Cantique spirituel "B" - 2003 1


INTRODUCTION

En s'inspirant du Cantique des Cantiques biblique1, Jean de la Croix a composé un poème de trente et un couplets dans son cachot de Tolède où dépassant ses épreuves physiques, psychologiques, spirituelles, dans la solitude et le dénuement complet, il est parvenu au mariage spirituel. On pourrait vénérer ce premier jaillissement d'amour comme une sorte de relique spirituelle, mais on ne l'édite pas à part, non plus que les étapes suivantes car le Saint y ajoutera trois couplets en 1578-1581, puis cinq en 1582, puis un en 1590; en tout quarante couplets.


1 Que Jean de la Croix désigne par le Cantique ou les Cantiques.



En 1583-1584, à la demande d'Anne de Jésus, il a rédigé un premier commentaire, et le Cantique spirituel est l'oeuvre qui suit de plus près son poème. Ce commentaire, le Cantique A est vénérable eu égard à sa destinataire, Anne de Jésus, fille privilégiée du Père, coadjutrice de sainte Thérèse, fondatrice des carmels de Paris et de Bruxelles, qui d'ailleurs considérait le Cantique spirituel comme une sorte de testament spirituel du Père, à elle confié, et qui interdisait qu'on le publiât2. Mais Jean de la Croix n'était pas asservi à son premier jet.

2 Certains furent si attachés à ce Cantique dit A qu'ils s'efforcèrent de démontrer que le Cantique B était apocryphe. Après les travaux minutieux et irréfutables des Espagnols en vue de l'ediciôn critica, on ne peut plus tenir compte de ces tentatives françaises.



En 1590, privé brutalement de toute responsabilité, parvenu au sommet de sa vie mystique et aux portes du face à face, enrichi de six ans d'expérience supplémentaire, Jean de la Croix revoit certains de ses écrits. Pour le Cantique spirituel, il ne se contente pas d'ajouter le onzième couplet, de corriger des dissonances entre le poème et le commentaire, de compléter le commentaire, il remanie avec bonheur l'ordre des couplets afin de retracer de façon plus logique la progression de l'âme fidèle. Il n'est plus question aujourd'hui de contester l'authenticité de cette rédaction définitive3. Nous avons traduit p. 127-135 le Poème A dont les trente et un premiers couplets ont été composés dans le cachot de Tolède, mais nous ne jugeons pas nécessaire de reproduire son commentaire qui selon l'expression du Saint est son borrador, son brouillon, d'autant que borrar signifie effacer, puisque le Cantique B, dernière rédaction, reprend tout le contenu du Cantique A - sauf un passage que nous reproduirons en note -, est plus complet de plus d'un quart, et conserve même la dédicace à Anne de Jésus. Bref, selon la règle générale, nous considérons la rédaction définitive comme le meilleur message du Saint.

3 Voir Eulogio Pacho, Initiation à Saint Jean de la Croix, p. 207-213.



Le Cantique spirituel B prend le disciple au moment où commence son don à Dieu et l'itinéraire est annoncé dès le sommaire et précisé au § 3 du couplet 22. Jean de la Croix a déjà distingué trois étapes (1NO 1,1) de la vie spirituelle: les commençants qui méditent, les progressants qui contemplent, les parfaits qui jouissent de l'union. Ici il complète : les commençants sont dans la voie purgative, les progressants dans la voie illuminative4, les parfaits dans la voie unitive.

4 La voie illuminative ou contemplation infuse est déjà notée en (1NO 14,1).



Les couplets 1 à 4 sont réservés aux commençants qui non seulement méditent mais qui ont besoin de mortification.

Les couplets 5 à 13 concernent les progressants qui parviennent ainsi aux fiançailles spirituelles.

Les couplets 14 à 35 célèbrent les parfaits qui accèdent alors au mariage spirituel avec la confirmation en grâce.

Les couplets 36 à 40 anticipent sur l'état béatifique de l'au-delà. Ce qui prouve que Jean de la Croix à la fin de sa vie au moins a véritablement un pied sur terre et l'autre au ciel.5

5 Comme toujours, Jean de la Croix fixe des points de repère, il n'en est pas prisonnier. Exemple : « ceux qui commencent à entrer en l'état d'illumination et de perfection » (CSB 14 CSB 15,21).




Pour traduire une expérience en soi ineffable, Jean de la Croix, il l'indique dans le prologue d'ailleurs admirable, use de figures, comparaisons, similitudes qui laissent déborder les richesses de son union d'amour avec Dieu, car tout se joue dans l'amour, de Dieu pour l'âme et de l'âme pour Dieu. Ce n'est pas un traité de philosophie, ni de théologie, il faut se laisser porter par le jeu de la poésie, par le chant d'une âme qui vit cet amour intensément. La symbolique est d'une richesse étonnante, parfois déconcertante et même à l'occasion, à l'instar du Cantique des Cantiques choquante pour les prudes.

On est submergé par le nombre des images, leur audace, surpris par la facilité avec laquelle on passe de l'une à l'autre, contrepoint de la profusion des textes de l'Écriture. C'est une symphonie, et quel souffle ! La sensibilité du Saint loin d'être étouffée sous l'emprise divine est au contraire exaltée. Les cinq sens vibrent tour à tour : les parfums, la nourriture, les embrassades, les yeux grands ouverts et les oreilles charmées. Toutes les créatures, toutes les sensations au contact de la nature de jour et de nuit, sous la harpe du poète célèbrent un amour et un bonheur supérieurs, et chantent la gloire de Dieu.

À foison, les éléments de la nature matérielle : hauteurs, vallées, îles et rivages, fleuves et sources, cavernes ; vents glacés ou agréables.

Tous les vivants : arbres, vigne, fleurs ; fauves, lions et renards, cerfs, daims, la colombe et la tourterelle, le passereau et le rossignol.

Les éléments sociaux : la cité et ses faubourgs, les voleurs et la guerre avec les ennemis, les cavaliers et le siège ; le concert, la couronne, les bijoux.

La médecine et le jardinage ; la nourriture et les fruits, la pigne, les grenades et la boisson enivrante.

Des aspects plus intimes : le lit, le nid. Toutes les parties du corps, du cheveu au ventre, le cou, les bras et surtout le visage et son teint et les yeux, les yeux surtout. Les fiançailles et ses cadeaux; l'union charnelle des époux qui n'est qu'une image de l'union de l'âme avec Dieu, fin ultime de l'homme ; retrouvant ainsi un des sens profonds, allégorique, du Cantique des Cantiques.



Cependant, la symbolique n'incline pas à de fades effusions, mais implique une forte doctrine faite d'expérience personnelle et de confidences des âmes, d'une pensée philosophique et théologique parfaitement maîtrisée, et par-dessus tout du message biblique pris en son message essentiel, c'est-à-dire spirituel, riche d'une tradition séculaire dans la sécurité du dogme catholique.

Notons quelques enseignements de ce commentaire :

- Dès le début, l'âme aspire au face à face.

- CSB 31,8 se réfère à la Vive Flamme, le Cantique B est donc postérieur.

- Le Prologue (2) précise que chacun profitera de l'exposé à sa façon. Le lecteur pourra parfaitement estimer que tel passage ne le concerne pas et au contraire que tel autre semble écrit pour lui. Ce qui vaut pour l'ensemble de l'oeuvre.

- Jean de la Croix note que les souvenirs font partie de notre patrimoine personnel et ne disparaissent pas. La contemplation ne fait pas perdre les habitudes de science, l'acquis intellectuel, au contraire (CSB 26,16). Le souvenir des péchés est ineffaçable ; il est même assez utile (CSB 33,1).

- La formule dogmatique exprimée par la foi donne Dieu, mais à l'obscur; elle est un tremplin pour l'union.

- Alors qu'avant, l'âme fidèle était obligée de réprimer les premiers mouvements, quand elle parvient à l'union, les premiers mouvements spontanément se meuvent vers Dieu (CSB 27,7).

- Dieu est toujours en nous, mais de façons différentes (CSB 1,8).

- Généralement, vie active et vie contemplative sont nécessaires, elles se complètent (CSB 3,4) ; sauf au sommet où l'âme ne sait plus qu'aimer.

- CSB 24,5 rappelle 1NO 13,5 : les vertus sont liées, elles dépendent les unes des autres.

- Jean de la Croix parle rarement des dons de l'Esprit Saint; en CSB 26,3, il les fait correspondre aux sept degrés d'amour.

- L'âme en la perfection de l'amour est d'une certaine manière comme Adam en l'état d'innocence, non seulement elle est belle, mais d'une force prodigieuse en raison de son union à Dieu (CSB 26,14).

- Le leitmotiv c'est l'amour. Dès le C 1, l'âme part à la quête amoureuse de Dieu ; en CSB 7-8, l'âme est blessée d'amour; en CSB 10,1, il est ardent comme celui de Marie-Madeleine ; en CSB 27,8, l'âme est tout amour.

- Il n'oublie pas les âmes qui s'égarent: Ô âmes, créées pour ces grandeurs, que faites-vous ? (CSB 39,7).





£[TEXTE DÉFINITIF]

EXPLICATION DES CANTIQUES QUI TRAITENT DE L'EXERCICE D'AMOUR ENTRE L'ÂME ET L'ÉPOUX CHRIST,

OÙ L'ON ABORDE ET EXPLIQUE QUELQUES POINTS ET EFFETS D'ORAISON À LA DEMANDE DE LA MÈRE ANNE DE JÉSUS, PRIEURE DES DÉCHAUSSÉES À SAINT-JOSEPH DE GRENADE. L'AN 1584.

PROLOGUE

1. Pour autant que ces cantiques6, religieuse Mère, semblent être écrits avec quelque ferveur d'amour de Dieu, dont la sagesse et l'amour sont si immenses, que, comme il est dit au livre de la Sagesse, ils atteignent d'une extrémité jusqu'à une autre extrémité (Sg 8,1), et que l'âme qui en est informée et mue, a en quelque manière cette même abondance et impétuosité en ses paroles, je ne pense pas moi déclarer maintenant toute l'ampleur et l'abondance que le fécond esprit d'amour produit en eux; ce serait plutôt ignorance de penser que les dits d'amour en intelligence mystique, qui sont ceux des présents Cantiques, avec quelque façon de parler peuvent bien s'expliquer; car l'Esprit du Seigneur qui aide notre faiblesse, comme dit saint Paul (Rm 8,26), demeurant en nous, demande pour nous avec des gémissements ineffables, ce que nous, nous ne pouvons bien entendre ni comprendre pour le manifester. Car qui pourra écrire ce qu'il fait entendre aux âmes amoureuses dans lesquelles Il demeure ? et qui pourra déclarer avec des paroles ce qu'il leur fait sentir? et qui, finalement, ce qu'il leur fait désirer? certainement personne ne le peut; certainement, pas même celles en qui cela se passe ne le peuvent ; et c'est la raison pour laquelle plutôt avec des figures, des comparaisons et similitudes, elles laissent déborder quelque chose de ce qu'elles sentent et épanchent de l'abondance de l'esprit des secrets et des mystères, qu'elles ne les déclarent par raisons. Ces similitudes si elles ne sont pas lues avec la simplicité de l'esprit d'amour et l'intelligence qu'elles contiennent, semblent plutôt des extravagances que des paroles de raison, selon ce qu'on peut voir dans les divins Cantiques de Salomon et en d'autres livres de l'Écriture Sainte, où l'Esprit Saint, ne pouvant donner à entendre l'abondance de leur signification par des termes communs et usuels, exprime des mystères en des figures étranges et des similitudes. D'où vient que les saints docteurs, bien qu'ils en disent beaucoup et encore plus, jamais ne peuvent achever de l'expliquer par des paroles, comme aussi non plus par des paroles cela ne peut se dire ; et ainsi ce qu'on en déclare d'ordinaire est le moins que ce qui y est contenu.

6 Rappel : Cantique. dans un style élevé toute espèce de chant (Littré, 3).



2. Ces cantiques, pour avoir été composés en amour d'abondante intelligence mystique, ne pourront donc s'expliquer parfaitement, et telle ne sera pas mon intention, mais seulement de donner quelque lumière générale, puisque V. R.7 l'a ainsi désiré. Et cela me semble être pour le mieux, parce que les dits d'amour, il vaut mieux les exposer en leur étendue, afin que chacun en profite à sa façon et selon la richesse de son esprit, que de les restreindre à un seul sens auquel ne s'accommode pas tout palais ; et ainsi bien qu'on les explique d'une certaine manière, il ne faut pas s'arrêter à cette explication, car la sagesse mystique - qui est par amour et dont traitent les présents cantiques -n'a pas besoin d'être entendue distinctement pour faire un effet d'amour et d'affection en l'âme, car elle est comme la foi, en laquelle nous aimons Dieu sans le comprendre.

7 Votre Révérence.



3. Pour autant, je serai très bref; bien que je ne pourrai moins faire que de m'étendre en quelques endroits où le réclamera la matière et où s'offrira l'occasion de traiter et d'expliquer quelques points et effets de l'oraison, car les Cantiques touchant à beaucoup, nous ne pourrons moins faire que d'en traiter quelques-uns ; mais, laissant les plus communs, je parlerai brièvement des plus extraordinaires qui arrivent à ceux qui ont dépassé avec la faveur de Dieu le stade de commençants. Et ceci pour deux raisons : l'une, parce que pour les commençants il y a beaucoup de choses écrites; l'autre, parce qu'en ceci je parle avec V. R. à sa demande, à qui notre Seigneur a fait la grâce de l'avoir tirée de ces commencements et mise plus intimement dans le sein de son amour divin; et ainsi j'espère que, bien qu'on écrive ici quelques points de théologie scolastique concernant la relation intime de l'âme avec son Dieu, ce ne sera pas en vain d'avoir dit quelque chose du plus pur de l'esprit de cette manière, puisque, même si V. R. n'a pas la pratique de la théologie scolastique avec laquelle se comprennent les vérités divines, il ne lui manque pas celle de la mystique, qui se sait par amour et dans laquelle non seulement on sait, mais aussi conjointement on savoure.

4. Et parce que ce que je dirai - et que je veux soumettre à un meilleur jugement et totalement à celui de la sainte Mère Église - soit plus digne de foi, je ne pense affirmer rien de moi en me fiant à l'expérience que j'ai vécue, ni en ce que j'ai connu en des personnes spirituelles ou entendu d'elles (bien que de l'un et de l'autre je pense profiter), sans qu'avec les autorités8 de l'Écriture divine je le confirme et le déclare, au moins en ce qui sera plus difficile à comprendre. Pour ces autorités, je procéderai ainsi : d'abord je mettrai les sentences à partir du latin et ensuite je les exposerai selon le sujet qui sera traité; et je mettrai d'abord ensemble tous les couplets, et ensuite dans leur ordre, je mettrai chacun séparément afin de l'expliquer; de chaque couplet j'expliquerai chaque vers, en le mettant au début de son exposé, etc.

8 Les textes qui font autorité.


FIN DU PROLOGUE


éd. Téqui p. 861

CANTIQUES ENTRE L'ÂME ET L'ÉPOUX

\C\CÉPOUSE

1.Où t'es-tu caché,
Aimé, et m'as laissée dans le gémissement ?
Comme le cerf tu as fui,
m'ayant blessée ;
après toi je sortis en clamant, et tu étais parti.


2.             Pâtres, qui vous en irez
là-bas par les bergeries vers le sommet,
si d'aventure vous voyez
celui que moi j'aime le plus,
dites-lui que je suis malade, souffre et meurs.


3.             Cherchant mes amours
j'irai par ces monts et ces rivages ;
ni ne cueillerai les fleurs,
ni ne craindrai les fauves,
et passerai les forts et les frontières.


4.             Ô forêts et fourrés épais
plantés par la main de l'Aimé ;
ô pâturage de verdures
de fleurs émaillé,
dites s'il est passé par vous !


5.             En répandant mille grâces
il est passé par ces bois touffus en hâte,
et, les regardant,
avec sa seule figure
il les laissa vêtus de beauté.


6.             Hélas ! qui pourra me guérir ?
Achève de te livrer enfin pour de vrai,
ne veuille plus m'envoyer
désormais d'autres messagers,
qui ne savent me dire ce que je veux.


7.             Et tous ceux qui s'attachent à toi
de toi me rapportent mille grâces,
et tous davantage me blessent,
et me laisse mourante
un je ne sais quoi qu'ils balbutient.


8.             Mais comment persévères-tu,
ô vie ! en ne vivant pas où tu vis
lorsque tendent à te faire mourir
les flèches que tu reçois
de ce que de l'Aimé en toi tu ressens ?


9.             Pourquoi, puisque tu as blessé
ce coeur, ne le guéris-tu pas?
Et, puisque tu l'as dérobé,
pourquoi le laissas-tu ainsi
et n'as-tu pas pris le vol que tu volas ?


10.           Éteins mes impatiences,
puisque personne ne peut y mettre fin ;
et puissent mes yeux te voir,
puisque tu es leur lumière,
et pour toi seul je les veux avoir.

11.           Découvre ta présence,
et que me tuent ta vue et ta beauté ;
prends garde que la maladie d'amour
ne se guérit qu'avec la présence et la personne.

12.           Ô source cristalline,
si sur tes faces argentées
tu me laissais voir soudain
les yeux désirés
que je porte en mes entrailles dessinés !

13.           Détourne-les, Aimé,
voici que je m'envole.


ÉPOUX

Reviens, colombe,
car le cerf blessé
apparaît sur le sommet
prenant l'air de ton vol, et la fraîcheur.


EPOUSE

14.           Mon Aimé, les montagnes,
les vallées solitaires ombreuses,
les îles étrangères,
les fleuves tumultueux,
le sifflement des souffles d'amour ;

15.           la nuit apaisée
proche des levers de l'aurore,
la musique silencieuse,
la solitude sonore,
le dîner qui récrée et énamoure.

16.           Attrapez-nous les renards
car notre vigne est déjà fleurie,
cependant qu'avec des roses
nous faisons une pigne,
et que personne ne paraisse sur la montagne.


17.           Arrête, bise de mort.
Viens, auster, qui réveilles les amours ;
souffle par mon jardin
et courent ses parfums
et l'Aimé se rassasiera parmi les fleurs.

18.           Ô nymphes de Judée,
tandis que parmi les fleurs et les rosiers
l'ambre donne son parfum,
demeurez dans les faubourgs
et veuillez ne point toucher nos seuils.

19.           Cache-toi, Chéri,
et regarde avec ton visage vers les montagnes,
et ne veuille point le dire ;
mais regarde les compagnes9
de celle qui va par des îles étrangères.

9 La poésie porte campanas. Le commentaire dira companas. Le Cantique B corrige.



20.           Oiseaux légers,
lions, cerfs, daims bondissants,
monts, vallées, rivages,
ondes, souffles, ardeurs,
et craintes des nuits d'insomnies

21.           par les lyres charmeuses
et le chant des sirènes, je vous conjure
que cessent vos colères
et ne touchez pas au mur,
pour que l'épouse dorme plus sûrement.

22.           L'épouse a pénétré
dans le jardin charmeur désiré,
et délicieusement elle repose
le cou appuyé
sur les doux bras de l'Aimé.

23.           Sous le pommier
là avec moi tu fus fiancée ;
là je te donnai la main
et tu fus restaurée
là où ta mère avait été violée.

24.           Notre lit fleuri
de cavernes de lions entouré,
de pourpre tendu,
de paix édifié,
de mille écus d'or couronné.


25.           À la quête de ta trace
les jeunes filles courent sur le chemin
sous la touche de l'étincelle,
du vin aromatisé ;
émissions d'un baume divin.

26.           Dans le cellier intime
de mon Aimé j'ai bu, et quand je sortis
par toute cette plaine
chose ne savais plus
et je perdis le troupeau qu'avant je suivais.

27.           Là il me donna son coeur,
là il m'enseigna une science très savoureuse,
et à lui je me donnai vraiment
moi, sans rien garder ;
là je lui promis d'être son épouse.

28.           Mon âme s'est employée
et tout mon bien à son service.
Je ne garde plus de troupeau
ni n'ai plus d'autre office,
car désormais seulement d'aimer est mon exercice.

29.           Ainsi donc si au pré public
de ce jour on ne me voit ni ne me trouve,
dites que je me suis perdue;
et qu'allant énamourée,
je me suis faite perdante, et je fus gagnante.

30.           De fleurs et d'émeraudes
dans les fraîches matinées cueillies
nous ferons les guirlandes
en ton amour fleuries
et avec un de mes cheveux entrelacées.

31.           En ce seul cheveu
que sur mon cou tu as observé voler,
tu le regardas sur mon cou
et en lui tu restas pris,
et à l'un de mes yeux tu te blessas.

32.           Quand tu me regardais
ta grâce en moi tes yeux imprimaient ;
pour cela tu me chérissais,
et en cela les miens méritaient
d'adorer ce qu'en toi ils voyaient.

33.           Ne me méprise pas,
car, si tu m'as trouvé le teint brun,
maintenant tu peux bien me regarder
depuis que tu me regardas,
car grâce et beauté en moi tu as laissées.

34.           La blanche colombe
à l'arche avec le rameau est revenue ;
et enfin la tourterelle
le compagnon désiré
sur les rives verdoyantes elle l'a trouvé.

35.           En solitude elle vivait,
et en solitude elle a déjà placé son nid,
et en solitude la guide
tout seul son amoureux,
lui aussi en solitude d'amour blessé.

36.           Réjouissons-nous, Aimé,
et allons nous voir en ta beauté
au mont et à la colline,
où jaillit l'eau pure ;
entrons plus avant dans l'épaisseur.

37.           Et bientôt aux hautes
cavernes de la pierre nous irons,
qui sont bien cachées ;
et là nous entrerons
et nous goûterons le moût des grenades.

38.           Là tu me montrerais
ce que mon âme désirait,
et bientôt me donnerais
là, toi, ma vie,
cela que tu me donnas l'autre jour :

39.           le souffle de l'air,
le chant de la douce philomèle,
le bocage et son enchantement
en la nuit sereine,
avec la flamme qui consume et ne donne pas de peine.

40.           Personne ne regardait...
Aminadab désormais ne se montrait plus ;
et les assiégeants s'apaisaient,
et la cavalerie
à la vue des eaux redescendait.


ARGUMENT

1. L'ordre que suivent ces couplets va depuis qu'une âme commence à servir Dieu jusqu'à ce qu'elle parvienne à l'ultime état de perfection, qui est le mariage spirituel; et ainsi en eux on traite les trois états ou voies de l'exercice spirituel par où passe l'âme pour arriver à l'ultime état, qui sont la purgative, l'illuminative et l'unitive, et l'on déclare au sujet de chacune quelques-unes de ses propriétés et de ses effets.

2. Le début de ces couplets traite des commençants, qui est la voie purgative. Les suivants traitent des progressants, où se font les fiançailles spirituelles ; et c'est la voie illuminative. Après ceux-là, ceux qui suivent traitent de la voie unitive, qui est celle des parfaits, où se fait le mariage spirituel ; cette voie unitive et des parfaits suit l'illuminative, qui est celle des progressants. Et les ultimes couplets traitent de l'état béatifique, auquel désormais seulement l'âme en cet état parfait prétend.



ON COMMENCE L'EXPLICATION DES CANTIQUES D'AMOUR ENTRE L'ÉPOUSE ET L'ÉPOUX CHRIST

NOTE

1. L'âme se rendant compte de ce qu'elle est obligée de faire ; voyant que la vie est brève (Jb 14,5), le sentier de la vie éternelle étroit (Mt 7,14), que le juste à peine se sauve (1P 4,18), que les choses du monde sont vaines et trompeuses (Qo 1,2), que tout s'achève et disparaît comme l'eau qui court (2R 14,14), le temps incertain, le compte rigoureux, la perdition très facile, le salut très difficile; connaissant, d'autre part la grande dette qu'elle a envers Dieu qui l'a créée seulement pour lui, ce pour quoi elle lui doit le service de toute sa vie, et l'ayant rachetée seulement par lui-même, ce pour quoi elle lui doit tout le reste et la réponse d'amour de sa volonté, et mille autres bienfaits en lesquels elle se voit et se reconnaît obligée de Dieu dès avant sa naissance, et qu'une grande partie de sa vie s'est passée en vain, et que de tout cela elle doit rendre compte et raison, aussi bien du premier que du dernier, jusqu'au dernier quadrant10 (Mt 5,26), quand Dieu scrutera Jérusalem avec des flambeaux allumés (So 1,12), et que déjà il est tard et peut-être la fin du jour (Mt 20,6) afin de remédier à tant de mal et de dommage, principalement en sentant Dieu très irrité et caché de ce qu'elle a voulu tellement l'oublier Lui parmi les créatures ; alors, elle, frappée d'effroi et de douleur au plus profond du coeur devant tant de ruine et de danger, renonçant à toutes les choses, abandonnant toute occupation, sans différer ni d'un jour ni d'une heure, avec angoisse et gémissement sorti du coeur blessé désormais de l'amour de Dieu, elle commence à invoquer son Aimé et elle dit :

10 Chez les Romains, le quart d'un as, somme insignifiante.       





COUPLET 1 £[A1] 11


11 Nous mettons entre crochets le numéro du couplet correspondant à la première rédaction, le borrador, ou Cantique A.


Où t'es-tu caché,
Aimé, et m'as laissée dans les gémissements ?
Comme le cerf tu as fui, m'ayant blessée ;
après toi je sortis en clamant, et tu étais parti.



EXPLICATION

2. En ce premier couplet, l'âme énamourée du Verbe Fils de Dieu, son Époux, désirant s'unir avec lui par claire et essentielle vision, expose ses angoisses d'amour se plaignant à lui de l'absence, d'autant plus qu'il l'a blessée de son amour, pour lequel elle a quitté toutes les choses créées et elle-même, elle doit toujours souffrir l'absence de son Aimé, qui ne la délivre pas tout de suite de la chair mortelle afin de pouvoir jouir en gloire de l'éternité; et ainsi, elle dit :


Où t'es-tu caché?




3. Et c'est comme si elle disait: Verbe, mon Époux, montre-moi le lieu où tu es caché; en quoi elle lui demande la manifestation de sa divine essence, car le lieu où est caché le Fils de Dieu est, comme dit saint Jean, le sein du Père (Jn 1,18), qui est l'essence divine, inaccessible à tout oeil mortel et cachée à tout entendement humain; c'est pour cela qu'Isaïe parlant avec Dieu, dit : Véritablement tu es un Dieu caché (Is 45,15). D'où il faut noter que, pour grandes que soient les communications et présences et hautes et sublimes connaissances de Dieu qu'une âme puisse avoir en cette vie, cela n'est pas essentiellement Dieu ni n'a rien à voir avec Lui, car toujours, à la vérité, Il est caché à l'âme, et pour cela toujours il convient à l'âme, au-dessus de toutes ces grandeurs, de le tenir pour caché et de le chercher caché, en disant: Où t'es-tu caché ; car ni la haute communication ni la présence sensible ne sont un témoignage certain de sa gracieuse présence, ni la sécheresse et le manque de tout cela en l'âme ne le sont de son absence en elle ; c'est pourquoi le prophète Job dit: S'il vient à moi, je ne le verrai pas, et s'il se retire, je ne le saurai pas (Jb 9,11).

4. En cela il faut entendre que, si l'âme sent une grande communication ou un sentiment ou une connaissance spirituelle, elle ne doit pas pour cela se persuader que ce qu'elle sent soit posséder Dieu ou voir clairement et essentiellement Dieu, ou que cela soit posséder Dieu davantage ou être plus en Dieu, si haut que cela soit ; et que si toutes ces communications sensibles et spirituelles manquent, si elle reste en sécheresse, ténèbre et délaissement, elle ne doit pas pour cela penser davantage que Dieu lui manque pour autant, puisque réellement ni par l'un elle ne peut savoir avec certitude si elle est en sa grâce, ni par l'autre si elle en est en dehors, le Sage disant: Personne ne sait s'il est digne d'amour ou d'aversion devant Dieu (Qo 9,1). De manière que l'intention principale de l'âme en ce vers n'est pas seulement de demander la dévotion affective et sensible, en laquelle il n'y a pas de certitude ni de clarté de la possession de l'Époux en cette vie, mais principalement la claire présence et vision de son essence pour laquelle elle désire être assurée et satisfaite en l'autre.

5. C'est cela même que veut dire l'épouse dans les Cantiques divins quand, désirant s'unir avec la divinité du Verbe son Époux, elle la demanda au Père, en disant : Montre-moi où tu te nourris et où tu te reposes au milieu du jour (Ct 1,6) ; car lui demander qu'il indique où il se nourrissait c'était demander qu'il lui montre l'essence du Verbe divin, son Fils, parce que le Père ne se nourrit pas en autre chose qu'en son unique Fils, puisqu'il est la gloire du Père, et en demandant qu'il lui montre le lieu où il se repose c'était lui demander la même chose, parce que le Fils seulement est la jouissance du Père, qui ne se repose en d'autre lieu ni ne se trouve en autre chose qu'en son Fils aimé, dans lequel tout entier il se repose lui communiquant toute son essence au milieu du jour qui est l'éternité où toujours il l'engendre et le tient engendré. Donc ce repas du Verbe Époux, où le Père se nourrit en une gloire infinie, et ce sein florissant, où avec une infinie jouissance d'amour il se repose caché profondément de tout oeil mortel et de toute créature, l'âme épouse le demande ici quand elle dit: Où t'es-tu caché ?

6. Et afin que cette âme altérée parvienne à trouver son Époux et à s'unir avec lui par union d'amour, selon ce qui se peut en cette vie, et qu'elle entretienne sa soif avec cette goutte qu'elle peut goûter de lui en cette vie, il sera bon, (puisqu'elle le demande à son Époux, de nous en occuper à sa place) que nous lui répondions en lui montrant le lieu le plus sûr où il est caché, afin qu'elle le trouve là avec certitude avec la perfection et la saveur qu'on peut en cette vie, et ainsi qu'elle n'erre pas en vain à l'exemple des foules. Pour cela il faut noter que le Verbe Fils de Dieu, ensemble avec le Père et l'Esprit Saint, essentiellement et en personne est caché dans l'être intime de l'âme; pour autant l'âme qui doit le trouver, il faut qu'elle sorte de toutes les choses selon l'affection et la volonté, et qu'elle entre en un suprême recueillement à l'intérieur d'elle-même, estimant toutes les choses comme si elles n'étaient pas ; pour cela saint Augustin, parlant dans les Soliloques avec Dieu, disait: Je ne te trouvais pas, Seigneur, au dehors, parce que je te cherchais mal dehors, puisque tu étais dedans12. Dieu est donc caché en l'âme, et c'est là que doit le chercher avec amour le bon contemplatif, en disant : où t'es-tu caché ?

12 P.L. 40,888.



7. Donc, ô âme la plus belle entre toutes les créatures, qui désires tant savoir le lieu où se trouve ton Aimé afin de le chercher et de t'unir avec lui ! on te dit maintenant que tu es toi-même la demeure où il habite et la retraite et la cachette où il est caché ; ce qui est chose de grande satisfaction et de grande allégresse pour toi de voir que tout ton bien et toute ton espérance est tellement près de toi qu'il est en toi, ou, pour mieux dire, que tu ne peux exister sans lui. Voici - dit l'Époux - que le royaume de Dieu est au-dedans de vous (Lc 17,21) ; et son serviteur l'apôtre saint Paul : Vous - dit-il - vous êtes un temple de Dieu (2Co 6,16).

8. C'est une grande satisfaction pour l'âme de comprendre que jamais Dieu ne manque à l'âme, même si elle est en péché mortel13, encore moins si elle est en grâce. Que veux-tu de plus, ô âme, et que cherches-tu de plus en dehors de toi, puisque au-dedans de toi tu possèdes tes richesses, tes délices, ta satisfaction, ta satiété et ton royaume, qui est ton Aimé que désire et cherche ton âme ? Réjouis-toi et exulte en ton recueillement intérieur avec lui, puisque tu le possèdes de si près. Là désire-le, là adore-le et ne va pas le chercher en dehors de toi, car tu te distrairas et fatigueras et ne le trouveras ni n'en jouiras pas plus sûrement, ni plus rapidement, ni de plus près qu'au-dedans de toi. Seulement il y a une chose, à savoir, que bien qu'il soit au-dedans de toi, il est caché. Mais c'est une grande chose de savoir le lieu où il est caché afin de le chercher là avec certitude. Et c'est ce qu'aussi tu demandes ici, âme, quand avec affection d'amour tu dis : Où t'es-tu caché?

13 On trouve dans la marge du manuscrit une annotation qui pourrait être autographe : lui donnant et lui conservant l'être naturel.



9. Mais tu dis encore: Puisqu'il est en moi celui qu'aime mon âme, comment ne le trouvé-je pas, comment est-ce que je ne le sens pas ? La raison en est qu'il est caché, et que tu ne te caches pas aussi pour le trouver et le sentir; parce que celui qui doit trouver une chose cachée, doit se cacher aussi et entrer jusqu'à la cache où elle est, et quand il l'a trouvée, lui aussi est caché comme elle. Donc attendu que ton cher Époux est le trésor caché dans le champ de ton âme, pour lequel le sage marchand donna tous ses biens (Mt 13,44), il conviendra que pour que tu le trouves, tous tes biens oubliés et détaché de toutes les créatures, toi, tu te caches en ta retraite intérieure de l'esprit et, refermant la porte sur toi, à savoir, ta volonté à toutes les choses, tu pries ton Père en secret (Mt 6,6) ; et ainsi, restant cachée avec Lui, alors tu le sentiras en secret et tu l'aimeras et en jouiras en secret et te délecteras en secret avec Lui, à savoir, au-dessus de tout ce que peuvent saisir la langue et le sens.

10. Va donc, belle âme ! puisque tu sais désormais que l'Aimé que tu désires demeure caché en ton sein, essaie d'être avec Lui bien cachée, et en ton sein tu l'étreindras et le sentiras avec affection d'amour, et songe qu'à cette cache Il t'appelle par Isaïe disant: Va, entre en ton cabinet secret, referme les portes sur toi14, c'est-à-dire, toutes tes puissances à toutes les créatures ; cache-toi un peu, pour un moment (Is 26,20), c'est-à-dire, pour ce moment de vie temporelle; car, si en cette brièveté de vie, tu gardes ton coeur, ô âme, avec toute ta garde, comme dit le Sage (Pr 4,23), sans aucun doute Dieu te donnera ce que Dieu plus loin promet aussi par Isaïe en disant: Je te donnerai les trésors cachés et je te ferai découvrir la substance et les mystères des secrets (Is 45,3). Cette substance des secrets, est le Dieu même, car Dieu est la substance de la foi et son objet, et la foi est le secret et le mystère; et quand se révélera et se manifestera ce que la foi nous tient secret et caché, qui est la perfection de Dieu, comme dit saint Paul (1Co 13,10), alors se découvriront à l'âme la substance et les mystères des secrets. Mais en cette vie mortelle, bien que l'âme n'arrive pas aussi purement à eux comme en l'autre car il se cache davantage, néanmoins, si elle se cache comme Moïse dans la caverne de la pierre, qui est dans la véritable imitation de la perfection de la vie du Fils de Dieu, Époux de l'âme, Dieu la protégeant de sa droite, elle méritera qu' on lui montre les épaules de Dieu (Ex 33,22-23), ce qui est arriver en cette vie à une telle perfection, qu'elle s'unit et se transforme par amour en ce Fils de Dieu, son Époux, de manière qu'elle se sente si unie avec Lui et si instruite et si savante en ses mystères, que, pour tout ce qu'elle arrive à connaître en cette vie, elle n'aura pas besoin de dire : Où t'es-tu caché ?

14 Le cabinet est plus intime que la chambre où l'on reçoit. On réserve le cabinet pour le travail personnel ou la méditation.



11. Voilà dite, ô âme ! la manière qu'il te convient de tenir pour trouver l'Époux en ta cache. Mais si tu veux encore écouter, écoute une parole pleine de substance et de vérité inaccessible : c'est de le chercher en foi et en amour, sans vouloir te satisfaire de quelque chose, sans goûter ni comprendre plus que ce que tu dois savoir, ces deux sont les guides d'aveugle15 qui te conduiront par où tu ne sais, là à la cache de Dieu ; parce que la foi, qui est le secret que nous avons dit, ce sont les pieds avec lesquels l'âme va à Dieu, et l'amour est le guide qui la conduit, et, allant en pratiquant et contemplant ces mystères et secrets de foi, elle méritera que l'amour lui découvre ce que la foi renferme en soi, qui est l'Époux qu'elle désire en cette vie par grâce spéciale - divine union avec Dieu -, comme nous avons dit, et en l'autre par gloire essentielle, en jouissant face à face désormais caché en aucune façon. Mais, entre-temps, bien que l'âme arrive à cette union, qui est le plus haut état auquel elle puisse parvenir en cette vie, pour autant qu'il est encore caché à l'âme dans le sein du Père, comme nous avons dit, qui est comme et où elle désire en jouir en l'autre, elle dit toujours : Où t'es-tu caché ?

15 Souvenir de l'Evangile : (Mt 15,14) ou du Lazarillo de Tormes.



12. Tu fais très bien, ô âme, de le chercher toujours caché, parce que tu glorifies beaucoup Dieu et tu t'approches beaucoup de Lui en le tenant pour plus haut et plus profond que tout ce que tu peux atteindre; et, pour autant, ne t'arrête pas en partie ni en tout à ce que tes puissances peuvent comprendre ; je veux dire que jamais tu ne voudras te satisfaire en ce que tu comprends de Dieu, mais en ce que tu ne comprends pas de Lui, et jamais ne t'arrête à aimer et à jouir en ce que tu comprends ou sens de Dieu, mais aime et jouis en ce que tu ne peux comprendre et sentir de Lui, qui est cela, comme nous avons dit, le chercher en foi; car, puisque Dieu est inaccessible et caché, comme nous l'avons dit aussi, même s'il te semble bien que tu le trouves et le sens et le comprends, toujours tu dois le tenir pour caché et tu dois le servir caché en cachette. Et ne sois pas comme beaucoup d'insensés qui pensent bassement de Dieu, croyant que, quand ils ne le comprennent ou ne le goûtent ou ne le sentent, Dieu est plus loin et plus caché, le contraire étant très vrai, que d'autant moins distinctement on le comprend, plus on s'approche de lui, car, comme dit le prophète David, il mit sa cache dans les ténèbres (Ps 17,12); ainsi, en s'approchant de Lui, forcément tu dois sentir des ténèbres dans la faiblesse de ton oeil. Tu fais bien, donc, en tout temps, soit d'adversité, soit de prospérité spirituelle ou temporelle, de tenir Dieu pour caché, et ainsi de clamer vers Lui en disant: Où t'es-tu caché,


Aimé, et m'as laissée dans le gémissement?


13. Elle l'appelle Aimé, afin de le toucher davantage et de l'incliner à sa prière, car, quand Dieu est aimé, avec grande facilité il accourt aux demandes de son amoureux ; et ainsi Lui le promet par saint Jean en disant : Si vous demeurez en moi, tout ce que vous voudrez vous le demanderez, et cela se fera (Jn 15,7). D'où alors l'âme en vérité peut l'appeler Aimé, quand elle est entière avec Lui, ne tenant son coeur attaché à aucune chose en dehors de Lui, et ainsi d'ordinaire elle tient sa pensée en Lui; et faute de cela, Dalila dit à Samson comment pouvait-il dire qu'il l'aimait, alors que son esprit n'était pas avec elle (Jg 16,15) ; en l'esprit s'inclut la pensée et l'affection. Or quelques-uns appellent l'Époux Aimé et il n'est pas aimé pour de vrai, parce qu'ils ne tiennent pas entièrement leur coeur avec Lui, et ainsi leur demande en présence de Dieu n'est pas de si grande valeur, c'est pourquoi ils n'obtiennent pas tout de suite leur demande, jusqu'à ce que continuant la prière, ils en viennent à tenir leur esprit plus continuellement avec Dieu et le coeur plus entier avec Lui avec affection d'amour, car de Dieu on n'obtient rien si ce n'est par amour.

14. En ce qu'elle dit ensuite: et m'as laissée dans le gémissement, il faut noter que l'absence de l'Aimé cause un gémissement continuel chez l'amoureux, parce que, comme en dehors de lui il n'aime rien, en rien il ne se repose ni ne reçoit soulagement. En cela se connaîtra celui qui pour de vrai aime Dieu, si avec aucune chose de moins que Lui il se contente; mais que dis-je se contente? car, même s'il les possédait toutes ensemble, il ne s'en contenterait pas, et même, plus il en aurait moins il serait satisfait, car la satisfaction du coeur ne se trouve pas en la possession des choses, mais dans le dénuement d'elles toutes et dans la pauvreté d'esprit; étant donné que cette perfection d'amour consiste à posséder Dieu avec une grâce très personnelle et très particulière, l'âme vit en cette vie quand elle est parvenue à elle avec une certaine satisfaction, bien que non avec satiété, puisque David, avec toute sa perfection, l'attendait dans le ciel, en disant : Quand paraîtra ta gloire, je me rassasierai (Ps 16,15) ; et ainsi, ne lui suffit pas la paix et la tranquillité et la satisfaction de coeur à laquelle l'âme peut parvenir en cette vie pour qu'elle cesse d'avoir à l'intérieur de soi un gémissement (quoique pacifique et sans peine) en l'attente de ce qui lui manque ; car le gémissement est inhérent à l'attente, comme celui dont parlait l'Apôtre qui l'avait lui et les autres (bien que parfaits), en disant : Nous-mêmes qui possédons les prémices de l'esprit nous gémissons à l'intérieur de nous-mêmes, en attendant l'adoption de fils de Dieu (Rm 8,23). Ce gémissement, donc, l'âme l'éprouve ici à l'intérieur de soi dans le coeur énamouré, parce que là où l'amour blesse, là est le gémissement de la blessure clamant toujours dans le sentiment de l'absence, principalement quand ayant goûté quelque douce et savoureuse communication de l'Époux, et qu'il s'absente, elle reste seule et sèche soudain; c'est pour cela qu'elle dit ensuite :


Comme le cerf tu as fui.


15. Aussi faut-il noter que dans les Cantiques, l'épouse compare l'Époux au cerf et à la chèvre sauvage, en disant : Il est semblable mon Aimé à la chèvre et au petit des cerfs (Ct 2,9) ; et ce, non seulement pour être retiré et solitaire et fuir les compagnies comme le cerf, mais aussi pour la promptitude à se cacher et à reparaître, ce qu'Il a l'habitude de faire dans les visites qu'il fait aux âmes pieuses afin de les réjouir et encourager, et dans les éloignements et les absences qu'il lui fait sentir après de telles visites afin de les éprouver et humilier et enseigner ; par là il leur fait sentir avec une plus grande douleur l'absence, selon ce qu'elle donne maintenant à entendre en ce qui suit, en disant :


m'ayant blessée.


16. C'est comme si elle disait: Non seulement ne me suffisaient pas la peine et la douleur qu'ordinairement je souffre en ton absence, mais, me blessant de plus d'amour avec ta flèche et augmentant la passion et l'appétit de ta vue, tu fuis avec l'agilité du cerf et ne te laisses saisir tant soit peu.

17. Pour plus d'explication de ce vers il faut savoir que, outre maintes autres différentes visites que Dieu fait à l'âme avec lesquelles il la blesse et l'élève en amour, il a coutume de faire certaines touches enflammées d'amour qui, à la façon d'une flèche de feu, blessent et transpercent l'âme et la laissent toute cautérisée d'un feu d'amour; et elles s'appellent proprement blessures d'amour, dont l'âme parle ici. Elles enflamment tellement la volonté en affection, que l'âme s'embrase en feu et flamme d'amour; de sorte qu'elle paraît se consumer en cette flamme, qui la fait sortir hors de soi et renouveler tout entière et passer à une nouvelle manière d'être, comme l'oiseau phénix, qui se brûle et renaît de nouveau. Parlant de cela David, dit : Mon coeur fut enflammé, et les reins se changèrent, et moi je fus réduit à rien, et je n'ai su (Ps 72,21-22).

18. Les appétits et affections (qu'ici le prophète entend par reins) tous se bouleversent et se changent en divins en cette inflammation du coeur, et l'âme par amour se réduit à rien, ne sachant plus rien qu'amour. Et en ce temps s'opère la mutation de ces reins avec une grande manière de tourment et angoisse de voir Dieu ; en sorte que paraît intolérable à l'âme la rigueur dont l'amour use envers elle, non parce qu'il l'a blessée (car plutôt elle tient de telles blessures pour salutaires), mais parce qu'il la laisse ainsi peinant en amour et ne la blesse pas plus efficacement, achevant de la tuer afin qu'elle se voie et s'unisse avec Lui en vie d'amour parfait.

19. C'est pourquoi, proclamant ou déclarant sa douleur, elle dit: m'ayant blessée, à savoir, me laissant ainsi blessée, mourant des blessures de ton amour, tu t'es caché avec autant d'agilité que le cerf. Ce sentiment arrive ainsi aussi grand, car en cette blessure d'amour que fait Dieu à l'âme s'élève l'affection de la volonté avec une soudaine promptitude pour la possession de l'Aimé, dont elle a senti la touche, et avec cette même promptitude elle ressent l'absence et l'impuissance de posséder alors comme elle désire, et ainsi aussitôt là en même temps elle sent le gémissement d'une telle absence, car de telles visites ne sont pas comme d'autres où Dieu récrée et satisfait l'âme, parce que celles-ci il les fait seulement plus pour blesser que pour guérir et plus pour affliger que pour satisfaire, puisqu'elles servent pour aviver la connaissance et augmenter l'appétit et, par conséquent, la douleur et l'angoisse de voir Dieu. Celles-ci s'appellent blessures spirituelles d'amour, elles sont pour l'âme très savoureuses et désirables, c'est pourquoi elle voudrait être toujours mourante de mille morts par ces coups de lance, parce qu'ils la font sortir de soi et entrer en Dieu ; ce qu'elle donne à entendre dans le vers suivant, en disant :






après toi je sortis en clamant, et tu étais parti.


20. Dans les blessures d'amour, il ne peut y avoir de remède sinon de la part de celui qui a blessé, et pour cela cette âme blessée sortit - avec la force du feu que cause la blessure - à la poursuite de son Aimé qui l'a blessée, criant vers Lui pour qu'Il la guérisse. Il faut savoir que cette sortie s'entend spirituellement ici de deux manières pour aller à la poursuite de Dieu : l'une, sortant de toutes les choses, ce qui se fait par leur abandon et leur mépris ; l'autre, sortant de soi-même par oubli de soi, ce qui se fait par l'amour de Dieu, car quand celui-ci touche l'âme avec l'efficacité que nous disons ici, il l'élève de telle manière que non seulement il la fait sortir d'elle-même par oubli de soi, mais encore il la tire de sa situation et de ses modes et inclinations naturelles, criant vers Dieu. Et ainsi c'est comme si elle disait: mon Époux, en ta touche et ta blessure d'amour, tu as tiré mon âme non seulement de toutes les choses, mais aussi tu l'as tirée et fait sortir de soi (car, à la vérité, il semble qu'il la tire même du corps), et tu l'as élevée à toi, clamant vers toi, et désormais détachée de tout pour s'attacher à toi, et tu étais parti.

21. Comme si elle disait: Au moment où j'ai voulu saisir ta présence je ne t'ai pas trouvée, et je suis restée déprise de l'un et sans saisir l'autre, peinant dans les airs de l'amour sans appui de toi ni de moi. Ce qu'ici l'âme appelle sortir pour aller chercher l'Aimé, l'épouse dans les Cantiques l'appelle se lever en disant: Je vais me lever et chercherai celui qu'aime mon âme, parcourant la cité par les faubourgs et les places. Je l'ai cherché - dit-elle - et ne l'ai pas trouvé, et l'on m'a blessée (Ct 3,2 Ct 5,7). Se lever, l'âme épouse l'entend là, parlant spirituellement, de bas en haut, qui est le même que l'âme dit ici sortir, soit de son mode et amour bas vers le haut amour de Dieu. Mais l'épouse dit là qu'elle reste blessée car elle ne l'a pas trouvé, et ici l'âme aussi dit qu'elle est blessée d'amour et qu'il l'a laissée ainsi. Pour cela l'amoureux vit toujours peiné dans l'absence, car il est déjà livré à celui qu'il aime attendant le salaire du don qu'il a fait, salaire qui est le don à lui de l'Aimé, et on ne le lui donne pas encore, et, étant déjà perdu à toutes les choses et à soi-même pour l'Aimé, il n'a pas trouvé le gain de sa perte, puisque lui manque la possession de celui qu'aime son âme.

22. Cette peine et ce sentiment de l'absence de Dieu ont coutume d'être si grands en ceux qui s'approchent de l'état de perfection au temps de ces divines blessures, que si le Seigneur n'y pourvoyait, ils mourraient, parce que comme ils ont le palais de la volonté sain et l'esprit nettoyé et bien disposé envers Dieu et d'après ce qui est dit on leur donne à goûter un peu de la douceur de l'amour divin qu'ils désirent au-dessus de tout mode, ils souffrent au-dessus de tout mode, parce que, comme à travers des fentes on leur montre un immense bien et qu'on ne le leur accorde pas, ainsi ineffables sont la peine et le tourment.



Cantique spirituel "B" - 2003 1