partout que les apôtres étaient des séditieux, des instruments de révolutions, n'agissant, ne parlant que pour arriver au renversement de toutes les lois. Montrez le précepte que notre commun Seigneur impose à tous ceux qui le servent, vous fermerez la bouché de ceux qui accusaient les apôtres d'être des fauteurs de nouveautés, et vous aurez plus de liberté pour prêcher la vérité et ses dogmes.

2302 2. Donc ne rougissez pas, dit l'apôtre, de cette soumission. Car c'est Dieu qui a institué les puissances, et sa vengeance est terrible contre ceux qui les méprisent. Ce n'est pas une réparation telle quelle qu'il exigera de celui qui aura désobéi, ce sera la plus redoutable des expiations, et quoique vous puissiez dire, rien ne vous en affranchira; vous subirez, de la part des hommes, les supplices les plus rigoureux, nul ne vous couvrira de sa protection, et vous ne ferez qu'allumer contre vous la colère de Dieu. Toutes ces vérités, l'apôtre les fait entendre, par ces paroles : «Et ceux qui y résistent, s'attireront eux-mêmes (374) leur condamnation ». Il continue, et une fois la crainte inspirée, il raisonne pour montrer l'utilité des puissances : « Car les princes ne sont point à craindre, lorsqu'on ne fait que de bonnes actions, mais lorsqu'on en fait de mauvaises (3) ». Après un rude coup, après avoir fortement frappé les esprits, il se relâche de sa sévérité, comme un médecin adroit qui emploie de doux remèdes, il console, il dit : De quoi avez-vous peur? Pourquoi frissonner? Est-ce que l'autorité a des rigueurs pour celui qui fait le bien? Celui qui pratique la vertu a-t-il lieu de la craindre? Voilà pourquoi l'apôtre ajoute : « Voulez-vous ne point craindre les puissances ? Faites bien, et elles vous en loueront ». Voyez-vous comme l'apôtre, pour attacher l'homme à celui qui commande, lui montre le prince même prêt à le louer? Voyez-vous comme il fait sortir la colère du coeur ? « Car le prince est le ministre de Dieu, pour vous favoriser dans le bien (4) ».

Il est si loin d'être à craindre, dit l'apôtre, qu'au contraire il vous loue; il est si loin de vous faire obstacle, qu'au contraire il vous favorise. Donc, puisque vous trouvez en lui la louange et le secours, pourquoi ne pas vous soumettre ? Il vous rend la vertu plus facile, il châtie les méchants, il fait du bien aux bons et les honore, il coopère à la volonté de Dieu; de là vient que l'apôtre l'a nommé le ministre de Dieu. Voyez : je vous conseille la sagesse, et lui vous donne les mêmes avis par le moyen des lois; mes exhortations vous disent qu'il est défendu de s'enrichir par la rapine, par la violence, et lui siège pour juger ces fautes. Il travaille avec nous, il vient à notre secours, c'est Dieu qui lui a confié cette mission. Il est donc, à double titre, digne de nos respects, et parce qu'il a été envoyé par Dieu, et envoyé pour une telle mission. « Si vous faites mal, vous avez raison de craindre »; ce n'est pas la puissance qui est à craindre, mais notre perversité. « Car ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée ». Voyez-vous l'apôtre armant le prince, comme on équipe un soldat, et le rendant redoutable aux pécheurs? « Car il est le ministre de Dieu, pour exécuter sa vengeance, en punissant celui qui fait de mauvaises actions ». L'apôtre ne veut pas que le châtiment, la vengeance, l'épée vous fassent reculer d'épouvante, et il répète que le prince remplit la loi de Dieu. — Mais si le prince lui-même l'ignore? Le prince n'en est pas moins institué par Dieu. Si donc, soit qu'il châtie, soit qu'il honore, il est le ministre de Dieu, défendant la vertu, exterminant le crime, c'est-à-dire, exécutant la volonté de Dieu, pourquoi disputer contre celui qui vous procure de si grands biens, et vous aplanit les voies? Un grand nombre ont commencé par pratiquer la vertu par la crainte des princes; ensuite, c'est la crainte de Dieu qui les y a attachés. Car les esprits épais ne sont pas aussi sensibles aux biens à venir qu'aux biens présents. Celui donc qui gouverne tant d'âmes par la crainte, et par les récompenses, et qui les prédispose à recevoir la doctrine, celui-là, on a raison de l'appeler ministre de Dieu. « Il est donc nécessaire de nous y soumettre, non-seulement par la crainte du châtiment, mais aussi par un devoir de conscience (5) ».

Que veut dire : «,Non-seulement par la crainte du châtiment? » Non-seulement, dit l'apôtre, vous vous élevez contre Dieu en refusant de vous soumettre; non-seulement vous vous attirez de grands maux, et de la part de Dieu et de la part des hommes, mis encore vous oubliez que le prince est pour vous la source des plus grands biens, puisqu'il vous assure la paix et fait régner l'ordre dans l'État. Ces puissances sont pour les Etats des sources inépuisables de bienfaits, et, si vous les supprimez, tout s'en ira; plus de villes, plus de bourgs, plus de maisons, plus dé place publique; il ne subsistera plus rien, ce sera un bouleversement universel, les plus forts dévorant les plus faibles. De telle sorte que, dans le cas même où aucun châtiment ne frapperait la désobéissance, vous devriez encore votre soumission, par conscience, pour ne pas paraître ingrat envers votre bienfaiteur. « C'est pour cette raison », dit-il, « que vous payez le tribut aux princes, parce qu'ils sont les ministres de Dieu, toujours appliqués aux fonctions de leur ministère (6) ». L'apôtre n'entre pas dans le détail des bienfaits dont les Etats sont redevables aux puissances, tels que le bon ordre, la paix, les autres services, tout ce qui concerne l'armée, les diverses fonctions publiques, il résume tout dans un mot. Que vous recevez des bienfaits du prince, dit l'apôtre, vous le témoignez vous-même en lui payant un tribut. Voyez la sagesse, l'intelligence du bienheureux Paul ! Il montre dans ce qui paraissait un pesant fardeau, des exactions mêmes, un (375) témoignage rendu à l'autorité qui pourvoit au bien de tous. Car enfin, dit l'apôtre, pourquoi lui payons-nous des tributs? N'est-ce pas parce qu'il pourvoit à nos besoins? N'est-ce pas pour récompenser le chef de toute sa sollicitude? Evidemment nous ne paierions aucun tribut, si nous ne savions pas tout d'abord que nous profitons d'un tel gouvernement; ce qui fait que, dès l'origine, il a été décrété par tous que ceux qui nous commandent, seraient nourris par nous, c'est que négligeant leurs propres affaires, ils ne s'occupent que des affaires publiques, et qu'ils consacrent tous leurs loisirs à conserver nos intérêts.

2303 3. Après les considérations extérieures, il reprend ses premières réflexions : en effet, c'est de cette manière qu'il lui était plus facile de persuader le fidèle : il montre de nouveau que c'est là ce qui plaît à Dieu, et il conclut en disant : « Parce qu'ils sont les ministres de Dieu ». Il montre ensuite le travail qu'ils entreprennent, la peine qu'ils se donnent : « Toujours appliqués aux fonctions de leur ministère ». Voilà leur vie, voilà leur passion, faire en sorte que vous jouissiez de la paix. Par cette raison, dans une autre épître encore, il ne se contente pas d'ordonner qu'on leur soit soumis, il prescrit encore de prier pour eux, et; à ce propos, il montre l'utilité qui en résulte pour tous : « Afin que nous menions une vie paisible et tranquille ». (1Tm 2,1) En effet, nous ne retirons pas un mince avantage, pour la vie présente, de ces princes qui mettent des armées en branle, repoussent les ennemis du dehors, répriment dans les villes les séditieux et tranchent tous les différends. Ne me dites donc pas que souvent tel prince abuse de ce pouvoir, ne considérez que le bien de l'institution, et vous y trouverez une preuve de la parfaite sagesse de Celui qui l'a établie dès le principe. « Rendez donc à chacun ce qui lui est dû ; le tribut, à qui vous devez le tribut; les impôts, à qui vous devez les impôts; la crainte, à qui vous devez de la crainte; l'honneur, à qui vous devez de l'honneur. Acquittez-vous envers tous de tout ce que vous leur devez, ne demeurant redevables que de l'amour qu'on se doit toujours les uns pour les autres (7, 8) ».

Il insiste encore et toujours sur les mêmes devoirs; ce n'est pas de l'argent seulement que l'apôtre réclame pour les princes, mais de l'honneur et de la crainte. Et, comment, lorsqu'il dit plus haut: «Voulez-vous ne point « craindre les puissances? Faites bien v, dit-il ici : « Rendez ce que vous devez, la crainte? » C'est qu'il veut parler de la crainte respectueuse et non de l'effroi qui vient d'une mauvaise conscience, et qu'il a indiqué plus haut. Et il ne dit pas: Donnez, mais, « Rendez » et il ajoute : « Ce que vous devez » : en effet, ce n'est pas là une faveur de votre part, c'est une dette, et si vous ne la payez pas, vous serez puni de votre ingratitude. Et gardez-vous de croire que ce devoir vous rabaisse, que votre dignité particulière subisse une atteinte d'avoir à vous lever, à vous découvrir devant le prince. Si ce précepte a été donné quand les princes étaient païens, à bien plus forte raison doit-il être pratiqué aujourd'hui qu'ils sont fidèles. Que si vous me répondez que des grâces plus relevées vous ont été accordées, sachez que votre heure n'est pas encore venue; vous êtes encore étranger et voyageur. Viendra le temps où votre splendeur éclipsera tout; en ce moment, votre vie est cachée avec le Christ dans le sein de Dieu. Quand le Christ apparaîtra, vous aussi alors vous apparaîtrez avec lui dans sa gloire. Ne cherchez donc pas, dès cette vie qui s'écoule, votre rétribution, et, s'il faut vous tenir avec crainte en la présence du prince, ne voyez rien dans ce devoir qui soit indigne de votre noblesse. Car c'est la volonté de Dieu, afin que le prince institué par lui, possède la force qui convient au prince. Car lorsque celui à qui sa conscience ne reproche rien de mal, se tiendra avec crainte devant le souverain juge, à bien plus forte raison tremblera celui qui commet des actions mauvaises. Quant à vous, vous y gagnerez un éclat plus brillant; ce n'est pas l'honneur par vous rendu qui peut vous avilir, mais l'honneur par vous refusé; et le prince ne fera que vous admirer davantage, et fût-il infidèle, il en prendra occasion de glorifier le Seigneur.

« Acquittez-vous envers tous de tout ce que vous leur devez, ne demeurant redevables que de l'amour qu'on se doit toujours les uns aux autres ». Nouveau retour de l'apôtre à la mer de tous les biens, à la maîtresse qui inspire toutes ses paroles, à la cause de toutes les vertus, et la charité, elle aussi, est une dette, non temporaire comme un tribut, comme un impôt, mais à payer continuellement. Cette dette, l'apôtre ne veut pas qu'elle (376) soit jamais payée; ou plutôt il veut qu'on la paye toujours, sans qu'on soit jamais quitte, sans qu'on cesse de la devoir. Telle est la nature de cette dette, on donne toujours, on doit toujours. Après avoir dit comment il faut aimer, il montre l'avantage de la charité par ces paroles : « Car celui qui aime le prochain accomplit la loi ». Ne regardez donc pas comme une faveur ce qui est une dette; vous devez l'amour à votre frère, à cause de la parenté spirituelle, et ce n'est pas là la seule cause; considérez de plus, que nous sommes membrés les uns des autres ; si cet amour nous manque, tout est déchiré. Donc, aimez votre frère. Si vous retirez de cet amour l'immense avantage d'accomplir la loi tout entière, vous devez l'amour à votre frère, en retour du bienfait que vous recevez de lui. « Parce que ces commandements de Dieu: Vous ne commettrez point d'adultère; vous ne tuerez point; vous ne déroberez point; vous ne porterez point de faux témoignage, et s'il y a quelque autre commandement semblable, tous sont compris en abrégé dans cette parole : Vous aimerez le prochain comme vous-même (9) ». — (Mt 22,39) L'apôtre ne dit pas: Sont accomplis, mais: « Sont compris en abrégé », c'est-à-dire que cette parole renferme dans une brièveté concise l'ensemble complet des commandements. Car le principe et la fin de la vertu, c'est l'amour; voilà la racine, voilà le fondement, voilà le faîte. Si donc c'est le principe et le parfait accomplissement, où rien trouver qui l'égale?

2304 4. Mais ce n'est pas simplement l'amour que le précepte demande, c'est l'intensité de l'amour. Il n'est pas dit seulement: Aimez votre prochain, mais « comme vous-même ». Aussi le Christ disait-il que ce précepte contient la loi et les prophètes. Et voyez, après avoir établi deux sortes d'amour, jusqu'où il élève l'amour du prochain. Après avoir dit : « Voici le premier commandement : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu », il continue : « Voici le second », et il n'oublie pas d'ajouter : « Semblable au premier, et ton prochain comme toi même ». Où rien trouver qui égale cette bonté du Sauveur? Malgré l'immense distance qui nous sépare de lui, il range l'amour que les hommes doivent aux hommes tout près de l'amour. qui lui est dû à lui-même, il déclare que ces deux amours sont semblables. Les mesures qu'il assigne des deux côtés sont presque égales ; pour le premier amour, il disait : « De tout ton coeur, et de toute ton âme » ; pour l'amour du prochain, « comme toi-même ». Maintenant Paul enseigne que, sans l'amour du prochain on ne recueille pas une grande utilité de l'amour de Dieu. De même que nous, quand nous avons de l'amour pour quelqu'un, nous disons : si vous l'aimez, c'est moi que vous aimerez, ainsi faisait le Christ, quand il disait : « Semblable au premier » ; quand il disait à Pierre : « Si vous m'aimez, paissez mes agneaux ». (Jn 21,16)

« L'amour qu'on a pour le prochain, ne souffre point qu'on lui fasse du mal; aussi l'amour est l'accomplissement de la loi (10) ». Voyez les deux mérites de l'amour: il empêche de faire le mal, (car, dit l'apôtre : « Il ne souffre point qu'on lui fasse du mal »), et il « opère le bien : « Aussi l'amour est l'accomplissement de la loi », dit-il; non-seulement c'est l'abrégé de la doctrine des bonnes oeuvres, mais il en rend la pratique facile. L'amour ne nous apprend pas seulement ce que nous devons savoir, (ce qui est l'office de la loi), mais il nous donne pour l'exécution un puissant secours qui ne nous aide pas seulement à pratiquer une partie des préceptes, mais parfait en nous la vertu tout entière. Aimons-nous donc les uns les autres, puisque c'est là le moyen d'aimer ce Dieu qui nous a tant aimés. Chez les hommes, si vous aimez une personne qui est aimée d'une autre, cette autre personne s'en offense. Dieu, au contraire, veut que vous partagiez votre amour entre lui et vos frères, et Dieu déteste celui qui ne fait pas ce partage. C'est que l'amour humain est rempli de jalousie et de haines envieuses, tandis que l'amour divin est au-dessus de toutes ces passions. Voilà pourquoi Dieu demande que nous partagions son amour. Aimez, dit-il, avec moi, et je vous en aimerai davantage. Voyez-vous l'ardent amour que ces paroles respirent? Si vous aimez ceux que j'aime, je croirai alors à la sincérité de votre amour pour moi. En effet, il désire vivement notre salut, et il y a longtemps qu'il nous l'a fait savoir. Quand il créa l'homme, que dit-il.? écoutez : « Faisons l'homme à notre image » (Gn 1,26); et encore : « Faisons lui une aide, il n'est pas bon que l'homme soit seul ». (Gn 2,18) Et, lorsqu'après la prévarication il le réprimanda, voyez avec quelle mansuétude il lui parle! Il (377) ne lui dit pas : Misérable, infâme, après tant de bienfaits reçus, c'est au démon que tu t'es abandonné, tu as quitté ton bienfaiteur pour t'attacher au démon pervers. Que lui dit-il, au contraire ? « D'où avez-vous su que vous étiez nu, sinon de ce que vous avez mangé du fruit de l'arbre dont je vous avais défendu de manger? » (Gn 3,11) On. dirait un père qui a défendu à son fils de toucher un glaive; le fils a désobéi, s'est blessé ; le père lui dit : D'où vient que tu es blessé? Cela vient de ce que tu ne m'as pas écouté. Entendez-vous cette manière de parler, qui marque plutôt l'ami que le Seigneur? je dis l'ami méprisé, qui pourtant ne cesse pas d'aimer.

Sachons donc l'imiter; et quand nous adressons des reproches, gardons aussi cette mansuétude. Les reproches qu'il fait à la femme sont empreints de la même douceur. Ou plutôt ce ne sont pas des reproches, c'est un avertissement, c'est une exhortation pour ramener au devoir, ce sont des précautions pour l'avenir. Voilà pourquoi il n'a rien à dire au serpent : c'était lui qui était l'artisan de ces malheurs, et le serpent ne pouvait rejeter la faute sur aucun autre. Aussi le Seigneur lui infligea-t-il un châtiment terrible.. Et il ne s'en tint pas là; il enveloppa la terre dans la malédiction. S'il chassa l'homme du paradis, et le condamna au travail, c'est pour cette raison surtout qu'il convient d'adorer et d'admirer. Les délices du paradis avaient provoqué le relâchement; le Seigneur retranche le plaisir, il élève la douleur comme un mur destiné à préserver de l'indolence, afin que l'homme retourne à son amour. Et maintenant comment a-t-il traité Caïn ? Ne lui a-t-il pas montré la même mansuétude? Outragé par lui, Dieu ne l'outrage pas en retour, mais il l'exhorte, il. lui dit : « Pourquoi cet abattement sur votre visage? » (Gn 4,6) Son action pourtant n'admettait nulle excuse. Mais ce n'est pas une telle réprimande que Dieu lui adresse; que lui dit-il? « Vous avez péché? Restez-en là, n'ajoutez pas un nouveau crime à celui que vous avez commis : il se tournera vers vous, et vous lui commanderez » ; il lui parle de son frère. Car, dit-il, si vous craignez qu'à cause de son sacrifice qui m'a plu, je ne vous enlève votre droit d'aînesse, rassurez-vous, je vous donne autorité sur lui ; amendez-vous, aimez celui qui ne vous a fait aucun tort; car je prends un soin égal de vous deux. Mon plus grand plaisir, c'est qu'il n'y ait entre vous aucun dissentiment. Comme une mère qui aime ses enfants, Dieu fait et dispose tout pour prévenir leur division.

2305 5. Mais je veux un exemple pour éclaircir mon discours. Représentez-vous Rebecca, troublée, cherchant de toutes parts un moyen de sauver son plus jeune fils des mauvais desseins de l'aîné. Elle aimait Jacob, mais elle n'avait pas d'aversion pour Esaü. D'où vient qu'elle disait : « Que je ne perde pas mes deux fils en un seul. jour ». (Gn 27,45) C'est avec la même affection que Dieu disait alors : « Vous avez péché? Restez-en là : il se tournera vers vous » (Gn 4,7) ; le Seigneur voulait ainsi prévenir le fratricide, établir la paix entre les deux frères. Maintenant, même après que Caïn eut commis le meurtre, même alors, Dieu ne cesse pas de le couvrir de sa providence, c'est encore avec douceur qu'il parle à celui qui vient de tuer son frère. « Où est Abel, votre frère ? » Question faite pour amener un aveu. L'autre continue la résistance avec un surcroît d'impudence effrontée. Même alors, Dieu ne s'éloigne pas de lui ; au contraire, les paroles du Seigneur sont celles d'un ami outragé, méprisé. « La voix du sang de votre frère crie vers moi ». Et c'est encore ici, avec l'homicide, la terre qui subit la colère de Dieu, c'est elle qu'il maudit : « Maudite soit la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir le sang de votre frère ». Dieu fait ce que font les hommes qui déplorent des malheurs, ce que faisait David, après la mort de Saül. Il maudissait les montagnes qui avaient bu son sang : « Montagnes de Gelboé, que la rosée et la pluie ne tombent jamais sur vous, parce que c'est là qu'ont été jetés et les boucliers des vaillants ». (2R 1,21) On dirait que Dieu aussi fait entendre un chant funèbre. La voix du sang de votre frère crie vers moi : «Vous serez donc maintenant maudit sur la terre, qui a ouvert sa bouche, pour recevoir le sang de votre frère répandu par votre main ».

Il parlait ainsi pour apaiser les bouillons de sa colère, pour le porter à aimer son frère au moins après sa mort. Tu as éteint sa vie, lui dit-il, et tu n'éteins pas encore ta haine? Voyez ce que fait Dieu? Il aimait ces deux frères, parce qu'il les avait créés. Eh quoi? Laissera-t-il le meurtrier impuni ? Mais ce serait le rendre pire qu'il n'est. Il le punira donc ? Mais (378) Dieu est le plus tendre des pères. Voyez donc comment il s'y prend, pour punir et montrer en même temps son amour; ou plutôt il ne punit pas, il se borne à redresser. Le Seigneur, en effet, ne le tue pas, il l'assujettit à trembler, pour se purifier de son crime, pour revenir ainsi à l'amour de Dieu, pour se réconcilier avec son frère mort, car Dieu ne voulait pas que le meurtrier quittant la vie fût encore l'ennemi de celui qui était mort. Voilà comment font ceux qui aiment, quand on ne répond pas à leurs bienfaits par de l'amour; ils deviennent alors malgré eux, violents, menaçants; ils ne le sont pas de gaieté de coeur, mais (amour les y porte parce qu'ils veulent attirer à eux ceux qui les méprisent. Quelle que soit la contrainte qui se mêle à une telle affection, ceux qui aiment beaucoup y trouvent cependant une consolation; c'est ainsi que le châtiment même vient de l'affection. Ceux qui se soucient peu d'être haïs, ne tiennent pas non plus à punir. Voyez Paul, de son côté, disant aux Corinthiens : « Quel est celui qui peut me réjouir, si ce n'est celui qui s'attriste à cause de moi? » (2Co 2,2) Ainsi c'est quand il menace du châtiment qu'il montre son amour. De même c'est parce que l'Egyptienne avait pour Joseph un violent amour, qu'elle le livra à la peine. Mais celle-ci ne voulait que le mal, parce que son amour était impudique ; Dieu, au contraire, ne veut que le bien, car son amour est digne de lui. Voilà pourquoi il ne dédaigne pas de s'abaisser aux lourdes expressions de la parole humaine, et de se donner la qualification de jaloux : « Je suis », dit-il « un Dieu jaloux » ; c'est pour vous apprendre l'intensité de son amour. (Ex 20,5)

Aimons-le donc comme il veut être aimé; Dieu attache un grand prix à notre amour. Si nous nous détournons de lui, il reste, il nous provoque; et si nous refusons de nous retourner vers lui, il nous punit, parce qu'il nous aime, et non parce qu'il veut se venger. Voyez donc ce qu'il dit dans Ezéchiel, à la ville qu'il aimait, et qui lui répondait par des mépris « Je susciterai contre vous ceux que vous aimiez, et je vous livrerai entre leurs mains, et ils vous lapideront, et ils vous égorgeront, et mon zèle pour vous vous sera retiré, et je me reposerai et je ne m'occuperai plus de «vous ». (Ez 23,22) Que dirait de plus un amant passionné, méprisé par celle qu'il aime, et ensuite embrasé de nouveau de son amour? Il n'est rien que Dieu ne fasse pour être aimé de nous; il n'a pas même épargné son Fils. Mais nous sommes intraitables et cruels. Devenons enfin sensibles, aimons Dieu comme il faut l'aimer, faisons-nous une volupté de la vertu. Avec une femme qu'on aime on ne sent rien des douleurs qui attristent la vie chaque jour; avec cet amour divin, ce pur amour, songez quels sont les délices et les plaisirs. Voilà, oui, voilà le royaume des cieux, voilà les vraies jouissances, voilà la volupté, voilà la sérénité, la joie, la béatitude. Mais quoi que je dise, je ne dirai rien qui soit digne d'un tel sujet, l'expérience seule peut révéler ce qu'est en soi un tel bien. Aussi le prophète disait-il : « Mettez vos délices dans le Seigneur; et goûtez. et voyez combien le Seigneur est doux». (Ps 36,4) Obéissons donc, et plongeons-nous dans les délices du divin amour. Car, par ce moyen, même d'ici-bas nous verrons peut - être le royaume des cieux, et nous commencerons à vivre de la vie des anges; quoique séjournant sur la terre, nous n'aurons rien à envier aux habitants du ciel, et, après notre départ, nous nous tiendrons rayonnant dé splendeur devant le tribunal du Christ, et nous jouirons d'une gloire ineffable ; puissions-nous tous l'obtenir par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, l'empire, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



Chrysostome sur Rm 2105