Chrysostome, vie monastique Liv.3 20

20. Il y avait une femme juive, nommée Anne. Or, Aune eut un enfant lorsqu'elle ne s'attendait plus à éprouver ce bonheur; encore ne l'eut-elle qu'avec beaucoup de souffrances et de larmes: car elle était stérile; souvent sa rivale lui avait injurieusement reproché sa stérilité; néanmoins elle fut moins faible pour cet enfant de larmes et de prières, que vous ne l'êtes pour les vôtres. Elle le garda seulement près d'elle le temps qu'il fallut pour le nourrir de sou lait. Et dès qu'il n'eut plus besoin de cette nourriture, elle le prit et l'offrit à Dieu, l'invitant à ne plus revenir à la maison paternelle; et il habitait continuellement dans le temple du Seigneur. Quand sa tendresse maternelle lui inspirait le désir de le voir, elle ne le faisait pas venir près d'elle, mais elle montait elle-même avec son père vers lui; le reste du temps, elle se privait de sa présence, parce qu'elle l'avait offert à Dieu. Et ce jeune homme devint si illustre et si grand par sa vertu, qu'il attira de nouveau, sur les Hébreux, les faveurs de Dieu, qui s'était détourné de ce peuple à cause de sa perversité. Dieu ne rendait plus d'oracles et ne montrait plus sa face dans Israël; mais le jeune Samuel obtint du Seigneur les mêmes faveurs qu'auparavant, et l'on vit renaître les prophéties qui avaient disparu. Le fils d'Anne gagna ces grâces avant même qu'il fût parvenu à l'adolescence, et lorsqu'il n'était encore que petit enfant. Car, dit l'Ecriture, il n'y avait plus de vision certaine, mais la parole de Dieu était rare et précieuse. (1S 3,1) Dans cette conjoncture, Dieu révélait continuellement ses oracles au petit Samuel. Tant il y a d'avantage à lui sacrifier ses biens, et à se dessaisir en sa faveur de ses trésors et de ses biens, et même de ses enfants! Certes si nous sommes obligés de lui donner notre propre vie, à plus forte raison tout le reste de ce qui nous appartient. C'est ce que fit également le patriarche Abraham. Il fit même davantage encore, et c'est pour cela qu'il recouvra son fils en acquérant en outre une grande gloire. Nos enfants nous appartiennent surtout lorsque nous les avons offerts au souverain Maître. Ils seront mieux sous sa tutelle que sous la nôtre, car il est plus soigneux de leurs intérêts que nous-mêmes. Ne voyez-vous pas aussi la même chose dans les palais des riches? En effet, les enfants de basse condition qui demeurent avec leurs parents sont loin d'avoir une position aussi brillante, aussi avantageuse, que ceux que des maîtres opulents ont tirés de leurs familles pour les préposer à quelque service ou intendance; c'est à ces derniers qu'appartiennent les faveurs, le crédit, ils sont autant au-dessus des autres serviteurs que les maîtres au-dessus de leurs intendants.

Si les hommes sont bons et bienveillants à ce point pour ceux qui les servent, combien plus Dieu, qui est la bonté infinie.

Laissons donc nos enfants le servir; menons-les, non pas au temple, comme Samuel, mais conduisons-les au ciel même avec les anges et les archanges; car il est évident pour tous que ceux qui auront embrassé la vie ascétique serviront Dieu et formeront sa cour avec ces puissances supérieures, et c'est dans ces fonctions élevées qu'ils travailleront pour leur gloire et pour la vôtre avec la confiance et le crédit que leur donnera la sainteté de leur état. Si quelques enfants ont obtenu des grâces à cause de leurs parents, à plus forte raison les parents en recevront-ils à cause de leurs enfants. Eu effet des pères aux enfants il n'y a que le droit de la nature, des enfants aux pères il y a encore celui de l'éducation, qui l'emporte de beaucoup sur le premier: deux vérités que je vais prouver par les saintes Ecritures.

Ezéchias était un prince qui avait de la vertu et de la piété. Cependant il ne faisait point assez de fond sur ses bonnes actions pour croire qu'il serait préservé du péril dont il était menacé, en considération de ses propres mérites. Dieu lui promit de le sauver à cause de la vertu de son père: J'étendrai, dit-il, mon bouclier sur cette ville, pour la sauver à cause de moi et à cause de David mon serviteur. (2R 19,34) Et saint Paul écrivant à Timothée, lui dit des pères qu'ils seront sauvés par leurs enfants, pourvu qu'ils persévèrent avec sagesse dans la foi, dans la charité et la sainteté. (1Tm 2,15) La sainte Ecriture en louant Job pour ses autres qualités, par exemple parce qu'il était juste et véridique et craignant Dieu, n'a pas oublié de (55) le louer aussi spécialement du soin qu'il prenait de ses enfants. Ce soin ne consistait pas à leur amasser de l'or, à les rendre illustres et brillants de la gloire du monde. Ecoutez ce qu'en dit la sainte Ecriture: Quand les jours de leur festin étaient écoulés, Job envoyait pour les purifier, et se levant dès le matin, il offrait pour eux un sacrifice selon leur nombre, et pour leur âme, un veau destiné à laver leur péché: car Job se disait dans son coeur: si par hasard mes enfants avaient pensé le mal dans leur coeur contre Dieu... (Jb 1,5)

Nous restera-t-il quelque moyen de nous justifier, si nous commettons les mêmes fautes? Si Job, qui vécut avant la Grâce, même avant la Loi, qui était privé du secours des saintes Ecritures, avait pour ses enfants tant de prévoyance, et tremblait même pour des fautes incertaines, quelle sera notre excuse à nous qui vivons sous la loi de Grâce, qui avons eu tant de maîtres, reçu tant d'exemples et tant de conseils, et qui, loin de trembler pour des fautes incertaines, négligeons même les péchés manifestes, que dis-je, nous qui persécutons ceux qui voudraient les redresser? Je ne répète point ainsi ce que j'ai déjà dit d'Abraham qui dut sa gloire au sacrifice de son enfant non moins qu'à ses autres grandes actions.

21. Instruits par ces exemples, préparons à Dieu de bons serviteurs et de dignes ministres. Si celui qui nourrit des athlètes pour les villes, et celui qui exerce des soldats pour l'empereur, reçoivent les plus grands honneurs., à quelles récompenses ne devons-nous pas nous. attendre, flous qui élèverons pour Dieu des hommes si nobles et si grands, ou plutôt des, anges si purs? Faisons donc tout ce qui est en notre pouvoir pour leur laisser ce trésor de la piété, le seul qui demeure et qui nous suive, le seul qui soit également utile et dans cette vie et dans l'autre. Les richesses de la terre ne se transporteront pas dans l'autre vie, elles périssent dès celle-ci même avant leurs possesseurs, qu'elles perdent, hélas! trop souvent. Les richesses spirituelles, au contraire ne périront ni dans ce monde ni au ciel. Elles seront la sauvegarde, et feront la sécurité de leurs possesseurs. Celui qui préfère les biens terrestres aux biens spirituels perdra les uns et les autres: celui au contraire qui ne désire que les biens du ciel obtiendra encore ceux de la terre. Cette parole n'est pas de moi, mais du Seigneur qui doit la réaliser: Cherchez donc, dit-il, le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît. (Mt 6,33)

Que pourrait-on comparer à cet honneur? Soignez, dit-il, vos intérêts spirituels, et laissez-moi le soin de tous vos biens. Tel un tendre père, qui se charge du soin de la maison, de la conduite des serviteurs, et de tout le reste, pour laisser à son fils la faculté de se donner tout entrer à l'étude de la sagesse; tel est Dieu à notre égard. Obéissons-lui donc et cherchons le royaume de Dieu, nous verrons alors nos enfants estimés de tout le monde, nous serons glorifiés avec eux, et nous jouirons des biens présents, si nous ne nous attachons qu'aux biens futurs et célestes. Si vous croyez ces vérités, Dieu vous donnera une grande récompense; mais si vous en doutez et que vous vous refusiez à les mettre en pratique, il vous fera subir le plus terrible châtiment. Il n'y a pas moyen de recourir à des excuses ni de dire que personne ne vous avait appris cela. Même avant que je vous eusse parlé, ce moyen de défense vous était enlevé; d'abord parce que la nature et la conscience toute seule possède un sûr critérium pour discerner le bien du mal, ensuite parce que cette doctrine se présentait partout à vos esprits, enfin parce que les maux de toute sorce qu'on voit en cette vie sont bien capables de pousser au désert même ceux qui sont le plus épris du monde.

Ainsi, quand même j'aurais gardé le silence, Vous n'auriez pas encore pu alléguer votre ignorance pour vous excuser. Vous le pouvez maintenant moins que jamais après ces longs discours, après une exhortation appuyée et sur le témoignage des faits, et sur ceux, beaucoup plus forts, des saintes Ecritures. Vos enfants pourraient, en restant dans le monde, éviter de se perdre pour l'éternité, ils parviendraient à gagner une place médiocre dans le ciel, que vous ne seriez pas encore pour cela exempts de châtiments, si vous les entraviez quand ils désirent marcher à une vie plus parfaite, et si vous les reteniez dans le siècle quand ils veulent s'envoler au ciel. Que sera-ce donc, si leur perte est certaine, inévitable, lorsqu'il y va des plus grands intérêts de l'homme? Quel espoir de pardon alors, quel moyen de justification aurez-vous, vous qui aurez à rendre compte et de vos propres fautes et de celles de vos enfants. Car je ne pense pas qu'ils soient punis aussi (56) sévèrement pour les fautes qu'ils auront commises après avoir été entraînés dans le tourbillon du monde, que vous qui les y aurez précipités. S'il est vrai qu!il vaudrait mieux être jeté dans la mer avec une meule au cou que de scandaliser une seule âme, quelle vengeance, quel châtiment suffira contre ceux qui auront montré pour leurs enfants une telle inhumanité et une telle cruauté? Je vous conseille donc de ne pas persévérer dans vos mauvaises dispositions, et de devenir pères d'enfants véritablement sages et chrétiens.

On ne peut alléguer un prétexte que j'entends souvent mettre en avant. C'est parce que nous savions, dit-on, qu'ils ne pourraient parvenir au but de la vie monastique, que nous les avons arrêtés au moment d'y entrer. Quand même vous auriez prévu cela avec certitude, ce qui est impossible, puisque plusieurs, dont on craignait la chute, sont demeurés fermes, quand ce ne serait pas une simple conjecture, mais une prévision claire et sûre, il ne fallait pas néanmoins les détourner d'une profession si chère à Dieu. Nous ne serons pas justifiés pour dire que nous n'avons fait que hâter la chute de gens qui allaient tomber d'eux-mêmes; c'est au contraire ce qui nous fera condamner plus sévèrement. Pourquoi ne laissiez-vous pas la chute de cette âme dépendre de sa seule faiblesse? Pourquoi vous hâtiez-vous de prendre la faute pour vous et de l'attirer tout entière sur votre tête? Ou plutôt il fallait ne pas la permettre: pourquoi ne faisiez-vous pas tout ce qui dépendait de vous pour cm pêcher votre fils de tomber? Ainsi par là même que vous auriez su avec certitude que votre fils tomberait, vous seriez plus digne que jamais de châtiment. Puisque vous prévoyiez sa chute, il fallait, non pas le précipiter, mais lui tendre la main, mais faire tout au monde pour -le maintenir debout dans l'attitude d'un homme vaillant, soit qu'il dût se soutenir dans la suite, ou non. Faisons notre devoir, sans nous trop préoccuper si d'autres en profiteront, c'est le moyen de n'être pas responsable devant Dieu. C'est ce que lui-même nous apprend quand il condamne le serviteur qui n'a rien fait de son talent. Il fallait, lui dit-il, confier mon argent à des banquiers, afin que je le pusse retrouver avec intérêt à mon retour. (Mt 25,27)

Soyons dociles à cet avertissement pour éviter le châtiment. Nous ne pourrons tromper Dieu comme les hommes, Dieu qui sonde les coeurs, qui produira tout au grand jour, et qui nous rend toujours responsables du salut de nos enfants. Souvenons-nous du serviteur de l'Evangile, il fut puni pour n'avoir pas fait fructifier l'argent de son maître à quoi ne devons-nous pas nous attendre, si nous empêchons quelqu'un de remplir ce devoir? Soit que nous ayons réussi à jeter nos enfants dans le tourbillon du monde, soit qu'ils aient résisté à nos efforts, en se réfugiant malgré nous dans les asiles monastiques, nous subirons toujours le même châtiment pour avoir tenté de nuire à leur salut. Il en est de même pour celui qui les engage à suivre la vocation monastique, qu'il réussisse ou non dans sa tentative, sa récompense sera toujours pleine et entière, parce qu'il a fait ce qui dépendait de lui. Ainsi, je le répète, quiconque cherche à perdre les âmes, sera puni avec une égale sévérité; qu'il ait réussi ou non. Soyez-en certains, quand vous n'auriez réussi ni à faire chanceler ni à ébranler les généreuses résolutions de vos enfants, vous subirez toujours la même peine que si vous les aviez arrachés au monastère.

Faisons de sérieuses réflexions sur ces vérités importantes, rejetons tous prétextes vains, et efforçons-nous de devenir pères de généreux enfants, architectes des temples vivants où réside Jésus-Christ, formons des athlètes pour le ciel, les oignant et les formant pour les combats du Seigneur, tâchons de pourvoir de toutes manières à leur avantage, afin de partager aussi là-haut leurs couronnes. Que si, vous demeurez dans votre opiniâtreté, vos enfants ne laisseront pas d'embrasser, malgré vous, cette sainte philosophie, pour peu qu'ils aient de courage et de vertu; ils en retireront tous les avantages qu'elle procure, et il ne vous restera plus que le malheur d'avoir amassé sur vos têtes un terrible châtiment, et de louer la sagesse de nos conseils alors que nos conseils ne pourront vous être d'aucune utilité.




Chrysostome, vie monastique Liv.3 20