Jérôme Critique sacrée - Huitième question.

Huitième question.



Comment doit-on entendre ces paroles de l'épître de saint Paul aux Romains: " Le péché, ayant pris occasion du commandement de s'irriter, a produit en moi toutes sortes de mauvais désirs ? " Je vais rapporter ici ce passage tout au long, afin de l’expliquer ensuite par parties, avec la grâce et le secours de Jésus-Christ. Je vous dirai simplement et en peu de mots quel est mon sentiment, sans prétendre prévenir le vôtre ni vous ôter la liberté d'en penser ce qu'il vous plaira.

" Que dirions-nous donc? " dit l'Apôtre. " La loi est-elle péché? Dieu nous garde d'une telle pensée! Mais je n'ai connu le péché que par la loi: car je n'aurais jamais connu la concupiscence si la loi n'avait dit: " Vous n'aurez point de mauvais désirs. " Mais le péché, ayant pris occasion du commandement de s'irriter, a produit en moi toutes sortes de mauvais désirs; car sans la loi le péché était comme mort. Et pour moi je vivais autrefois sans loi ; mais le commandement étant survenu, le péché est ressuscité. Et moi je suis mort; et il s'est trouvé que le commandement qui devait me donner la vie a servi à me donner la mort; car le péché, ayant pris occasion du commandement, m'a trompé et m'a tué par le commandement même. Ainsi la loi est sainte à la vérité, et le commandement est saint, juste et bon. Ce qui est bon en soi m'a-t-il donc causé la mort? Nullement; mais c'est le péché et la concupiscence, qui, m'ayant causé la mort par une chose qui était bonne, a fait paraître ce qu'elle était; de sorte qu'elle est devenue, par le commandement même une source plus abondante de péché. Car nous savons que la loi est spirituelle ; mais pour moi je suis charnel, étant vendu pour être assujetti au péché. Je n'approuve pas ce que je fais, parce que je ne fais pas ce que je veux; mais je fais ce que je liais. Que si je fais ce que je ne veux pas, je consens à la loi et je reconnais qu’elle est bonne. Ainsi ce n'est point moi qui fais cela, mais c'est le péché qui habite en moi; car je sais qu'il n'y a rien de bon en moi, c'est-à-dire dans ma chair, parce que je trouve en moi la volonté de faire le bien, mais je ne trouve point le moyen, de l’accomplir; car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas. Que si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, mais c'est le péché qui habite en moi. Lors donc que je veux faire le bien, je trouve en moi une loi qui s'y oppose, parce que le mal réside en moi; car je me plais dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur, mais je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché, qui est dans les membres de mon corps. Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort? Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur. "

La médecine ne nous donne pas la mort en nous faisant connaître des poisons capables de nous faire mourir, quoiqu'il se trouve des scélérats qui s'en servent, ou pour s'empoisonner eux-mêmes, ou pour se défaire de leurs ennemis. Il en est de même de la loi: elle nous a été donnée pour nous faire connaître le poison du péché. Comme l'homme, abusant de sa liberté, se laissait aller au gré de ses injustes désirs et tombait de précipice en précipice ; Dieu a voulu le retenir par sa loi comme par une espèce de frein, et lui apprendre à mesurer ses pas et à marcher avec plus de circonspection, afin que nous le servions " dans la nouveauté de l'esprit, et non point dans la vieillesse de la lettre ", c'est-à-dire que nous nous assujettissions à la loi, nous qui autrefois vivions comme des bêtes et qui disions : " Ne pensons qu'à boire et à manger, puisque nous mourrons demain. "

Que si, malgré la loi qui est survenue, et qui nous a montré et le bien que nous devons faire et le mai que nous devons éviter, nous ne laissons pas de transgresser, ses commandements, emportés que nous sommes par le dérèglement de notre coeur et par l'impétuosité de nos passions, il semble alors que cette loi est la cause du péché, puisque les bornes qu’elle prescrit à notre cupidité ne servent en quelque façon que pour la rendre plus vive et plus ardente. C'est une maxime chez les Grecs, que les choses permises sont celles que nous souhaitons avec moins d'empressement. Rien au contraire n'irrite plus nos désirs et n'excite davantage la vivacité de nos passions que ce qui nous est défendu. C'est pourquoi Cicéron dit que, dans les lois que Solon donna aux Athéniens, ce sage législateur ne voulut prescrire aucune punition pour les parricides, de peur que sa loi ne fût pas tant une défense d'un crime si énorme qu'un attrait pour le commettre. La loi donc semble être une occasion de péché pour ceux qui méprisent et foulent a un pieds les commandements qu'elle nous fait, parce qu'en défendant ce qu'elle ne veut pas permettre elle lie par ses ordonnances ceux qui, avant l'établissement de la loi, pouvaient sans se rendre coupables commettre, des crimes qu'aucune loi ne leur défendait.

Tout ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde que la loi de Moïse; mais comme saint Paul, parle dans la suite d'une loi de Dieu, et d'une loi de la chair et des membres, qui s'oppose sans cesse à la loi de l'esprit et qui nous asservit à la loi du péché, je crois qu'à l'occasion de

de ces quatre lois toujours opposées l'une à l'autre, il est à propos d'examiner de combien de sortes de lois il est fait mention dans la sainte Écriture.

Il n'y a qu'une loi qui a été donnée par Moïse, et dont saint Paul dit dans son épître aux Galates : " Tous ceux qui s'appuient sur les oeuvres de la loi sont dans la malédiction, puisqu'il est écrit : " Malédiction sur tous ceux qui n'observent pas tout ce qui est prescrit dans le livre de la loi. " Il ajoute au même endroit : " La loi a été établie pour faire reconnaître les crimes que l'on commettait en la violant, jusqu'à l'avènement de ce Fils que la promesse regardait; et cette loi a été donnée par les anges par l'entremise d'un médiateur; " et derechef : " La loi nous a servi de conducteur pour nous mener comme des enfants à Jésus-Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi ; mais la foi étant venue, nous ne sommes plus sous un conducteur comme des enfants , puisque vous êtes tous enfants de Dieu par la foi en Jésus-Christ. "

Saint Paul donne encore le nom de " loi ", à quelques endroits de l'Écriture qui ne renferment aucun commandement et qui ne regardent que des faits purement historiques. " Dites-moi, je vous prie, " dit cet apôtre, " vous qui voulez être sous la loi, n'entendez-vous point ce que dit la loi ? Car il est écrit qu'Abraham a eu deux fils, l'un de la servante et l'autre de la femme libre; mais celui qui naquit de la servante naquit selon la chair, et celui qui naquit de la femme libre naquit en vertu de la promesse de Dieu. " On appelle encore les Psaumes du nom de "loi, " selon ce que Jésus-Christ dit dans l’Évangile : " Afin que la parole qui est écrite dans leur loi soit accomplie, ils m'ont haï sans aucun sujet. " La prophétie d'Isaïe porte aussi le nom de loi : " Il est écrit dans la loi, " dit l'Apôtre: " Je parlerai à ce peuple en des langues étrangères et inconnues, et après cela même ils ne m'entendront point, dit le Seigneur. " C'est ce que j'ai trouvé dans le prophète Isaïe selon le texte hébreu et la version d'Aquila. On donne encore le nom de " loi " au sens mystique de l'Écriture sainte , conformément à ce que dit saint Paul : " Nous savons que la loi est spirituelle. "

Outre toutes ces lois, le même apôtre nous apprend qu'il y a une loi naturelle écrite dans nos coeurs. " Lors, " dit-il, " que les gentils, qui n'ont point la loi, font naturellement les choses que la loi commande, n'ayant point la loi ils se tiennent à eux-mêmes lieu de loi, faisant voir que ce qui est prescrit par la loi est écrit dans leur coeur, comme leur conscience en rend témoignage. " Cette loi que nous portons écrite dans le coeur est commune à toutes les nations ; personne ne l'ignore. Ainsi tous les hommes se rendent coupables lorsqu'ils transgressent cette loi que Dieu, dont les jugements sont toujours justes et équitables, a écrite dans nos coeurs : "Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse à vous-même. "

Où est l'homme qui ignore que l'homicide, l'adultère, le vol et toutes sortes de convoitises sont un mal, dès qu'il les envisage par rapport à lui-même et à ses propres intérêts ? Car s'il n'était persuadé que toutes ces injustices sont un mal, il ne se plaindrait pas lorsqu'on les commet à son endroit. C'est cette loi naturelle qui découvrait à Caïn toute l'énormité de son crime lorsqu'il disait : " Mon iniquité est trop grande pour que je puisse en obtenir le pardon; " c'est elle qui fit connaître à Adam et à Eve la grandeur de leur péché, et qui les obligea à se cacher sous l'arbre de vie; c'est elle qui, avant même la loi de Moïse , tourmenta Pharaon par de secrets remords, et arracha de sa bouche cet aveu de son orgueil et de sa désobéissance : " Le Seigneur est ,juste, et moi et mon peuple nous sommes des impies. " Cette loi est inconnue à un enfant qui n'a pas encore l'usage de la raison, et comme il ne tonnait point de commandement, il le transgresse aussi sans crime : il bat ses parents, il maudit son père et sa mère. Comme il ne sait point encore les règles de la sagesse, le péché est mort en lui. Mais dès qu'il viendra à connaître la loi, et que la raison plus avancée lui aura fait voir et le bien qu'il doit faire et le mal qu'il doit éviter, alors le péché ressuscitera, et cet enfant commencera à mourir par le péché dont il se rendra coupable. Ainsi l'époque, où la raison commence à se développer et à nous faire connaître les commandements de Dieu pour arriver à la vie devient pour nous un principe de mort, si nous nous acquittons de nos devoirs avec négligence et si ce qui devait nous instruire et nous éclairer ne sert qu'à nous séduire,

à nous perdre et à nous conduire à la mort. Ce n'est pas que la connaissance que nous avons de la loi soit un péché, car cette loi que nous connaissons est sainte, elle est juste, elle est bonne; mais c'est que les actions qui, avant la connaissance de la loi; ne nie paraissaient pas criminelles, deviennent pour moi des crimes par la connaissance que la loi nie donne de ce qui est péché et de ce qui est vertu. Ainsi, ce qui m'avait été donné comme un bien se change en mal par la corruption et le dérèglement de mon propre coeur; ou, pour m'exprimer d'une manière encore plus forte, le péché que je commettais sans crime avant que j'eusse la connaissance de la loi devient, par la transgression de cette même loi, une source plus abondante de péché.

Mais voyons auparavant quelle est cette convoitise dont il est dit dans la loi: " Vous ne convoiterez point. " Quelques-uns croient que c'est celle qui est défendue par ce commandement du Décalogue: " Vous ne convoiterez point ce qui appartient à votre prochain. " Pour moi il me semble que par le mot " convoitise " on doit entendre toutes les passions du coeur humain, c'est-à-dire : nos chagrins, nos joies,nos craintes, nos désirs. Au reste il ne faut pas s'imaginer que dans le portrait que saint Paul nous fait ici des différents mouvements dont il se sent agité cet apôtre veuille parler de lui-même, lui qui était un vaisseau d'élection, lui dont le corps était le temple du Saint-Esprit, lui qui disait : " Est-ce que vous voulez éprouver la puissance de Jésus-Christ, qui parle par ma bouche? , et dans un autre. endroit : " Jésus-Christ nous a rachetés; " et derechef: "Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi. " Il parle donc de celui qui veut expier ses péchés par la pénitence ; il fait sous son noie la peinture des faiblesses humaines ; il décrit les combats continuels que deux hommes , l'un intérieur et l'autre extérieur, se livrent sans cesse au dedans de nous-mêmes. L'homme intérieur approuve la loi écrite et la loi naturelle, et reconnaît qu'elle est bonne,qu'elle est sainte, qu'elle est juste, qu'elle est spirituelle; l'homme extérieur dit comme saint Paul. " Pour moi je suis charnel, étant vendu pour être assujetti au péché ; car je n'approuve pas ce que je fais,et je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais. " Que si l'homme extérieur fait ce qu'il ne veut pas et ce qu'il hait, il démontre que le commandement de la loi est bon, et que ce n'est point lui qui fait le mal, mais le péché qui demeure en lui, c'est-à-dire: la corruption de la chair, et l'amour du plaisir qui est naturel à tous les hommes , mais dont ils ne doivent user que dans la vue d'avoir des enfants, et qui devient criminel dès qu'il passe les bornes que le Créateur lui a prescrites.

Que chacun de nous s'examine ici lui-même, qu'il se rende compte de ses propres sentiments, qu'il considère à combien de vices et de dérèglements son coeur s'abandonne, combien de paroles indiscrètes, de pensées volages, de mouvements involontaires lui échappent malgré lui dans la vivacité et l'emportement de la passion. Je ne parle point des actions, de peur de donner atteinte à l'innocence et à la sainteté de quelques hommes justes, comme de Job, dont il est écrit : " Cet homme-là ne cherchait que la vérité, mettant une vie pure et sans tache; servant Dieu dans la pratique de la justice, et s'éloignant de tout ce qui est mauvais; " et de Zacharie et d'Elisabeth, dont l’Evangile dit : " Ils étaient tous deux justes devant Dieu, et ils marchaient dans tous les commandements et les ordonnances du Seigneur d'une manière irrépréhensible; " et des apôtres, à qui Jésus-Christ avait dit : " Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait; " car le Sauveur n'aurait jamais fait ce commandement à ses apôtres s' il n'avait été persuadé que l'homme peut devenir parfait; si ce n'est peut-être qu'on dise que " s'éloigner de tout ce qui est mauvais, " comme faisait Job, c'est se corriger et passer, des désordres et des égarements d'une jeunesse libertine, à une vie plus réglée et à la pratique de la vertu; que " marcher dans les voies de la justice, " comme faisaient Zacharie et Elisabeth , c'est mener une vie irréprochable aux yeux des hommes, ce qui peut-être n'empêchait pas que cette convoitise qui, selon saint Paul, demeure dans nos membres, ne dominât dans leur coeur. Quant au commandement que Jésus-Christ fait à ses apôtres d'être parfaits, ce n'est point à des enfants qu'il le fait, mais à des hommes d'un âge mûr et consommé , que j'avoue être propre à l'état de perfection.

Je ne prétends point par là flatter les vices et la corruption du coeur humain; je ne m'attache qu’à l'autorité des saintes Ecritures, qui nous apprennent qu'il n'y a personne exempt de souillure, et que Dieu a voulu que tous les hommes fussent " enveloppés dans le péché, afin d'exercer sa miséricorde envers tous, " excepté celui-là seul " qui n'a commis aucun péché, et de la bouche duquel il n’est jamais sorti aucune parole de tromperie, se selon ce que dit Salomon: " Le serpent ne laisse aucune trace sur la pierre; " et Jésus-Christ dans l’Evangile: " Le prince de ce monde va venir, mais il ne trouvera rien en moi qui lui appartienne, c’est-à-dire: aucune mauvaise action, aucun vestige de sa malice. C’est pour cela que Dieu nous défend d'insulter un homme qui veut se retirer de ses anciens désordres, et d’avoir " l'Egyptien en abomination, " parce que nous avons tous été étrangers en Egypte, que nous y avons travaillé à des ouvrages de brique et de terre et à bâtir des villes pour Pharaon, et qu'on nous a menés captifs en Babylone, c'est-à-dire que nous avons été asservis comme les autres à la loi du péché qui dominait dans nos membres. Or le homme ne trouvant presque plus de ressource à ses maux, et confessant ingénument que toute la nature humaine a été engagée dans les pièges du démon , saint Paul, ou plutôt l’homme en la personne duquel cet apôtre déplore les faiblesses et les misères de tous les autres, revenu à lui-même, rend grâces au Seigneur de ce qu'il a bien voulu le racheter par son sang, le purifier de ses souillures dans les eaux sacrées du baptême, le revêtir de la nouvelle robe de Jésus-Christ, et faire succéder au vieil homme, qui est mort en lui, un homme nouveau qui dit : " Malheureux homme que je suis! qui me délivrera de ce corps de mort ? " Je rends grâces à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur qui m'a délivré d'un corps de mort.

Que si quelqu'un prétend que l’apôtre saint Paul ne parle point ici en sa personne des faiblesses communes à tous les hommes, qu'il nous explique comment l'on peut appliquer à Daniel, qui était sans doute un homme juste, ce qu'il disait comme de lui-même dans cette prière qu'il faisait à Dieu pour ses compatriotes: " Nous avons péché, nous avons commis l'iniquité, nous avons fait des actions impies, nous nous sommes retirés de vous et détournés de la voie de vos préceptes et de vos ordonnances; nous n'avons point écouté la voix de vos serviteurs les prophètes qui ont parlé en votre nom à nos rois, à nos princes, à nos pères, et à tout le peuple de la terre. La justice est de votre côté, Seigneur, et pour nous il ne nous reste que la confusion." Ces paroles encore du psaume trente et unième: " Je vous ai fait connaître mon crime et ne vous ai point caché mon iniquité; j'ai dit: "Je déclarerai au Seigneur et confesserai contre moi-même mon injustice; et vous m'avez remis aussitôt l'impiété de mon péché. C'est pour cette raison que tout homme saint vous priera dans le temps favorable; se ces paroles, dis-je, ne conviennent point à David, à un homme juste, en un mot au prophète qui parle; elles ne conviennent qu'à un pécheur; mais cet homme juste les ayant dites en la personne et sous la figure d'un homme pénitent, il mérita d'entendre de la bouche de Dieu même : " Je vous donnerai l'intelligence, je vous enseignerai la voie par laquelle vous devez marcher, et j'arrêterai mes yeux sur vous. "

Nous lisons quelque chose de semblable dans le psaume trente-septième, qui est intitulé Pour le souvenir, où le même prophète, voulant nous apprendre à faire pénitence et à ne perdre jamais nos péchés de vue, dit à Dieu : " A la vue de mes péchés il n'y a plus aucune paix dans mes os, parce que mes iniquités se sont élevées jusque par-dessus ma tête, et qu'elles se sont appesanties sur moi comme un fardeau insupportable. La pourriture et la corruption se, sont mises dans mes plaies à cause de ma folie; je suis devenu tout courbé sous le poids de ma misère. "

Ce passage de l'apôtre saint Paul, aussi bien que ce qui le précède et ce qui le suit, ou plutôt toute son épître aux Romains est remplie de tant de difficultés que, si j'entreprenais d'expliquer tout, il nie faudrait faire non pas un seul livre, mais plusieurs gros volumes.


Neuvième question.



Pourquoi l'apôtre saint Paul dit-il dans le même épître aux Romains: "Je souhaitais devenir moi-même anathème et d'être séparé de Jésus-Christ pour mes frères qui sont du même sang que moi selon la chair, qui sont les Israélites, à qui appartient l'adoption des enfants de Dieu, sa gloire, son alliance, sa loi, son culte et ses promesses; de qui les patriarches sont les pères, et desquels est sorti, selon la chair, Jésus-Christ même, qui est Dieu au-dessus de tout et béni dans tous les siècles? "

Il faut avouer que cette difficulté est fort grave; car saint Paul avait dit auparavant: " Qui nous séparera de l'amour de Jésus-Christ ? Sera-ce l'affliction, ou les déplaisirs, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou le fer et la violence? " et derechef : " Je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les Anges, ni les Principautés, ni les choses présentes, ni les futures, ni la violence, ni tout ce qu'il y a de plus haut ou de plus profond, ni toute autre créature, ne pourra jamais nous séparer de l'amour que nous portons à Dieu en Jésus-Christ, notre Seigneur. " Comment donc cet apôtre peut-il dire maintenant, et même avec serment : "Jésus-Christ m’est témoin que je dis la vérité je ne mens point, ma conscience me rendant ce témoignage, par le Saint-Esprit que je suis saisi d'une tristesse profonde, et que mon coeur est pressé sans cesse d'une vive douleur, jusque-là que je souhaite de devenir moi-même anathème et d'être séparé de Jésus-Christ pour mes frères qui sont d'un même sang que moi selon la chair, etc. ; " car enfin s'il aime Dieu avec tant d'ardeur et de vivacité que ni la crainte de la mort , ni l'espérance de la vie, ni la persécution, ni la faim, ni la nudité, ni les périls, ni le fer et la violence ne sont capables de l'en séparer; et si les Anges, les Puissances, les choses présentes et futures, toutes les vertus des, cieux, ce qu'il y a de plus haut et de plus profond, en un mot toutes les créatures conjurées contre lui ( ce qui est impossible); si, dis-je, tout cela ne peut rompre les liens de la charité qui l'attachent à Dieu et à Jésus-Christ, pourquoi donc change-t-il tout à coup de sentiment, et quelles sont ses vues de vouloir, pour l'amour-même de Jésus-Christ renoncer à la possession de Jésus-Christ? Et de peur qu'on ne veuille pas l'en croire et ajouter foi à ses paroles, il les confirme par serment; il nous en assure au nom de Jésus-Christ même; et prenant le Saint-Esprit à témoin des sentiments de son coeur, il proteste qu'il est dans une tristesse, non pas superficielle et qui soit l'effet du hasard, mais incroyable et accablante, et que son coeur est saisi d'une douleur, on point passagère, mais qui ne lui donne aucun relâche et qui le tourmente sans cesse. Quel est donc le sujet de cette profonde tristesse, et de cette douleur continuelle dont il se sent pénétré? C'est qu'il souhaite d'être anathème, de se voir séparé de Jésus-Christ et de périr lui-même, afin de procurer par sa propre perte le salut des autres. Souvenons-nous ici de cette prière que Moïse faisait à Dieu pour obtenir la grâce du peuple et le pardon de sa révolte : " Je vous conjure, Seigneur, de leur pardonner cette faute, ou, si vous ne le faites pas, effacez-moi de votre livre que vous avez écrit; " et nous verrons que ce prophète et notre apôtre avaient l'un et l'autre la même affection et le même zèle pour le troupeau que Dieu avait confié à leurs soins. " Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis, mais le mercenaire, voyant venir le loup, prend la fuite parce que les brebis ne lui appartiennent pas. " Dire: "Je souhaitais d'être anathème et séparé de Jésus-Christ, " c’est-à-dire "Effacez-moi du livre que vous avez écrit ; " car tous ceux qui sont effacés du livre des vivants et qui ne sont point écrits avec les justes sont anathèmes et séparés du Seigneur.

Remarquez ici, je vous prie, combien vive et ardente était la charité que saint Paul avait pour Jésus-Christ, puisque pour l'amour de lui il souhaite de mourir et de périr tout seul, pourvu que tout le monde croie en lui. Mais s'il souhaite sa perte, ce n'est que pour la vie présente et non pas pour l'éternité, suivant ce que dit l'Evangile : " Celui qui aura perdu sa vie pour l'amour de Jésus-Christ la retrouvera." C'est pour cela qu'il cite ce passage du psaume quarante-troisième : " On nous égorge tous les jours pour l'amour de vous, Seigneur; on nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie. " Cet apôtre souhaite donc de périr selon la chair, afin que les autres se sauvent selon l'esprit. Il veut acheter au prix de son sang le salut de plusieurs. Il me serait aisé de prouver ici, par plusieurs passages, de l'Ancien Testament, que le mot anathème , se prend quelquefois pour la mort que lion fait souffrir aux criminels. Et pour faire voir que ce n’était pas sans sujet que saint Paul s'affligeait de la sorte, cet apôtre ajoute que ce qui lui causait une douleur si vive et si cuisante était de voir " ses frères et ses proches selon la chair, " en danger de se perdre sans ressource. Lorsqu'il les appelle " ses frères et ses proches selon la chair," il donne assez à entendre qu'ils lui étaient étrangers selon l'esprit.

" A qui appartient, " dit- il," l'adoption des enfants de Dieu;" car c'était d'eux que le Seigneur disait autrefois: " Israël est mon fils aîné;" et derechef: "J'ai nourri des enfants et je les ai élevés ; " et desquels il dit maintenant: "Des enfants étrangers ont agi avec dissimulation à mon égard." Dieu leur avait confié " sa gloire," parce qu'il les avait choisis parmi toutes les nations comme son peuple particulier; " son alliance, " dont l'une est selon la lettre et l'autre selon l'esprit, afin qu'après avoir observé d'une manière charnelle les cérémonies de l'Ancien Testament qui venait d'être aboli, ce peuple le servit d'une manière spirituelle dans la pratique des commandements de l’Evangile éternel ; "sa loi, " qui renfertnect l'Ancien et le Nouveau-Testament,ot;"soi( culte, "c'est-à-dire: la véritable religitm ; "ses hrunicsses, "dans la vuc dc répandre sur les enfants tous les bienfaits qu'il a\ ait promis à leurs pères. Mais leur plus beau titre et leur plus grande gloire, c'est que Jésus-Christ a pris naissance parmi eux de la vierge Marie. Et pour nous l'aire connaître quel est ce" Christ," et nous expliquer en même temps le véritable sujet de sa douleur, il ajoute : " qui est Dieu au-dessus de tout et béni dans tous les siècles." Voilà celui qui lui cause une affliction si grande et si sensible; c'est de voir que les Juifs refusent de reconnaître ce Dieu de majesté qui est né d'eux selon la chair. Cet apôtre néanmoins loue la justice de Dieu et l'équité de ses jugements, de peur qu'on ne trouve quelque chose d'outré et de trop sévère dans la manière dont il en a usé à l'égard des Juifs. En un mot, saint Paul se sent pénétré de douleur en voyant accablés de maux et de disgrâces ceux que Dieu avait autrefois comblés de bienfaits et traités avec tant de distinction.


Dixième question.



Comment doit-on entendre ce que le même apôtre dit dans son épître aux Colossiens : "Que nul ne vous surpasse en affectant de paraître humble par un culte superstitieux des anges, se mêlant de parler des choses qu'il ne sait point, étant enflé par les vaines imaginations d'un esprit humain et charnel, et ne demeurant point attaché à celui qui est la tête et le chef,

duquel tout le corps, recevant l'influence parles vaisseaux qui en joignent et lient toutes les parties, s'entretient et s'augmente par l'accroissement que Dieu lui donne, etc. ?"

Je ne puis m'empêcher de répéter ici ce que j'ai déjà dit plusieurs fois, que ce n'est point par un sentiment d'humilité, mais par un aveu sincère fondé sur le témoignage de sa propre conscience, que saint Paul disait : " Que si je suis grossier et peu instruit pour la parole, il n'en est pas de même pour la science." En effet, cet apôtre ne saurait expliquer ce qu'il y a de profond et de caché dans nos mystères. Pénétré qu'il est lui-même de ce qu'il veut dire, il ne peut s'exprimer ni se faire entendre d'une manière claire et intelligible. Quoique très éloquent dans sa langue naturelle, qui était la langue hébraïque, quoique instruit aux pieds de Gamaliel, l'un des plus savants hommes de la Synagogue et très versé dans la science de la loi, cependant lorsqu'il veut exprimer ce qu'il pense, il le fait toujours d'une manière très obscure et très embarrassée. Que s'il avait tant de peine à s'expliquer en grec, qu'il avait appris dès ses plus tendres années à Tarse en Cilicie, où il avait été élevé , que dirons-nous des versions latines où les interprètes, voulant exprimer mot à mot les pensées de cet apôtre, ne font que les embarrasser davantage, et étouffent pour ainsi dire sous un amas de mauvaises herbes un champ si abondant et si fertile? Je vais donc tâcher de faire sur ce passage de saint Paul une espèce de paraphrase, d'en expliquer le véritable sens, d'éclaircir ce que les expressions ont de confus et d'embrouillé, de mettre chaque chose à son rang et clans sa place naturelle, afin que les pensées de l'Apôtre, dégagées de ce qu'il y a d'embarrassé et d'obscur dans le style, paraissent dans leur véritable jour.

" Que nul ne vous surpasse, " c'est-à-dire, comme le porte le texte grec : que personne ne vous ravisse le prix de votre course, comme il arrive lorsque celui qui combat dans le cirque et qui a mérité le prix vient à le perdre, ou par l'injustice de celui qui préside aux courses, ou par la supercherie de ceux qui donnent au peuple ces sortes de spectacles. L'on trouve dans saint Paul plusieurs expressions de cette nature, dont il se sert assez souvent parce qu'elles étaient en usage dans sa ville et dans sa province. En voici quelques exemples: " Pour moi, je me mets fort peu en peine d'être jugé par le jour humain (1) ; " "je vous parle humainement; " " je ne vous ai point été à charge ; " et ce que nous expliquons maintenant : " que nul ne vous surpasse, " ou " ne vous ravisse le prix de la course ; " et d'autres semblables manières de parler qui sont encore aujourd'hui en usage parmi les peuples de Cilicie. Au reste, il ne, faut point s'étonner que saint Paul se serge de ces sortes d'expressions, qui étaient propres à la province où il avait revu et la naissance et l'éducation, puisque Virgile, qui est l’Homère des Latins, a dit conformément à l'usage de son pars:" Un froid scélérat (2) "

" Que nul " donc " ne vous surpasse " et ne vous ravisse le prix de votre course, en s'attachant à la bassesse de la lettre et au culte superstitieux des anges, afin de vous engager par son exemple à abandonner le sens spirituel et mystérieux des saintes Ecritures, pour ne vous repaître que des figures des closes à venir, que celui même qui veut vous séduire " n'a point vues " ou " ne voit point " (car le texte grec peut signifier l'un et l'autre), surtout étant enflé d'orgueil compte il est, et faisant paraître dans ses démarches fières et superbes quelle est la vanité et la présomption de son esprit. Mais en vain se repaît-il de cet orgueil secret qu'un esprit charnel lui inspire, puisqu'il entend les saintes Ecritures d'une manière toute charnelle, ajoutant foi à toutes les traditions ou plutôt à toutes les rêveries des Juifs, sans s'attacher à celui que toutes les Ecritures regardent comme le chef et dont il est écrit : " Jésus-Christ est le chef et la tête de l’homme, " c'est-à-dire: le chef de ceux qui croient en lui, le principe qui donne la vie à ce corps mystique, et la source où l'on doit puiser tous les sens spirituels des saintes Ecritures. C'est de ce chef que le corps de l'Eglise " reçoit par les vaisseaux qui en

(1) C'est-à-dire: " Je me mets fort peu en peine des jugements des hommes, " ou " d'être jugé par quelque homme que ce soit." Les manières de parler dont saint Jérôme cite ici des exemples, et qu'il dit être particulières aux habitants de Tarse et aux peuples de Cilicie, ne paraissent-elles que par rapport au grec qui était leur langue naturelle, mais ou le peut pas les faire sentir dans une traduction.

(2) C’est-à-dire : " pernicieux aux fruits de la terre." Nous disons aussi " un froid cruel, " quoique la cruauté ne convienne pas plus au froid que la scélératesse.

joignent et lient toutes les parties " le suc d'une doctrine toute céleste, qui lui donne la vie; c'est ce chef qui nourrit tous les membres de ce corps, et qui, répandant dans ses veines, par des routes secrètes, un sang très pur, l'entretient, le fortifie, et lui donne l'accroissement et la perfection qu'il doit avoir en Dieu, afin que cette prière que le Sauveur faisait à son père soit accomplie : " Mon Père, je désire que comme nous ne sommes qu'un vous et moi, de même ceux-ci ne soient qu'un en nous," et qu'après que Jésus-Christ nous aura donnés à son père, " Dieu soit tout en tous. "

Saint Paul, dans son épître aux Ephésiens, s'exprime à peu près de la même manière, soit pour le sens, soit pour les mots, soit pour le style qui est très obscur et très embarrassé "Afin, " dit cet apôtre, "qu'en disant la vérité dans la charité, nous croissions en toutes choses dans Jésus-Christ, qui est notre chef et notre tête; car c'est de lui que tout le corps, dont les parties sont jointes et unies ensemble avec une si juste proportion, reçoit, par tous les vaisseaux et tous les nerfs qui portent l'esprit et la vie, l'accroissement qu'il lui communique par l'efficacité de son influence, selon la mesure qui est propre à chacun des membres, afin qu'il se forme ainsi et s'édifie par la charité. " J'ai expliqué ce passage avec assez d'étendue dans mes commentaires sur celle même épître. Or l'Apôtre écrit tout cela contre les Juifs qui, après avoir embrassé la foi de Jésus-Christ, voulaient encore observer les cérémonies de l'ancienne loi; sur quoi il y a eu une dispute assez grande entre les premiers chrétiens, comme nous le lisons dans les Actes des apôtres. C'est pour cela que saint Paul, parlant de ceux qui se vantaient d'être les docteurs et les maîtres de la loi, dit un peu auparavant : " Que personne ne vous condamne pour le manger et pour le boire, " prétendant que, parmi les choses qui servent à votre nourriture, les unes sont pures et les autres impures, " ou sur le sujet des fêtes, " distinguant les jours de fête d'avec ceux qui ne le sont point, parce que toute la vie d'un chrétien, qui croit en Jésus-Christ ressuscité, est une fête continuelle qui n'a point d'autres bornes que l'éternité, " ou sur la célébration des nouvelles lunes, " c'est-à-dire du premier jour de chaque mois, lorsque la lune est dans son décours et ne luit plus durant la nuit, parce que la lumière des chrétiens est éternelle et que le soleil de justice ne cesse jamais de les éclairer, " ou sur l'observation des jours de sabbat," vous défendant durant ces jours de porter aucun fardeau ou de faire aucune oeuvre servile; car nous sommes tous libres en Jésus-Christ, et nous ne gémissons plus sous le joug accablant du péché. " Toutes ces choses, " dit l'Apôtre, " n'ont été que l'ombre de celles qui devaient arriver, " et une figure de la félicité dont nous devions jouir un jour, les Juifs s'arrêtant à la lettre et s'attachant à la terre, tandis que, par l'intelligence spirituelle des saintes Ecritures, nous-nous élevons jusqu'à Jésus-Christ, que saint Paul appelle ici " le corps " pour le distinguer des ombres; car, comme le corps est quelque chose de réel et de véritable, et que l'ombre au contraire n'est qu'une représentation vaine et trompeuse, de même, en suivant le sens spirituel des Ecritures, tout ce qui sert à boire et à manger est pur, tous les jours de notre vie sont des jours de fête pour nous, la solennité du premier de chaque mois est une fête continuelle, et notre sabbat doit être éternel.

Mais comment doit-on entendre ces paroles de l'Apôtre : " En affectant de paraître, humble par un culte superstitieux des anges?" Depuis que Jésus-Christ a dit à ses disciples : " Levez-vous, sortons d'ici; " et aux Juifs : " Votre maison demeurera déserte; " et que le lieu où le Seigneur a été crucifié " est appelé dans un sens spirituel Egypte et Sodome;" depuis ce temps-là- toutes les cérémonies des Juifs ont été abolies, et ce n'est plus à Dieu, mais aux anges rebelles et aux esprits impurs qu'ils immolent toutes leurs victimes. Il ne faut point s'étonner qu'ils soient tombés dans cette impiété après la Passion du Sauveur, puisque c'était à eux que le prophète Amos adressait autrefois ces paroles: "Maison d'Israël, est-ce à moi que vous avez offert des sacrifices et des victimes dans le désert durant quarante ans? Et vous avez porté le tabernacle de Moloch et l'astre de votre dieu Remphan, qui sont des figures que vous avez faites pour les adorer. " C'est ce que saint Etienne, disputant dans le sénat des Juifs et parcourant leurs anciennes histoires, leur expliqua d'une manière encore plus forte et plus précise. " Dans ce temps-là ", dit-il, " les Israélites firent un veau et sacrifièrent à cette idole, mettant leur joie dans l'ouvrage de leurs mains. Alors Dieu, se détournant d'eux, les abandonna à l'impiété qui leur fit adorer l'armée du ciel, comme il est écrit au livre des Prophètes. " Par cette " armée du ciel, " on ne doit pas seulement entendre le soleil, la lune et tous les astres, mais encore toute la multitude et les armées des anges, qu'où appelle en hébreu Sabaoth, c'est-à-dire: des vertus et des armées célestes. C'est dans ce sens que nous lisons dans l’Evangile de saint Luc : " Au même instant il se joignit à l'ange une grande troupe de l'armée céleste, louant Dieu et disant: " Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté; " car le Seigneur " rend ses anges aussi prompts que les vents et ses ministres aussi ardents que les flammes. " Le prophète Ezéchiel nous fait voir, d'une manière encore mieux marquée, que ceux qui adoraient les idoles offraient toujours leurs sacrifices aux anges et non pas à Dieu, quoiqu'ils immolassent leurs victimes dans le temple du Seigneur. " Je leur ai donné, " dit Dieu par la bouche de ce prophète, " des lois et des préceptes qui n'étaient point bons; " car le Seigneur ne cherche point le sang des boucs et des taureaux : un esprit brisé de douleur est le seul sacrifice qui soit digne de lui, et il ne méprise jamais un coeur contrit et humilié. Ceux donc qui s'étaient fait un veau près d’Oreb et qui avaient adoré l’astre du dieu Remphan, dont j'ai parlé plus à fond dans mes commentaires sur le prophète Amos, ceux-là ont offert leur encens aux idoles qu'ils ont faites eux-mêmes, et Dieu les a abandonnés à l'impiété qui leur a fait adorer l'armée du ciel, que saint Paul appelle ici " le culte des anges." Le mot " humilité, " dont on s'est servi dans la traduction latine de ce passage, signifie selon le texte grec une " bassesse d’esprit et de sentiment. " Il faut en effet avoir l'esprit bien bas, et porter la superstition jusqu'à l'extravagance, pour s'imaginer que Dieu prenne plaisir à voir couler le sang des boucs et des taureaux, et à souffrir l’odeur désagréable d'un parfum que bien souvent nous ne saurions souffrir nous-mêmes.

Quant à ce qui suit: " Si vous êtes morts avec Jésus-Christ à ces premières et plus grossières instructions du monde, comment vous laissez-vous imposer des lois comme si vous viviez dans ce premier état du monde? Ne mangez pas, "vous dit-on, d'une telle chose; " ne goûtez pas " de ceci; " ne touchez pas " à cela. " Cependant ce sont des choses qui périssent toutes par l’usage, en quoi vous ne suivez que des maximes et des ordonnances humaines, qui ont à la vérité quelque apparence de sagesse dans une superstition et une humilité affectée, dans le rigoureux traitement qu'on fait au corps, et dans le peu de soin qu'on prend de rassasier la chair. " Voici, ce me semble, ce que saint Paul veut dire dans cet endroit, que je me contente de parcourir, afin d'expliquer avec le secours du Seigneur, ce qu'il a de confus dans les termes et d'obscur dans le sens. Si vous avez été baptisés en Jésus-Christ et ensevelis avec lui par le baptême. si vous êtes morts avec lui à ces premières et plus grossières instructions du monde, pourquoi ne dites-vous pas avec moi. A Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de notre Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est mort et crucifié pour moi, comme je suis mort et crucifié pour le monde? et Pourquoi n'écoutez-vous pas ce que le Seigneur dit à son père: " Ils ne sont point du monde, comme je ne suis point moi-même du monde; "et "Le monde les hait, parce qu'ils ne sont point du monde, comme je ne suis point moi-même du monde ? " " Pourquoi " au contraire " vous laissez-vous imposer des lois, comme si vous viviez dans le premier état du monde? " " Ne touchez point, " vous dit-on, le corps d'un homme mort, ni les habits d'une femme qui a ses infirmités ordinaires, ou le siège sur lequel elle s'est assise. " Ne mangez point de pourceau, ni de lièvre, ni de séche (1), ni de calmar (2), ni de lamproie, ni d'anguille, ni de tous les poissons qui n'ont ni nageoires ni écailles. Cependant toutes ces choses périssent par l'usage qu'on en fait, et tombent dans les lieux secrets après que l'estomac les a digérés. Car " les viandes sont pour le ventre, et le ventre est pour les viandes; et ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme, mais c'est ce qui sort de sa bouche." " Et en cela, " et dit l'Apôtre, " vous ne suivez que des maximes et des ordonnances humaines; "selon cette parole du prophète Isaïe : " Ce peuple m'honore des lèvres, mais son coeur est éloigné de moi ;

(1) Poisson de mer.

(2) Autre poisson de mer qui vole.

mais c'est en vain qu'ils m'honorent, enseignant des maximes et des pratiques humaines. " De là ces reproches que Jésus-Christ faisait aux pharisiens: " Vous avez, " leur dit-il, " anéanti la loi de Dieu pour établir et autoriser vos traditions. Car Dieu a fait ce commandement: " Honorez votre père et votre mère; " et cet autre : " Que celui qui aura outragé de parole son père ou sa mère soit puni de mort. " Mais vous autres vous dites: " Quiconque aura dit à son père ou à sa mère : "Tout don que je fais vous est utile, " satisfait à la loi, quoiqu'il n'honore et n'assiste point son père et sa mère, etc. Et ainsi," ajoute-t-il, " vous avez anéanti le commandement de Dieu par vos traditions. "

Cet ouvrage, qui n'est déjà que trop étendu, ne me permet pas de rapporter ici combien les, pharisiens ont inventé de traditions qu'ils appellent aujourd’hui Deuteroses, et de combien de fables et de chimères ils les ont remplies. La plupart même sont si infâmes que je ne saurais en parler sans rougir. Je vais néanmoins en rapporter ici un exemple, afin de couvrir de honte et de confusion ces ennemis déclarés de la religion de Jésus-Christ. Les principaux et les plus sages de leurs Synagogues étaient obligés par le devoir de leur charge ( l'horrible emploi ! ) de goûter le sang d'une fille ou d'une femme qui avait ses infirmités ordinaires, afin de juger par le goût, lorsqu'ils ne le pouvaient faire par la vue, si ce sang était pur ou s'il ne l'était pas. De plus, comme la loi leur ordonne de demeurer assis dans leurs maisons les jours de sabbat, et leur défend de sortir de chez eux et de se promener ces jours-là, si nous leur faisons voir dans nos disputes que, pour observer le commandement de la loi prise à la lettre, ils sont obligés de demeurer assis, et qu'il ne leur est pas permis ni de se coucher, ni de demeurer debout, ni de se promener, ils nous répondent ordinairement que leurs maîtres Barachibas, Syméon et Hellés leur ont appris par tradition que l'on pourrait, le jour du sabbat, se promener l'espace de deux mille pieds. Ils nous repaissent de plusieurs semblables rêveries fondées sur des maximes humaines qu'ils préfèrent à celles que Dieu leur a enseignées. Ce n'est pas qu'il faille être toujours assis le jour du sabbat, et qu'on soit obligé, de demeurer dans le lieu où l'on se trouve sans pouvoir s'en éloigner; mais on doit accomplir d'une manière spirituelle " ce que la loi ne saurait faire, la chair la rendant faible et impuissante. " Poursuivons.

" Qui ont à la vérité quelque apparence de sagesse. " Ce mot " à la vérité " est ici superflu, car il n'est point suivi de la conjonction " mais, " ou de quelque autre semblable qui le suit ordinairement. Saint Paul, qui n'était pas grammairien, tombe souvent dans de pareilles fautes. Les ignorants donc et la masse trouvent dans ces pratiques superstitieuses des Juifs quelque apparence de raison et quelques traits de la sagesse humaine. De là vient qu'on donne à leurs docteurs le nom de sages, et lorsqu'ils enseignent leurs maximes ( ce qu'ils font en certains jours), ils ont coutume de dire à leurs disciples " Les sages expliquent leurs traditions. "

" Dans une superstition, " ou, comme porte le texte grec, " dans une fausse religion, et dans une humilité " affectée. Quoique le terme " humilité, " selon la signification naturelle du mot grec, marque plutôt une vertu qu'un vice, cependant on le doit prendre ici pour une bassesse d'âme et de sentiment. " Et dans le rigoureux traitement qu'on fait au corps," c'est-à-dire, selon le texte original que la version latine n'exprime pas à la lettre: " en n'épargnant pas son corps. " Les Juifs n'épargnent pas leur corps dans le choix qu'ils font des viandes, se privant quelquefois de ce qu'ils ont, cherchant ce qu'ils n'ont pas, et se réduisant par là à des extrémités qui souvent les jettent dans des langueurs et des maladies fâcheuses. Et en cela ils ne, se font point honneur à eux-mêmes, puisque " tout est pur pour ceux qui sont purs, " et que " ce qui se mange avec action de grâces " ne saurait être impur, le Seigneur n'ayant créé les viandes que pour nourrir le corps et conserver la vie de l'homme.

Par ces " premières instructions, " ou ces " premiers éléments du monde, par lesquels, " ou plutôt " auxquels nous sommes morts, " on doit entendre la loi de Moïse et tout l’Ancien Testament, qui sont comme les commencements de notre religion, et les premiers éléments où nous apprenons à connaître Dieu. Car comme on donne le nom " d'éléments ", aux lettres qui composent les syllabes et les mots, et ensuite les discours les plus travaillés, que la musique a ses éléments, que la dialectique et la médecine ont leurs " introductions, " et que les lignes sont les éléments de la géométrie, de même l'Ancien Testament est comme les premiers éléments qui forment l'enfance de l'homme juste, et qui le rendent capable de s'élever jusqu'à la perfection de l'Evangile. C'est ainsi que le psaume cent dix-huitième, et tous ceux qui sont marqués par les lettres de l'alphabet, nous conduisent par des vérités morales à la connaissance des vérités divines, et, nous faisant passer par les éléments d'une lettre qui tue et qui se détruit, nous élèvent jusqu'à l'esprit qui vivifie. Puis donc que nous sommes morts au monde et à ses éléments, nous ne devons plus suivre les pratiques et les maximes du monde ; car s'assujettir à ces " premiers éléments, " c'est commencer à ; y mourir, c'est être parfait.



Jérôme Critique sacrée - Huitième question.