Jérôme Critique sacrée - EXPLICATION DU PSAUME LXXXIX. AU PRETRE CYPRIEN.


EXPLICATIONS DE DIVERS PASSAGES DE L'ÉCRITURE SAINTE A HÉDIBIA.



Quoique je n'aie jamais eu l'honneur de vous voir, et que je ne vous connaisse que par la réputation que vous vous êtes acquise dans le monde par l'ardeur de votre foi, cependant vous m'écrivez des extrémités des Gaules et vous venez me chercher jusqu'au fond du désert de Bethléem, pour m'engager à répondre aux questions que vous me proposez sur l'Ecriture sainte, et sur lesquelles vous m'avez envoyé un petit mémoire par mon fils Apodemius. N'avez-vous pas dans votre province des personnes consommées dans la science de la loi de Dieu, et capables de vous instruire et d'éclaircir vos doutes? Mais peut-être ne cherchez-vous pas tant à vous instruire vous-même qu'à éprouver ma capacité; et après avoir consulté les autres sur les difficultés qui vous arrêtent vous voulez encore savoir ce que j'en pense. Vos ancêtres Patère et Delphide, dont l'un a enseigné la rhétorique à Rome avant que je fusse au monde, et l'autre durant ma jeunesse a illustré toutes les Gaules par les beaux ouvrages qu'il a composés tant en prose qu'en vers, tout muets qu'ils sont dans leur tombeau, me font de justes reproches de la liberté que je prends de donner des instructions à une personne de leur famille. Ils excellaient, je l'avoue, dans l’éloquence et dans les lettres humaines ; mais je puis dire aussi, sans craindre de rien dérober à leur gloire, qu'ils n'étaient guère versés dans la science de la loi de Dieu, dont personne ne peut être instruit que par le Père des lumières " qui éclaire tout homme venant en ce monde, " et qui se trouve au milieu des fidèles assemblés en son nom.

Je vous déclare donc, sans craindre qu'on m'accuse de vanité, que dans cette lettre je ne me servirai point de ces termes pompeux " qu'enseigne la sagesse humaine que Dieu doit détruire un jour," mais de ceux qu'enseigne la foi, traitant spirituellement les choses spirituelles, afin que " l'abîme " de l'Ancien-Testament " attire l’abîme" de l'Evangile " au bruit que font les eaux, " c'est-à-dire: les prophètes et les apôtres, et que la "vérité " du Seigneur " s'élève jusqu'à ces " nuées " à qui il a commandé de ne point pleuvoir sur les Juifs incrédules et d'arroser au contraire les terres des gentils, de " remplir le torrent des épines " et d'adoucir les eaux de la mer Morte. Priez donc le véritable Elisée de vivifier les eaux mortes et stériles qui sont en moi, et d'assaisonner le mets que je vous présente avec le sel des apôtres, à qui il a dit "Vous êtes le sel de la terre, " parce qu'on n'offre point à Dieu de sacrifice qui ne soit assaisonné avec le sel. Ne cherchez pas ici le faux éclat de cette éloquence mondaine que Jésus-Christ " a vu tomber du ciel comme un éclair, " jetez plutôt les yeux sur cet " homme de douleur qui n'a ni beauté ni agrément," et qui sait ce que c'est que de souffrir, et croyez qu'en répondant aux questions que vous me proposez, ce n'est pas sur mon érudition et ma capacité que je compte, mais sur la promesse de celui qui a dit : " Ouvrez votre bouche et je la remplirai. "
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Première question.



Vous mie demandez comment on peut devenir parfait, et de quelle manière doit vivre aine veuve qui n'a point d'enfants.

C'est la question qu'un docteur de la loi faisait à Jésus-Christ : " Maître, " lui disait-il, " que faut-il que je fasse pour acquérir la vie éternelle ? "Le Seigneur lui répondit: " Savez-vous les commandements? " — "Quels commandements? " lui répliqua le docteur. Jésus lui dit " Vous ne tuerez point; vous ne commettrez point d'adultère; vous ne déroberez point; vous ne rendrez point de faux témoignage. Honorez votre père et votre mère, et aimez votre prochain comme vous-même. " Ce docteur lui ayant répondu: " J'ai gardé tous ces commandements dès ma jeunesse, " Jésus-Christ ajouta : " Il vous manque encore une chose : si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez et le donnez aux pauvres; puis venez et me suivez. "

Pour répondre donc, madame, à la question que vous me proposez, je me servirai des propres paroles de Jésus-Christ. Si vous voulez être parfaite, porter votre croix, suivre le Sauveur et imiter saint Pierre qui disait: " Vous voyez, Seigneur, que nous avons tout quitté pour vous suivre," allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres et suivez le Sauveur. Jésus-Christ ne dit pas : Donnez-le à vos enfants, à vos frères, à vos parents, auxquels, quand même vous en auriez, vous seriez toujours obligée de préférer le Seigneur; mais, "Donnez-le aux pauvres, " ou plutôt à Jésus-Christ, que vous secourez en la personne des pauvres; lequel, étant riche, s'est fait pauvre pour l'amour de nous, et qui dit dans le psaume trente-neuvième : "Pour moi, je suis pauvre et dans l'indigence, et le Seigneur prend soin de moi. " Aussi est-ce de, lui qu'il est écrit dès le commencement du psaume suivant: "Heureux celui qui est attentif aux besoins du pauvre et de l'indigent." Cette attention est nécessaire afin de pouvoir discerner ceux qui sont vraiment pauvres; car on ne doit point mettre de ce nombre ceux qui, couverts de haillons et vivant dans l'indigence, ne laissent pas de vivre en même temps dans le crime et le désordre. Les véritables pauvres sont ceux dont parle l'apôtre saint Paul lorsqu'il dit : " Ils nous recommandèrent seulement de nous ressouvenir des pauvres. " C'était pour le soulagement de ces pauvres que saint Paul et saint Barnabé avaient soin de faire recueillir les aumônes, le premier jour de la semaine, dans les assemblées des gentils convertis à la foi, et qu'ils prenaient la peine eux-mêmes, sans vouloir s'en décharger sur d'autres, de porter à ceux qui avaient été dépouillés de leurs biens pour Jésus-Christ, qui souffraient la persécution, et qui avaient dit à leur père et à leur mère, à leur femme et à leurs enfants : " Nous ne vous connaissons point." Ce sont ces véritables pauvres qui ont accompli la volonté du Père céleste et dont le Sauveur a dit : " Ceux-là sont ma mère et mes frères qui font la volonté de mon Père. "

Je ne prétends point par là empêcher qu'on ne fasse l'aumône aux Juifs, aux gentils et à tous les autres pauvres, de quelque nation qu'ils soient ; mais l'on doit toujours préférer les chrétiens aux infidèles, et parmi les chrétiens mêmes, l'on doit mettre une grande différence entre un pauvre dont la vie est pure et les moeurs innocentes, et celui qui mène une vie corrompue et déréglée. De là vient que l'apôtre saint Paul, exhortant les fidèles dans la plupart de ses épîtres à faire la charité à tous les pauvres, leur recommande de l'exercer principalement envers ceux qu'une mène foi a rendus domestiques du Seigneur, c'est-à-dire : qui nous sont unis par les liens d'une même religion, et qui ne rompent point une union si sainte par le dérèglement et la corruption de leurs moeurs. Si saint Paul nous commande de donner à manger à nos ennemis lorsqu'ils ont faim, de leur donner à boire lorsqu'ils ont soif, et d'amasser par là des charbons de feu sur leur tète , combien plus sommes-nous obligés de nous acquitter de ces devoirs de charité envers ceux qui ne sont point nos ennemis et qui font profession d'une vie sainte et chrétienne? Au reste il faut prendre en bonne part et non pas dans un mauvais sens ce que dit l'Apôtre : " En agissant de la sorte, vous amasserez des charbons de feu sur sa tête. " Il veut dire par là qu'en faisant du bien à nos ennemis nous surmontons par ces manières honnêtes et obligeantes leur malice et leur haine, nous amollissons la dureté de leur coeur, nous en bannissons l'aigreur et la passion pour y faire place à l'amitié et à la tendresse, et nous amassons ainsi sur leur tête ces " charbons " dont il est écrit : " Une main puissante lance des flèches très pointues avec des charbons dévorants." Car, de même que ce Séraphin dont parle Isaïe purifia les lèvres de ce prophète avec un charbon de feu qu'il avait pris sur l'autel, ainsi nous purifions par notre charité les péchés de nos ennemis, surmontant le mal par le bien, bénissant ceux qui nous maudissent , et imitant notre Père céleste qui "fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et fait pleuvoir sur les justes et sur les pécheurs. " Comme donc vous n'avez point d'enfants, " employez les richesses injustes à vous faire plusieurs amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels. " Ce n'est pas sans raison que l'Evangile appelle les biens de la terre " des richesses injustes, " car elles n'ont point d'autre source que l'injustice des hommes, et les uns ne peuvent les posséder que par la perte et la ruine des autres. Aussi dit-on communément, ce (lui me parait très véritable, que ceux qui possèdent de grands biens ne sont riches que par leur propre injustice, ou par celle de ceux dont ils sont les héritiers.

Ce docteur de la loi ayant entendu dire à Jésus-Christ que pour être parfait il fallait renoncer à toutes les richesses qu'on possédait, et ne pouvant se résoudre à prendre ce parti parce qu'il était fort riche, alors le Sauveur, se tournant vers ses disciples, leur dit : " Qu'il est difficile que les riches puissent entrer dans le royaume des cieux ! "Il ne dit pas : il est impossible, mais : il est difficile, quoique l'exemple qu'il apporte marque une impossibilité absolue. "Il est plus aisé, "dit-il, " qu'un chameau passe par le trou d'une aiguille qu'il ne l'est qu'un riche entre dans le royaume de Dieu. " Or, cela est plutôt impossible que difficile, car il ne se peut jamais faire qu'un chameau passe par le trou d'une aiguille; et par conséquent jamais un homme riche ne pourra entrer dans le royaume des cieux. Mais comme le chameau est un animal tortu et bossu, et qu'il porte ordinairement de pesants fardeaux, de même, lorsque nous nous engageons dans des routes malheureuses qui conduisent au péché, que nous nous écartons de la voie droite que Jésus-Christ nous a marquée, et que nous sommes chargés du poids des richesses ou du fardeau de nos crimes, il est impossible que nous puissions entrer dans le royaume de Dieu; mais si nous voulons nous décharger de ce poids accablant et prendre les ailes de la colombe, alors nous nous envolerons, nous trouverons du repos, et on nous dira : " Quand vous seriez comme à demi morts au milieu des plus grands périls, vous deviendrez comme la colombe, dont les ailes sont argentées et dont l'extrémité du dos représente l'éclat de l'or., " Corrigeons-nous de ces défauts qui nous rendaient autrefois si difformes; déchargeons-nous de ce pesant fardeau dont nous étions accablés; couvrons-nous de cet or éclatant" qui représente le sens spirituel des divines Ecritures, et de ces "ailes argentées,, qui en marquent le sens littéral; et alors nous pourrons entrer dans le royaume de Dieu. Les apôtres représentent à Jésus-Christ qu'ils ont abandonné tout ce qu'ils possédaient, et ne craignent pas même de lui demander la récompense que mérite un si parfait détachement; et le Seigneur leur répond: " Quiconque abandonnera pour mon nom sa maison, ou ses frères, ou ses sueurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, en recevra le centuple, et aura pour héritage la vie éternelle." Quel bonheur d'avoir Jésus-Christ même pour débiteur, et de recevoir de lui un trésor infini pour le peu de choses qu'on a quittées, des biens éternels pour des biens passagers, des biens durables et solides pour de fragiles et périssables richesses qui nous échappent malgré nous!

Que si une femme veuve, surtout si elle est de qualité, a des enfants, elle ne doit pas les laisser dans l'indigence; mais il est juste aussi qu'elle ait sa part des biens qu'elle leur laisse; elle doit premièrement prendre soin des intérêts de son âme, et la regarder comme l'un de ses enfants ; elle doit partager avec eux le bien qu'elle leur donne et ne leur pas abandonner tout; ou plutôt elle doit le partager entre Jésus-Christ et eux. Vous me direz peut-être que cela est bien difficile, et qu'on ne peut traiter des enfants de la sorte sans révolter la nature et combattre les sentiments les plus tendres qu'elle inspire; mais le Seigneur vous répond: " Que celui qui est capable d'une telle résolution la prenne;" il vous dit : " Si vous voulez être parfaite, allez, vendez tout ce que vous possédez, etc. " Il ne vous fait point une loi de cette perfection; il vous laisse la liberté de prendre sur cela tel parti qu'il vous plaira. Voulez-vous être parfaite et vous élever au comble de la vertu? imitez les apôtres, vends z tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres et suivez le Seigneur. Séparée de toutes les créatures et dépouillée de tout ce que vous possédiez au monde, suivez la croix toute nue et n'ayez qu'elle en partage. Ne voulez-vous point être parfaite, et vous contentez-vous de demeurer au second degré de la vertu? abandonnez tout ce que vous avez, donnez-le à vos enfants et à vos parents. On ne vous fait point un crime de ce que vous vous bornez à ce qu'il y a de moins parfait, pourvu que d'ailleurs vous tombiez d'accord que c'est avec justice qu'on vous préfère celle qui tend à la perfection.

Vous ne manquerez pas de me dire qu'une vertu si sublime n'appartient qu'aux hommes et aux apôtres , mais qu'il est impossible qu'une femme de qualité, qui a besoin de mille choses pour se soutenir dans son état, vende tout ce qu'elle possède. Ecoutez donc ce que dit l'apôtre saint Paul : "Je n'entends pas que les autres soient soulagés et que vous soyez surchargés, mais que, pour ôter l'inégalité, votre abondance supplée à leur pauvreté, afin que votre pauvreté soit aussi soulagée par leur abondance." C'est pour cela que Jésus-Christ nous dit dans l'Évangile : " Que celui qui a deux robes en donne une à celui qui n'en a point. " Mais si l'on vivait parmi les glaces de la Scythie et les neiges des Alpes, où non-seulement deux et trois robes, mais les peaux même des bêtes suffisent à peine pour se garantir du froid de ces rigoureux climats, serait-on obligé de se dépouiller pour revêtir les autres? Par " une robe "on doit entendre : tout ce qui est nécessaire pour nous vêtir et pour subvenir aux nécessités de la nature, qui nous a fait naître tout nus; et par " les provisions d'un seul jour " on doit entendre : tout ce qui est nécessaire pour nous nourrir. C'est dans ce sens qu'on doit expliquer ce commandement de l'Évangile : " N'ayez point d'inquiétude pour le lendemain, " c'est-à-dire : pour l'avenir; et ce que dit l'Apôtre: " Pourvu que nous ayons de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents." Si vous avez en cela du superflu, donnez-le aux pauvres; c'est une obligation indispensable pour vous. Ananie et Saphire méritèrent d'être condamnés par l'apôtre saint Pierre, parce qu'ils s'étaient réservé une partie de leur bien par une timide prévoyance. Est-ce donc un crime, me direz-vous, que de ne pas donner tout son bien? Non , mais l'Apôtre les punit de mort parce qu'ils avaient menti au Saint-Esprit, et qu'en se réservant ce qui leur était nécessaire pour vivre, et affectant de renoncer parfaitement à toutes les choses de la terre, ils ne cherchaient que l'approbation et la vaine estime des hommes. Au reste il nous est libre de donner ou de ne pas donner; mais celui qui pour être parfait renonce à tous les biens de la vie présente doit s'attendre de voir un jour sa pauvreté récompensée par la possession des biens futurs.

Pour ce qui est de la vie que doit mener une veuve, l'Apôtre nous en prescrit les règles en peu de mots lorsqu'il dit : " La veuve qui vit dans les délices est morte, quoiqu'elle paraisse vivante. " Je crois aussi avoir traité cette matière à fond dans les deux ouvrages que j'ai dédiés à Furia et à Salvina.


Seconde question.



Comment doit-on entendre ce que le Sauveur dit dans saint Mathieu : " Or je vous dis que je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu'à ce jour auquel je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père?"

Ce passage a donné lieu à la fable qu'ont inventée quelques auteurs, qui prétendent que Jésus-Christ doit régner durant mille ans d'une manière sensible et corporelle, et boire de ce vin dont il n'aura point bu depuis la dernière cène qu'il lit avec ses apôtres jusqu'à la fin du monde. Mais pour nous, nous croyons que le pain que le Seigneur rompit et donna à ses disciples n'est autre chose que le corps du Sauveur, comme il les en assura lui-même en leur disant : " Prenez et mangez; ceci est mon corps;" et que le calice est celui dont il leur dit encore: " Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de la nouvelle alliance, qui sera répandu pour plusieurs pour la rémission des péchés. "C'est de ce calice que parle le prophète-roi lorsqu'il dit : " Je prendrai le calice du Seigneur; " et ailleurs: " Que votre calice, qui a la force d'enivrer, est admirable! "

Si donc " le pain" qui est descendu du ciel est le corps du Seigneur, et si " le vin" qu'il donna à ses disciples " est son sang, le sang de la nouvelle alliance, qui a été répandu pour plusieurs pour la rémission des péchés, " rejetons les fables des Juifs, et montons avec le Seigneur dans cette grande chambre haute toute meublée et préparée, où il fit la Pâques avec ses apôtres; et là, recevons de sa main le calice du Nouveau Testament; faisons-y la Pâques avec lui, et enivrons-nous de ce vin qu'il nous présente, e dont la nature est de rendre sobres ceux qui en boivent. Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et dans le manger, mais dans la justice, dans la joie et dans la paix que donne le Saint-Esprit. Ce n'est pas Moïse, c'est notre Seigneur Jésus-Christ qui nous a donné le véritable pain. Il est tout à la fois et le convive et la viande que nous mangeons à sa table; il y mange et il y est mangé; c'est son sang que nous buvons, et nous ne saurions le boire sans lui. Dans les sacrifices que nous lui offrons tous les jours nous foulons les raisins de cette vraie. vigne, de cette " vigne de force ", qui veut dire: choisie, et nous en buvons le vin nouveau dans le royaume de son père, non pas dans la vieillesse de la lettre, mais dans la nouveauté de l'esprit, chantant ce cantique nouveau que nul ne peut chanter que dans le royaume de l'Église, qui est le royaume du Père céleste. C'est de ce pain que le patriarche Jacob souhaitait de manger lorsqu'il disait : " Si le Seigneur mon Dieu demeure avec moi, et me donne du pain pour me nourrir et des habits pour me vêtir, etc. " Car nous tous qui sommes baptisés en Jésus-Christ, nous sommes aussi revêtus de Jésus-Christ. Nous mangeons le pair des anges, et nous entendons le Seigneur qui nous dit: " Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père qui m'a envoyé et d'accomplir son oeuvre. " Faisons donc aussi la volonté du père qui nous a envoyés; accomplissons son oeuvre, et Jésus-Christ boira son sang avec nous dans le royaume de l'Église.


Troisième question.



Pourquoi les évangélistes parlent-ils diversement de la résurrection de Notre Seigneur et de la manière dont il apparut à ses apôtres ?

Vous me demandez d'abord pourquoi saint Mathieu dit que notre Seigneur ressuscita " le soir du dernier jour de la semaine, le premier jour de la suivante commençant à peine à luire; " et que saint Marc au contraire dit qu'il ressuscita le matin : "Jésus, " dit-il, " étant ressuscité le matin du premier jour de la semaine, apparut à Marie-Madeleine, dont il avait chassé sept démons; et elle s'en alla le dire à ceux qui avaient été avec lui, et qui étaient alors dans l'affliction et dans les larmes; mais lui ayant oui dire qu'il était vivant et qu'elle l'avait vu, ils ne la crurent point. "

On peut résoudre cette difficulté en deux manières ; car, ou nous rejetons ce passage de saint Marc, à cause que le chapitre d'où il est tiré ne se trouve point à la fin de la plupart des évangiles qui portent son nom, ni de presque tous les exemplaires grecs , et que d'ailleurs il renferme des choses qui ne s'accordent point avec les autres évangélistes; ou bien l'on doit répondre que saint Matthieu et saint Marc ont tous deux dit la vérité, celui-là en disant que notre Seigneur ressuscita le soir du dernier jour de la semaine, et celui-ci que Marie-Madeleine le vit le matin du premier jour de la semaine suivante; car, pour bien entendre ce passage de saint Marc, voici comment il le faut lire : " Jésus étant ressuscité, " et, après avoir fait ici une petite pause, ajouter ce qui suit: " le matin du premier jour de la semaine il apparut à Marie-Madeleine; " en sorte que, étant ressuscité, selon saint Mathieu, " le soir du dernier jour de la semaine, " il apparut, selon saint Marc, à Marie-Madeleine, " le matin du premier jour de la semaine suivante; " ce qui revient à ce que dit saint Jean, que Jésus-Christ se fit voir le matin du jour suivant.


Quatrième question.



Comment accorder ce que dit saint Mathieu, que Marie-Madeleine vit Jésus-Christ " le soir du dernier jour de la semaine, " avec ce que dit saint Jean, que " le matin du premier jour de la semaine" elle pleurait près du sépulcre ?

Par " le premier jour " de la semaine on doit entendre : le dimanche, parce que les Juifs comptaient la semaine par le jour du sabbat, et par le premier, le second, le troisième, le quatrième, le cinquième et le sixième jour du sabbat,

(1) Par le mot capitulum qui est dans le texte latin, et que nous avons traduit par celui de chapitre, on ne doit pas entendre le dernier chapitre de saint Marc tout entier, mais seulement les douze derniers versets de son évangile.

que les païens marquent par le nom des idoles et des planètes. De là vient que l'apôtre saint Paul ordonne aux fidèles de Corinthe d'amasser "le premier jour de la semaine " les aumônes qu'ils destinaient au soulagement des pauvres. Il ne faut donc pas s'imaginer que saint Mathieu et saint Jean ne s'accordent pas ensemble : ils n'ont fait que donner à une même heure, qui est celle de minuit et du chant du coq, des noms différents; car saint Mathieu dit que notre Seigneur apparut à Marie-Madeleine " le soir du dernier jour de la semaine, " c'est-à-dire : lorsqu'il était déjà tard , et la nuit étant non-seulement commencée, mais même fort avancée et presque passée. Aussi ajoute-t-il, comme pour s'expliquer lui-même, que le jour de la semaine suivante commençait déjà un peu à paraître. Pour ce qui est de saint Jean, il ne dit pas absolument : " Le premier jour de la semaine, Marie Madeleine vint dès le matin au sépulcre ; " mais il ajoute : " lorsqu'il faisait encore obscur. " Ainsi ils s'accordent tous les deux pour le temps, qui est celui du chant du coq et de minuit, dont l'un a marqué le commencement et l'autre la fin. Il me semble même que le texte de saint Mathieu, qui a écrit son évangile en hébreu , porte " lorsqu'il était déjà tard, " et non pas " le soir; " ce que l'interprète, qui n'entendait pas bien le véritable sens de ce mot, a traduit par celui de " soir, " au lieu de dire " lorsqu'il était déjà tard. " En effet, dans l'usage ordinaire de la langue latine le mot sero signifie : tard; et nous avons coutume de nous en servir lorsque, par exemple, nous disons à quelqu'un : Vous êtes venu trop tard; faites au moins tard ce que vous auriez déjà dit avoir fait il y a longtemps.

Que si on nous objecte comment il se peut faire que Marie-Madeleine, après avoir vu le Seigneur ressuscité, vienne encore, comme le marque l'Évangile, pleurer auprès du sépulcre , il faut répondre que, pénétrée. qu'elle était d'un vif sentiment de reconnaissance de toutes les grâces que Jésus-Christ lui avait faites , elle courut plusieurs fois à son sépulcre, ou seule ou en la compagnie des autres femmes et que tantôt elle adora celui qu'elle voyait, tantôt elle pleura celui qu'elle cherchait. Quelques-uns néanmoins croient qu'il y a eu deux Maries-Madeleines, toutes deux natives du bourg de Magdelon, et que celle qui, selon saint Mathieu, vit Jésus-Christ ressuscité , est différente de celle qui, selon saint Jean, le chercha avec tant d'inquiétude. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'Evangile fait mention de quatre femmes appelées Marie : la première est la opère de notre Seigneur; la seconde est Marie, femme de Cléophas et tante de Jésus-Christ du côte de sa mère; la troisième est Marie, mère de Jacques et de José, et la quatrième Marie-Madeleine. Quelques-uns néanmoins confondent la mère de Jacques et de José avec la tante de Jésus-Christ. D'autres, pour se débarrasser de cette difficulté, disent qu'à la vérité saint Mare parle de l'une des Marie, mais qu'il ne lui a point donné le surnom de Madeleine, et que ce sont les copistes qu'il l'ont ajouté mal à propos. Pour moi, il me semble qu'on peut répondre à cette difficulté d'une manière plus simple et moins embarrassée en disant que ces saintes femmes, ne pouvant souffrir l'absence de Jésus-Christ, furent en mouvement toute la nuit, et. allèrent non-seulement une et. deux fois, mais à tout moment le chercher à son tombeau, surtout leur sommeil ayant été troublé et interrompu par le tremblement de terre, par le bruit des pierres qui se fendaient, par l’éclipse du soleil, par la confusion et le dérangement de toute la nature, et encore plus par l'empressement extrême qu'elles avaient de voir le Sauveur.


Cinquième question.



Comment peut-on concilier ce que dit saint Mathieu, que, le soir du dernier jour de la semaine, Marie-Madeleine, accompagnée d'une autre Marie, se prosterna aux pieds dû Sauveur; et ce que nous lisons dans saint Jean, que Jésus. lui dit : " Ne me touchez pas, car:je ne suis pas encore monté vers mon Père? "

Marie-Madeleine, avec l'autre, avait déjà vu Jésus-Christ ressuscité et s'était prosternée. à ses pieds; mais l'inquiétude que lui donnait l'absence du Sauveur ne lui permettant pas de demeurer tranquille en son logis, elle était revenue au sépulcre durant la nuit ; et voyant qu'un avait ôté la pierre avec laquelle on l'avait fermé, elle courut dire à saint Pierre et à cet autre disciple que Jésus aimait tendrement qu’on avait enlevé le Seigneur du sépulcre, et qu’elle ne savait pas où on l'avait mis. Cette femme faisait paraître tout à la fois et sa piété et son erreur : sa piété, en ce qu'elle cherchait avec tant d'empressement celui dont elle connaissait la majesté; son erreur, en ce qu'elle disait qu'on avait enlevé le Seigneur. Saint Pierre et saint Jean entrèrent ensuite dans le sépulcre, et ayant vu d'un côté les linceuls et de l'autre le suaire dont on avait enveloppé la tête du Sauveur, ils furent convaincus de la résurrection de leur divin maître, dont le corps n'était plus dans le tombeau. Mais " Marie se tint dehors, pleurant près du sépulcre, et s'étant baissée, " pour regarder dedans, " elle y aperçut deux anges vêtus de blanc, assis au lieu où avait été le corps de Jésus, l'un à la tête et l'autre aux pieds, " pour lui faire voir qu'il était impossible que les hommes eussent pu enlever un corps que les anges gardaient, et le ravir à ces illustres et puissants défenseurs. Ces anges qu'elle voyait lui dirent: " Femme, pourquoi pleurez-vous?" de même que Jésus-Christ avait dit autrefois à sa mère : "Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi? mort heure n'est pas encore venue ." En l’appelant " femme " ils lui reprochent l’inutilité de ses larmes; " pourquoi pleurez-vous?" lui disent-ils. Mais Madeleine était, tellement saisie et hors d'elle-même et sa foi, étonnée des prodiges qu'elle voyait, était, pour ainsi dire, enveloppée d'un nuage si épais que, sans s'apercevoir qu'elle parlait à des anges, elle leur répondit : " Je pleure parce qu'ils ont enlevé mon Seigneur, et que je ne sais où ils l'ont mis. " O Marie, si vous êtes persuadée qu'il est le Seigneur, et le vôtre en particulier, comment pouvez-vous croire qu'ils l'aient enlevé? "Vous ne savez, " dites-vous, "où ils l'ont mis: " comment pouvez-vous l'ignorer, vous qui venez de l'adorer, il n'y a qu'un moment? Elle voit les anges sans les connaître , saisie qu'elle est de crainte et d'étonnement ; et uniquement occupée du désir de voir le Seigneur, elle tourne la tête et jette les yeux de tous côtés. Enfin, ayant regardé derrière elle, " elle vit Jésus debout, sans savoir néanmoins que ce fût lui. " Ce n'est pas que Jésus-Christ , comme le prétendent Manès et quelques autres hérétiques , eût changé de figure afin de paraître quand il le voulait sous des formes différentes; mais c'est que Madeleine, surprise et étonnée de, tous les prodiges qu'elle voyait, prit pour un jardinier celui qu'elle cherchait avec tant d'inquiétude et d'empressement. Jésus donc lui dit, comme avaient fait les anges: " Femme, pourquoi pleurez-vous? " Et il ajouta: "Qui cherchez-vous? „ Marie lui répondit : " Seigneur, si c'est vous qui l'avez enlevé, dites-moi où vous l'avez mis et je l'emporterai. " Ce n'est point par le mouvement d'une véritable foi qu'elle donne au Sauveur le nom de " seigneur: " c'est son humilité et la crainte dont elle est saisie qui l'oblige à traiter un jardinier avec tant de respect et d'honnêteté.

Mais remarquez, je vous prie, jusqu'où va son erreur et son aveuglement : elle s'imagine que ce jardinier a pu enlever lui seul le corps de Jésus-Christ, qui était gardé par une compagnie de soldats et dont le sépulcre était sous la protection des anges , et oubliant sa faiblesse naturelle, elle se persuade que, seule et effrayée comme elle est, elle aura néanmoins assez de force pour emporter le corps d'un homme d'un âge parfait, et qui, sans parler du reste, avait été embaumé avec cent livres de myrrhe. Jésus l'ayant appelée par son nom, afin qu'elle connût du moins la voix de celui dont elle ne reconnaissait pas le visage, cette femme, toujours occupée de son erreur, rappelle, non pas " seigneur, " mais rabbi, c'est-à-dire : maître. Quel renversement d'esprit! quel travers d'imagination! Elle donne à un prétendu jardinier le nom de " seigneur, " et à Jésus-Christ ressuscité celui de " maître. " comme donc elle cherchait parmi les morts un homme qui était plein de vie, courant de côté et d'autre sans consulter sa faiblesse, n'ayant pour guide qu'une imagination égarée, et cherchant le corps mort de celui qu'elle avait vu vivant et aux pieds duquel elle s'était prosternée pour l’adorer, le Seigneur lui dit: " Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore monté vers mon père; " c'est-à-dire : Puisque vous me cherchez comme un homme mort, vous ne méritez pas de me toucher vivant. Si vous croyez que je ne suis pas encore monté vers mon Père, et que les hommes sont venus furtivement enlever mon corps, vous êtes indigne de me toucher ; ce que Jésus-Christ lui disait, non pas pour refroidir son zèle et réprimer l’empressement aveu lequel elle le cherchait, mais pour lui montrer que ce corps fragile et mortel dont il s'était revêtu était alors environné de toute la gloire et de tout l’éclat de la divinité, et qu'elle ne devait plus souhaiter de voir le Seigneur d'une manière corporelle et sensible, puisque sa foi, si elle eût été bien épurée, devait lui apprendre qu'il régnait maintenant avec son Père. En effet la foi des apôtres parait bien plus vive et bien plus animée, puisque sans avoir vu comme Madeleine ni les anges ni le Sauveur, contents de n'avoir plus trouvé son corps dans le sépulcre, ils crurent aussitôt qu'il était véritablement ressuscité.

Quelques-uns croient que Marie-Madeleine, comme le rapporte saint Jean, vint premièrement au sépulcre, et qu'elle aperçut qu'on avait ôté la pierre qui en fermait l'entrée; et qu'étant ensuite revenue avec saint Pierre et saint Jean, elle y resta seule, et que faisant voir en cela son peu de foi, elle s'attira les justes reproches que lui fit le Seigneur; qu'après cela, étant revenue en son logis, elle retourna encore une fois au sépulcre avec l'autre Marie, et que l'ange lui ayant appris que Jésus était ressuscité, elle sortit du lieu où on l'avait enseveli et l'adora, se prosternant à ses pieds dans le temps qu'il leur dit : " Le salut vous soit donné. " " Elles s'approchèrent du Sauveur, " dit l'Evangile, " lui embrassèrent les pieds, et l'adorèrent. " Leur foi dans ce moment devint si vive et si ardente qu'elles furent- jugées dignes d'aller apprendre aux apôtres cette heureuse et agréable nouvelle, Jésus-Christ leur ayant dit d'abord : " Ne craignez point; et ensuite. " Allez dire à mes frères qu'ils aillent en Galilée : c'est là qu'ils me verront. "



Jérôme Critique sacrée - EXPLICATION DU PSAUME LXXXIX. AU PRETRE CYPRIEN.