Cantique spirituel "B" - 2003 19

NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT

1. L'âme est devenue en cet état si ennemie de la partie inférieure et de ses opérations, qu'elle ne voudrait pas que Dieu lui communiquât rien du spirituel quand il le communique à la partie supérieure, car, ou ce serait très peu, ou elle ne pourrait le supporter à cause de la faiblesse de sa condition sans que défaille le naturel et que, par conséquent, souffre et s'afflige l'esprit, et ainsi qu'elle n'en puisse jouir en paix, car, comme dit le Sage, le corps alourdit l'âme, parce qu'il est corrompu (Sg 9,15). Et comme l'âme désire les plus hautes et excellentes communications de Dieu et qu'elle ne peut les recevoir en compagnie de la partie sensitive, elle désire que Dieu les fasse sans elle. Car cette haute vision du troisième ciel que vit saint Paul en laquelle il dit qu'il vit Dieu, lui-même dit qu'il ne sait s'il la reçut dans le corps ou hors du corps (2Co 12,2) ; mais de quelque manière que cela fût, ce fut sans le corps, car, si le corps avait participé, il n'aurait pas manqué de le savoir, et la vision n'aurait pu être si élevée qu'il le dit, précisant qu'il entendit des paroles si secrètes, qu'il n'est pas permis à l'homme de les dire (2Co 12,4). Pour cela, l'âme sachant très bien que des faveurs aussi grandes ne peuvent se recevoir en un réceptacle si étroit, désirant que l'Époux les lui fasse en dehors de lui ou au moins sans lui, parlant à son Époux, elle le lui demande en ce couplet:


COUPLET 19 £[A32]


Cache-toi, Chéri,

et regarde avec ton visage vers les montagnes,

et ne veuille point le dire ;

mais regarde les compagnes

de celle qui va par des îles étrangères.



EXPLICATION

2. Quatre choses l'âme épouse demande à l'Époux en ce couplet: la première, qu'il veuille bien se communiquer à elle très intimement dans le secret de son âme ; la deuxième, qu'il investisse et informe ses puissances avec la gloire et l'excellence de sa divinité ; la troisième, que cela se fasse si hautement et si profondément, qu'on ne sache ni ne veuille le dire, et que n'en soit capable ni l'extérieur ni la partie sensitive ; la quatrième, qu'il s'éprenne des nombreuses vertus et grâces qu'il a mises en elle, avec lesquelles elle est accompagnée et monte vers Dieu par de très hautes et très élevées connaissances de la Divinité, et par des excès d'amour très étonnants et extraordinaires eu égard à ceux qu'elle a coutume d'avoir ordinairement. Et ainsi elle dit:

Cache-toi, Chéri.



3. Comme si elle disait: mon Cher Époux, retire-toi dans le plus intime de mon âme, te communiquant à elle secrètement, lui découvrant tes merveilles cachées, étrangères à tous les yeux mortels

Et regarde avec ton visage vers les montagnes.



4. Le visage de Dieu est la Divinité, et les montagnes sont les puissances de l'âme, mémoire, entendement et volonté. Et ainsi c'est comme si elle disait: Investis avec ta Divinité mon entendement lui donnant des intelligences divines, et en ma volonté donne-lui et communique-lui le divin amour, et en ma mémoire avec une possession divine de gloire. En cette demande, l'âme demande tout ce qu'elle peut demander, car elle ne se contente point alors d'une connaissance et communication de Dieu par les épaules (comme Dieu fit avec Moïse) (Ex 33,23), qui est le connaître par ses effets et ses oeuvres, mais avec le visage de Dieu, qui est communication essentielle de la Divinité, sans aucun autre moyen en l'âme, par un certain contact d'elle en la Divinité ; ce qui est une chose étrangère à tout sens et tous accidents, pour autant que c'est une touche de substances nues, à savoir, de l'âme et de la Divinité. Et pour cela elle dit aussitôt:

et ne veuille point le dire.



5. À savoir : Et ne veuille point le dire comme avant, quand les communications que tu faisais en moi étaient de manière que tu les disais aux sens extérieurs, pour être de choses dont ils étaient capables, car elles n'étaient pas si hautes et si profondes qu'ils ne puissent les atteindre ; mais maintenant elles sont si hautes et si substantielles, ces communications, et si intimes, que je te prie de ne leur en rien dire, c'est-à-dire qu'ils ne puissent arriver à savoir; car la substance de l'esprit ne peut se communiquer aux sens, et tout ce qui se communique au sens, surtout en cette vie, ne peut être pur esprit, car il n'en est pas capable. L'âme désirant donc ici cette communication de Dieu si substantielle et si essentielle qu'elle ne tombe pas sous le sens, demande à l'Époux qu' il ne veuille point le dire ; qui est autant dire : Que la profondeur de cette cache d'union spirituelle soit de telle sorte, que le sens ne réussisse ni à dire ni à sentir, car elle est comme les secrets qu'entendit saint Paul, qu'il n'était pas permis à l'homme de les dire (2Co 12,4).

Mais regarde les compagnes.



6. Le regard de Dieu est d'aimer et de faire des faveurs. Les compagnes que, dit l'âme, Dieu regarde sont la multitude des vertus et dons et perfections et autres richesses spirituelles qu'il a déjà mises en elle, comme gages et bijoux et joyaux de fiançailles. Et ainsi, c'est comme si elle disait: Mais plutôt, tourne-toi, Aimé, vers l'intérieur de mon âme, en t'éprenant de la compagnie des richesses que tu as mises en elle, afin que, épris d'elle en elles, tu te caches en elle et y demeures, car il est vrai que tout en étant de toi, désormais, puisque tu les lui a données, elles sont aussi

de celle qui va par les îles étrangères.



7. À savoir, de mon âme, qui va vers toi par des connaissances de toi extraordinaires et par des moyens et des voies extraordinaires et éloignés de tous les sens et du savoir commun naturel. Et ainsi c'est comme si elle disait, en voulant l'obliger: Puisque mon âme va vers toi par connaissances spirituelles, extraordinaires et éloignées des sens, communique-toi aussi à elle en un degré si intérieur et si haut, qu'il soit éloigné de tous les sens.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT


1. Pour parvenir à un si haut état de perfection auquel ici l'âme aspire, qui est le mariage spirituel, il ne lui suffit pas seulement d'être nettoyée et purifiée de toutes les imperfections et rébellions et habitudes imparfaites de la partie inférieure, qui, le vieil homme étant dépouillé, est désormais soumise et docile à la supérieure, mais aussi elle a besoin d'une grande force et d'un amour très élevé en vue d'une étreinte de Dieu si forte et si étroite ; car non seulement en cet état l'âme parvient à très hautes pureté et beauté, mais aussi à une force prodigieuse, en raison du lien étroit et fort qui au moyen de cette union se noue entre Dieu et l'âme.

2. Pour cela, afin de venir à Lui, il est nécessaire qu'elle soit en un degré de pureté, de force et d'amour convenable. Et pour cela, l'Esprit Saint - qui est celui qui intervient et qui fait cette jonction spirituelle -désirant que l'âme parvienne à ces dispositions pour le mériter, parlant avec le Père et avec le Fils dans les Cantiques, dit : Que ferons-nous à notre soeur au jour où il lui faudra se montrer et parler ? car elle est toute petite et n'a pas les seins développés. Si elle est muraille, édifions sur elle forts et défenses argentées, et si elle est porte, garnissons-la de planches de cèdres (Ct 8,8-9). Entendant ici par les forts et défenses argentées les vertus fortes et héroïques revêtues de foi, qui est signifiée par l'argent; ces vertus héroïques sont désormais celles du mariage spirituel qui conviennent à l'âme forte, qui ici est signifiée par la muraille, en cette force doit reposer le pacifique Époux sans aucune faiblesse qui le dérange ; et entendant par les planches de cèdre les affections et aléas de cet amour sublime, amour sublime qui est signifié par le cèdre, et c'est l'amour du mariage spirituel ; et pour que l'épouse puisse en être revêtue, il est nécessaire qu'elle soit une porte, à savoir, pour que l'Époux entre, elle tenant ouverte la porte de la volonté pour lui par un oui d'amour entier et véritable, qui est le oui des fiançailles, qui est donné avant le mariage spirituel ; entendant aussi par les seins de l'épouse ce même amour parfait qu'il lui convient d'avoir afin de paraître devant l'Époux Christ, en vue de la consommation d'un tel état.

3. Mais le texte dit ici que l'épouse répondit tout de suite avec le désir qu'elle avait d'aller à ce rendez-vous en disant: Moi je suis une muraille, et mes seins sont comme une tour (Ct 8,10), autant dire: Mon âme est forte et mon amour très élevé afin que rien ne manque pour cela. Ce qu'encore ici l'âme épouse (avec le désir qu'elle a de cette parfaite union et transformation) a donné à entendre dans les précédents couplets, principalement dans celui que nous venons d'expliquer, dans lequel elle présente à l'Époux les vertus et les riches dispositions qu'elle a reçues afin de l'obliger davantage. Et pour cela l'Époux, désirant mener l'affaire à bonne fin, dit les deux couplets suivants, en lesquels il achève de purifier l'âme et de la rendre forte et de la disposer, tant selon la partie sensitive que selon la spirituelle, en vue de cet état, s'en prenant à toutes les contradictions et rébellions, aussi bien de la partie sensitive que de la part du démon.


COUPLETS 20 et 21 [A29-30]


Oiseaux légers,


lions, cerfs, daims bondissants,

monts, vallées, rivages,

ondes, souffles, ardeurs,

et craintes des nuits d'insomnies :

Par les lyres charmantes

et le chant des sirènes, je vous conjure

que cessent vos colères

et ne touchez pas au mur,

pour que l'épouse dorme plus sûrement.



EXPLICATION

4. En ces deux couplets l'Époux Fils de Dieu met l'âme épouse en possession de paix et tranquillité, selon la conformité de la partie inférieure avec la supérieure, la nettoyant de toutes ses imperfections et mettant à la raison les puissances et les raisonnements naturels de l'âme, apaisant tous les autres appétits, selon le contenu des deux couplets susdits, dont le sens est le suivant. D'abord elle conjure l'Époux et demande que cessent désormais les inutiles digressions de la fantaisie et imaginative : et aussi elle met à la raison les deux puissances naturelles irascible et concupiscible, qui avant affligeaient quelque peu l'âme ; et elle met en perfection de leurs objets les trois puissances de l'âme, mémoire, entendement et volonté, selon ce qu'il se peut en cette vie; en plus de cela, elle conjure les quatre passions de l'âme, qui sont joie, espoir, douleur et crainte, et demande que désormais elles soient modérées et mises en raison. Toutes ces choses sont signifiées par tous ces mots qui se trouvent dans le premier couplet, où l'Époux fait que désormais cessent en l'âme opérations et mouvements importuns au moyen de la grande suavité et délectation et force qu'elle possède en la communication et remise spirituelle que Dieu lui fait de soi en ce temps ; en laquelle, parce que Dieu transforme vivement l'âme en soi, toutes les puissances, appétits et mouvements de l'âme perdent leur imperfection naturelle et se muent en divins. Et ainsi elle dit:

Oiseaux légers.



5. Elle appelle oiseaux légers les digressions de l'imaginative, qui sont légères et subtiles pour voler d'un point à un autre ; qui, lorsque la volonté jouit en quiétude de la communication savoureuse de l'Aimé, ont coutume de lui faire de la peine et de lui supprimer le plaisir par leurs vols subtils. L'Époux leur dit qu'il les conjure par les lyres charmantes, etc. ; c'est-à-dire que, puisque désormais la suavité et la délectation de l'âme sont si abondantes et fréquentes qu'elles ne les peuvent plus empêcher comme elles en avait l'habitude avant (car elle n'était pas parvenue à autant), que cessent ses vols inquiets, impétueux et excessifs. Ce qui doit s'entendre ainsi dans les autres parties que nous avons à déclarer ici, comme sont:

lions, cerfs, daims bondissants.



6. Par les lions on entend les rudesses et les impétuosités de la puissance irascible, car cette puissance est hardie et intrépide en ses actes comme les lions. Par les cerfs et les daims bondissants s'entend l'autre puissance de l'âme, qui est le concupiscible, qui est la puissance de convoitise; elle a deux effets, l'un est de couardise et l'autre de hardiesse. Les effets de couardise, elle les exerce quand les choses, elle ne les trouve pas convenables pour elle, car alors elle abandonne, se décourage et se démonte ; et en ses effets elle est comparée aux cerfs, parce que comme ils ont cette puissance concupiscible plus intense que beaucoup d'autres animaux, ainsi sont-ils très couards et timides. Les effets de la hardiesse elle les exerce quand elle trouve les choses convenables pour elle, car alors elle ne se décourage ni n'a peur, mais elle s'enhardit à les convoiter et à les admettre avec les désirs et les affections ; et en ces effets de hardiesse cette puissance est comparée aux daims, qui ont tant de concupiscence en ce qu'ils convoitent, que non seulement ils y vont en courant, mais même en bondissant, ce pourquoi on les appelle ici bondissants.


7. De manière que conjurer les lions, c'est mettre un frein à l'impétuosité et aux excès de la colère; et conjurer les cerfs c'est fortifier la concupiscence dans les couardises et pusillanimités qui avant la décourageaient; et conjurer les daims bondissants, c'est satisfaire et apaiser les désirs et les appétits qui avant allaient inquiets sautant comme daims d'un point à un autre pour satisfaire la concupiscence, qui est désormais satisfaite par les lyres charmantes dont la suavité réjouit et par le chant des sirènes dont elle se délecte et se repaît. Et il faut noter que l'Époux n'écarte pas ici la colère et la concupiscence40, car ces puissances ne disparaissent jamais dans l'âme, mais il conjure leurs actes importuns et désordonnés, signifiés par les lions, cerfs, daims bondissants, car en cet état il est nécessaire qu'ils disparaissent.

40 Mise pour concupiscible. Le concupiscible est une puissance naturelle. La concupiscence en est la déformation par le péché.



Monts, vallées, rivages.



8. Par ces trois mots, on désigne les actes vicieux et désordonnés des trois puissances de l'âme, qui sont, mémoire, entendement et volonté ; ces actes sont désordonnés et vicieux quand ils excèdent en extrême hauteur et quand ils excèdent en extrême bassesse et faiblesse, ou, même s'ils ne sont pas en ces extrêmes, quand ils penchent vers l'un des deux extrêmes. Et ainsi, par les monts, qui sont très hauts, sont signifiés les actes extrêmes en un excès désordonné. Par les vallées, qui sont très basses, sont signifiés les actes de ces trois puissances extrêmes dans leur pénurie par rapport à ce qui convient. Et par les rivages qui ne sont ni trop hauts ni trop bas, mais qui, pour n'être pas plats participent quelque peu d'un extrême et de l'autre, sont signifiés les actes des puissances quand ils excèdent ou manquent quelque peu par rapport au milieu et au plain du juste; ces actes, même s'ils ne sont pas extrêmement désordonnés - ce qui serait allant jusqu'au péché mortel -, néanmoins ils le sont en partie, ou péché véniel, ou imperfection, pour minime qu'elle soit, dans l'entendement, mémoire et volonté. Et tous ces actes excédant ce qui est juste, il les conjure aussi qu'ils cessent par les lyres charmantes et ledit chant, qui tiennent les trois puissances de l'âme en une telle perfection de leur effet, qu'elles sont tellement employées en la juste opération qui leur est propre, que non seulement elles ne participent en aucune chose de l'extrême, mais pas même en une partie. Suivent les autres vers :

ondes, souffles, ardeurs

et craintes des nuits d'insomnie.



9. Et aussi par ces quatre choses, il entend les affections des quatre passions, qui (comme nous avons dit) sont, douleur, espoir, joie et crainte. Par les ondes s'entendent les affections de douleur qui affligent l'âme, parce que comme l'eau elles entrent dans l'âme ; aussi David dit à Dieu en parlant d'elles : Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aquoe usque ad animam meam ; soit : Sauve-moi, mon Dieu, car les eaux sont entrées jusqu'à mon âme (Ps 86,2). Par les souffles on entend les affections de l'espoir, parce que, comme l'air elles volent à désirer l'absence que l'on espère ; ce dont parle aussi David : Os meum ape-rui et attraxi spiritu, quia mandata tua desiderabam (Ps 118,131), comme s'il disait: J'ouvris la bouche de mon espoir et j'aspirai l'air de mon désir, car j'espérais et désirais tes commandements. Par les ardeurs, s'entendent les affections de la passion de la joie, qui enflamment le coeur à la manière d'un feu ; c'est pourquoi le même David dit : Concaluit cor meum intra me, et in meditatione mea exardescet ignis ; ce qui veut dire : Au dedans de moi mon coeur s'échauffa, et le feu s'allumera en ma méditation (Ps 38,4), autant dire: en ma méditation s'allumera la joie. Par les craintes des nuits d'insomnie s'entendent les affections de l'autre passion, qui est la crainte, elles ont coutume d'être très grandes chez les spirituels qui ne sont pas encore parvenus à cet état du mariage spirituel dont nous parlons ; parfois de la part de Dieu, au temps qu'il veut leur faire quelques faveurs (comme nous avons dit plus haut) car elles ont coutume de causer de l'épouvante à l'esprit et de la peur, et aussi d'étreindre la chair et les sens, car ils n'ont pas le naturel fortifié et perfectionné et habitué à ces faveurs ; parfois aussi de la part du démon qui au temps que Dieu donne à l'âme recueillement et suavité en soi, ayant une grande jalousie et contrariété de ce bien et paix de l'âme, essaie de mettre de l'horreur et de la frayeur dans l'esprit pour empêcher ce bien, et parfois comme la menaçant au profond de l'esprit, et quand il voit qu'il ne peut arriver à l'intérieur de l'âme car elle est très recueillie et unie avec Dieu, au moins par l'extérieur il met dans la partie sensitive distraction et vicissitude et oppressions et douleurs et horreur pour le sens, pour voir si par ce moyen il peut tirer l'épouse de son lit. On les appelle craintes des nuits, car elles viennent des démons et qu'avec elles le démon essaie de répandre des ténèbres en l'âme, pour obscurcir la divine lumière dont elle jouit. Et on traite ces craintes d'insomnie parce que d'elles-mêmes elles font veiller et réveiller l'âme de son doux sommeil intérieur, et aussi parce que les démons qui les causent sont toujours éveillés pour introduire ces terreurs qui passivement de la part de Dieu ou de celle du démon (comme j'ai dit) s'introduisent dans l'esprit de ceux qui sont déjà spirituels. Et je ne traite pas ici d'autres craintes temporelles ou naturelles, car avoir de telles craintes ne concerne pas seulement les spirituels ; mais avoir les craintes spirituelles susdites, appartient aux spirituels.


10. Puisque l'Aimé conjure aussi toutes ces quatre manières d'affections des quatre passions de l'âme, les faisant cesser et apaiser, pour autant qu'il donne désormais à l'épouse pouvoir en cet état, et force et satisfaction dans les charmantes lyres de sa suavité et le chant des sirènes de sa délectation, afin que non seulement elles ne règnent point en elle, mais pas même ne lui puissent donner aucun dégoût. Parce que la grandeur et la stabilité de l'âme sont si grandes en cet état, que, si avant les ondes de la douleur parvenaient à l'âme de bien des choses et même des péchés à elle ou à autrui, ce que les spirituels ont coutume de sentir davantage, et même si elle les remarque, elles ne

lui causent douleur ni affliction, et la compassion c'est-à-dire l'affliction afférente, elle ne l'a pas, bien qu'elle en ait les oeuvres et la perfection, car maintenant l'âme n'a plus ce qu'elle avait de faible en les vertus, et lui restent leur force, leur constance et le parfait. Car, à la façon des anges, qui estiment parfaitement les choses qui sont de douleur sans éprouver la douleur et exercent les oeuvres de miséricorde sans un sentiment de compassion, il arrive de même à l'âme en cette transformation d'amour. Bien que parfois et en certaines occasions, Dieu use de dispense envers elle, lui donnant d'éprouver les choses et de souffrir en elles pour qu'elle mérite davantage et devienne plus fervente en amour, ou pour d'autres motifs, comme il le fit avec la Mère Vierge et avec saint Paul et avec d'autres ; mais l'état de soi ne le comporte pas.


11. Dans les désirs de l'espoir elle ne s'afflige pas non plus, car, étant déjà satisfaite avec cette union de Dieu autant qu'il se peut en cette vie, et que concernant le monde elle n'a rien à espérer, ni concernant le spirituel rien à désirer, puisqu'elle se voit et se sent pleine des richesses de Dieu. Et ainsi, dans le vivre et dans le mourir, elle est conforme et ajustée à la volonté de Dieu, disant selon la partie sensitive et la spirituelle: Fiat voluntas tua (Mt 6,10), sans autre élan de jalousie et appétit; et ainsi le désir qu'elle a de voir Dieu est sans peine. De même les affections de la joie, qui en l'âme avaient l'habitude de causer un plus grand ou un moindre sentiment, elle ne prend point garde qu'elles diminuent, et leur abondance ne leur cause plus de nouveauté, car celle dont elle jouit ordinairement est si grande que, comme une mer, elle ne décroît point pour les rivières qui en sortent, ni ne croît pour celles qui y entrent ; car cette âme est celle où se trouve cette source dont Christ dit par saint Jean que son eau rejaillit jusqu'à la vie éternelle (Jn 4,14).


12. Et parce que j'ai dit qu'une telle âme ne reçoit pas de nouveauté en cet état de transformation, dans lequel il semble qu'on la prive des joies accidentelles (qui même chez les glorieux ne manquent pas), il faut savoir qu'à cette âme ne manquent pas ces joies et suavités accidentelles, car au contraire celles dont elle jouit habituellement sont sans nombre, mais pour autant en ce qui est de la communication substantielle de l'esprit cela n'ajoute rien, car tout ce qui peut arriver de nouveau, elle l'a déjà; et ainsi ce qu'elle a en elle est supérieur à la nouveauté qui lui arrive. C'est pourquoi toutes les fois que se présentent à cette âme des occasions de joie et d'allégresse, soit de choses extérieures, soit des spirituelles et intérieures, aussitôt elle se tourne à jouir des richesses qu'elle a déjà en soi, et elle se retrouve avec une joie et une délectation beaucoup plus grandes en ces richesses que dans les nouvelles qui lui arrivent. Car elle a en quelque sorte en cela la propriété de Dieu, qui en toutes choses se délecte, mais ne se délecte pas tellement en elles qu'en lui-même, parce qu'il possède en lui un bien éminent au-dessus de toutes ces choses ; et ainsi toutes les nouveautés de joies et de plaisirs qui arrivent à cette âme lui servent davantage de rappels pour qu'elle se délecte en ce qu'elle a et sent en soi qu'en ces nouveautés, parce que, comme je dis, il vaut plus que celles-là.


13. C'est une chose naturelle que, lorsqu'une chose donne de la joie et de la satisfaction à l'âme, si elle en possède une autre qui lui donne davantage d'estime et davantage de plaisir, aussitôt elle se souvient de celle-ci et place son plaisir et sa joie en elle. Et de même c'est si peu l'accidentel de ces nouveautés spirituelles et ce qu'elles apportent de nouveau dans l'âme, en comparaison du substantiel qu'elle possède déjà en soi, que nous pouvons le dire rien, car l'âme qui est arrivée à cette perfection de transformation en laquelle elle est toute achevée, ne grandit pas avec les nouveautés spirituelles comme les autres qui ne sont pas arrivées. Mais c'est une chose admirable de voir que, cette âme ne recevant pas de nouveautés de délectation, toujours il lui semble qu'elle les reçoit de nouveau et aussi qu'elle les possède. La raison en est que toujours elle les goûte de nouveau, et ainsi il lui semble qu'elle en reçoit toujours de nouvelles, sans avoir besoin de les recevoir.


14. Mais, si nous voulions parler de l'illumination de gloire qui, en cette étreinte ordinaire qui est donnée à l'âme, se fait parfois en elle - qui est une certaine conversion spirituelle vers elle, en laquelle il lui fait voir et savourer à profusion cet abîme de délices et de richesses qu'il a mises en elle -, on n'en pourrait rien dire qui l'explique quelque peu ; car, à la manière du soleil quand il frappe en plein sur la mer, éclaire jusqu'aux cavités et cavernes et qu'ainsi apparaissent les perles et les très riches filons des ors et autres minéraux précieux, etc., ainsi ce divin soleil de l'Époux, se tournant vers l'épouse, met en lumière les richesses de l'âme, de sorte que les anges se réjouissent d'elle et le disent dans les Cantiques, à savoir: Qui est celle-ci qui s'avance comme le matin qui se lève, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, terrible et ordonnée comme les rangs d'une armée ? (Ct 6,9). En cette illumination (bien qu'elle soit de telle excellence) ne s'enrichit en rien une telle âme, mais seulement met en lumière pour qu'elle en jouisse ce qu'elle possédait avant.


15. Finalement les craintes des nuits d'insomnie ne parviennent pas non plus jusqu'à elle, étant désormais si claire et si forte et reposant avec tant de stabilité en Dieu, que les démons ne peuvent l'obscurcir avec leurs ténèbres, ni l'intimider avec leurs terreurs, ni l'éveiller avec leurs impétuosités. Et ainsi aucune chose ne peut désormais l'atteindre ni l'importuner, étant désormais sortie de toutes les choses et entrée en son Dieu, où elle jouit de toute paix, goûte de toute suavité et se délecte en toute délectation, selon que le permettent la condition et l'état de cette vie. Car d'une telle âme s'entend ce que dit le Sage, à savoir: L'âme pacifiée et apaisée est comme un banquet continuel (Pr 15,15), parce que comme dans un banquet il y a le goût de toutes les nourritures et la suavité de toutes les musiques, ainsi l'âme, en ce banquet qu'elle tient désormais dans le sein de son Aimé, jouit de toute délectation et goûte de toute suavité. Et c'est si peu ce que nous avons dit de ce qui se passe ici et de ce qui peut se dire avec des paroles, que toujours ce qu'on en dirait serait moindre que ce qui se passe en l'âme parvenue en cet heureux état; car si l'âme atteint la paix de Dieu, qui, comme dit l'Église, surpasse tout sens, tout sens pour parler d'elle restera court et muet. Suit le vers du second couplet:

Par les lyres charmeuses

et le chant des sirènes, je vous conjure.



16. Nous avons déjà donné à entendre que par les lyres charmeuses, l'Époux entend ici la suavité qu'il donne de soi à l'âme en cet état, par laquelle il fait cesser tous les troubles que nous avons dits en l'âme; parce que comme la musique des lyres remplit l'esprit de suavité et de récréation, et l'absorbe et le suspend de manière qu'il le tient éloigné des amertumes et des peines, ainsi cette suavité tient l'âme tellement recueillie en elle-même, qu'aucune chose pénible ne peut l'atteindre. Et ainsi, c'est comme s'il disait: par la suavité que moi je mets en l'âme, cessent toutes les choses non suaves pour l'âme. On a dit aussi que le chant des sirènes signifie la délectation ordinaire dont l'âme jouit; et elle appelle cette délectation chant de sirènes, parce que comme (selon ce qu'on dit) le chant des sirènes est si savoureux et si délicieux que pour celui qui l'entend, il le ravit et charme de telle manière qu'il lui fait oublier, comme transporté, toutes les choses, ainsi la délectation de cette union absorbe l'âme en soi et la récrée de telle manière, qu'elle la rend comme ravie à toutes les importunités et perturbations des choses déjà dites. Lesquelles sont comprises dans ce vers :

que cessent vos colères.



17. Appelant colères ces dites perturbations et incommodités des affections et opérations désordonnées dont nous avons parlé ; et parce que, comme la colère est une certaine impulsion qui perturbe la paix en sortant de ses limites, ainsi toutes les affections, etc., déjà dites avec leurs mouvements excèdent la limite de la paix et tranquillité de l'âme, l'inquiétant quand elles la touchent. Et, pour cela, Il dit:

et ne touchez pas au mur.



18. Entendant par le mur l'enclos de la paix et le rempart des vertus et des perfections avec lesquels l'âme elle-même est entourée et protégée, étant elle le jardin qui a été dit plus haut, où son Aimé se nourrit de fleurs, jardin entouré et gardé seulement pour lui ; c'est pourquoi il appelle l'âme dans les Cantiques jardin fermé, disant: Ma soeur est un jardin fermé (Ct 4,12). Et ainsi il dit ici qu'on ne touche pas même à la clôture et au mur de ce jardin qui est le sien,

pour que l'épouse dorme plus sûrement.



19. À savoir, pour que tout à son aise elle se délecte de la quiétude et de la suavité dont elle jouit en l'Aimé. Où il faut savoir qu'il n'y a plus désormais pour l'âme de porte fermée, mais qu'il est en son pouvoir de jouir chaque fois et quand elle veut de ce doux sommeil d'amour, selon ce que donne à entendre l'Époux dans les Cantiques, disant: Je vous en conjure, filles de Jérusalem, par les chèvres et les cerfs des campagnes, ne réveillez pas et ne tenez pas éveillée l'aimée jusqu'à ce qu'elle le veuille (Ct 3,5).


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT

1. Tel était le désir que l'Époux avait d'achever de libérer et de racheter son épouse de l'emprise de la sensualité et du démon, que, l'ayant déjà accompli, comme il l'a fait ici, à la manière que le bon Pasteur se réjouit avec la brebis sur ses épaules, qu'il avait perdue et cherchée au prix de nombreux détours (Lc 15,5), et comme la femme se réjouit avec la dragme en main, qui - pour la trouver avait allumé la chandelle et bouleversé toute la maison, appelant ses amis et ses voisins - rend grâces avec eux disant : Réjouissez-vous avec moi, etc. (Lc 15,9); ainsi cet amoureux Pasteur et Époux de l'âme c'est chose admirable de voir le plaisir et la joie qu'il a de voir l'âme ainsi désormais gagnante et perfectionnée, placée sur ses épaules et tenue avec ses mains en cette jonction et union si désirées. Et non seulement il se réjouit en lui-même, mais aussi il rend participants les anges et les âmes saintes de son allégresse, disant comme dans les Cantiques : Sortez, filles de Sion, et regardez le roi Salomon avec la couronne dont le couronna sa mère le jour de son mariage et au jour de l'allégresse de son coeur (Ct 3,11); appelant l'âme en ces dites paroles sa couronne, son épouse et l'allégresse de son coeur, il l'attire désormais en ses bras et procédant avec elle comme un époux sortant de son lit nuptial (Ps 18,6). Tout cela il le donne à entendre dans le couplet suivant.


COUPLET 22 £[A27]

L'épouse a pénétré


dans le jardin charmeur désiré,

et délicieusement elle repose

le cou appuyé

sur les doux bras de l'Aimé.



EXPLICATION

2. L'épouse ayant déjà fait diligence à ce que les renards soient pris et que la bise s'en aille et que les nymphes s'apaisent, qui étaient des troubles et des obstacles qui empêchaient la parfaite délectation de l'état du mariage spirituel; et aussi ayant invoqué et obtenu le souffle de l'Esprit Saint, comme elle a fait dans les couplets précédents, ce qui est la disposition propre et l'instrument pour la perfection d'un tel état, il reste maintenant d'en traiter en ce couplet, où l'Époux parle, appelant désormais l'âme épouse. Et il dit deux choses : l'une est de dire comment désormais, après être sortie victorieuse, elle est parvenue à cet

état délicieux du mariage spirituel que lui et elle ont tant désiré ; et la seconde est de raconter les propriétés dudit état, dont l'âme désormais jouit en lui, comme sont reposer à son aise et avoir le cou penché sur les doux bras de l'Aimé, selon ce que nous expliquerons maintenant.


L'épouse a pénétré.



3. Pour expliquer l'ordre de ces couplets plus distinctement et donner à entendre celui qu'ordinairement l'âme suit avant d'arriver à cet état du mariage spirituel, qui est le plus haut dont maintenant (moyennent la faveur divine) nous devons parler, il faut noter que, avant que l'âme arrive ici, d'abord elle s'exerce dans les épreuves et les amertumes de la mortification, et dans la méditation des choses spirituelles, ce que l'âme dit au début depuis le premier couplet jusqu'à celui qui dit : En répandant mille grâces ; et ensuite elle entre dans la voie contemplative, où elle passe par les voies et les intimités d'amour qu'elle a exposées dans la suite des couplets, jusqu'à celui qui dit : Détourne-les Aimé, en lequel se firent les fiançailles spirituelles. Et après cela elle va par la voie unitive, en laquelle elle reçoit de nombreuses et grandes communications et visites et dons et joyaux de l'Époux, comme une fiancée, et elle va s'instruisant et se perfectionnant en son amour, comme elle l'a chanté depuis ledit couplet où se firent lesdites fiançailles, qui dit: Détourne-les Aimé, jusqu'à celui qui commence à présent : L'épouse a pénétré, où restait alors à se faire le mariage spirituel entre ladite âme et le Fils de Dieu. Qui est beaucoup plus sans comparaison que les fiançailles spirituelles, car c'est une transformation totale en l'Aimé, où les deux parties se livrent mutuellement par une entière possession de l'une à l'autre, avec une certaine consommation d'union d'amour, en laquelle l'âme est faite divine et Dieu par participation autant qu'il se peut en cette vie. Et ainsi je pense que cet état n'arrive jamais sans que l'âme y soit confirmée en grâce, car se confirme la fidélité des deux parties, celle de Dieu se confirmant ici dans l'âme. Et ainsi c'est le plus haut état auquel en cette vie on peut arriver, parce que comme dans la consommation du mariage charnel ils sont deux en une seule chair, comme dit la divine Écriture (Gn 2,24), de même ainsi, ce mariage spirituel entre Dieu et l'âme étant consommé, ce sont deux natures en un seul esprit et un seul amour, selon que dit saint Paul prenant cette même comparaison et disant: Celui qui s'unit au Seigneur, se fait un seul esprit avec lui (1Co 6,17); tout comme quand la lumière de l'étoile ou de la chandelle se joint et s'unit à celle du soleil, ce n'est plus alors ni l'étoile ni la chandelle qui éclaire, mais le soleil, absorbant en soi les autres lumières.

4. Et de cet état l'Époux parle dans le premier vers, disant: L'épouse a pénétré, à savoir, laissant de côté tout le temporel et tout le naturel et toutes les affections et les façons et manières spirituelles et oubliant toutes les tentations, perturbations, peines, sollicitude et soucis, transformée en ce sublime embrassement. Ce pourquoi suit le vers suivant, à savoir:

dans le jardin charmeur désiré.



5. Et c'est comme si l'on disait: L'âme s'est transformée en son Dieu, qui est celui qu'elle appelle ici jardin charmeur, en raison de la demeure délectable et suave qu'elle trouve en Lui. À ce jardin de pleine transformation, qui est désormais joie et délectation et gloire du mariage spirituel, on ne parvient pas sans passer d'abord par les fiançailles spirituelles et par l'amour loyal et mutuel des fiancés ; car après que l'âme a été quelque temps promise comme épouse en total et suave amour, au Fils de Dieu, ensuite Dieu l'appelle et la met en ce jardin fleuri qui est sien pour consommer avec lui cet état très heureux du mariage, en lequel se fait une telle union des deux natures et une telle communication de la divine à l'humaine, que, aucune des deux ne changeant son être, chacune paraît Dieu. Quoiqu'en cette vie ce ne puisse être parfaitement ; bien que ce soit au-dessus de tout ce qui peut se dire et penser.

6. Ce que donne très bien à entendre le même Époux dans les Cantiques, où il convie l'âme (déjà sa promise) à cet état, disant : Veni in hortum meum, soror mea sponsa ; messui myrrham meam cum aro-matibus meis ; ce qui veut dire : Viens et entre en mon jardin, ma soeur, mon épouse, car j'ai déjà moissonné ma myrrhe avec mes espèces odorantes (Ct 5,1). Il l'appelle soeur et épouse, car elle l'était déjà dans l'amour et la remise qu'elle lui avait faite de soi avant qu'il ne l'appelât à cet état de mariage spirituel, où il dit qu'il a déjà moissonné son odorante myrrhe et ses espèces aromatiques, qui sont les fruits des fleurs déjà mûrs et appropriés à l'âme, qui sont les délices et les grandeurs qu'en cet état il lui communique de soi, c'est-à-dire en lui-même à elle. Et pour cela Il est un charmeur et désiré jardin pour elle, car tout le désir et le but de l'âme et de Dieu en toutes les oeuvres de l'âme est la consommation et la perfection de cet état; pour lequel jamais l'âme ne se relâche jusqu'à ce qu'elle y arrive, car elle trouve en cet état beaucoup plus d'abondance et de plénitude de Dieu, et une paix plus sûre et plus stable, et une suavité plus parfaite sans comparaison que dans les fiançailles spirituelles ; ainsi comme désormais blottie dans les bras d'un tel Époux, avec lequel ordinairement l'âme sent avoir un étroit embrassement spirituel, qui véritablement est un embrassement, et par le moyen de cet embrassement l'âme vit de Dieu. Car cette âme vérifie ce que dit saint Paul : Je vis, non pas moi, mais Christ vit en moi (Ga 2,20). Pour autant, l'âme vivant alors une vie si heureuse et si glorieuse comme est la vie de Dieu, que chacun considère s'il le peut quelle vie si savoureuse sera celle qu'elle vit, en laquelle, de même que Dieu ne peut éprouver de dégoût, elle non plus n'en éprouve pas, mais goûte et expérimente la délectation de la gloire de Dieu en la substance de l'âme désormais transformée en Lui. Et pour cela suit le vers suivant:

et délicieusement elle repose,

le cou appuyé.



7. Le cou signifie ici la force de l'âme, moyennant laquelle (comme nous avons dit) se fait cette jonction et union entre elle et l'Époux, car l'âme ne pourrait souffrir un si étroit embrassement si elle n'était désormais devenue très forte. Et parce qu'en cette force l'âme a travaillé et a édifié les vertus et vaincu les vices, il est juste qu'en cela qui a vaincu et peiné elle repose, le cou incliné

sur les doux bras de l'Aimé.



8. Incliner le cou sur les bras de Dieu c'est avoir déjà uni sa force, ou pour mieux dire, sa faiblesse, à la force de Dieu ; car les bras de Dieu signifient la force de Dieu, en laquelle notre faiblesse, appuyée et transformée, a désormais la force de Dieu même. Aussi c'est très opportunément que cet état du mariage spirituel est signifié par cet appui du cou sur les doux bras de l'Aimé, car désormais Dieu est la force et la douceur de l'âme, en quoi elle est garantie et protégée de tous les maux et régalée en tous les biens. Pour autant, l'épouse dans les Cantiques, désirant cet état, dit à l'Époux: Qui te donnera à moi, mon frère, toi qui têtas les seins de ma mère, de manière que moi je te trouve seul dehors et te baise, et que personne désormais ne me méprise plus ? (Ct 8,1). En l'appelant frère il donne à entendre l'égalité qu'il y a dans les fiançailles en amour entre les deux avant d'arriver à cet état. En ce qu'elle dit que tu tétas les seins de ma mère, elle veut dire : que tu as éteint et étouffé en moi les appétits et les passions qui sont les seins et le lait de la mère Ève en notre chair, qui sont un empêchement pour cet état ; et ainsi, cela fait, que moi je te trouve seul dehors, c'est-à-dire moi hors de toutes les choses et de moi-même, en solitude et dénuement d'esprit -ce qui arrive les appétits susdits étant desséchés - et là que je te baise seule à toi seul, à savoir que ma nature désormais seule et dénuée de toute impureté temporelle, naturelle et spirituelle, s'unisse avec toi seul, avec ta seule nature, sans aucun autre intermédiaire. Ce qui existe seulement dans le mariage spirituel, qui est le baiser de l'âme à Dieu, où personne ne la méprise ni n'ose se mesurer à elle; car en cet état, ni démon, ni chair, ni monde, ni appétits ne l'importunent. Car ici s'accomplit ce qui se dit aussi dans les Cantiques: Déjà l'hiver est passé et la pluie s'en est allée, et les fleurs ont paru en notre terre (Ct 2,11-12).



Cantique spirituel "B" - 2003 19