Chrysostome, Virginité (Duchassaing) 38

38 L'Apôtre qui montre tant d'indulgence envers les personnes mariées, qui ne veut pas priver les époux l'un de l'autre, excepté dans le cas d'un mutuel consentement; qui a peur de trop prolonger ce sacrifice volontaire, qui leur permet les secondes noces pour éteindre le feu de leurs passions, est bien éloigné de traiter les vierges avec autant de condescendance. Il accorde quelque relâche aux époux, mais il ne laisse. pas respirer la vierge un seul instant. Il lui ordonne de toujours combattre, de toujours résister à la violence de ses passions, et de ne conclure avec elles ni trêve, ni paix. Pourquoi n'a-t-il pas dit aux vierges : Si vous ne pouvez vivre dans la continence, mariez-vous? Eh quoi ! lorsqu'un athlète se présente dans l'arène le corps nu, les membres frottés d'huile et couverts de poussière, est-ce le moment de lui crier : fuyez le combat? non sans doute; les deux adversaires sont en présence, il faut que l'un se retire vainqueur et couronné, et l'autre vaincu et humilié. Si vous luttez contre un ami par manière de jeu et de récréation, il vous est permis de suspendre le combat et de céder la victoire. Mais quand vous avez donné votre nom, quand le président des jeux a pris place, quand le peuple est réuni, et que votre adversaire s'avance, vous ne pouvez reculer; il faut combattre. De même le chrétien est libre de choisir le mariage, ou la virginité; mais dès qu'il s'est volontairement prononcé pour la continence, il est entré dans la carrière, il ne peut plus reculer. Pour lui, le jour du combat est arrivé; le Christ a préparé la couronne, les anges sont accourus, le démon frémit, la lutte va s'engager: qui oserait donc s'élancer dans l'arène, et séparer les combattants? qui oserait dire à la vierge chrétienne . évitez votre antagoniste, retirez-vous du combat, et cédez à un adversaire déjà à demi vaincu la palme et la victoire? mais un tel langage lui serait injurieux. Il n'est pas même permis de l'adresser aux veuves qui ont fait veau de continence; et si elles sont infidèles à ce voeu, elles méritent de plus terribles reproches. Car, après s'être dissipées sous l'autorité de Jésus-Christ, elles veulent se remarier ; encourant ainsi la condamnation, et rendant vaine la fidélité qu'elles lui avaient engagée auparavant. (1Tm 5,11-12 )

39  Vous m'objecterez peut-être ces paroles de saint Paul : Je dis aux personnes qui ne sont pas mariées, ou qui sont veuves, qu'il leur est bon de demeurer dans cet état, comme moi. Que, si elles ne peuvent garder la continence, qu'elles se marient. Quant à la femme, si son mari meurt, elle est libre; qu'elle se marie à qui elle voudra, pourvu que ce soit selon le Seigneur. (1Co 7,8-9 1Co 7,39) Pourquoi donc blâmer, me direz-vous, la veuve qui use de cette permission, et pourquoi condamner comme criminel un mariage qui se contracte selon le Seigneur? ne vous y trompez point; il y a ici une double question. Quand l'Apôtre dit qu'une vierge peut se marier sans péché, il parle non de celle qui a fait voeu de virginité, et qui ne peut violer ce voeu sans commettre un sacrilège, mais de celle qui n'a pas encore fixé son choix, et qui balance entre le mariage et la continence. Et de même, il permet les secondes noces à la veuve qui ne s'est point décidée pour un veuvage perpétuel, mais il les défend expressément à celle qui s'y est engagée. Observons, en effet, que dans l'Eglise le rang et la dignité de veuve sont attachés au voeu de continence. C'est pourquoi l'Apôtre écrit à son disciple Timothée : Que la veuve choisie n'ait pas moins de soixante ans, et qu'elle n'ait eu qu'un mari. (1Tm 5,9)
Toute veuve peut donc se marier, si elle le désire, mais saint Paul blâme sévèrement celle qui convole à de secondes noces après s'être engagée à vivre dans la continence, et qui foule ainsi aux pieds son alliance avec le Seigneur. Vous entendez maintenant à qui s'adresse cette parole : Si les veuves ne peuvent garder la continence, qu'elles se marient, car il vaut mieux se marier que de brûler. (1Co 7,9) Remarquez en outre que jamais l'Apôtre ne recommande le mariage pour lui-même, mais toujours comme moyen d'éviter (147) le vice, la tentation et le péché. Mais parce qu'il s'en était précédemment expliqué avec un peu de sévérité, il emploie ici une expression toute bienveillante. Il veut, dit-il, empêcher qu'elles se consument en désirs brûlants. Observons néanmoins que ce langage est encore empreint d'une certaine sévérité, car il ne dit point : qu'elles se marient si la passion les presse trop fortement, et si elles ne peuvent résister à la tentation, cela supposerait une faute digne de pardon, mais : si elles ne peuvent garder la continence. Or, n'est-ce pas leur reprocher de perdre par lâcheté et inertie les mérites d'une vertu qu'il leur serait facile de pratiquer? cependant il ne les condamne point, et ne les menace d'aucun châtiment : il se borne à les priver de ses éloges. Du reste, ses paroles sont sévères; elles ne mentionnent pas le motif ordinaire du mariage qui est de se voir revivre en ses enfants, et laissent apercevoir que l'Apôtre ne le permet que comme un moyen d'éviter le vice, la tentation et le péché.

40  Mais qu'importe ! direz-vous: l'essentiel est que l'Apôtre ne nous condamne point, en sorte que les jouissances du mariage nous adouciront l'amertume de ses reproches. Ah ! est-il bien sûr que l'union conjugale ne vous apporte que plaisir et jouissance? Puis-je en douter, me répondrez-vous, puisque l'Apôtre dit: Qu'elles se marient, si elles ne peuvent garder la continence. Oui, il le dit, et vous le bénissez de son indulgence; mais lisez quelques lignes encore, et vous rencontrerez cet autre précepte que vous devez admettre également comme règle de conduite : Ce n'est pas moi, dit saint Paul, mais le Seigneur qui fait aux époux ce commandement, que la femme ne se sépare point de son mari. Si elle s'en sépare, qu'elle demeure sans se marier, ou qu'elle se réconcilie avec son mari. Que le mari de même ne quitte point sa femme. (1Co 7,10-11)
Vous venez d'entendre les paroles de l'Apôtre; mais supposez qu'un mari doux et patient est uni.à une femme méchante, acariâtre, médisante et aimant, comme presque toutes les femmes, la dépense et le luxe, comment supportera-t-il chaque jour ses caprices, son orgueil et son insolence ? Si au contraire une femme d'un caractère modeste et tranquille est unie à un mari irascible, fier et orgueilleux de ses richesses ou de ses emplois, et si ce mari, la traitant comme une esclave, ne lui témoigne aucun égard, ni aucun respect, comment supportera-t-elle ces violences et ces duretés ? que fera-t-elle encore si ce même mari ne lui laisse voir qu'un sentiment de haine et de dégoût? Prenez patience, lui dit l'Apôtre, la mort de votre mari vous rendra votre liberté. Ainsi pour cette infortunée, c'est une triste mais inévitable nécessité d'apprivoiser ce caractère farouche par sa complaisance et ses délicates attentions, ou de soutenir courageusement cette lutte intestine, cette guerre domestique.
L'Apôtre avait dit précédemment aux époux : Ne vous refusez point l'un à l'autre, si ce n'est d'un mutuel consentement; et ici il ordonne impérativement à la femme qui a quitté son mari, d'observer la continence, ou de se réconcilier avec lui. Quelle cruelle alternative ! il faut qu'elle résiste à toute l'effervescence de la passion, ou qu'elle se résigne à supporter le ressentiment d'un tyran impérieux : et jusqu'où ne portera-t-il pas sa vengeance ? Il multipliera envers elle les plus durs traitements, il l'accablera d'insultes, et en fera même le jouet de ses esclaves. Mais si elle préfère abandonner le domicile conjugal, elle se condamne à une continence qui est bien peu méritoire, parce qu'elle n'est point volontaire. Et en effet elle ne l'observe que pour se dérober à la domination d'un maître cruel. Cependant l'Apôtre ne lui offre que cette alternative, de demeurer chaste, ou de se réconcilier avec son époux: et que faire si celui-ci s'y refuse? attendre une mort qui seule peut la rendre à la liberté. Au contraire la vierge chrétienne ne voit jamais se briser les liens qui l'unissent à son divin Époux, parce que cet Époux est immortel. Ainsi la femme devient libre par la mort du mari; mais, excepté le cas de mort, le lien conjugal est indissoluble, car s'il en était autrement, il n'y aurait entre les époux qu'une union illicite et passagère, et nullement un véritable mariage. Aussi Jésus-Christ a-t-il condamné le divorce, comme une source de désordres, et l'a-t-il flétri du nom d'adultère.

41  Pourquoi donc Dieu l'a-t-il permis aux Juifs? pour les empêcher de souiller leurs maisons par l'effusion du sang, et par le meurtre : ne valait-il pas mieux les autoriser, convenez-en, à éloigner une épouse devenue odieuse, que d'exposer celle-ci à être égorgée? car, sans le divorce, ils n'eussent pas reculé devant ce crime; c'est pourquoi le Seigneur (148) leur dit par la bouche de Moïse : Si votre épouse vous est odieuse, renvoyez-la. (Dt 24,4) Mais quand il s'adresse par le grand Apôtre à des chrétiens auxquels l'Évangile interdit toute parole d'aigreur et de colère, il prescrit le célibat au mari qui se sépare de sa femme. (1Co 7,11) Comprenez donc combien le joug du mariage est dur et pesant: il enchaîne les deux époux l'un à l'autre par les mille inquiétudes du ménage, et surtout par une dépendance qui est un véritable esclavage. Sans doute Dieu a dit que l'homme commanderait à la femme (Gn 3,16); mais tout maître qu'il est, il devient à son tour, par une étrange vicissitude, l'esclave de sa femme. Voyez-vous ces esclaves fugitifs qu'une même chaîne rive étroitement ? ils ne peuvent faire que quelques pas, parce que leurs mouvements sont subordonnés les uns aux autres. C'est ainsi que le mariage lie forcément les deux époux, et ajoute au poids de leurs chagrins personnels celui des fers qui les enchaînent l'un à l'autre, et qui donnent à chacun d'eux pouvoir et autorité sur l'autre.
Paraissez donc, ô vous que l'amorce du plaisir entraîne à tout braver ! Des haines mutuelles et des querelles incessantes, voilà donc les voluptés du mariage. Ah ! s'il en existait quelqu'une, cette nécessité seule de se supporter l'un l'autre avec tous ses défauts, suffirait pour la détruire entièrement. C'est pourquoi l'Apôtre a cherché d'abord à modérer en nous le désir du mariage, en ne le, présentant que comme un moyen d'éviter le vice, et de réprimer la concupiscence. Mais parce que ce motif fait peu d'impression sur la plupart des hommes, il en produit un autre bien plus grave, en sorte qu'il les amène à s'écrier : Il vaut mieux ne pas se marier. (Mt 19,40) Que dit-il donc? nul des époux n'est maître de sa personne. Et ici ce n'est point une exhortation, ni un conseil, mais un ordre formel et précis. Et en effet il nous est loisible de ne point nous engager dans le mariage, mais- si nous le contractons, il faut bon gré, mal gré, que nous en subissions la dure servitude: toute plainte nous est même justement interdite, parce qu'en agissant, nous avions conscience de notre action, et que nous n'avons embrassé cet état qu'avec une entière liberté et une pleine connaissance de ses lois et de ses obligations.
Cependant l'Apôtre ne néglige point, comme pour épuiser la question du mariage, d'instruire les époux dont l'une des parties serait encore infidèle, et il adresse ensuite aux esclaves quelques paroles de consolation : il leur rappelle que la servitude du corps ne saurait dégrader en eux la noblesse de l'âme, et puis il aborde enfin le sujet de la virginité. C'est son sujet de prédilection qu'il produit au grand jour après l'avoir longtemps conçu et médité. Nous avons même déjà observé qu'en parlant du mariage, il n'a pas laissé d'effleurer la virginité et d'en faire indirectement l'éloge. Il préparait ainsi les Corinthiens à recevoir ses instructions avec plus de bienveillance, et dès qu'il les voit heureusement disposés, il entre hardiment en matière. Quant aux esclaves, il leur rappelle d'abord : Qu'ayant été achetés d'un grand prix par Jésus-Christ, ils doivent pas se rendre esclaves des hommes (1Co 7,23); et parce que ces paroles ont réveillé en tous le souvenir des bienfaits du Seigneur et la pensée du ciel, il ajoute incontinent : A l'égard de la virginité, je n'ai reçu de Dieu aucun commandement; mais voici le conseil que je donne, comme ayant reçu du Seigneur la grâce d'être son fidèle ministre. (1Co 7,25) Mais le même apôtre n'avait également reçu aucun commandement au sujet des époux dont l'une des parties était encore infidèle, et voyez néanmoins comme il leur parle en maître et en législateur : Ce n'est pas le Seigneur, mais c'est moi qui dis que si un mari fidèle a une femme qui soit infidèle, et qu'elle consente à demeurer avec, lui, il ne doit pas la quitter. (1Co 5,41) Pourquoi donc ne s'exprime-t-il pas avec ce même ton d'autorité en parlant de la virginité? C'est que Jésus-Christ qui a introduit dans son Eglise le saint état de la virginité, n'a pas voulu en faire un précepte rigoureux. Que celui, dit-il, qui peut entendre, entende. (Mt 19,12) Or, cette parole prouve que cet état est laissé au choix et à la volonté de l'homme; aussi l'Apôtre ne se cite-t-il lui-même en exemple que sous le rapport, de la chasteté: Je voudrais, dit-il, que vous fussiez tous en l'état où je suis moi-même. Et encore : Je dis aux personnes qui ne sont pas mariées, ou qui son veuves, qu'il leur est bon de demeurer dans cd état, comme moi. (1Co 7,7-8) Mais s'agit-il de porter les Corinthiens à embrasser l'état de virginité, il ne se propose plus comme modèle; son silence et sa modestie à cet égard (149) sont d'un homme qui né veut pas se vanter de posséder cet avantage. Je n'ai pas de précepte à donner, dit-il, ce n'est donc ici qu'un simple conseil. Mais combien ne gagne-t-il pas la bienveillance des Corinthiens, en leur laissant ainsi toute la liberté, non moins que le mérite d'un choix volontaire !
Et en effet, qui dit virginité, dit une lutte rude et pénible. Aussi l'Apôtre a-t-il soin d'éviter tout d'abord une exhortation directe et précise; et il ne nous présente cet état que comme pleinement volontaire. Mais après avoir ainsi rassuré et préparé les esprits, il n'hésite plus à nous le proposer fortement. La virginité, nous dit-il, réveille en vous l'idée de travaux, de fatigues et de combats; mais rassurez-vous, elle n'est ni de précepte, ni de nécessité. Elle ne s'impose point à notre volonté, et si elle réserve à ceux qui la choisissent librement de magnifiques récompenses et de glorieuses couronnes, elle ne menace d'aucun châtiment ceux qui s'en éloignent et qui la repoussent. Tel est le langage de l'Apôtre, et ce langage est d'autant plus modeste et plus gracieux qu'il semble moins lui appartenir qu'à Jésus-Christ lui-même. Car il ne dit point, au sujet de la virginité : je ne fais pas de commandement, mais : je n'ai pas reçu de précepte. Oui, si je ne vous parlais que comme homme, vous seriez en droit de récuser mes paroles, mais puisque je vous parle au nom du Seigneur, vous pouvez me croire en toute assurance. Sans doute, je ne saurais établir une loi, ni un précepte; du moins je puis vous donner un conseil de frère et d'ami, comme ayant reçu du Seigneur la grâce d'être son fidèle ministre. Mais qui n'admirerait la prudence consommée de saint Paul? placé entre ces deux exigences opposées, ou de se louer lui-même pour autoriser sa parole, ou de ne donner qu'un simple et modeste conseil, comme étant lui-même étranger à l'état de virginité, il tranche d'un seul mot cette double difficulté : J'ai reçu du Seigneur, dit-il, la grâce d'être son fidèle ministre : parole qui est tout ensemble et une louange de lui-même, et un humble aveu de sa faiblesse personnelle.

42 Ainsi saint Paul, ne parle ici, ni en qualité de prédicateur de l'Evangile, ou d'Apôtre des Gentils, ni en qualité de docteur, de chef, ou de maître, mais en qualité de pécheur à qui Dieu a fait grâce et miséricorde. Admirable modestie, qui lui fait choisir le rang de simple disciple, quand il pourrait prendre celui de législateur. Cela ne lui suffit pas, il trouve le moyen de s'humilier encore davantage, car il ne dit pas : Je suis le fidèle ministre du Seigneur, mais: J'ai reçu là grâce d'être un fidèle ministre. Ne considérez donc pas en moi, semble-t-il dire; l'apostolat et la mission évangélique, comme les seules faveurs que j'aie reçues de la munificence divine; la foi elle-même ne m'a été donnée que par grâce et par miséricorde; je ne la dois point à mes mérites personnels, car, qui dit grâce et miséricorde, exclut toute idée de mérites antérieurs, et si le Seigneur n'était un Dieu véritablement miséricordieux, loin d'être apôtre, je serais encore infidèle.
Comprenez-vous maintenant combien est vive la reconnaissance de l'Apôtre, et combien son humilité est profonde. Bien loin de s'élever au-dessus des simples fidèles, il ne se fait pas même un mérite personnel de partager leur foi et leur croyance, et il en renvoie toute la gloire à la miséricorde divine., Il semble donc dire aux Corinthiens : Ne dédaignez pas de recevoir mes conseils, puisque le Seigneur n'a point dédaigné de me faire miséricorde. D'ailleurs, ce n'est qu'un conseil, et non un précepte, je parle en ami, et non en législateur. Or, n'est-il pas permis à un ami, de répondre à la question de son ami, et de lui être utile: C'est ce que je fais ici, en vous disant : Je crois qu'il est bon de demeurer vierge.
Que ce langage est humble et modeste ! ne pouvait-il pas dire aux Corinthiens: Je ne vous fais point un précepte de la virginité, puisque Jésus-Christ ne l'ordonne pas, mais je vous la conseille, et je vous y exhorte avec toute l'autorité de mon apostolat, car, si je ne suis pas apôtre pour d'autres, je le suis pour vous. (
1Co 9,2) Ce n'est pas ainsi que parle l'Apôtre
ses paroles sont toutes pleines de modération et de retenue. Il ne donne qu'un simple conseil, et il hésiterait même à le donner, s'il n'avait reçu du Seigneur la grâce d'être un fidèle ministre. Voyez encore comme il expose les raisons de son avis, afin d'ôter à ses paroles jusqu'aux plus légères nuances d'un ton magistral. Je crois, dit-il, qu'il est bon de demeurer vierge, à cause des périls imminents de la vie présente. (1Co 7,26) Mais quand il a parlé de la chasteté, il s'exprimait bien différemment, et n'alléguait aucun motif de sa décision. Je dis aux personnes qui ne sont (150) point mariées, ou qui sont veuves, qu'il leur est bon de demeurer dans cet état, comme moi. Ici au contraire, il dit : je crois; non qu'il doute des avantages et de l'excellence de la virginité, mais parce qu'il veut en laisser le choix à la libre élection des Corinthiens. Il donne un conseil, et le rôle d'un conseiller est de proposer son avis, et non de l'imposer.

43  Mais quels sont les périls dont nous délivre la virginité ? Sont-ce les périls inséparables de la fragilité de l'homme? nullement ; et si l'Apôtre les avait en vue, il les alléguerait contrairement à son but et à sa pensée. Et en effet on nous objecte ces périls comme une absolue justification du mariage. De plus il ne les appellerait pas imminents, car ce n'est pas d'aujourd'hui, mais dès l'origine des siècles qu'ils sont l'apanage de l'humanité. Ils étaient même sous la loi ancienne plus grands et plus insurmontables ; et nous devons à la venue du divin Rédempteur la vertu et la force de les vaincre plus facilement. Saint Paul veut donc parler de ces périls si nombreux et si divers que tout mariage entraîné inévitablement. Oui, telle est la tyrannie des sens, et telle est l'inextricable mélange de soucis et d'inquiétudes au milieu desquels vivent les époux qu'ils sont exposés à une multitude de fautes.

44  La loi ancienne ne se proposait point de conduire l'homme à la perfection des vertus. Elle lui permettait de venger une injure, de rendre un outrage, de rechercher les richesses et de jurer par les choses saintes. Elle tolérait même la peine du talion, la haine de ses ennemis, et la colère ; une vie voluptueuse et la répudiation d'une première épouse pour en choisir une seconde. Ajoutez encore que sa condescendance presque illimitée en tout, tolérait même la polygamie. Mais la loi évangélique a rendu plus étroit le sentier du ciel. Elle a resserré le mariage dans les bornes sévères de l'unité et de l'indissolubilité du lien conjugal. Ainsi un époux chrétien ne peut, sans devenir adultère, répudier son épouse, quand même celle-ci lui serait une occasion comme inévitable d'erreurs et de péchés. Outre ces premières difficultés, la vertu nous devient dans le mariage d'autant moins aisée que le soin d'une épouse et l'inquiète sollicitude des enfants arrêtent notre âme dans ses aspirations vers le ciel, et la ramènent forcément aux préoccupations de la terre. Un époux voudrait mener une vie retirée et tranquille : mais il voit autour dé lui des enfants à établir, une épouse qui aime le luxe et la dépense; et malgré lui, il se jette dans le tourbillon du monde. Dès lors que de péchés s'accumulent chaque jour ! péchés de colère et de parjure, t de calomnie et de vengeance, de dissimulation et d'hypocrisie. Comment en effet rester pur et irréprochable au milieu de la corruption dont les flots l'environnent de toutes parts?
Parlerai-je maintenant de ces chagrins si cuisants et si nombreux que la présence d'une épouse amène au foyer domestique? Le célibat nous en garantit ; et s'ils sont inévitables même avec une femme d'un caractère doux et paisible, ne deviennent-ils pas un dur et réel supplice avec une épouse d'une humeur difficile et acariâtre. Comment pourra-t-il gravir la route du ciel? Il faut, pour y marcher, des pieds sans entraves et vigoureux, un esprit équipé convenablement et portant, pour ainsi parler, la ceinture des voyageurs; et il succombe sous le poids des affaires, il est enlacé de mille liens, il traîne une chaîne qui l'accable par sa pesanteur : je veux dire une méchante femme dont il lui est défendu de se séparer.

45 Mais la vertu de l'homme, nous répondent ici nos sages, devient d'autant plus méritoire, qu'elle se maintient pure et victorieuse parmi les difficultés du mariage. — Et pourquoi, mon cher ami ? — parce que ces difficultés augmentent son éclat et sa gloire. Mais qui vous contraint à vous y engager ? vous auriez raison si Dieu avait fait du mariage un précepte et une loi, car le célibat serait alors défendu. Aujourd'hui, au contraire, vous pouvez vous soustraire au joug du mariage, et vous ne vous précipitez volontairement dans ses périls et ses embarras, qu'afin d'accroître pour vous les pénibles efforts de la vertu. Mais qu'importe au juge du combat? tout ce qu'il exige, c'est que nous triomphions du démon et de nos passions. Vous n'êtes donc point reçu à lui alléguer les embarras du mariage, ou ses plaisirs, ses sollicitudes, ou ses douleurs, car il nous a dit que le chemin qui nous conduit le plus sûrement à la victoire, est celui qu'obstruent le moins les soucis et les inquiétudes de la vie.
Cependant vous vous présentez au combat avec l'embarrassant attirail d'une femme et de nombreux enfants; et vous prétendez déployer (151) la même valeur que le célibataire, et cueillir une palme plus belle. Que dis-je? vous nous accusez d'orgueil, si nous disons que vous n'atteindrez jamais en gloire et en vertu la même sublimité que vos rivaux. Mais au jour des récompenses vous comprendrez qu'une modeste sécurité est préférable à une vaine ambition, et qu'il vaut mieux s'attacher à la parole de Jésus-Christ que de suivre les égarements de son propre esprit. Le Sauveur a dit qu'après avoir renoncé à toutes les jouissances du monde et de la famille, il fallait encore nous renoncer nous-mêmes; et vous espérez vaincre malgré tous les embarras du mariage ! Mais, je le répète, vous connaîtrez au jour du jugement combien il apporte d'obstacles à la vertu.

46 Eh quoi ! m'objecterez-vous, peut-on soutenir que la femme soit un obstacle au salut de l'homme, puisque l'Ecriture nous dit que Dieu l'a créée pour être son aide et son appui. (Gn 2,18) Et moi je vous demanderai quel secours il peut en attendre. N'est-ce pas elle qui l'a dépouillé de la paix et de l'immortalité, qui l'a fait exiler du séjour de délices, et l'a précipité dans toutes les misères de la vie présente? Ah ! elle ne lui a offert son aide que pour lui tendre des piéges et des embûches. Par la femme, dit l'Ecclésiastique, le péché a eu son commencement, et, nous mourrons tous. (Si 25,33) Et l'Apôtre ajoute : Que ce n'est point Adam qui a été séduit, mais que la femme ayant été séduite est tombée dans la prévarication. (1Tm 2,24) Direz-vous encore que la femme est le soutien de l'homme ? mais il faudrait oublier qu'elle a attiré sur nos têtes une sentence de malédiction et de mort, et qu'elle a été la cause de ce déluge universel qui submergea les hommes et les animaux. N'est-ce pas la femme qui eût fait pécher le juste Jb, s'il n'eût fortement résisté à ses perfides insinuations ? N'est-ce pas elle qui perdit Samson, qui initia les Hébreux au culte de Belphégor, et qui en fit périr vingt-quatre mille par le glaive de leurs proches ? N'est-ce pas elle encore qui livra Achab à Satan, comme elle lui avait déjà livré le sage et pieux Salomon? Enfin elle multiplie chaque jour pour l'homme l'occasion du péché, et le Sage a dit avec raison que toute malice est légère auprès de la malice de la femme. (Si 25,26)
Pourquoi donc, répondrez-vous, Dieu a-t-il dit : Il n'est pas bon que l'homme soit seul, faisons-lui une aide semblable à lui. (Gn 2,18). Est-ce que la parole de Dieu serait trompeuse? non certes; mais la femme a failli à sa mission, non moins que l'homme à la sienne. Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance (Ibid. I, 26), avait dit le Seigneur; et voilà que l'homme s'est dégradé lui-même de cette sublime dignité. Il perdit la ressemblance divine en se laissant séduire par l'attrait de coupables voluptés, et il chercha vainement à conserver intacts les traits de la majesté céleste. Le Seigneur brisa entre ses mains le sceptre de sa puissance, et celui qui naguère commandait en maître à toutes les créatures, leur devint, comme serviteur ingrat et rebelle, un objet de mépris et de raillerie. Au commencement tous les animaux obéissaient à l'homme, car Dieu les lui avait amenés, et nul n'eût osé l'attaquer parce que la majesté divine rayonnait sur son front. Le même péché qui a effacé en lui cette auguste empreinte a ruiné son empire; et aujourd'hui devant combien d'animaux ne tremble pas ce roi détrôné ! Toutefois cette parole de Dieu : Que l'homme domine sur tous les animaux (Gn 5,28), ne laisse pas que d'être vraie : car Dieu n'a point retiré cette domination à l'homme, mais c'est l'homme qui l'a perdue par sa faute. Et de même les nombreux péchés où la femme entraîne l'homme ne détruisent point la vérité de cette autre parole : Il n'est pas bon que l'homme soit seul, faisons-lui une aide semblable à lui. Telle était en effet la mission de la femme, mais elle s'y est montrée infidèle. Sans doute il est permis de soutenir qu'elle contribue aux charmes de la vie présente par sa fécondité et les chastes voluptés du mariage, et néanmoins j'estime peu ces avantages parce qu'ils n'ont qu'un rapport indirect avec la vie éternelle. Aussi est-il vrai de dire que si l'homme trouve dans la femme quelque secours pour la pratique d'une vertu faible et médiocre, elle lui est un obstacle dès qu'il veut marcher rapidement dans la voie de la perfection.

47  Mais saint Paul, objecterez-vous encore, n'a-t-il pas dit: Que savez-vous, femme, si vous ne sauverez pas votre mari? (1Co 7,16) Il juge donc que son concours n'est pas inutile dans les choses du salut: je le reconnais bien volontiers, et je suis loin de lui interdire toute coopération spirituelle. Mais j'affirme que, pour être véritablement utile à l'homme, (152) elle doit sacrifier les droits du mariage, et, femme, déployer le mâle courage des saints. Ce n'est pas la femme délicate, et amie de la parure, du luxe et de la dépense qui arrachera son époux à la tentai;ion et au péché; ce sera celle qui saura s'élever au-dessus des affections terrestres, se conformer aux préceptes évangéliques, et se montrer probe, modeste, désintéressée et patiente. Oui, elle aidera puissamment son époux, si elle dit sincèrement avec l'Apôtre : Ayant de quoi nous nourrir, et nous couvrir, nous devons être contents (1Tm 6,8), et si, méditant les vérités éternelles, elle méprise la mort et les jouissances de la vie présente, et s'écrie avec le Prophète : Tous les plaisirs du monde sont comme l'herbe de la prairie. (Is 11,7)
Non, encore une fois, ce n'est pas la femme qui ne sait que jouir du mariage qui contribue au salut de l'homme: cette mission est réservée à celle qui pratique l'Evangile dans toute sa sévérité. C'est ainsi qu'en dehors même du mariage, plusieurs femmes, comme nous le lisons de Priscille à l'égard d'Apollon (Ac 18), ont enseigné à des hommes les voies de la vérité, et aujourd'hui, quoique tout enseignement public leur soit interdit, elles peuvent encore montrer le même zèle, et produire les mêmes fruits. Car, ce n'est pas en qualité d'épouse que la femme devient apôtre auprès de son mari; autrement l'époux infidèle serait soudain un fervent chrétien, s'il suffisait pour le devenir d'habiter et de vivre avec une femme pieuse et fervente. Mais le salut d'un mari ne s'obtient pas ainsi, et il n'est accordé qu'à la sagesse et à la prudence de la femme, à sa douceur inaltérable, à une force d'âme qui la rend supérieure aux misères de la vie conjugale, et lui fait poursuivre sans relâche le but souverain qu'elle se propose, le salut de son mari. Mais une femme, qui ne s'élève pas au-dessus des sentiments de son sexe, est plus nuisible qu'utile à un homme.
Au reste, nous pouvons préjuger toutes les difficultés d'une telle oeuvre par le ton interrogatif que l'Apôtre donne à sa phrase : Que savez-vous, femme, dit-il, si vous ne sauverez pas votre mari ? Or, nous n'employons cette façon de parler que pour exprimer un sentiment de défiance et de doute. Et puis, lisez ce qui suit : Etes-vous lié avec une femme ? ne cherchez point à vous délier; n'avez-vous point de femme ? ne cherchez point à vous marier.
C'est ainsi que saint Paul passe adroitement d'un sujet à un autre, et varie délicatement ses conseils et ses avis. En parlant du mariage, il a su amener l'éloge de la virginité pour élever nos pensées au-dessus de la chair et du sang; et maintenant il revient au mariage pour délasser notre attention. Son point de départ est la virginité, et avant même de traiter ce sujet, il discute celui du mariage. N'est-ce pas en effet le permettre, et même nous y exhorter que de dire : Pour ce qui regarde la virginité, je n'ai point de précepte à donner. Et de même après avoir dit que la virginité est un état excellent, il s'arrête brusquement, il craint que le mot seul ne blesse l'oreille trop délicate des Corinthiens. C'est pourquoi il s'abstient de le répéter : bien plus, quoiqu'il ait allégué les périls imminents de la vie, comme un motif puissant de surmonter les difficultés de la continence, il n'ose nommer de nouveau la virginité, et il se contente de dire : Il est bon à l'homme de demeurer ainsi. Puis il s'interrompt encore, s'explique par phrases incidentes, et en revient au mariage, comme à un sujet plus agréable. Si vous êtes lié avec une femme, dit-il, ne cherchez pas à vous délier. (1Co 7,27) Mais si son intention n'était pas de gagner par ces précautions la bienveillance des Corinthiens, comment à l'occasion du mariage parlerait-il de la virginité ? et néanmoins, c'est ce qu'il fait indirectement quand il ajoute N'avez-vous pas de femme? ne cherchez point à vous marier. Mais ici encore né vous effrayez point; il ne vous fait pas une loi de la continence, et il vous rassure par ces deux mots : Au reste, si vous épousez une femme, vous ne péchez point. (1Co 5,28) D'un autre côté cependant modérez votre joie, car de nouveau il vous exhorte à embrasser la virginité par le tableau dès tribulations qui accompagnent le mariage.
Le médecin bon et compatissant divise en plusieurs coupes une potion amère, ou suspend à plusieurs intervalles une opération douloureuse afin de ménager au patient quelques instants de repos. C'est ainsi que l'Apôtre, sans insister exclusivement sur l'excellence de la virginité, mêle à son discours diverses questions touchant le mariage, et sait, par d'habiles précautions, plaire à l'esprit, et toucher le coeur. Voilà comment s'explique ce mélange de préceptes divers ; mais il n'est pas sans intérêt d'apprécier les expressions mêmes qu'il (153) emploie.... Etes-vous lié avec une femme ? dit-il, ne cherchez point à vous délier. Certes ces paroles engagent bien moins l’homme à respecter le lien conjugal, qu'elles ne lui en montrent toute la solidité. Pourquoi saint Paul n'a-t-il pas dit : Vous avez une épouse, ne la quittez pas : Vous êtes uni à une femme, ne vous en séparez pas? Pourquoi affecte-t-il au contraire de nommer l'union conjugale un lien, et une chaîne ? n'est-ce point pour en symboliser toutes les duretés? Et en effet parce que la plupart ne courent au mariage que comme vers un état de vie moins pénible, il déclare que les époux sont de véritables esclaves. Enchaînés l'un à l'autre, ils n'ont plus la liberté de leurs mouvements; et tout désaccord d'action ou de volonté entraîne leur perte mutuelle. En vain une épouse chaste et vertueuse voudrait garder la continence; elle doit se soumettre aux exigences d'un époux voluptueux; la chaîne du mariage, cette chaîne qui d'abord semblait si douce et si légère, la retient, et l'entraîne bon gré mal gré sur les pas d'un mari; toute résistance devient inutile. La séparation même, loin de briser, pour cette infortunée, le joug de la captivité, ne fait qu'en augmenter la rigueur, sans compter qu'elle l'expose à une punition terrible.


Chrysostome, Virginité (Duchassaing) 38