Cantique spirituel "B" - 2003 27

NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT

1. Dieu se communique en cette union intime à l'âme avec une si grande vérité d'amour, qu'il n'y a affection de mère qui avec une telle tendresse caresse son enfant, ni amour de frère ni amitié d'ami qui se compare à lui. Parce que la tendresse et la vérité d'amour avec lesquelles le Père immense comble et exalte cette humble et amoureuse âme sont telles -oh! chose merveilleuse et digne de toute stupeur, de toute admiration ! -, qu'il se fait véritablement son sujet à elle pour l'exalter, comme si Lui était son serviteur et elle était son maître ; et il est si empressé pour la combler, comme si Lui était son esclave et si elle était son Dieu. Tant sont profondes l'humilité et la douceur de Dieu ! Car Lui en cette communication d'amour en quelque manière accomplit ce service que dans l'Évangile Il dit qu'il rendra à ses élus dans le ciel, à savoir, que se ceignant, passant de l'un à l'autre, il les servira (Lc 12,37). Et ainsi, il s'emploie maintenant à caresser et à combler l'âme comme la mère à servir et caresser son petit, le nourrissant de ses seins mêmes ; en cela l'âme connaît la vérité de la parole d'Isaïe qui dit: Sur le sein de Dieu vous serez portés et sur ses genoux vous serez caressés (Is 66,12).

2. Que sentira, donc, l'âme ici, au milieu de tant de faveurs incomparables ? Comme elle se fondra en amour! Comme elle rendra grâces, voyant ce coeur de Dieu ouvert pour elle avec tant d'amour incomparable et généreux ! Se voyant au milieu de tant de délices, elle se livre elle-même tout entière à Lui, et lui donne aussi le coeur de sa volonté et de son amour, et ressentant et éprouvant en son âme ce que l'épouse ressentait dans les Cantiques parlant avec son Époux de cette façon : Moi pour mon Aimé, et lui se tourne vers moi. Viens, mon Aimé, sortons à la campagne, demeurons ensemble dans les fermes ; levons-nous au petit jour pour aller dans les vignes, et voyons si la vigne a fleuri et si les fleurs donnent des fruits, si les grenadiers fleurissent. Là je te donnerai mon coeur (Ct 7,10-12) ; c'est-à-dire, les délices et force de ma volonté je les emploierai au service de ton amour. Et pour rendre compte de ces deux remises de l'âme et de Dieu en cette union, elle les exprime dans le couplet suivant, disant:


COUPLET 27 £[A18]

Là il me donna son coeur,


là il m'enseigna une science très savoureuse,

et à lui je me donnai vraiment

moi, sans rien garder ;

là je lui promis d'être son épouse.



EXPLICATION


3. En ce couplet l'épouse rapporte la remise faite par les deux partis, à savoir elle et Dieu, en ce mariage spirituel, en disant que dans ce cellier intime d'amour ils se sont unis en communication, Lui à elle lui donnant désormais librement le coeur de son amour, en quoi il lui enseigna sagesse et secrets, et elle à Lui se livrant désormais toute effectivement sans se réserver désormais rien pour soi ni pour un autre, assurant désormais d'être sienne pour toujours. Suit le vers :

Là il me donna son coeur.



4. Donner le coeur l'un à l'autre est donner son amour et son amitié et découvrir ses secrets comme à un ami ; et ainsi, quand l'âme dit qu'il lui donna là son coeur, c'est dire que là il lui communiqua son amour et ses secrets; ce que Dieu fait avec l'âme en cet état et, de plus, ce qu'elle dit aussi dans le vers suivant :

là il m'enseigna une science très savoureuse.



5. La science savoureuse qu'elle dit ici qu'il lui enseigna, est la Théologie mystique, qui est science secrète de Dieu, que les spirituels appellent contemplation; elle est très savoureuse, car c'est une science par amour qui en est le maître et rend tout savoureux. Et, pour autant que Dieu lui communique cette science et intelligence dans l'amour avec lequel il se communique à l'âme, elle lui est savoureuse pour l'entendement, puisqu'elle est science qui lui appartient ; et elle lui est aussi savoureuse à la volonté, puisqu'elle est en amour, lequel appartient à la volonté. Et elle dit aussitôt:

et à lui je me donnai vraiment

moi, sans rien garder.



6. En cette suave boisson de Dieu, en laquelle (comme nous avons dit) l'âme s'absorbe en Dieu, très volontairement et avec grande suavité l'âme se livre toute à Dieu, voulant être toute sienne et n'avoir jamais en soi chose étrangère à Lui, Dieu procurant en elle en ladite union la pureté et perfection qui sont nécessaires pour cela; car, pour autant qu'Il la transforme en soi, Il la fait toute sienne et évacue d'elle tout ce qu'elle avait d'étranger à Dieu. D'où vient que non seulement selon la volonté, mais aussi selon l'opération, elle demeure réellement sans rien garder toute donnée à Dieu, comme Dieu s'est donné librement à elle ; de manière que ces deux volontés restent quittes, livrées et satisfaites entre elles, de manière qu'en rien l'une n'ait désormais à manquer à l'autre, avec fidélité et assurance du mariage. Et pour cela elle ajoute, disant:

là je lui promis d'être son épouse.



7. Parce que, comme l'épousée ne met en nul autre son amour ni son souci ni son action en dehors de son époux, de même l'âme en cet état n'a désormais ni affections de volonté, ni intelligences d'entendement, ni souci ni action quelconque que tout ne soit orienté vers Dieu, joint avec ses appétits, car elle est comme divine, déifiée ; de manière que même jusqu'aux premiers mouvements elle n'a rien contre ce qui est la volonté de Dieu en tout ce qu'elle en peut savoir. Car, de même qu'une âme imparfaite a très ordinairement au moins les premiers mouvements enclins au mal et les imperfections selon l'entendement et selon la volonté et la mémoire et les appétits, de même aussi l'âme de cet état, selon l'entendement et la volonté et la mémoire et les appétits, dans les premiers mouvements d'ordinaire se meut et s'incline vers Dieu à cause de la grande aide et fidélité qu'elle a désormais en Dieu et de la parfaite conversion au bien. Tout cela David le donna bien à entendre quand il dit, parlant de son âme, en cet état : Peut-être mon âme ne sera pas soumise à Dieu ? Si ! car de Lui vient mon salut, à moi, et parce que Lui est mon Dieu et mon Sauveur; mon Hôte, et je ne serai plus troublé (Ps 61,2-3). En ce qu'il dit mon Hôte, il donne à entendre que, son âme étant reçue en Dieu et unie avec Lui, comme nous le disons ici, elle ne devait plus avoir désormais de mouvement contre Dieu.

8. De ce qui a été dit il reste clairement entendu que l'âme qui est parvenue à cet état de mariage spirituel ne sait autre chose qu'aimer et aller toujours en délectations d'amour avec l'Époux. Parce que, comme en cela elle est parvenue à la perfection, dont la forme et l'être, comme dit saint Paul, sont l'amour (Col 3,14), puisque plus une âme aime, plus elle est parfaite en ce qu'elle aime, de là vient que cette âme qui est déjà parfaite, est toute amour (si on peut dire ainsi), et toutes ses actions sont amour, et toutes ses puissances et richesses de son âme elle les emploie à aimer, donnant tous ses biens, comme le sage marchand (Mt 13,46), pour ce trésor d'amour qu'elle trouva caché en Dieu, qui est de si grand prix devant lui que, comme l'âme voit que son Aimé n'apprécie rien ni ne se sert de rien en dehors de l'amour, de là vient que, désirant le servir parfaitement, elle emploie tout en amour pur de Dieu. Et non seulement parce qu'il le veut ainsi, mais aussi parce que l'amour dans lequel elle est unie en toutes les choses et pour toutes les choses la meut en amour de Dieu ; car, ainsi que l'abeille tire de toutes les plantes le miel qui s'y trouve et ne les utilise que pour cela, de même, de toutes les choses qui passent par l'âme, avec grande facilité elle tire la douceur d'amour qui s'y trouve ; car, aimer Dieu en elles, qu'elles soient agréables ou désagréables, étant informée et favorisée par l'amour comme elle l'est, elle ne le sent, ni ne le goûte, ni ne le sait, parce que, comme nous avons dit, l'âme ne sait rien que l'amour, et son plaisir en toutes les choses et ses relations (comme nous avons dit) sont toujours délectation de l'amour de Dieu. Et, pour noter cela, elle dit le couplet suivant.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT

1. Mais, parce que nous avons dit que Dieu ne se sert d'autre chose que de l'amour, avant de l'expliquer il sera bon de dire ici la raison, et c'est que toutes nos oeuvres et toutes nos épreuves, même si elles sont toutes au maximum possible, ne sont rien devant Dieu, car en elles nous ne pouvons rien lui donner, ni accomplir son désir qui est seulement d'élever l'âme. Pour lui il ne désire rien de cela, car il n'en a pas besoin; et ainsi s'il se sert de quelque chose c'est de ce qui élève l'âme, et comme il n'y a pas autre chose qui puisse l'élever davantage que de l'égaler à lui-même, pour cela seulement il se sert du fait que l'âme l'aime, car le propre de l'amour est de rendre égal celui qui aime à la chose aimée. Aussi, comme l'âme a maintenant un amour parfait, pour cela on l'appelle épouse du Fils de Dieu, ce qui signifie l'égalité avec lui ; en cette égalité d'amitié toutes les choses qui appartiennent aux deux sont communes aux deux, comme le même Époux le dit à ses disciples, en disant : Je vous ai appelés désormais mes amis, car tout ce que j'entendis de mon Père, je vous l'ai fait connaître (Jn 15,15). Elle dit ensuite le couplet:


COUPLET 28 £[A19]



Mon âme s'est employée

et tout mon bien à son service.

Je ne garde plus de troupeau

ni n'ai plus d'autre office,

car désormais seulement d'aimer est mon exercice.


EXPLICATION


2. Pour autant, dans le couplet précédent, l'âme a dit, ou pour mieux dire, l'épouse, qu'elle s'était entièrement donnée à l'Époux, sans rien garder pour soi, elle dit maintenant en celui-ci le mode et la manière qu'elle a pour l'accomplir, disant que désormais son âme et son corps et ses puissances et toute son habileté sont employés, non plus dans les choses, mais dans celles qui sont du service de son Époux ; et que pour cela, elle ne recherche plus son propre intérêt, ni ne va pas après ses goûts, ni non plus ne s'occupe pas en autres choses et affaires extérieures et étrangères à Dieu ; et de plus, qu'avec Dieu même elle n'a plus d'autre style ni façon de traiter que l'exercice d'amour, car désormais elle a troqué et changé toute sa première façon de procéder en amour, selon ce qui se dira maintenant.

Mon âme s'est employée.



3. Dire que l'âme, la sienne, s'est employée, donne à entendre la remise qu'elle fit de soi à l'Aimé en cette union d'amour, où son âme resta désormais avec toutes ses puissances, entendement, volonté et mémoire, dédiée et soumise à son service ; employant l'entendement à entendre les choses qui sont le plus de son service pour les faire ; et sa volonté à aimer tout ce qui plaît à Dieu, et à affectionner en toutes les choses la volonté de Dieu ; et la mémoire et le souci de ce qui est de son service et de ce qui doit le contenter davantage. Et elle dit de plus :

et tout mon bien à son service.



4. Par tout son bien on entend ici tout ce qui appartient à la partie sensitive de l'âme ; en cette partie sen-sitive est inclus le corps avec tous ses sens et toutes ses puissances tant intérieurs qu'extérieurs, et toute l'habileté naturelle, à savoir, les quatre passions, les appétits naturels et les autres biens de l'âme. Tout cela elle dit que c'est désormais employé au service de son Aimé tout comme la partie rationnelle et spirituelle de l'âme dont nous venons de parler dans le vers précédent, car le corps désormais elle le traite selon Dieu, les sens intérieurs et extérieurs, elle les règle et gouverne selon Dieu et dresse vers Lui leurs opérations, et les quatre passions de l'âme toutes elle les tient aussi ordonnées à Dieu ; car elle ne se réjouit point si ce n'est de Dieu, ni n'a d'espoir en autre chose qu'en Dieu, ni ne craint sinon seulement Dieu, ni ne souffre sinon Dieu, et aussi tous ses appétits et soins vont seulement à Dieu.

5. Et tout ce bien est désormais employé et orienté vers Dieu, de telle manière que, même sans attention de l'âme, toutes les parties que nous avons dites de ce fonds dans les premiers mouvements s'inclinent à agir en Dieu et pour Dieu ; car l'entendement, la volonté et mémoire se portent aussitôt vers Dieu, et les affections, les sens, les désirs et appétits, l'espoir, la joie et en bref tout son avoir en premier lieu s'incline vers Dieu, même si, comme j'ai dit, l'âme ne se rend pas compte qu'elle agit pour Dieu. D'où vient qu'une telle âme oeuvre pour Dieu très fréquemment et s'occupe de Lui et de ce qui le concerne sans penser ni se souvenir qu'elle le fait pour Lui, car la pratique et l'habitude qu'elle a désormais de procéder de telle manière, la dispense de l'attention et du soin et même des actes fervents qu'elle avait l'habitude d'avoir dans les débuts de l'oeuvre. Et parce que ce bien est tout entier employé en Dieu de la manière dite, nécessairement l'âme doit aussi avoir ce qu'elle dit dans le vers suivant, à savoir:

je ne garde plus de troupeau.



6. Autant dire : Je ne vais plus après mes goûts et appétits, car les ayant mis en Dieu et donnés à Lui, l'âme ne les nourrit plus ni ne les garde pour soi. Et non seulement elle dit que désormais elle ne garde plus ce troupeau, mais elle dit de plus :

ni n'ai plus d'autre office.



7. L'âme a maints offices non profitables avant qu'elle n'arrive à faire cette donation et remise de soi et de son bien à l'Aimé, avec lesquels elle tâchait de servir son propre appétit et celui d'autrui, car autant d'habitudes d'imperfections elle avait, autant d'offices nous pouvons le dire elle avait. Ces habitudes peuvent être : comme l'attachement et la manie de parler de choses inutiles, et aussi de les penser et de les faire, n'en usant pas conformément à la perfection de l'âme. Elle a coutume d'avoir d'autres appétits avec lesquels elle satisfait l'appétit d'autrui, comme ostentations, compliments, adulations, servilité, essayer de paraître bien et de faire prendre goût aux gens à ses affaires, et beaucoup d'autres choses inutiles avec lesquelles elle essaie d'être agréable aux gens, en y employant le soin, et l'appétit et l'activité, et finalement les ressources de l'âme. Tous ces offices l'âme dit qu'elle ne les a plus, car désormais toutes ses paroles et ses pensées et actions sont de Dieu et orientées vers Dieu, n'ayant pas les imperfections habituelles. Et ainsi, c'est comme si elle disait: je ne cherche plus à procurer du plaisir à mon appétit ni à autrui, ni ne m'occupe ni ne me mêle d'autres passe-temps inutiles, ni des choses du monde,

car désormais seulement d'aimer

est mon exercice.



8. Comme si elle disait: que tous ces offices sont désormais mis en exercice d'amour de Dieu ; à savoir, que toute l'habileté de mon âme et de mon corps, mémoire, entendement et volonté, sens intérieurs et extérieurs et appétits de la partie sensitive et spirituelle, tout se meut par amour et dans l'amour, faisant tout ce que je fais avec amour, et supportant tout ce que je supporte avec une saveur d'amour. C'est ce que David voulut faire entendre quand il dit : Ma force je la garderai pour toi (Ps 58,10).

9. Il faut noter ici que, lorsque l'âme arrive à cet état, tout l'exercice de la partie spirituelle et de la partie sensitive, soit qu'il consiste à agir, soit qu'il consiste à pâtir, de quelque manière qu'il soit, toujours il lui cause plus d'amour et de délectation en Dieu, comme nous avons dit. Et jusqu'à l'exercice même de l'oraison et du rapport avec Dieu qu'auparavant elle avait l'habitude de passer en d'autres considérations et procédés, désormais il est tout exercice d'amour. De manière que, soit qu'elle s'exerce au temporel, soit que son exercice concerne le spirituel, toujours une telle âme peut dire : désormais seulement d'aimer est mon exercice.

10. Heureuse vie, et heureux état, et heureuse âme qui arrive à lui ! où tout lui est désormais substance d'amour et délice et délectation de mariage, où l'épouse peut dire en vérité au divin Époux ces paroles que de pur amour elle lui adresse dans les Cantiques, disant : Toutes les pommes nouvelles et anciennes, je les gardai pour toi (Ct 7,13), comme si elle disait: Mon Aimé, tout le rude et le pénible je le veux pour toi et tout le suave et le savoureux je le veux pour toi. Mais le sens approprié de ce vers, est de dire que l'âme en cet état de mariage spirituel va de façon habituelle en union d'amour de Dieu, qui est une présence commune et habituelle de volonté amoureuse en Dieu.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT


1. Véritablement cette âme est perdue pour toutes les choses et elle est seulement gagnée pour l'amour, n'employant plus l'esprit à autre chose ; c'est pourquoi, même en ce qui est de la vie active et autres exercices extérieurs elle fait défaut, pour accomplir vraiment l'unique et seule chose qui, a dit l'Époux, était nécessaire (Lc 10,42), et c'est la présence et le continuel exercice de l'amour en Dieu. Ce qu'Il apprécie et estime tellement, que, comme Il reprit Marthe parce qu'elle voulait écarter Marie de ses pieds pour l'occuper à d'autres activités au service du Seigneur, attendu qu'elle faisait tout et que Marie ne faisait rien, puisqu'elle se reposait auprès du Seigneur (Lc 10,41), alors que c'est tout le contraire (car il n'y a pas d'oeuvre meilleure ni plus nécessaire que l'amour) ; de même aussi dans les Cantiques, défendant l'épouse, conjurant toutes les créatures du monde - qu'on entend ici par les filles de Jérusalem - qu'elles n'empêchent pas pour l'épouse le sommeil spirituel d'amour, ni qu'elles ne la fassent pas éveiller ni ouvrir les yeux à autre chose jusqu'à ce qu'elle veuille (Ct 3,5).

2. Où il faut noter que, tant que l'âme n'a pas atteint cet état d'union d'amour, il lui convient d'exercer l'amour aussi bien dans la vie active que dans la contemplative; mais quand elle y est déjà parvenue, il ne lui convient pas de s'occuper en d'autres travaux et exercices extérieurs qui pourraient la priver un peu de cette présence d'amour en Dieu, même s'il s'agit d'un grand service de Dieu, car est plus précieux au regard de Dieu un petit peu de ce pur amour et fait plus de profit pour l'Église, même s'il semble qu'elle ne fasse rien, que toutes ces autres oeuvres réunies. Pour cela Marie-Madeleine, alors que grâce à sa prédication elle était de grand profit et en procurerait un plus grand ensuite, à cause du grand désir qu'elle avait de réjouir son Époux et de profiter à l'Église se cacha dans le désert trente années pour se livrer vraiment à cet amour, lui semblant que de toutes manières elle gagnerait beaucoup plus de cette manière, car un petit peu de cet amour est d'un grand profit et importe beaucoup à l'Église.

3. Aussi, quand une âme a quelque peu de ce degré de solitaire amour, on ferait grand tort à elle et à l'Église si on voulait l'occuper, fût-ce pour peu de temps, à des choses extérieures et actives, fussent-elles de beaucoup d'importance. Car, puisque Dieu adjure qu'on ne la réveille pas de cet amour, qui oserait et resterait sans reproche? Car enfin, c'est en vue de cette fin que nous fûmes créés. Qu'ils fassent donc ici attention, ceux qui sont très actifs, qui pensent embrasser le monde avec leurs prédications et leurs oeuvres extérieures, qu'ils seraient de beaucoup plus de profit à l'Église et beaucoup plus agréables à Dieu, outre le bon exemple qu'ils donneraient d'eux, s'ils passaient, ne serait-ce que la moitié de ce temps, à se tenir avec Dieu en oraison, même s'ils ne sont pas arrivés à une aussi élevée que celle-ci. Certes, ils feraient alors plus et avec moins de peine en une seule oeuvre qu'en mille, leur oraison méritant cela, et ayant puisé des forces spirituelles en elle ; car autrement, tout n'est que marteler et faire un peu plus que rien, et parfois rien, et même parfois du tort. Car Dieu vous épargne que commence à s'affadir le sel (Mt 6,13), car quoique de l'extérieur il paraisse bien qu'on fait quelque chose, en substance ce ne sera rien, tant il est certain que les bonnes oeuvres ne peuvent se faire que par la vertu de Dieu.

4. Oh! que ne pourrait-on écrire ici sur cela ! Mais ce n'est pas le lieu. Cela je l'ai dit pour donner à entendre cet autre couplet; car l'âme y réplique pour elle-même à tous ceux qui réfutent cette oisiveté de l'âme et veulent que tout soit action qui brille et comble l'oeil de l'extérieur, ne comprenant pas la veine et la source cachée d'où jaillit l'eau et d'où se fait tout le fruit. Et ainsi, elle dit le couplet:



COUPLET 29 £[A20]



Ainsi donc si au pré public

de ce jour on ne me voit ni ne me trouve,

dites que je me suis perdue ;

et qu'allant énamourée,

je me suis faite perdante, et je fus gagnante.



EXPLICATION

5. L'âme en ce couplet réplique à un reproche tacite de la part de ceux du monde, qui ont coutume de critiquer ceux qui pour de vrai se donnent à Dieu, les tenant pour excessifs dans leur étrangeté et leur retraite et leur manière de procéder, disant aussi qu'ils sont inutiles pour les choses importantes et perdus en ce que le monde apprécie et estime. À ce reproche l'âme ici satisfait de très bonne façon, faisant face avec beaucoup d'audace et de hardiesse à cela et à tout le reste que le monde peut lui reprocher, car, étant arrivée au vif de l'amour de Dieu, elle tient tout cela pour peu ; et non seulement cela, mais au contraire elle-même le reconnaît en ce couplet, elle se vante et se glorifie d'avoir donné en de telles choses et de s'être perdue au monde et à soi-même pour son Aimé. Et ainsi, ce qu'elle veut dire en ce couplet, parlant avec ceux du monde, c'est, s'ils ne la voient plus dans les choses de ses premières affaires et autres passe-temps qu'elle avait l'habitude d'avoir dans le monde, qu'ils disent et croient qu'elle s'est perdue et retirée d'eux, et qu'elle tient cela pour un si grand bien, qu'elle-même a voulu se perdre, allant à la quête de son Aimé, très amoureuse de lui. Et, pour qu'ils voient le gain de sa perte et qu'ils ne tiennent pas cela pour folie ou tromperie, elle dit que cette perte fut son gain, et que pour cela de propos délibéré elle se fit perdante.

Ainsi donc si au pré public

de ce jour on ne me voit ni ne me trouve.



6. Pré public se dit ordinairement d'un lieu public où les gens ont coutume de se rassembler pour prendre délassement et récréation, et où aussi les bergers paissent leurs troupeaux ; et ainsi, par le pré public l'âme ici entend le monde, où les mondains ont leurs passe-temps et leurs affaires et paissent les troupeaux de leurs appétits. En ce couplet l'âme dit à ceux du monde que, si elle n'est vue ni trouvée comme elle en avait l'habitude avant qu'elle ne fût tout à Dieu, qu'ils la tiennent pour perdue en cela même, et qu'ils le disent ainsi ; car de cela elle se réjouit souhaitant qu'on le proclame, en disant:

dites que je me suis perdue.



7. Il ne rougit pas devant le monde, celui qui aime les oeuvres qu'il fait pour Dieu, ni ne les cache avec honte, même si le monde entier devait les condamner ; car celui qui aura honte devant les hommes de confesser le Fils de Dieu, en négligeant de faire ses oeuvres, le même Fils de Dieu, comme Il le dit par saint Luc, aura honte de le confesser devant son Père (Lc 9,26). Et, pour autant, l'âme avec courage d'amour, se glorifie plutôt que l'on voie pour la gloire de son Aimé, qu'elle a fait une telle oeuvre pour lui, qu'elle s'est perdue à toutes les choses du monde ; et pour cela elle dit: dites que je me suis perdue.

8. Cette si parfaite hardiesse et détermination dans les oeuvres, peu de spirituels y parviennent, car, bien que quelques-uns agissent et pratiquent de cette façon, et même certains se tiennent pour des plus avancés, jamais ils n'achèvent de se perdre en certains points ou du monde ou de la nature afin de faire les oeuvres parfaites et dénuées pour Christ, ne regardant pas à ce qu'on dira ou ce qui semblera. Et ainsi ceux-là ne pourront pas dire : dites que je me suis perdue, puisqu'ils ne sont pas perdus à eux-mêmes en leur oeuvre ; ils ont encore honte de confesser Christ par leur oeuvre devant les hommes, ayant égard à certaines choses. Ils ne vivent pas vraiment en Christ.

Et qu'allant énamourée,



9. à savoir : marchant en pratiquant les vertus, énamourée de Dieu,

je me suis faite perdante, et je fus gagnante.



10. L'âme connaissant le dit de l'Époux en l'Évangile, à savoir que nul ne peut servir deux maîtres (Mt 6,24), mais que forcément il devra en abandonner un, elle dit ici que, pour ne pas abandonner Dieu, elle dut abandonner tout ce qui n'est pas Dieu, qui est toutes les autres choses et soi-même, se perdant à tout cela pour son amour. Celui qui chemine vraiment énamouré, se laisse perdre aussitôt à tout le reste pour se gagner davantage en ce qu'il aime. Et pour cela l'âme dit ici qu'elle-même se fit perdante, ce qui est se laisser perdre de propos délibéré, et c'est en deux manières, à savoir: à soi-même, ne faisant cas de soi en aucune chose, mais seulement de l'Aimé, se livrant à lui gratuitement sans aucun intérêt, se faisant perdante à soi-même, ne voulant se gagner en rien pour soi; deuxièmement, à toutes les choses, ne faisant cas de toutes ses choses, mais de celles qui touchent l'Aimé. Et ceci est se faire perdante, qui est avoir envie d'être gagnée.

11. Tel est celui qui marche énamouré de Dieu, qui ne prétend profit ni récompense, mais seulement de perdre tout et soi-même volontairement pour Dieu, et cela il le tient pour son gain, et il l'est en effet, selon la parole de saint Paul disant : Mori lucrum ; soit : Mourir pour Christ est mon gain (Ph 1,21), mourir spirituellement à toutes les choses et à soi-même. Et pour cela l'âme dit: je fus gagnante ; car celui qui ne sait pas se perdre ne se gagne pas, au contraire il se perd, selon la parole de Notre Seigneur en l'Évangile, disant : Celui qui voudra gagner pour soi son âme, celui-là la perdra; et celui qui perdra son âme à cause de moi, celui-là la gagnera (Mt 16,25). et, si nous voulons entendre ledit vers plus spirituellement et plus selon le propos dont nous traitons ici, il faut savoir que, quand une âme dans le chemin spirituel est arrivée à tel point qu'elle s'est perdue à toutes les routes et voies naturelles de procéder dans ses rapports avec Dieu, qu'elle ne le cherche plus par considérations ni formes ni sentiments ni quelques autres modes de créatures ni du sens, mais qu'elle passe par-dessus tout cela et par-dessus tous ses modes et manières à elle, traitant avec Dieu et en jouissant en foi et amour, alors on dit qu'elle s'est véritablement gagnée à Dieu, car pour de vrai elle s'est perdue à tout ce qui n'est pas Dieu et à tout ce qui est en elle.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT


1. Donc l'âme étant gagnante de cette manière, tout ce qu'elle fait est gain, car toute la force de ses puissances est orientée en relation spirituelle d'un très savoureux amour intérieur avec l'Aimé; dans lequel les communications intérieures qui s'effectuent entre Dieu et l'âme sont d'une délectation si délicate et si élevée, qu'il n'y a langue mortelle qui le puisse dire ni d'entendement humain qui le puisse entendre. Parce que, comme la mariée au jour de son mariage ne s'intéresse pas à autre chose que ce qui est fête et délectation d'amour et met en lumière tous ses bijoux et ses charmes afin par eux d'être agréable à son époux et de le réjouir, et l'époux ni plus ni moins lui montre toutes ses richesses et excellences pour la fêter et lui faire plaisir, de même ici en ce mariage spirituel, où l'âme éprouve en vérité ce que l'épouse dit dans les Cantiques, à savoir : Moi pour mon Aimé, et mon Aimé pour moi (Ct 6,2), les vertus et les grâces de l'âme épouse et les magnificences et les grâces de l'Époux Fils de Dieu sont mises en lumière et manifestées afin que soient célébrées les fêtes de ce mariage, les biens et délices se communiquant de l'un à l'autre avec le vin de savoureux amour en l'Esprit Saint. Pour montrer cela, parlant avec l'Époux, l'âme dit ce couplet:


COUPLET 30 £[A21]

De fleurs et d'émeraudes


dans les fraîches matinées cueillies

nous ferons les guirlandes

en ton amour fleuries

et avec un de mes cheveux entrelacées.



EXPLICATION

2. Dans ce couplet, l'épouse revient à parler avec l'Époux en communication et récréation d'amour; et ce qu'elle fait, c'est de traiter du plaisir et de la délectation que l'âme épouse et le Fils de Dieu éprouvent en la possession des richesses des vertus et dons de tous les deux et de leur exercice qui s'effectue de l'un à l'autre, s'en réjouissant entre eux en communication d'amour. Et pour cela elle dit, parlant avec lui, qu'ils feront des guirlandes riches de dons et de vertus acquises et gagnées en temps agréable et convenable, embellies et gracieuses en l'amour qu'il a pour elle et soutenues et gardées en l'amour qu'elle a pour lui. Pour cela elle appelle cette jouissance des vertus faire des guirlandes avec elles, car de toutes ensemble, comme fleurs en guirlandes, ils jouissent tous deux dans l'amour commun que l'un a pour l'autre.

De fleurs et d'émeraudes.



3. Les fleurs sont les vertus de l'âme, et les éme-raudes sont les dons qu'elle a reçus de Dieu. Or de ces fleurs et émeraudes,

en les fraîches matinées cueillies ;



4. à savoir, gagnées et acquises dans la jeunesse, que sont les fraîches matinées de l'âge ; et elle dit cueillies, car les vertus qui s'acquièrent en ce temps de jeunesse sont choisies et très agréables à Dieu, pour être en temps de jeunesse quand il y a davantage d'opposition de la part des vices pour les acquérir et de la part du naturel plus d'inclination et de promptitude pour les perdre ; et aussi parce que, en commençant à les cueillir dès ce temps de jeunesse, elles s'acquièrent plus parfaites et sont plus choisies. Et elle appelle ces temps de jeunesse fraîches matinées, parce que comme est agréable la fraîcheur du matin au printemps plus que les autres parties du jour, de même l'est la vertu de la jeunesse devant Dieu. Et même ces fraîches matinées peuvent s'entendre par les actes d'amour en lesquels s'acquièrent les vertus, qui sont plus agréables à Dieu que les fraîches matinées aux fils des hommes.

5. Par les fraîches matinées s'entendent également ici les oeuvres faites en sécheresse et difficulté de l'esprit, qui sont signifiées par le froid des matinées de l'hiver ; et ces oeuvres faites pour Dieu en sécheresse d'esprit et difficulté sont très précieuses pour Dieu, car en elles grandement s'acquièrent les vertus et les dons. Et celles qui s'acquièrent de cette sorte et avec peine pour la plupart sont plus choisies et plus excellentes et plus sûres que si elles s'acquéraient seulement avec la saveur et la satisfaction de l'esprit; car la vertu dans la sécheresse et la difficulté et la peine prend racines, selon ce que Dieu dit à saint Paul, par cette parole : La vertu en la faiblesse se fait parfaite (2Co 12,9). Et partant, pour exalter l'excellence des vertus dont on doit faire les guirlandes pour l'Aimé, cela est bien dit en les fraîches matinées cueillies, car de ces seules fleurs et émeraudes de vertus et dons choisis et parfaits, et non des imparfaites, l'Aimé se réjouit bien. Et pour cela l'âme épouse dit ici qu'avec elles pour lui

nous ferons les guirlandes.



6. Pour l'intelligence de cela, il faut savoir que toutes les vertus et tous les dons que l'âme et Dieu acquièrent en elle, sont en elle comme une guirlande de différentes fleurs avec lesquelles elle est admirablement embellie, comme d'un vêtement d'une précieuse variété. Et pour mieux entendre cela, il faut savoir que, comme les fleurs matérielles, à mesure qu'on les cueille on les assemble dans la guirlande que l'on compose avec elles, de la même manière, comme les fleurs spirituelles des vertus et des dons, à mesure qu'on les acquiert, sont disposées en l'âme; et, leur acquisition étant achevée, la guirlande de perfection en l'âme est désormais achevée d'être faite, en quoi l'âme et l'Époux se délectent embellis avec cette guirlande et parés, tout comme en l'état de perfection. Celles-ci sont les guirlandes qu'elle dit qu'ils doivent faire, qui est de se ceindre et se couronner d'une variété de fleurs et d'émeraudes de vertus et de dons parfaits, pour paraître dignement avec ce bel et précieux ornement devant la face du Roi et mériter qu'il l'égale à lui, la plaçant comme une reine à son côté, puisqu'elle le mérite avec la beauté de ses parures. D'où David parlant avec Christ en ce cas, dit Astitit regina a dextris tuis in vestitu deaurato circumdata varietate; ce qui veut dire : La reine s'est tenue à ta droite en un vêtement d'or, entourée de variété (Ps 44,10) ; autant dire : elle s'est tenue à ta droite vêtue d'amour parfait et entourée d'une variété de dons et de vertus parfaites. Et elle ne dit pas : je ferai moi les guirlandes toute seule, ni non plus tu les feras toi tout seul, mais nous les ferons tous deux ensemble ; car les vertus, l'âme ne peut les opérer ni les acquérir toute seule sans l'aide de Dieu, ni non plus Dieu ne les opère pas seul en l'âme sans elle; parce que quoiqu'il soit vrai que tout le bon et tout don parfait soit d'en haut descendu du Père des lumières comme dit saint Jacques (Jc 1,17), néanmoins cela même ne se reçoit pas sans l'habileté et la participation de l'âme qui le reçoit. D'où l'épouse parlant dans les Cantiques avec l'Époux, dit: Tire-moi, après toi nous courrons (Ct 1,3). De cette manière que le mouvement pour le bien doit venir de Dieu seul (selon qu'elle donne ici à entendre) ; mais le courir, elle ne le dit pas de Lui seul ni d'elle seule, mais nous courrons ensemble, qui est l'oeuvre de Dieu et de l'âme ensemble.

7. Ce vers s'entend très proprement de l'Église et de Christ, dans lequel l'Église son épouse, parle avec Lui, en disant: nous ferons les guirlandes; entendant par guirlandes toutes les âmes saintes engendrées par Christ en l'Église, car chacune d'elles est comme une guirlande ornée de fleurs de vertus et de dons, et toutes ensemble sont une seule guirlande pour la tête de l'Époux Christ. Et aussi on peut entendre par les belles guirlandes ce que d'un autre nom on appelle auréoles, faites aussi en Christ et en l'Église, qui sont de trois manières : la première de belles et blanches fleurs de toutes les vierges, chacune avec son auréole de virginité, et toutes ensemble seront une auréole pour mettre sur la tête de l'Époux Christ. La deuxième auréole, des fleurs resplendissantes des saints docteurs, chacun avec son auréole de docteur, et toutes ensemble seront une seule auréole pour poser par-dessus celle des vierges sur la tête de Christ. La troisième, des oeillets rouges des martyrs, chacun aussi avec son auréole de martyr, et toutes ensemble seront une seule auréole pour achever l'auréole de l'Époux Christ. Avec ces trois guirlandes Christ Époux sera si embelli et si gracieux à voir, qu'on dira dans le ciel ce que l'épouse dit dans les Cantiques: Sortez, filles de Jérusalem et regardez le roi Salomon avec la couronne dont sa mère l'a couronné le jour de son mariage et au jour de l'allégresse de son coeur (Ct 3,11). Nous ferons, donc, dit-elle, ces guirlandes

en ton amour fleuries.



8. La fleur qu'ont les oeuvres et les vertus est la grâce et la vertu qu'elles ont de l'amour de Dieu, sans lequel non seulement elles ne seraient pas fleuries, mais toutes seraient sèches et sans valeur devant Dieu, même si humainement elles étaient parfaites. Mais, parce qu'Il donne sa grâce et son amour, les oeuvres sont fleuries en son amour.

Et avec un de ses cheveux entrelacées.



9. Ce cheveu qui est le sien est sa volonté à elle et l'amour qu'elle a pour l'Aimé; cet amour tient et fait l'office que le fil fait en la guirlande, parce que, comme le fil entrelace et attache les fleurs en la guirlande, ainsi l'amour de l'âme entrelace et attache les vertus en l'âme et les entretient en elle ; parce que, comme dit saint Paul (Col 3,14), la charité est le lien et le noeud de la perfection. De manière qu'en cet amour de l'âme les vertus et les dons surnaturels sont si nécessairement liés que, s'il se rompait en manquant à Dieu, aussitôt toutes les vertus se détacheraient et quitteraient l'âme, comme, le fil étant coupé en la guirlande, les fleurs tomberaient. De manière qu'il ne suffit pas que Dieu nous aime pour nous donner des vertus, mais il faut que nous aussi nous l'aimions à Lui pour les recevoir et les conserver. Elle dit un seul cheveu, et non plusieurs cheveux, pour donner à entendre que sa volonté est désormais seule, détachée de tous les autres cheveux qui sont les amours extérieures et étrangères. En quoi elle exalte bien la valeur et le prix de ces guirlandes de vertus, parce que, quand l'amour est unique et solide en Dieu (tel qu'elle le dit ici), les vertus aussi sont parfaites et achevées et bien fleuries en l'amour de Dieu, car alors l'amour qu'il a pour l'âme est inestimable selon ce que l'âme aussi ressent.

10. Mais, si je voulais donner à entendre la beauté de l'entrelacement que ces fleurs de vertus et d'émeraudes ont entre elles, ou dire quelque chose de la force et majesté que leur ordonnance et harmonie mettent dans l'âme, et la délicatesse et la grâce avec lesquelles ce vêtement de variété la pare, je ne trouverais paroles ni termes avec lesquels donner à l'entendre. Du démon Dieu dit dans le livre de Job que son corps est comme des boucliers d'airain fondu, couvert d'écailles si rapprochées entre elles, qu'elles se joignent de telle manière l'une l'autre, que l'air ne peut entrer par elles (Jb 41,6-7). Donc si le démon a tant de force en lui pour être vêtu de malices soudées et articulées les unes avec les autres, qui sont signifiées par les écailles, que son corps est dit être comme boucliers d'airain fondu, alors que toutes les malices en elles-mêmes ne sont que faiblesse, quelle sera la force de cette âme toute vêtue de fortes vertus, si soudées et entrelacées entre elles, que ne peut entrer entre elles aucune laideur ni imperfection, chacune ajoutant avec sa force à la force de l'âme, et avec sa beauté à sa beauté, et avec sa valeur et son prix la faisant riche, et avec sa majesté lui ajoutant seigneurie et grandeur ? Quelle merveille, donc, sera pour la vue spirituelle cette âme épouse en l'ornement de ces dons à la droite du Roi son époux ! Beaux sont tes pas dans les chaussures, fille du Prince! dit l'Époux parlant d'elle dans les Cantiques (Ct 7,1) ; et il dit fille du prince pour noter la souveraineté qu'elle a ici. Et, quand il l'appelle belle en la chaussure, que sera-ce dans le vêtement?

11. Et parce que non seulement il admire la beauté qu'elle a avec le vêtement de ces fleurs, mais qu'aussi il s'étonne de la force et du pouvoir que lui donne leur harmonie et disposition, jointe avec l'interposition des émeraudes qu'elle a des dons divins innombrables, l'Époux dit aussi en parlant d'elle dans lesdits Cantiques : Tu es terrible, rangée en bataille comme les faisceaux des armées royales (Ct 6,3) ; car ces vertus et ces dons de Dieu, comme ils récréent avec leur parfum spirituel, quand ils sont unis en l'âme, avec leur substance ils donnent force. Pour cela, quand l'épouse était faible et malade d'amour dans les Cantiques pour ne pas être arrivée à unir et entrelacer ces fleurs et ces émeraudes avec le cheveu de son amour, désirant devenir plus forte grâce à leur union et jonction, elle la demandait par ces paroles en disant : Fortifiez-moi avec des fleurs, réconfortez-moi avec des pommes, car je suis défaillante d'amour (Ct 2,5) ; entendant par les fleurs les vertus et par les pommes les autres dons.



Cantique spirituel "B" - 2003 27