Jérôme - Lettres - A RUFIN (1) D'AQUILEE.

A RUFIN (1) D'AQUILEE.


(1) Ce Rufin d’Aquilée était devenu l’ennemi personnel de Jérôme qui écrivit contre lui le traité intitulé : Apologie contre les accusations de Rufin.

Préface du Livre des Principes. — Reproches à Rufin à ce sujet.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 399.

Je juge par votre lettre que vous avez fait un long séjour à Rome. Je ne doute point que l'empressement que vous avez eu de revoir vos parents, selon l'esprit, ne vous ait rappelé dans votre patrie; car vous en étiez éloigné par la perte de votre mère, afin de ne pas renouveler une douleur que vous supportiez à peine, étant absent.

Vous vous plaignez que chacun ne consulte que sa passion et son ressentiment, sans vouloir écouter ce que la raison lui suggère; mais Dieu m'est témoin que, quand une fois je me suis raccommodé avec mes amis, je ne garde plus sur le coeur aucune aigreur, et qu'au contraire je prends soin d'éviter tout ce qui peut leur rendre mon amitié suspecte. Mais pouvons-nous empêcher que les autres ne croient avoir raison d'agir comme ils font? Pouvons-nous les empêcher de dire qu'ils ne songent pas tant à faire une injure qu'à repousser celle qu'on leur adresse? Un véritable ami ne doit jamais dissimuler ses sentiments.

L'on m'a envoyé ici une préface sur le Livre des Principes. J'ai reconnu au style que vous en étiez l'auteur. Vous m'y attaquez indirectement, ou plutôt vous vous y déclarez ouvertement contre moi. Je ne sais pas quel a été votre dessein, mais je sais bien ce qu'on en pense; cela saute aux yeux des lecteurs même les plus ignorants. Comme j'ai souvent discouru sur des sujets d'imagination, il me serait facile d'employer ce moyen dans cette occasion, et de vous louer comme vous louez les autres. Mais à Dieu ne plaise que je vous imite en cela, et que je tombe moi-même dans la faute que je vous reproche. Au contraire, j'ai agi avec tant de modération que, me contentant de me justifier du crime que vous m'imputez, j'ai fait tout mon possible pour épargner un ami qui ne m'avait pas lui-même trop ménagé. Mais si une autre fois vous voulez vous conformer aux sentiments des autres, je vous prie de ne consulter sur cela que vos propres lumières. Car ce que nous recherchons est bon ou mauvais; si c'est bon, nous n'avons besoin de personne pour nous y porter; si c'est mauvais, la multitude de ceux qui s'égarent ne saurait justifier nos égarements. J'ai mieux aimé sur cela me plaindre à vous en ami que de me déclarer contre vous ouvertement, afin de vous faire connaître que je me suis réconcilié avec vous dans toute la droiture et la sincérité du coeur ; et je ne suis pas de caractère à tenir, comme dit Plaute, du pain d'une main, et à présenter une pierre de l'autre.

Mon frère Paulinien n'est pas encore de retour de notre pays. Je pense que vous l'aurez vu à Aquilée chez le saint évêque Chromatius. J'ai aussi envoyé le saint prêtre Ruffin à Milan par la route de Rome, pour quelques affaires particulières, et je l'ai prié de vous faire mes compliments, aussi bien qu'à mes autres amis, " de peur qu'en nous mordant les uns les autres, nous ne nous consumions aussi les uns les autres. " Tâchez donc, vous et tous ceux qui sont dans votre parti, de garder un peu plus de mesure, et de ménager davantage vos amis, de peur que vous ne trouviez des gens qui ne soient pas d'humeur comme moi à souffrir vos prétendues louanges.


A OCEANUS.


De l'unité et de l'indissolubilité du mariage. — De l'efficacité du baptême. — Que les évêques doivent être sobres, réservés, prudents, travailleurs et instruits.

Lettre écrite eu 399.

Je n'aurais jamais cru, mon cher Oceanus, que des criminels qui viennent d'obtenir leur grâce fussent capables de blâmer cette indulgence, ni que des gens qui sortent de prison, portant encore sur leur corps les marques des chaînes dont ils viennent d'être dé. livrés, pussent avoir du chagrin de voir les autres en liberté. Cet envieux dont parle l'Evangile, qui ne pouvait souffrir qu'on fit du bien aux autres, entendit ce reproche que lui lit le père de famille: " Votre oeil est-il mauvais (563) parce que je suis bon? Dieu a voulu que tous fussent enveloppés dans le péché pour exercer sa miséricorde envers tous, afin que là où il y a eu une abondance de péché, il y ait surabondance de grâces. " Tous les premiers-nés des Egyptiens furent mis à mort, sans que les Juifs perdissent dans l'Egypte une seule bête de somme.

L'hérésie des Caïnites (1) aujourd'hui reparaît. Cette vipère, écrasée et déjà morte depuis longtemps, commence encore à lever la tête, et tâche, non pas comme elle a voulu faire autrefois, de donner quelque atteinte au sacrement de Jésus-Christ, mais de le détruire entièrement. Car elle prétend qu'il y a des péchés qui ne peuvent être effacés par le sang du Sauveur, et qui font dans le corps et dans l'âme des plaies si profondes que le remède que le Christ nous a donné n'est pas assez efficace pour les guérir. N'est-ce pas là rendre sa mort inutile? car en vain est-il mort, s'il ne peut pas donner la vie aux autres. S'il y a encore des hommes au monde dont Jésus-Christ n'ait pas effacé les pêchés, saint Jean-Baptiste s'est trompé quand il l'a montré en disant : " Voilà l’Agneau de Dieu, voilà celui qui ôte les péchés du monde. "

(1) Ces hérétiques, qui vivaient dans le second siècle de l'Eglise, honoraient d'un culte particulier Caïn, Coré, Dathan, Abiron et le traître Judas. Ce n'est pourtant pas tour cela que saint Jérôme appelle l'opinion qu'il combat ici " l'hérésie des Caïnites; " mais parce que ceux coutre lesquels il écrit soutenaient que nous n'étions pas entièrement purifiés par le baptême, de même que Caïn disait que son péché était trop grand pour que Dieu pût le lui pardonner.

Ou il faut faire voir que ces gens-là ne sont point de ce monde, puisque le pardon que Jésus-Christ a obtenu pour tous les hommes ne s'est point étendu jusqu'à eux; ou s'ils sont de ce monde, il faut convenir de l'une de ces deux choses: ou que Jésus-Christ peut pardonner toutes sortes de péchés, s'il les a purifiés de ceux dont ils étaient coupables, ou qu'il n'a pu les en délivrer, s'ils en sont encore infectés. Mais à Dieu ne plaise que nous croyons qu'il y ait quelque chose d'impossible à celui qui est tout-puissant ! Tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi comme lui; l'impuissance du fils nuirait à la gloire du Père et dérogerait à sa puissance. Ce divin Pasteur a rapporté sur ses épaules la brebis égarée. Toutes les épîtres de l'Apôtre ne nous parlent que de la grâce de Jésus-Christ, et de peur que nous n'eussions encore de trop bas sentiments de cette grâce, s'il se contentait simplement de nous dire qu'elle nous est donnée, il ajoute : " Que Dieu vous comble de plus en plus de sa grâce et de sa paix. " Dieu nous promet une abondance de grâces, et cependant nous voulons donner des bornes à sa libéralité. Vous savez de quoi il s'agit ; voici le fait.

Carterias, évêque d'Espagne, homme fort avancé en âge et très ancien dans l'épiscopat, ayant été marié avant d'être baptisé, s'est remarié depuis son baptême et après la mort de sa première femme. Vous croyez qu'en cela il a agi contre le précepte de l'Apôtre qui, entre autres vertus, veut que celui qu'on élève à l'épiscopat n'ait été marié qu'une fois. Je m'étonne que vous ne m'apportiez que ce seul exemple, vu que le monde est rempli aujourd'hui d'une infinité de personnes qui se trouvent dans le même cas. Je ne dis rien des prêtres ni des ordres inférieurs, je ne parle que des évêques; le nombre en est si grand que, si,je voulais les nommer tous ici, j'en trouverais plus qu'il n'y en eut au concile de Rimini (1). Mais il ne serait pas juste d'accuser plusieurs évêques pour en défendre un seul, ni de justifier un coupable par l'exemple de ses complices, quand on ne peut soutenir sa cause par de bonnes raisons.

(1) Il se trouva à ce concile près de trois cents évêques. Sévère Sulpice en met plus de quatre cents, mais il s'est trompé.

Je vous dirai donc que lorsque j'étais à Rome, un homme fort éloquent me proposa un dilemme si embarrassant que je ne pouvais y répondre sans m'embarrasser moi-même. Il me demanda d'abord: " Est-ce un péché, ou non, d'épouser une femme?" Comme je ne me défiais de rien, je lui répondis naïvement qu'il n'y avait point de péché. Il me fit ensuite cette autre question: " Sont-ce les péchés ou les bonnes oeuvres que le baptême nous remet?" Je lui répondis avec la même simplicité, que c'étaient les péchés qui nous étaient remis par le baptême.

Je crus m'être tiré d'affaire par cette réponse, mais un moment après je me sentis vivement pressé par la force de son argument, et je commençai à apercevoir le piège qu'il me tendait. S'il n'y a point de péché à se marier, - 564 - me dit-il, et si le baptême n'efface que les péchés, il s'ensuit donc qu'il nous laisse tout ce qu'il n'efface point. Je me trouvai alors aussi étourdi que si un puissant et vigoureux athlète m'eût donné un coup de gantelet sur la tète, et je me souvins de ce sophisme de Chrysippe "Si vous mentez, et si l'aveu que vous en faites est véritable et sincère, cet aveu même est un mensonge. "

Etant revenu de mon étourdissement, je lui rétorquai son sophisme de cette sorte : " Dites-moi, je vous prie, le baptême rend-il l'homme nouveau, ou non?" Il eut bien de la peine à m'avouer qu'il le rend nouveau. Ensuite m'avançant pied à pied et comme par degrés, je lui demandai: "Le rend-il entièrement nouveau, ou seulement en partie?" Il me répondit qu'il le rendait entièrement nouveau. Je lui dis ensuite "Il ne reste donc rien du vieil homme après le baptême? " Il me témoigna par un signe de tête qu'il le pensait.

Alors, reprenant toutes les propositions qu'il m'avait accordées, je lui dis : "Si le baptême rend l'homme nouveau, et entièrement nouveau, sans lui rien laisser du vieil homme, on ne peut donc imputer à cet homme tout nouveau ce qu'il y avait auparavant en lui du vieil homme?" D'abord mon sophiste devint muet et ne sut que répondre, mais ensuite il tomba dans le défaut que Cicéron reprochait autrefois à Pison; c'est-à-dire qu'il ne pouvait se taire, quoiqu'il ne sût ce qu'il disait. Cependant la sueur lui monta au visage; il commença à pâlir, ses lèvres tremblèrent, sa langue s'épaissit, sa bouche se dessécha et son front parut tout ridé, moins de vieillesse que d'appréhension. Enfin, après s'être un peu remis, il me dit: " Ne savez-Vous pas que l'Apôtre veut que ceux qu'on élève à l'épiscopat n'aient été mariés qu'une fois, et qu'il leur impose cette loi sans avoir égard au temps qu'ils se sont engagés dans le mariage?" Comme il m'avait d'abord assez vivement pressé par ses arguments, et que je m'apercevais qu'il ne cherchait qu'à m'embarrasser par les questions qu'il me faisait, je commençai à repousser ses traits contre lui-même.

Je lui dis donc: "L'Apôtre veut-il qu'on choisisse pour évêques ceux qui sont baptisés, ou qui ne sont encore que catéchumènes? " Il ne me répondit rien à cela; je lui lis la même question deux ou trois fois, mais il était si interdit et si déconcerté qu'à le voir on l'eût pris pour Niobée, changée en pierre à force de pleurer. Alors me tournant vers ceux qui nous écoutaient, je leur dis : " Pourvu que je lie mon adversaire, je crois qu'il n'importe que je l'aie surpris endormi ou éveillé; si ce n'est qu'il est plus facile de lier un homme lorsqu'il n'est point sur ses gardes que quand il se met en défense. Si l'Apôtre donc, poursuivis-je, n'admet dans les clercs que ceux qui sont baptisés, et non point les catéchumènes, et si celui que l'on ordonne évêque doit être baptisé, on ne doit point lui imputer les fautes qu'il a faites étant catéchumène. " Je lançais tous ces traits contre mon adversaire qui était sans mouvement comme un homme tombé en léthargie; cependant il disait en bâillant, et semblable à un homme qui cuve son vin: voilà ce que dit l'Apôtre, voilà ce qu'enseigne saint Paul. "

On apporte donc les deux épîtres de saint Paul, l'une à Timothée et l'autre à Tite. Dans la première on lut ces paroles : " Si quelqu'un souhaite l'épiscopat, il désire une fonction et une ouvre saintes. Il faut donc que l'évêque soit irrépréhensible, qu'il n'ait épousé qu'une femme, qu'il soit sobre, prudent, grave et modeste, aimant l'hospitalité, capable d'instruire; qu'il ne soit ni sujet au vin, ni violent et prompt à frapper, mais équitable et modéré, éloigné des contestations, désintéressé; qu'il gouverne bien sa propre famille, et qu'il maintienne ses enfants dans l'obéissance et dans toute sorte d'honnêteté; car si quelqu'un ne sait pas gouverner sa propre famille, comment pourra-t-il conduire l'Eglise de Dieu? Que ce ne soit point un néophyte, de peur que s'élevant d'orgueil il ne tombe dans la même condamnation que le diable. Il faut encore qu'il ait bon témoignage de ceux qui sont hors de l'Eglise, de peur qu'il ne tombe dans l'opprobre et dans le piège du démon. "

Ayant ouvert ensuite l'épître qu'il adresse à Tite, nous y trouvâmes, dès le commencement, ces avis qu'il lui donne: " Je vous ai laissé en Crète, afin que vous y régliez ce qui reste à y régler, et que vous établissiez des prêtres en chaque ville selon l'ordre que je vous en ai donné, choisissant celui qui sera irréprochable, qui n'aura épousé qu'une femme, dont les enfants seront fidèles, non accusés de (565) débauche, ni désobéissants; car il faut que l'évêque soit irréprochable, comme étant le dispensateur et l'économe de Dieu; qu'il ne soit ni orgueilleux, ni colère, ni sujet au vin, ni violent et prompt à frapper, ni cupide, mais qu'il exerce l'hospitalité, et qu'il aime les gens de bien; qu'il soit sage et bien réglé, juste, saint, tempérant; fortement attaché à la parole de la vérité, telle qu'on la lui a enseignée, afin d'être capable d'exhorter selon la saine doctrine et de convaincre ceux qui s'y opposent. "

Dans ces deux lettres l'Apôtre ordonne qu'on n'élève à l'épiscopat ou à la prêtrise (quoique dans les premiers siècles la prêtrise et l'épiscopat ne fussent qu'une même chose sous deux noms différents, dont l'un marque l'âge et l'autre la dignité), il ordonne, dis-je, qu'on n'y élève que ceux qui n'ont été mariés qu'une fois. Or, il est clair que l'Apôtre ne parle ici que de ceux qui ont reçu le baptême. Si donc toutes les qualités requises pour être évêque se trouvent dans celui qu'on veut ordonner, quoiqu'elles ne s'y fussent pas rencontrées avant son baptême (car il n'est question que de ce qu'il est et non pas de ce qu'il a été), pourquoi le mariage seul, qui n'est point un péché, sera-t-il un obstacle à son ordination?

Vous direz que c'est parce que le mariage n'est point péché qu'il n'a point été remis par le baptême. Mais il est inouï qu'on impute à péché ce qui n'est point péché. Quoi! les dérèglements les plus scandaleux, les plus infâmes débauches, les blasphèmes, les parricides, les incestes, les péchés contre nature, tout cela est remis par le baptême, et il n'y aura que le mariage seul dont il ne pourra effacer les taches? Et ceux qui se seront plongés dans les désordres les plus honteux seront préférables à ceux qui auront contracté un mariage légitime?

Pour moi, je ne vous reproche plus, depuis votre baptême, ni ces commerces scandaleux que vous avez entretenus avec des femmes de mauvaise vie, ni ces crimes abominables qui font horreur à la nature, ni ce sang innocent que vous avez répandu, ni ces plaisirs infâmes dans lesquels vous vous êtes plongé comme un pourceau qui se vautre dans la fange ; et vous allez me déterrer une femme morte depuis longtemps, avec laquelle je n'ai contracté un mariage légitime que pour m'empêcher de tomber dans les mêmes dérèglements auxquels vous vous êtes abandonné? Qu'on aille dire cela aux païens, qui sont une moisson qui remplit tous les jours les greniers de l'Eglise; qu'on le dise aux catéchumènes que nous instruisons des mystères de notre religion, et qui sont les candidats de la foi, afin qu'ils se donnent bien de garde de se remarier et de contracter une alliance légitime avant le baptême (1); qu'ils se plongent au contraire dans les plus infâmes débauches, qu'ils mènent une vie licencieuse, qu'ils fassent une république sur le plan de celle de Platon, où les femmes et les enfants soient en commun ; qu'ils prennent garde même de prononcer seulement le nom d'épouse, de peur qu'après avoir cru en Jésus-Christ, ils n'aient lieu de se repentir de n'avoir pas pris des concubines et des femmes perdues au lieu d'épouses légitimes.

(1) on a suivi l'édition de Marianus qui porte Scortorum et asotorum ritu. Celle d'Erasme ou de Bâle porte: Scortorum et Azotorum ritu, " à la manière des Ecossais et des habitants d’Azot. " Les Ecossais, selon saint Jérôme, I. 2, contre Jovinien, vivaient comme des bêtes et avaient leurs femmes en commun Scortorum natio, dit-il, uxores proprias non habet... nulla apud eos conjux propria est, sed ut cui libitum fuerit, peculum more lasciviunt. Erasme croit pourtant qu'il faut lire, comme dans l'édition de Marianus, asotorum, du mot grec asotos, qui veut dire " impudique, libertin. "

Que chacun repasse dans l'amertume de son coeur tous les péchés de sa vie passée et tâche de les effacer par ses larmes, et après qu'il se sera ainsi jugé lui-même et qu'il aura condamné tous ses anciens dérèglements, qu'il prenne garde que ce ne soit à lui que s'adressent ces reproches de Jésus-Christ : " Hypocrite, ôtez premièrement la poutre de votre oeil, et après cela vous verrez comment vous pourrez tirer la paille de l'oeil de votre frère. " Il parait bien que nous imitons dans notre conduite ces scribes et ces pharisiens, " qui avaient grand soin de passer tout ce qu'ils buvaient de peur d'avaler un moucheron, et qui avalaient un chameau. " Nous payons comme eux " la dîme de la menthe et de l'aneth, " pendant que nous négligeons ce qu'il y a de plus important dans la loi de Dieu. Quel rapport y a-t-il entre une épouse légitime et une femme débauchée ? On vous rend responsable de la perte que vous avez faite d'une épouse que la mort vous a enlevée, tandis que l'on couronne l'impudicité. Si celui-ci n'avait pas perdu sa première femme, il n'aurait pas songé à en prendre une autre; mais vous, comment pouvez-vous justifier tant - 566 - le commerce criminel que vous avez eu avec des femmes de mauvaise vie? Apparemment que vous appréhendiez qu'un mariage légitime ne vous empêchât un jour d'être élevé à la cléricature ? Celui-ci ne s'est marié que pour avoir des enfants, et vous, vous ne vous êtes attaché à des femmes perdues que pour n'en point avoir. Celui-ci a cherché le secret pour obéir aux lois de la nature et au commandement du Seigneur, qui dit : " Croissez, multipliez-vous, et remplissez le monde;" et vous, vous n'avez point eu honte de produire vos infamies à la face de toute la terre, et de vivre dans un libertinage déclaré qui vous a rendu l'horreur et l'exécration du public. Celui-ci a caché par pudeur ce que la loi autorise, et vous, vous n'avez point rougi de commettre sous les yeux de tout le monde ce que la loi condamne. C'est pour lui que saint Paul a dit : " Que le mariage soit traité avec honnêteté, et que le lit nuptial soit sans tache ; " mais c'est à vous que s'adresse ce que dit le même apôtre : " Dieu condamnera les fornicateurs et les adultères. " Et ailleurs : " Si quelqu'un profane le temple de Dieu, Dieu le perdra. "

Tous nos péchés, dites-vous, nous sont remis par le baptême, et après cette grâce, nous n'avons plus rien à craindre de la sévérité de notre juge, suivant ce que dit l'Apôtre: " Voilà ce que vous avez été autrefois, mais vous avez été lavé, vous avez été sanctifié, vous avez été justifié au nom de notre Seigneur Jésus-Christ et par l'Esprit de notre Dieu. " Vous dites que tous nos péchés nous sont remis par le baptême, cela est vrai, et la foi ne nous permet pas d'en douter; mais je vous demande comment se peut-il faire que ce qui est pur en moi soit souillé par la chose même qui vous purifie de ce qu'il y a en vous.

Je ne prétends pas, me direz-vous, que ce qu'il y avait de pur en vous ait été souillé par le baptême, mais seulement qu'il est demeuré dans le même état qu'il était auparavant; car, s'il y avait quelque chose d'impur, il aurait sans doute été lavé en vous comme en moi. Mais à quoi bon tous ces détours et toutes ces vaines subtilités? Il y a du péché, dites-vous, parce qu'il n'y a point de péché; il y a quelque chose d'impur parce qu'il n'y a rien d'impur; Dieu n'a point remis de péché parce qu'il n'a point trouvé de péché à remettre; donc ce péché reste, parce qu'il n'a point été remis. Je vous expliquerai bientôt quelle est la vertu du baptême, et quelle source de grâces nous trouvons dans cette eau que Jésus-Christ a sanctifiée. Cependant, comme il faut se servir, selon le proverbe, d'un mauvais coin pour fendre un noeud dur, je pourrais vous dire qu'on peut donner encore un autre sens aux paroles de l'apôtre saint Paul, " qu'il faut que l'évêque n'ait épousé qu'une femme. "

L'apôtre était Juif de nation; les commencements de l'Eglise naissante se sont formés avec des débris du peuple juif. Saint Paul savait que la loi soutenue par l'exemple des patriarches et de Moïse même permettait à ceux de sa nation d'avoir plusieurs femmes en même temps, afin d'avoir un plus grand nombre d'enfants, et que cela était permis aux prêtres comme aux autres. C'est ce qu'il défend ici aux prêtres de Jésus-Christ; il ne veut pas qu'ils aient deux ou trois femmes en même temps, mais qu'ils se contentent d'en avoir une, et qu'ils n'en épousent d'autres qu'après la mort de celle-là.

Mais, de peur que vous ne me reprochiez de prendre plaisir à vous chicaner par des explications forcées et contraires au sens naturel de l'Ecriture, je vais vous en rapporter encore une qu'on donne à ce passage de l'Apôtre, afin que vous ne vous donniez pas seul la liberté d'accommoder non pas votre volonté à la loi, mais la loi à votre volonté. Quelques-uns disent, quoique dans un sens un peu forcé, que par les femmes on doit entendre les églises, et par les hommes les évêques ; et qu'il a été défendu dans le concile de Nicée de transférer un évêque d'une église à une autre, de peur qu'il ne semblât qu'on voulût quitter une épouse chaste parce qu'elle est pauvre, pour s'attacher à une adultère parce qu'elle est plus riche; que quand l'Apôtre dit qu'un " évêque doit avoir des enfants qui ne soient ni débauchés, ni libertins, " cela doit s'entendre de ses pensées, qui doivent toujours être bien réglées; que quand il dit " qu'il doit gouverner sa maison avec sagesse, " cela s'entend de son corps et de son âme. De même quand il parle des femmes des évêques, cela se doit entendre de leurs églises. C'est dans ce sens que le prophète Isaïe a dit : " Venez, femmes (1) qui avez été témoins de ce spectacle, - 567 - car ce peuple n'a point d'intelligence. " Là encore : " femmes comblées de richesses, levez-vous, et entendez ma voix. " Et le Sage, dans le livre des Proverbes : " Qui trouvera une femme forte ? Elle est plus rare et plus estimable que les pierres précieuses ; le coeur de son mari met sa confiance en elle. " Et ailleurs " La femme sage bâtit sa maison, et l'insensée détruit de ses mains celle même qui était déjà bâtie. " Ils ajoutent que cette explication ne déroge point à la dignité épiscopale, puisqu'il est écrit de Dieu même : " Israël m'a méprisé, comme une femme méprise son mari, " et que l'Apôtre dit : " Je vous ai fiancée à cet unique époux qui est Jésus-Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge très pure. " Or comme dans le grec le mot de femme peut avoir deux sens, il faut le prendre dans tous les endroits que nous venons de citer pour une épouse légitime.

(1) Le prophète donne ici le nom de femmes aux villes de Judée.

Mais, me direz-vous, cette explication est trop détournée et trop forcée. Expliquez donc vous-même l'Ecriture dans son sens naturel, et ne me forcez point à me servir contre vous des règles que vous avez établies vous-même. Voici encore une autre question à laquelle je vous prie de me répondre. Un homme qui, avant d'être baptisé, a une concubine, et qui, après la mort de cette débauchée, reçoit le baptême et contracte ensuite un mariage légitime avec une autre femme; cet homme peut-il être élevé à la cléricature, ou est-il indigne de ce rang? Fous me répondrez sans doute qu'on peut l'admettre dans le clergé, parce que la première femme qu'il a eue n'était qu'une concubine, et non pas une épouse légitime. Ce n'est donc que le contrat de mariage et l'alliance conjugale que l'Apôtre a voulu condamner, et non pas le commerce infime qu'un Homme peut avoir avec une femme? Or, combien voit-on de gens qui ne veulent pas se charger d'une femme parce qu'ils n'ont pas le moyen de l'entretenir, et qui prennent leurs esclaves et élèvent les enfants qu'ils en ont comme s'ils étaient légitimes? Que s'il arrive que l'empereur enrichisse ces gens-là et leur donne quelque emploi, vous les voyez aussitôt obéir au précepte de l'Apôtre et changer malgré eux leur concubinage en un mariage légitime. Mais s'ils restent toujours pauvres et s'ils ne peuvent s'élever aux dignités de l'Etat, alors on voit changer les lois de l’Eglise avec celles de l'empire. Prenez donc garde qu'on ne puisse expliquer ces paroles de l'Apôtre " que l'évêque doit n'avoir eu qu'une femme, " du commerce qu'on peut avoir avec toutes sortes de femmes, soit débauchées, soit légitimes, et que ce ne soit pas tant la pluralité des mariages que Paul condamne que la pluralité des femmes. Je vous ai rapporté tous ces différents avis non pas pour donner au passage de l'Apôtre une explication violente et forcée, mais pour vous apprendre à expliquer vous-même l’Ecriture dans son sens naturel, à ne point rendre vain et inutile le baptême du Sauveur, et à ne point anéantir la vertu du mystère de la croix.

Il faut maintenant que je m'acquitte de la promesse que je vous ai faite de relever à la manière des orateurs l'efficacité, la vertu du baptême. Avant que Dieu eut créé le soleil. la lune et les étoiles, le monde n'était qu'une masse informe couverte d'épaisses ténèbres, et qu'un amas confus d'êtres sans ordre, sans distinction et sans aucune des qualités qui frappent nos sens. Le Saint-Esprit, semblable en quelque façon à un cocher qui conduit un chariot, était porté sur les eaux et animait le monde' naissant par sa fécondité divine, qui était une figure de celle qu'il devait communiquer un jour aux eaux sacrées du baptême. Dieu créa ensuite le firmament, et le plaça entre le ciel et la terre; aussi voyons-nous que le mot hébreu " Samaïm " qui signifie " ciel, " tire son étymologie et sa dénomination des eaux qu'il contient, et qui selon l'Ecriture sont là comme en réserve pour louer le Seigneur. Nous lisons aussi dans Ezéchiel que ce prophète vit au-dessus de la tête des chérubins comme une espèce de cristal, qui n'était autre chose que des eaux épaissies et condensées. Les premières créatures qui ont eu vie sur la terre sont sorties des eaux, pour nous marquer que les fidèles en sortant des eaux sacrées du baptême s'élèvent de la terre au ciel. Dieu, en formant l'homme du limon, c'est-à-dire d'une terre détrempée d'eau, porta dans ses mains toutes-puissantes cet élément qu'il destinait pour en faire un des sacrements de son Eglise. Il plante à Eden un jardin délicieux d'où s'élève une fontaine qui se divise en quatre fleuves différents, et qui " sortant " ensuite " du temple, et prenant son cours vers (568) l'Orient, " rend douces et vivifiantes des eaux qui auparavant étaient comme mortes et très amères. Le monde pèche, et il faut un déluge d'eau pour le purifier de ses iniquités. Après le corbeau, cet oiseau de mauvais augure, sorti de l'arche, la colombe, symbole du Saint-Esprit, revient à Noé, qui figurait Jésus-Christ, sur lequel elle devait se reposer lorsqu'il se ferait baptiser dans les eaux du Jourdain; et apportant à son bec une branche d'olivier qui nous sert tout à la fois et de nourriture et de lumière, elle annonce la paix à toute la terre.

Pharaon n'ayant pas voulu permettre au peuple de Dieu de sortir de l'Egypte, est submergé dans les eaux avec toute son armée (1); autre figure du baptême; aussi est-ce de lui qu'il est dit dans les psaumes : " C'est vous qui avez affermi la mer par votre puissance, et brisé les têtes des dragons dans le fond des eaux; c'est vous qui avez écrasé la tête du grand dragon. " De là vient que les basilics et les scorpions se retirent ordinairement dans des lieux secs et arides; et s'il arrive qu'ils approchent de l'eau, ceux qui en boivent deviennent insensés et sont saisis de frayeur dès qu'ils aperçoivent de l'eau. Les eaux de Mara,d'amères qu'elles étaient, deviennent douces par le moyen d’un bois qui était la figure de la croix; et ces eaux ayant perdu leur amertume, arrosent soixante et dix palmiers qui représentaient les apôtres et les disciples de Jésus-Christ, qui a adouci pour eux la sévérité de la loi ancienne par les sacrements de la nouvelle. Abraham et Isaac creusent des puits ; les étrangers s'y opposent; et c'est d’un de ces puits que tire son pont la ville de Bersabée, jusqu'où s'étendait le royaume de Salomon, et où Abraham et Abimélech se jurèrent l'un à l'autre une alliance éternelle. C'est auprès d'un puits que le serviteur d'Abraham rencontre Rebecca et que Jacob salue Rachel et lui donne un baiser. Moïse prend la défense des filles du prêtre de Madian, et, ayant puisé de l'eau, il fait boire leurs troupeaux malgré les bergers qui voulaient les en empêcher.

C'est au milieu des eaux de Salim, qui signifie " paix, " ou "perfection, " que le précurseur de Jésus-Christ lui prépare un peuple

(1) Parce que le péché ou le démon, dont Pharaon était la figure, sont ensevelis dans les eaux du baptême.

parfait. Le Sauveur lui-même ne commence à prêcher le royaume du ciel qu'après avoir reçu le baptême, et sanctifié par son attouchement les eaux du Jourdain. C'est avec de l'eau qu'il a fait le premier de ses miracles; c'est sur le bord d'un puits qu'il appelle la Samaritaine, et qu'il l'invite à boire de cette eau vive qui vient du ciel. Il dit en secret à Nicodème : " Si un homme ne renaît de l'eau et de l'Esprit, il n'entrera point dans le royaume de Dieu. " Comme il a commencé le premier de ses mystères dans les eaux, il accomplit aussi le dernier dans les eaux. Son côté est percé d'un coup de lance, et il en sort du sang et de l'eau, qui représentaient les deux sacrements du baptême et du martyre. Après sa résurrection, il envoie ses apôtres annoncer l'Evangile aux Gentils, et leur ordonne de les baptiser au nom de la Trinité. Les Juifs étant touchés de repentir d'avoir fait mourir le Sauveur, saint Pierre leur ordonne de se faire baptiser pour obtenir le pardon de leurs péchés. " Sion enfante avant d'être en travail, et elle engendre tout un peuple en même temps. " Paul, le persécuteur de l'Eglise, ce loup ravissant de la tribu de Benjamin, courbe la tête devant Ananias, simple brebis du troupeau de Jésus-Christ, et il ne recouvre la vue corporelle qu'après avoir été guéri par le baptême de son aveuglement spirituel. L'eunuque de Candace, reine d'Ethiopie, se prépare par la lecture du prophète à recevoir le baptême de Jésus-Christ, et, contre le cours ordinaire de la nature, " l'Ethiopien change de peau, et le léopard la variété de ses couleurs. "

Ceux qui avaient reçu le baptême de Jean, parce qu'ils ne connaissaient pas le Saint-Esprit, furent rebaptisés de nouveau, de peur qu'on ne crût que l'eau seule, sans la vertu du Saint-Esprit, pouvait sauver les Juifs et les Gentils. " La voix du Seigneur a retenti sur les eaux; le Seigneur s'est fait entendre sur les grandes eaux; c'est le Seigneur qui suspend en l'air un déluge d'eau. Les dents de l'épouse sont comme des troupeaux de brebis tondues, qui sont montées du lavoir, et qui portent toutes un double fruit, sans qu'il y en ait de stériles parmi elles. " Que s'il n'y en a aucune de stérile, il faut qu'elles aient toutes les mamelles remplies de lait, et elles peuvent dire avec l'Apôtre: " Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l'enfantement, jusqu'à ce que (569) Jésus-Christ soit formé en vous. Et en un autre endroit : " Je ne vous ai nourris que de lait, et non pas de viandes solides. " C'est du baptême que parle le prophète Méchée lorsqu'il dit : " Le Seigneur détournera les yeux de dessus nos péchés, et nous fera miséricorde ; il ensevelira nos iniquités dans l'eau et jettera tous nos péchés au fond de la mer. " Or, comment se peut-il faire que tous nos, péchés soient ensevelis dans les eaux du baptême, et qu'il n'y ait que le mariage seul qui surnage sans pouvoir y être noyé? " Heureux ceux dont les iniquités leur sont pardonnées et dont les péchés sont couverts; heureux l'homme auquel le Seigneur n'a point imputé de péché ! " Je crois que nous pourrions ajouter : Heureux l'homme auquel Dieu ne fera point un crime d'avoir épousé une femme!

Ecoutons ce que le prophète Ezéchiel, que l’Ecriture appelle " Fils de l'homme, " dit de la vertu et de la puissance de celui qui, étant Dieu, devait un jour se faire fils de l'homme. " Je vous retirerai d'entre les nations et je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifié de toutes vos souillures, et je vous donnerai un coeur nouveau et un esprit nouveau. " Je vous purifierai, dit-il, de toutes vos souillures. Il n'en excepte aucune. Si donc le baptême purifie ce qui est souillé, comment peut-on croire qu'il souille ce qui est pur ? "Je vous donnerai un coeur nouveau et un esprit nouveau; " car en Jésus-Christ la circoncision ne sert de rien, ni l'incirconcision, mais l'être nouveau que Dieu crée en nous. C'est pour cela que nous chantons à Dieu ce cantique nouveau, et qu'après nous être dépouillés du vieil homme, " nous servons Dieu dans la nouveauté de l'esprit, et non dans la vieillesse de la lettre. C'est là cette pierre nouvelle sur laquelle est écrit un nom nouveau, que nul ne peut lire que celui qui le reçoit. Nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, " dit l'Apôtre, " nous avons été baptisés en sa mort et nous avons été ensevelis avec lui par le baptême pour mourir au péché, afin que, comme Jésus-Christ est ressuscité d'entre les morts par la gloire de son Père, nous marchions aussi dans une nouvelle vie. " Nous lisons partout que tout devient nouveau par le baptême; il n'y a que le seul nom d'épouse qui ne peut avoir part à cette nouveauté, tant il est impur et souillé. " Nous avons été ensevelis avec Jésus-Christ par le baptême, et nous sommes ressuscités aussi avec lui par la foi que nous avons que Dieu l'a ressuscité d'entre les morts par la force de sa puissance. Lorsque nous étions dans la mort de nos péchés et dans l'incirconcision de notre chair, Jésus-Christ nous a fait revivre avec lui, nous pardonnant tous nos péchés, et il a effacé la cédule qui nous était contraire, et l’a entièrement abolie en l'attachant à sa croix. " Tout ce qui était en nous est mort avec Jésus-Christ; la cédule, où tous nos péchés étaient écrits, a été entièrement effacée; il n'y a que le seul nom d'épouse qui ne l'a point été. Je ne finirais jamais si je voulais rapporter ici tous les passages de l’Ecriture qui parlent de l'efficacité du baptême, et établissent la vertu du mystère de notre seconde, ou plutôt de notre première naissance en Jésus-Christ.

Mais avant de finir (car je m'aperçois bien que j'ai déjà passé les bornes d'une lettre), je suis bien aise de vous expliquer en peu de mots les endroits de l'Apôtre que nous avons cités, où il marque les qualités que doit avoir celui qu'on veut élever à l'épiscopat, afin que nous ne nous arrêtions pas seulement à ce qu'il dit de l'unité du mariage, mais que nous examinions encore les autres qualités qu'il demande d'un évêque. Je prie cependant le lecteur d'être persuadé que je n'écris ceci que pour le bien et l'utilité de l'Eglise, et non point pour censurer les moeurs et la conduite des évêques de ce temps. Car comme les orateurs et les philosophes ne donnent aucune atteinte à la réputation de Platon et de Démosthène lorsqu'ils parlent des qualités qui sont nécessaires pour être un parfait orateur ou un excellent philosophe, se contentant de déterminer les choses sans toucher aux personnes ; de même lorsque je décris les qualités que doit avoir un véritable évêque, et que j'explique ce que l’Ecriture sainte dit là-dessus, je n'ai en vue que de mettre devant leurs yeux un miroir dans lequel ils puissent se considérer eux-mêmes, laissant à la liberté et à la conscience de chacun de s'y voir tel qu'il est, et d'entrer dans des sentiments ou de douleur s'il reconnaît en soi quelque difformité, ou de ;joie s'il n'y remarque rien que de beau et de parfait.

" Si quelqu'un désire l'épiscopat, " dit l'apôtre (570) saint Paul, " il désire une fonction sainte. " Il dit une fonction et non pas une dignité; le travail et non pas les plaisirs; une fonction qui le rende plus humble, et non pas une dignité qui lui inspire l'orgueil et le rende, plus superbe. " Il faut donc, " poursuit-il, " que l'évêque soit irrépréhensible. " C'est ce qu'il répète dans l'épître à Tite, lorsqu'il dit : " Il faut que l'évêque soit irréprochable. " Il comprend dans cette seule parole toutes les vertus ensemble, et il exige une chose qui est presque au-dessus des forces de la nature; car s'il n'y a point de péché jusqu'à une parole inutile, qui ne soit digne de répréhension, quel est l'homme qui puisse mener une vie irréprochable et exempte de tout péché ? Ce que l'Apôtre demande donc est que celui qu'on veut élever à l'épiscopat soit tel que ceux qui sont sous sa conduite puissent imiter ses exemples, et le suivre comme les brebis suivent le pasteur. Les rhéteurs nous apprennent que deux choses sont nécessaires pour l'aire un parfait orateur : les bonnes moeurs et l'éloquence; c'est-à-dire que la vertu doit précéder la doctrine, et qu'il faut commencer par bien vivre avant d'enseigner. Car dès qu'on fait le contraire de ce que l'on enseigne aux autres, l'on perd toute l'autorité dont on a besoin pour les instruire.

" Il faut, " ajoute l'Apôtre, " que celui qu'on choisit pour évêque n'ait été marié qu'une fois. " Nous avons assez parlé de cette condition; j'ajouterai seulement que si elle doit s'étendre jusqu'au temps qui a précédé le baptême, il faut dire la même chose de toutes les autres qualités que saint Paul demande dans un évêque: car il n'est pas à croire que celle-ci seule doive s'entendre du temps qui a précédé le baptême, et que toutes les autres ne s'entendent que du temps qui le suit.

" Qu'il soit sobre ou vigilant, " car le mot grec signifie l'un et l'autre. " Qu’il soit prudent, grave et modeste, aimant l'hospitalité, capable d'instruire. " L'ancienne loi interdisait aux prêtres qui servaient dans le temple du Seigneur l'usage du vin et de tout ce qui peut enivrer, " de peur que leurs coeurs ne fussent appesantis par l'excès des viandes et du vin, " et que les fumées qu'elles font monter à la tête ne les empêchassent de s’acquitter dignement des fonctions de leur ministère. Lorsque l'Apôtre ajoute que l'évêque doit être " prudent, " il condamne ceux qui donnent le nom de simplicité et de franchise aux folies et extravagances de certains prêtres; car quand le cerveau est une fois blessé, tous les membres se sentent de son dérangement et de sa faiblesse.

L'évêque doit encore être "grave et modeste. " Cette qualité que saint Paul demande dans un évêque n'est qu'une extension de celle " d'irrépréhensible, " et ne sert qu'à la mettre dans un plus grand jour. Etre " irrépréhensible, " c'est être sans défauts; être " grave et modeste, " c'est être vertueux. Nous pourrions encore donner à ce mot une autre explication, et l'entendre dans le sens de ces paroles de Cicéron, qui dit. " Que l'art des arts est de garder dans tout ce que l'on fait les règles de la bienséance. " Il est des gens qui ne savent ce que c'est que de demeurer dans les bornes de la bienséance, et qui portent leur folie et leur extravagance jusqu'à se rendre ridicules par les airs qu'ils affectent, soit dans leurs gestes, soit dans leur démarche, soit dans leurs habits, soit dans leur conversation, et qui, croyant savoir en quoi consiste cette bienséance que demande l'Apôtre, veulent être toujours proprement vêtus. entretenir une table délicatement servie; ne faisant pas réflexion que cette propreté si étudiée les déshonore plus qu'une négligence sans affectation. Quant à la science que l'Apôtre demande dans un évêque, l'ancienne loi en faisait une obligation indispensable aux prêtres, et saint Paul s'en explique encore plus au long dans son épître à Tite. En effet, quelque pure et quelque innocente que fût la vie d'un évêque, s'il n'était pas capable d'instruire son peuple, il nuirait autant à l'église par son silence et son ignorance qu'il l'édifierait par sa vertu et par ses exemples. Il faut que le pasteur se serve de la houlette, et que les chiens aboient pour écarter les loups de son troupeau.

" Il ne doit point être sujet au vin, ni violent et prompt à frapper. "Saint Paul oppose ici les vices aux vertus. Il a parlé d'abord des bonnes qualités qu'un évêque doit avoir; il parle maintenant des défauts dont il doit être exempt. Il n'appartient qu'à ceux qui aiment la débauche et la bonne chère d'être sujets au vin; car quand une fois le corps est échauffé par les vapeurs du vin, il se porte bientôt à de honteux excès qui blessent la pudeur. Le vin fait naître (571) l'intempérance, l'intempérance nous porte à la volupté, et la volupté est une source de corruption. Celui qui vit dans l'intempérance "est mort, quoiqu'il paraisse vivant, " et par conséquent celui qui s'enivre est comme un homme mort et déjà enseveli dans le tombeau.

Noé s'étant enivré en une heure de temps fit voir ce que la pudeur oblige de cacher, et ce qu'il n'avait jamais découvert durant les six cents ans qu'il avait passés sans boire de vin. Lot dans son ivresse commet un inceste sans le savoir ; et, pur des abominations de Sodome, il se laisse vaincre par le vin. L'évêque qui est "violent et prompt à frapper ", trouve sa condamnation dans la patience de celui "qui a enduré les coups de fouet, et qui, étant chargé d'injures, n'a point répondu par des injures. "

" Qu'il soit modéré. " Saint Paul oppose une vertu à deux vices, savoir la modération à l'ivrognerie et à la colère. " Qu'il soit éloigné des contestations, qu'il ne soit point intéressé. " Il n'est rien de plus opposé à la modestie et à l'honnêteté, que la fierté mal entendue de certains esprits rustiques, qui l'ont consister leur autorité à criailler sans cesse, qui sont toujours prêts à quereller, et qui ne traitent leurs frères qu'avec une domination tyrannique, un air méprisant, des paroles dures et impérieuses. Samuel nous apprend quel doit être le désintéressement d'un évêque, lorsqu'il prend les Israélites à témoins de celui qu'il a toujours fait paraître dans l'exercice de son ministère. Nous en trouvons encore un bel exemple dans la pauvreté que les apôtres ont toujours pratiquée; se contentant de recevoir des fidèles ce qui était précisément nécessaire pour leur subsistance, et se faisant gloire de ne rien avoir et de ne rien désirer que ce qu'il leur fallait pour vivre et pour se vêtir. Ce que saint Paul appelle avarice dans son épître à Timothée, il le nomme, dans celle qu'il écrit à Tite, " un gain honteux et un sordide intérêt. "

" Qu'il gouverne bien sa propre famille, " non pas en travaillant à amasser des richesses, en ne refusant rien à sa délicatesse, en couvrant sa table de plats bien ciselés, et en y faisant servir des faisans rôtis à petit feu, dont la chaleur tempérée pénètre jusqu'aux os sans rompre les viandes; mais en commençant par faire observer dans sa famille ce qu'il doit enseigner à son peuple.

" Qu'il maintienne ses enfants dans l'obéissance et dans la probité, " de peur qu'ils n'imitent les dérèglements des enfants d'Heli " qui dormaient avec des femmes à l'entrée du temple, " et qui, croyant que la religion leur permettait de voler impunément, prenaient parmi les offrandes que l'on présentait au Seigneur ce qu'il y avait de plus délicat et de plus succulent.

" Que ce ne soit point un néophyte, de peur que s'élevant par l'orgueil il ne tombe dans la même condamnation que le diable. " Je ne saurais comprendre jusqu'où va l'aveuglement des hommes qui condamnent le mariage contracté avant le baptême, et qui font un crime d'une chose qui a été détruite dans ce sacrement, ou plutôt qui a été vivifiée en Jésus-Christ ; tandis que personne n'observe un commandement aussi clair et aussi précis que celui-ci. Tel était hier catéchumène qui aujourd'hui est évêque ; tel paraissait hier dans l'amphithéâtre qui préside aujourd'hui dans l'Eglise; tel assistait hier au soir aux jeux du Cirque que l'on voit ce matin à l'autel, parmi les ministres du Seigneur. Tel était autrefois protecteur de baladins et de comédiens qui aujourd'hui consacre des Vierges à Jésus-Christ. L'Apôtre ignorait-il nos détours et nos vaines subtilités? Il dit: " Il faut que celui qu'on choisit pour évêque n'ait épousé qu'une femme ; " mais il dit aussi : " Il faut qu'il soit irrépréhensible, sobre, prudent, grave et modeste, aimant l'hospitalité, capable d'instruire; qu'il ne soit ni sujet au vin, ni violent et prompt à frapper, qu'il soit éloigné des contestations, désintéressé, et que ce ne soit point un néophyte. " Nous fermons les yeux sur tout cela, et nous ne les ouvrons que pour examiner ce que l'Apôtre dit du mariage.

Quant à ce qu'il ajoute : " De peur que s'élevant par l'orgueil il ne tombe dans la même condamnation que le diable, " quelle expérience ne faisons-nous pas tous les jours de cette importante vérité? Un homme qu'on élève tout d'un coup à l'épiscopat ne sait ce que c'est que d'être humble, de s'accommoder à la grossièreté d'un homme simple, d'employer la douceur et les caresses pour gagner les âmes à Dieu, de se mépriser et de s'anéantir soi-même. On le fait passer d'une dignité à une autre sans qu'il ait jamais pensé à jeûner, (572) à pleurer ses dérèglements, à condamner les désordres de sa vie passée, à se corriger de ses vices par de continuelles réflexions sur lui-même, à soulager les nécessités des pauvres. Il va de dignité en dignité, c'est-à-dire d'orgueil en orgueil. Or personne ne doute que l'orgueil est la cause de la ruine et de la condamnation du diable. Voilà l'écueil de ceux qui tout à coup deviennent maîtres avant d'avoir été disciples.

Il faut encore " qu'il ait bon témoignage de ceux qui sont hors de l'Eglise. " L'Apôtre finit par où il a commencé. Un homme qui mène une vie irréprochable est universellement estimé et des siens et des étrangers " qui sont hors de l'Eglise;" on doit entendre les Juifs, les hérétiques et les païens. La réputation d'un évêque doit donc être si bien établie que ceux même qui décrient sa religion ne puissent trouver à redire à sa conduite. Mais combien en voit-on aujourd'hui qui, semblables à ceux qui disputent dans le Cirque le prix de la course des chevaux, tâchent de gagner à force d'argent les suffrages et les applaudissements du peuple? ou qui sont si universellement haïs qu'ils ne peuvent obtenir, même par argent, ce que les comédiens obtiennent si aisément par leurs bouffonneries?

Voilà, mon cher fils Océanus, ce qui doit faire le sujet de vos plus sérieuses réflexions. Voilà les règles que doivent observer ceux qui tiennent le premier rang dans l'Eglise; c'est par là qu'ils doivent juger du mérite de ceux qu'ils veulent élever à l'épiscopat; sans entreprendre d'expliquer la loi du Christ à leur fantaisie, et selon les différentes impressions de haine, de vengeance oui envie qu’ils éprouvent.

Jugez vous-même quel doit être le mérite d'un homme auquel ses ennemis n'ont rien autre chose à reprocher que les liens d'un mariage légitime et contracté avant le baptême. " Celui qui a dit: Ne commettez point d'adultère, a dit aussi : Ne tuez point. Si donc nous tuons, quoique nous ne commettions point d'adultère, nous sommes violateurs de la loi. Car quiconque, ayant gardé toute la loi, la viole en un seul point, est coupable comme l'ayant toute violée. " Ainsi, quand ils nous viennent objecter qu'il n'est pas permis d'élever au sacerdoce un homme qui a été marié une première fois avant son baptême, demandons-leur s'il est plus permis d'y élever des gens qui n'ont pas même gardé depuis leur baptême tout ce qui est ordonné par l'Apôtre. Ils nous font un crime des choses les plus permises, tandis qu'ils passent sous silence celles qui sont défendues.



Jérôme - Lettres - A RUFIN (1) D'AQUILEE.