Cantique spirituel "B" - 2003 7


COUPLET 7 £[A7]

Et tous ceux qui s'attachent à toi

de toi me rapportent mille grâces,

et tous davantage me blessent,

et me laisse mourante

un je ne sais quoi qu'ils balbutient.

EXPLICATION

1. Dans le couplet précédent l'âme a montré qu'elle était malade et blessée de l'amour de son Époux à cause de la connaissance que les créatures non raisonnables lui en avaient donnée ; et dans le présent couplet elle donne à entendre qu'elle est blessée d'amour à cause d'une autre connaissance plus haute qu'elle reçoit de l'Aimé par le moyen des créatures raisonnables, qui sont plus nobles que les autres, qui sont les anges et les hommes. Et de plus elle dit non seulement cela, mais qu'aussi elle est mourante d'amour à cause d'une immensité admirable que par le moyen de ces créatures elle découvre sans achever de les découvrir, ce qu'elle appelle ici je ne sais quoi, car elle ne sait que dire ; mais ceci est tel, qu'il fait que l'âme est mourante d'amour.

2. D'où nous pouvons inférer qu'en cet échange d'amour, il y a trois manières de souffrir pour l'Aimé, eu égard aux trois manières de connaissances qu'on peut avoir de lui. La première se nomme blessure, elle est plus faible et passe plus vite, en tant que blessure, parce qu'elle vient de la connaissance que l'âme reçoit des créatures, qui sont les oeuvres les plus basses de Dieu. Et de cette blessure, qu'ici nous appelons aussi maladie, l'épouse parle dans les Cantiques, en disant : Adjuro vos, filioe Jerusalem, si inveneritis dilectum meum, ut nuntietis ei quia amore langueo ; qui veut dire: Je vous conjure, filles de Jérusalem, que, si vous trouvez mon Aimé, vous lui disiez que je suis malade d'amour (Ct 5,8), entendant par les filles de Jérusalem les créatures.

3. La deuxième se nomme plaie, elle s'établit davantage dans l'âme que la blessure et pour cela dure davantage, car elle est comme une blessure désormais convertie en plaie, avec laquelle l'âme se sent véritablement blessée d'amour. Et cette plaie se fait dans l'âme au moyen de la connaissance des oeuvres de l'incarnation du Verbe et des mystères de la foi; qui, pour être les plus grandes oeuvres de Dieu et qui renferment en elles un plus grand amour que celles des créatures, font dans l'âme un plus grand effet d'amour; de manière que si le premier est comme une blessure, ce deuxième est déjà comme une bonne plaie qui dure ; l'Époux en parlant avec l'âme dans les Cantiques, dit: Tu as blessé mon coeur, ma soeur; tu as blessé mon coeur avec l'un de tes yeux et un cheveu de ton cou (Ct 4,9), car l'oeil signifie ici la foi en l'incarnation de l'Époux, et le cheveu signifie l'amour de la même incarnation.

4. La troisième manière de pâtir dans l'amour est comme mourir, ce qui est dès lors comme avoir la plaie ulcérée, l'âme étant désormais devenue tout entière ulcère ; elle vit en mourant jusqu'à ce que, l'amour la tuant, il la fasse vivre une vie d'amour, la transformant en amour. Et ce mourir d'amour est causé en l'âme au moyen d'une touche de très haute connaissance de la Divinité, qui est le je ne sais quoi qu'elle dit en ce couplet par eux balbutié ; cette touche n'est pas continuelle ni de grande durée, car l'âme se détacherait du corps, mais elle passe rapidement; et ainsi elle reste mourante d'amour, et elle meurt davantage voyant qu'elle n'achève pas de mourir d'amour. C'est l'amour impatient, dont il est traité dans la Genèse (Gn 30,1), dont l'Écriture dit que l'amour qu'avait Rachel de concevoir était si grand, qu'elle dit à son époux Jacob : Da mihi liberos, alioquin moriar, soit : Donne-moi des enfants, sinon je mourrai. Et le prophète Job disait : Quis mihi det, ut qui coepit ipse me conterat ? ce qui est dire : Qui me donnera à moi que celui qui a commencé cela21 m'achève? (Jb 6,9).

21 De me tuer.


5. Ces deux manières de peines d'amour, à savoir la plaie et le mourir, elle dit en ce couplet que ce sont les créatures raisonnables qui les causent: la plaie, en ce qu'elle dit qu'elles lui rapportent mille grâces de l'Ami en les mystères et sagesse de Dieu qu'elles lui enseignent par la foi ; le mourir, en ce qu'elle dit qu' elles vont balbutiant, qui est le sentiment22 et la connaissance de la Divinité, que parfois on lui découvre en ce que l'âme entend dire de Dieu. Donc, elle dit :

22 Le sentiment, c'est la connaissance directe qu'aujourd'hui nous appelons intuition ; de même chez Pascal.



et tous ceux qui s'attachent à toi.



6. Par ceux qui s'attachent à Dieu, elle entend ici les créatures raisonnables (comme nous avons dit), qui sont les anges et les hommes, car ceux-là seuls de toutes les créatures s'attachent à Dieu appliquant en Lui leur esprit, car c'est ce que veut dire ce mot s'attachent, qui en latin se dit vacant ; et ainsi c'est autant dire : tous ceux qui s'occupent de Dieu. Ce que font les uns en le contemplant dans le ciel et en jouissant de Lui, comme sont les anges ; les autres l'aimant et le désirant sur la terre, comme sont les hommes. Et comme par ces créatures raisonnables l'âme connaît Dieu d'une façon plus vive, soit par la considération de l'excellence qu'elles ont par-dessus toutes les choses créées, soit par ce qu'elles nous enseignent de Dieu - les unes intérieurement par de secrètes inspirations (comme le font les anges), les autres extérieurement par les vérités de l'Écriture - elle dit :

de toi me rapportent mille grâces.



7. C'est-à-dire, elles me donnent à entendre d'admirables choses de ta grâce et de ta miséricorde dans les oeuvres de ton Incarnation et des vérités de foi qu'elles me déclarent de toi et toujours davantage me rapportent; car autant qu'elles m'en veuillent dire, elles pourront découvrir encore plus de grâces de toi.

Et tous davantage me blessent,



8. Car en tout ce que les anges m'inspirent et les hommes m'enseignent de toi, de toi davantage ils m'énamourent, et ainsi tous d'amour davantage me blessent.

Et me laisse mourante un je ne sais quoi qu'ils balbutient.


9. Comme si elle disait: mais outre la plaie que me font ces créatures en les mille grâces qu'elles me donnent à entendre de toi, il y a un je ne sais quoi tel qu'on sent rester à dire, et une chose que l'on ne connaît pas qui reste à découvrir, et une sublime trace de Dieu qui se découvre à l'âme qui reste à explorer, et une très haute connaissance de Dieu qui ne saurait se dire (que pour cela elle appelle je ne sais quoi), tellement que, si l'autre que j'entends me blesse et me fait une plaie d'amour, celui-ci que je n'achève pas d'entendre et que je perçois si haut, me fait mourir. Cela arrive parfois aux âmes qui sont déjà avancées auxquelles Dieu fait la faveur de donner en ce qu'elles entendent ou voient ou comprennent (et parfois sans ceci et sans cela) une haute connaissance en laquelle se donne à entendre ou à sentir la hauteur de Dieu et sa grandeur, et en ce sentir, elle sent si hautement de Dieu, qu'elle comprend clairement que tout reste à entendre; et à ce comprendre et ce sentir que la Divinité est si immense qu'elle ne peut s'entendre entièrement. C'est une connaissance très éminente ; et ainsi une des grandes faveurs que Dieu fasse, en cette vie, comme en passant, est de lui donner clairement à entendre et de lui faire sentir si hautement de Dieu qu'elle connaisse clairement qu'il ne peut s'entendre ni se sentir entièrement. Parce que c'est d'une certaine manière la façon de ceux qui le voient dans le ciel, où ceux qui le connaissent davantage entendent plus distinctement l'infini qui leur reste à entendre, que ceux qui le voient moins, auxquels ce qui leur reste à entendre ne paraît pas si distinctement comme aux autres qui le voient davantage.

10. Cela je crois n'arrivera pas bien à le comprendre celui qui ne l'aura pas expérimenté ; mais l'âme qui l'expérimente, comme elle voit que lui reste à entendre ce qu'elle sent si hautement, elle l'appelle un je ne sais quoi ; parce que comme on ne l'entend pas, ainsi on ne sait non plus le dire, bien que (comme j'ai dit) elle sache le sentir. Pour cela elle dit que les créatures lui balbutient, car elles ne finissent pas de lui donner à entendre ; c'est cela que veut dire balbutier, qui est le parler des petits enfants, qui n'arrivent pas à dire et faire comprendre ce qu'il y a à dire.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT

1. Concernant les autres créatures, il arrive aussi à l'âme quelques lumières à la façon que nous avons dite - bien que pas toujours si élevées -, quand Dieu fait la faveur à l'âme de lui ouvrir la connaissance et le sens de l'esprit par elles ; elles semblent découvrir des grandeurs de Dieu qu'elles ne donnent pas à entendre complètement, c'est comme si elles donnaient à entendre et qu'elles restaient sans pouvoir le faire, et ainsi c'est un je ne sais quoi qu'elles vont balbutiant. Et ainsi l'âme poursuit sa plainte et parle avec la vie de son âme dans le couplet suivant, en disant :


COUPLET 8 £[A8]


Mais comment persévères-tu,

ô vie ! en ne vivant pas où tu vis

lorsque tendent à te faire mourir

les flèches que tu reçois

de ce que de l'Aimé en toi tu ressens ?

EXPLICATION





2. Comme l'âme se voit mourir d'amour (selon ce qu'elle vient de dire) et qu'elle n'achève pas de mourir afin de pouvoir jouir de l'amour avec liberté, elle se plaint de la durée de la vie corporelle à cause de laquelle lui est différée la vie spirituelle ; et ainsi en ce couplet elle parle avec la vie même de son âme, proclamant la douleur qu'elle lui cause. Et le sens du couplet est ce qui suit : Vie de mon âme, comment peux-tu persévérer en cette vie de chair, puisque pour toi elle est mort et privation de cette véritable vie spirituelle de Dieu, en laquelle par essence, amour et désir, tu vis plus véritablement que dans le corps ? Et puisque cela n'a pas suffi pour que tu sortes et te libères du corps de cette mort (Rm 7,24) afin de vivre et jouir de la vie de ton Dieu, comment peux-tu encore persévérer dans le corps si fragile, puisque, outre cela, sont suffisantes seulement par elles-mêmes pour t'arracher la vie, les blessures que tu reçois de l'amour des grandeurs qui te sont communiquées de la part de l'Ami, qui toutes avec véhémence te laissent blessée d'amour, et ainsi autant de choses que tu sens et comprends de Lui, autant de touches et blessures reçois-tu qui te font mourir d'amour ? Suit le vers :

Mais comment persévères-tu, ô vie ! en ne vivant pas où tu vis ?



3. Pour l'intelligence de cela il faut savoir que l'âme vit plus où elle aime que dans le corps qu'elle anime, car dans le corps elle n'a pas sa vie, mais au contraire elle la donne au corps, alors qu'elle vit par amour en ce qu'elle aime. Mais, outre cette vie d'amour par laquelle vit en Dieu l'âme qui l'aime, l'âme a sa vie radicalement et naturellement en Dieu -comme aussi toutes les choses créées - selon ce mot de saint Paul qui dit : En lui nous vivons et nous nous mouvons et nous sommes (Ac 17,28) ; c'est dire : en Dieu nous avons notre vie et notre mouvement et notre être ; et saint Jean dit que tout ce qui fut fait était vie en Dieu (Jn 1,3-4). Et comme l'âme voit qu'elle a sa vie naturelle en Dieu par l'être qu'elle a en Lui, et aussi sa vie spirituelle par l'amour avec lequel elle l'aime, elle se plaint et se lamente qu'une vie si fragile en un corps mortel ait tant de puissance qu'elle l'empêche de jouir d'une vie si forte, si vraie, si savoureuse comme elle vit en Dieu par nature et par amour. En cela grande est l'insistance que l'âme fait, car elle donne ici à entendre qu'elle souffre de deux contraires, qui sont: une vie naturelle dans le corps et une vie spirituelle en Dieu, qui en soi sont contraires pour autant que l'un répugne à l'autre, et, vivant dans les deux, forcément elle doit éprouver un grand tourment, car l'une, vie pénible, lui empêche l'autre savoureuse; d'autant, que la vie naturelle lui est à elle comme une mort, car par la naturelle elle est privée de la spirituelle, en laquelle elle a tout son être et toute sa vie par nature et toutes ses opérations et affections par amour. Et afin de mieux donner à entendre la rigueur de cette vie fragile, elle dit aussitôt :

lorsque tendent à te faire mourir les flèches que tu reçois.



4. Comme si elle disait : en plus de ce qui est dit, comment peux-tu persévérer dans le corps, puisque par elles seules suffisent à t'enlever la vie les touches d'amour - qu'elle entend ici par flèches - que dans ton coeur fait l'Aimé ? Ces touches de telle manière fécondent l'âme et le coeur d'intelligence et d'amour de Dieu, qu'on peut bien dire qu'elle éprouve de Dieu, selon ce que dit le verset suivant ainsi :

de ce que de l'Aimé en toi tu ressens.



5. À savoir, de la grandeur, beauté, sagesse, grâce et vertus que de lui tu entends.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT


1. À la manière du cerf qui - quand il est blessé avec un poison - ne s'arrête ni ne se repose cherchant par ici et par là des remèdes, se plongeant tantôt dans des eaux, tantôt en d'autres, et toujours augmente davantage, en dépit de tout ce qu'il fait et de tous les remèdes qu'il prend, l'effet du poison, jusqu'à ce qu'il s'empare bien du coeur et qu'il en vienne à mourir; ainsi l'âme qui est touchée du philtre de l'amour ce dont nous parlons ici, jamais ne cesse de chercher des remèdes à sa douleur, non seulement elle ne les trouve pas, mais au contraire tout ce qu'elle pense, dit et fait, lui procure plus de douleur ; et connaissant ainsi qu'elle n'a d'autre remède que d'en venir à se mettre dans les mains de celui qui la blesse, afin que la consolant il achève de la tuer avec la force de l'amour, elle se retourne vers son Époux qui est la cause de tout cela, et elle dit le couplet suivant :


COUPLET 9 £[A9]

Pourquoi, puisque tu as blessé

ce coeur, ne le guéris-tu pas ?

Et, puisque tu l'as dérobé,

pourquoi le laissas-tu ainsi

et n'as-tu pas pris le vol que tu volas ?



2. Ainsi donc, l'âme en ce couplet revient à parler avec l'Aimé encore se plaignant de sa douleur - car l'amour impatient, tel que l'âme ici le fait paraître, ne souffre aucun loisir ni n'accorde aucun repos à sa peine -, exposant de toutes les manières ses anxiétés jusqu'à ce qu'elle trouve le remède; et comme elle se voit blessée et seule, n'en trouvant d'autre ni d'autre médecine que son Aimé, qui est celui qui l'a blessée, elle lui dit que puisqu'il a blessé son coeur avec l'amour de sa connaissance, pourquoi il ne l'a pas guérie avec la vue de sa présence; et que puisqu'il le lui a aussi ravi par l'amour dont il l'a énamourée, le tirant de son propre pouvoir, pourquoi l'a-t-il ainsi laissé, à savoir, tiré de son propre pouvoir (car celui qui aime, ne possède plus son coeur, puisqu'il l'a donné à l'aimé) et pourquoi ne l'a-t-il pas mis pour de vrai dans le sien, le prenant pour lui en entière et achevée transformation d'amour en gloire. Elle dit, donc :

Pourquoi, puisque tu as blessé ce coeur, ne le guéris-tu pas?



3. Elle ne se plaint pas parce qu'il l'a blessée (car l'amoureux, plus il est blessé, plus il est payé), mais qu'ayant blessé le coeur, il ne l'a pas guéri achevant de le tuer; car les blessures d'amour sont si douces et si savoureuses que, si elles n'arrivent pas au mourir, elles ne peuvent la satisfaire ; mais elles lui sont si savoureuses, qu'elle voudrait qu'elles la blessent jusqu'à achever de la tuer ; et pour cela elle dit : Pourquoi, puisque tu as blessé ce coeur, ne le guéris-tu pas ? Comme si elle disait: Pourquoi, puisque tu l'as blessé jusqu'à la plaie, ne le guéris-tu pas en achevant de le tuer d'amour? puisque tu es toi la cause de la plaie en maladie d'amour, sois toi la cause de la guérison en la mort d'amour, car de cette manière le coeur qui est blessé de la douleur de ton absence guérira avec le délice et la gloire de ta douce présence. Et elle ajoute, disant :

Et, puisque tu l'as dérobé, pourquoi le laissas-tu ainsi?



4. Voler n'est pas autre chose que déposséder de ce qui appartient à son propriétaire et que le voleur s'en approprie. Or, l'âme fait ici cette plainte à l'Ami en disant que, puisqu'il lui a dérobé son coeur par amour et l'a soustrait de son pouvoir et de sa possession, pourquoi l'a-t-il ainsi laissé, sans s'en emparer entièrement, en le prenant pour soi, comme fait le voleur du vol qu'il a volé, qui effectivement l'emporte avec soi.

5. C'est pourquoi celui qui est énamouré dit qu'il a le coeur dérobé ou ravi par celui qu'il aime, car il le tient hors de soi, placé dans l'être aimé; et ainsi il ne retient pas le coeur pour soi, mais pour celui qu'il aime. D'où l'âme pourra bien connaître si elle aime Dieu purement ou non, car, si elle l'aime, elle ne retiendra pas son coeur pour sa propriété ni par égard à son plaisir et son profit, mais pour l'honneur et la gloire de Dieu et lui faire plaisir à Lui ; car plus elle retient son coeur pour soi, moins elle le tient pour Dieu.

6. Et on verra si le coeur est bien ravi par Dieu à une de ces deux choses : s'il a des angoisses pour Dieu, et s'il ne goûte d'autre chose que de lui, comme ici l'exprime l'âme. La raison en est que le coeur ne peut être en paix et en repos sans quelque possession, et quand il est bien épris, il n'a plus la possession de lui-même ni d'aucune autre chose, comme nous avons dit; et s'il ne possède pas non plus complètement ce qu'il aime, il ne peut manquer de tourment proportionné à ce qui lui manque jusqu'à ce qu'il le possède et soit satisfait; car jusqu'alors l'âme est comme un réceptacle vide qui attend sa plénitude, et comme l'affamé qui désire la nourriture, et comme le malade qui gémit après la santé, ou comme celui qui est suspendu en l'air et qui n'a sur quoi s'appuyer. De cette manière est le coeur bien énamouré. L'âme ici sentant cela par expérience, dit: pourquoi le laissas-tu ainsi ; à savoir, vide, affamé, seul, blessé et malade d'amour, suspendu en l'air,

et n'as-tu pas pris le vol que tu volas?



7. Il convient de savoir, pourquoi ne prends-tu pas le coeur que tu as volé par amour, afin de le remplir et le rassasier et partager sa peine et le guérir, lui donnant appui et repos complet en toi ? L'âme amoureuse, vu la plus grande conformité qu'elle a avec l'Aimé, ne peut manquer de désirer la paie et le salaire de son amour, salaire pour lequel elle sert l'amour; autrement ce ne serait pas un véritable amour, car le salaire et la paie de l'amour n'est pas autre chose (et l'âme ne peut vouloir autre chose) que plus d'amour jusqu'à parvenir à la perfection d'amour, car l'amour ne se paie que par soi-même, selon que le donne à entendre le prophète Job quand, parlant avec la même angoisse et le même désir que l'âme éprouve ici, il dit: Comme l'esclave désire l'ombre, et comme le journalier attend la fin de son oeuvre, ainsi moi j'ai trouvé les mois vides et j'ai compté les nuits éprouvantes pour moi. Si je me couche, je dirai : quand viendra le jour pour que je me lève ? Et alors je reviendrai à nouveau à attendre le soir et serai rempli de douleurs jusqu'aux ténèbres de la nuit (Jb 7,2-4). Ainsi donc, l'âme embrasée d'amour de Dieu désire l'accomplissement et la perfection de l'amour pour avoir alors un complet rafraîchissement; comme l'esclave fatigué par la chaleur désire la fraîcheur de l'ombre, et comme le mercenaire attend la fin de son oeuvre, elle attend la fin de la sienne. Où il faut noter que le prophète Job ne dit pas que le mercenaire attend la fin de son épreuve, mais la fin de son oeuvre, pour faire entendre ce que nous disons, à savoir, que l'âme qui aime n'attend pas la fin de son épreuve, mais la fin de son oeuvre, car son oeuvre est d'aimer, et de cette oeuvre qui est d'aimer elle attend elle la fin et le couronnement, qui est la perfection et l'accomplissement de son amour pour Dieu; et jusqu'à ce que cela arrive, l'âme est toujours (en l'état que peint Job en l'autorité23 susdite) tenant les jours et les mois pour vides et comptant les nuits éprouvantes et sans fin pour lui. En cela il laisse entendre comment l'âme qui aime Dieu ne doit pas prétendre ni attendre d'autre récompense pour ses services sinon la perfection d'aimer Dieu.

23 Texte qui fait autorité puisqu'il est de l'Écriture divine.



NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT

1. Donc, l'âme, en cet ultime amour, est comme un malade très fatigué qui, ayant perdu le goût et l'appétit, se dégoûte de toutes les nourritures et que toutes les choses importunent et irritent; en toutes les choses qui s'offrent à la pensée ou à la vue, il n'a qu'un seul appétit et désir, qui est de sa santé, et tout ce qui ne contribue pas à cela lui est importun et insupportable. D'où cette âme, pour être arrivée à cette maladie d'amour de Dieu, a ces trois propriétés, à savoir: en toutes les choses qui s'offrent et qu'elle entreprend, elle a toujours présent ce Hélas ! de sa santé, qui est son Aimé, et ainsi même si elle est obligée de les assumer, elle a toujours le coeur en lui ; et de là vient la deuxième propriété, et c'est qu'elle a perdu le goût de toutes les choses ; et de là s'ensuit aussi la troisième, et c'est que toutes lui sont ennuyeuses et toutes les relations pesantes et désagréables.

2. La raison de tout cela, tirée de ce qui a été dit, c'est que, comme le palais de la volonté de l'âme est touché savoureusement avec cet aliment d'amour de Dieu, en quoi que ce soit ou relation qui s'offre, aussitôt sur-le-champ, sans regarder un autre goût ou considération, la volonté s'incline à chercher en cela son Aimé et à en jouir ; comme fit Marie-Madeleine quand avec un amour ardent elle allait le chercher à travers le jardin, et pensant que c'était le jardinier, sans aucune autre raison ni réflexion elle lui dit: Si c'est toi qui me l'as pris, dis-le-moi, et moi je le prendrai (Jn 20,15). Cette âme ayant une angoisse semblable de le trouver en toutes les choses, et ne le trouvant pas aussitôt comme elle le désire (tout au contraire), non seulement elle ne les goûte pas, mais plutôt elles lui sont un tourment, et parfois très grand. Car de telles âmes souffrent beaucoup dans leurs relations avec les gens et les autres affaires, parce qu'elles la gênent plutôt qu'elles ne l'aident dans sa prétention.

3. Ces trois propriétés, l'épouse donne bien à entendre qu'elle les avait quand elle cherchait son Époux dans les Cantiques en disant : Je le cherchai et ne le trouvai pas. Mais ils me trouvèrent ceux qui parcourent la cité et ils m'ont blessée, et les gardes des murailles m'ont enlevé mon manteau (Ct 5,6-7). Parce que ceux qui parcourent la cité sont les relations du monde; quand elles trouvent l'âme qui cherche Dieu, elles lui font de nombreuses plaies de peines, douleurs et contrariétés, car non seulement elle ne trouve pas en elles ce qu'elle veut, mais bien plus elles l'empêchent; et ceux qui interdisent le mur de la contemplation afin que l'âme n'entre pas en elle, qui sont les démons et les négociations du monde, enlèvent le manteau de la paix et quiétude de l'amoureuse contemplation. De tout cela l'âme énamourée de Dieu reçoit mille désagréments et ennuis ; par eux voyant que, tant qu'elle est en cette vie sans voir son Dieu, elle ne peut s'en libérer du tout, elle continue les suppliques à son Aimé, et dit le couplet suivant :



COUPLET 10 £[A10]

Éteins mes tourments,

puisque personne ne peut y mettre fin ;

et puissent mes yeux te voir,

puisque tu es leur lumière,

et pour toi seul je les veux avoir.


4. Elle continue donc dans le présent couplet à demander à l'Aimé qu'il veuille désormais mettre un terme à ses angoisses et à ses peines, puisqu'il n'y en a pas d'autre qui soit capable de le faire sinon seulement lui ; et que ce soit de manière que puissent le voir les yeux de son âme ; puisque seulement lui est la lumière vers laquelle ils regardent, et elle ne veut pas les employer à autre chose sinon seulement à lui, disant :

Éteins mes tourments.



5. Car la concupiscence de l'amour, comme il a été dit, a cette propriété que tout ce qu'on ne fait pas ou ne dit pas ou ne convient pas avec celui qu'aime la volonté, la lasse et ennuie et fatigue et dégoûte, ne voyant pas accomplir ce qu'elle désire. Et cela et les peines qu'elle éprouve pour voir Dieu, elle l'appelle ici inquiétudes, qu'aucune chose ne peut dissiper, sinon la possession de l'Aimé ; pour cela elle demande qu'il les éteigne lui par sa présence, les rafraîchissant toutes comme fait l'eau fraîche à qui est accablé par la chaleur; et pour cela elle use ici de ce mot éteins, pour faire entendre qu'elle est en proie au feu d'amour.

puisque personne ne peut y mettre fin.



6. Pour mieux émouvoir et persuader l'Aimé d'accomplir sa demande, elle dit que puisque aucun autre sinon lui ne peut satisfaire sa nécessité, qu'il soit lui celui qui éteigne ses impatiences. Où il faut noter que Dieu est alors bien prompt à consoler l'âme et à remédier à ses nécessités et à ses peines, quand elle n'a ni ne prétend d'autre satisfaction ni consolation hors de Lui. Et ainsi l'âme qui n'a chose qui la retienne hors de Dieu ne peut être longtemps sans la visite de l'Aimé.

et puissent mes yeux te voir.



7. Soit : que moi je te voie face à face avec les yeux de mon âme,

puisque tu es leur lumière.



8. Outre que Dieu est la lumière surnaturelle des yeux de l'âme, sans laquelle elle est en ténèbres, elle l'appelle ici par affection lumière de ses yeux, à la façon que l'amoureux a coutume d'appeler celle qu'il aime lumière de ses yeux, pour montrer l'affection qu'il lui porte. Et ainsi c'est comme si elle disait dans les deux vers susdits : puisque les yeux de mon âme n'ont pas d'autre lumière ni par nature ni par amour sinon toi, puissent mes yeux te voir, puisque de toutes manières tu es leur lumière. Cette lumière, David en remarquait l'absence quand il disait avec tristesse: La lumière de mes yeux, elle n'est plus avec moi (Ps 37,11) ; et Tobie quand il dit: Quelle joie pourra être la mienne, puisque je suis assis dans les ténèbres et ne vois pas la lumière du ciel ? (Tb 5,12), en elle il désirait la claire vision de Dieu ; car la lumière du ciel est le Fils de Dieu, selon ce que dit saint Jean ainsi : La cité céleste n'a besoin de soleil ni de lune qui en elle éclairent, car la clarté de Dieu l'illumine, et son luminaire est l'Agneau (Ap 21,23).

et pour toi seul je les veux avoir.


9. Dans ce vers l'âme veut obliger l'Époux à lui laisser voir cette lumière de ses yeux, non seulement parce que, n'en ayant pas d'autre, elle serait en ténèbres, mais aussi parce qu'elle ne veut pas les avoir pour aucune chose autre que lui. Car, comme est justement privée de cette divine lumière l'âme qui veut mettre les yeux de sa volonté en une autre visée de propriété sur quelque chose en dehors de Dieu, pour autant en cela elle gêne la vue pour recevoir la lumière de Dieu ; de même très justement il est normal qu'elle soit donnée à l'âme qui ferme ses yeux à toutes les choses afin de les ouvrir seulement à son Dieu.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT


1. Mais il faut savoir que l'amoureux Époux ne peut voir les âmes souffrir longtemps seules comme celle dont nous parlons, parce que, comme il dit par Zacharie, ses peines et ses plaintes le touchent lui en la prunelle de ses yeux (Za 2,8), principalement quand les peines de telles âmes sont causées par son amour comme celles de celle-ci ; pour cela il dit aussi par Isaïe en ces paroles : Avant qu'ils ne crient, moi je les entendrai; même ayant encore la parole en la bouche, je les entendrai (Is 65,24). Le Sage dit de lui que, si l'âme le cherche comme on cherche de l'argent, elle le trouvera (Pr 2,4), et ainsi cette âme énamourée qui le cherche avec plus d'avidité que l'argent, puisque toutes les choses sont abandonnées et soi-même pour lui, il semble qu'à ses supplications si ardentes Dieu lui accorda quelque présence de soi spirituelle, en laquelle il lui montra quelques profondes vues de sa divinité et de sa beauté, avec quoi il lui augmenta beaucoup plus le désir de le voir et sa ferveur. Car, de même qu'on a l'habitude de jeter de l'eau dans la forge pour exciter et stimuler davantage le feu, ainsi le Seigneur a l'habitude de faire avec quelques-unes de ces âmes qui vont avec ces angoisses d'amour, leur donnant quelques indices de son excellence pour les encourager davantage, et ainsi les mieux disposer pour les faveurs qu'il veut leur faire ensuite. Et ainsi comme l'âme a découvert et senti par cette présence obscure, ce bien suprême et cette beauté cachée là, mourant du désir de la voir, elle dit le couplet qui suit :


COUPLET 11

Découvre ta présence,

et que me tuent ta vue et ta beauté ;

prends garde que la maladie

d'amour ne se guérit

qu'avec la présence et la personne.

EXPLICATION


2. L'âme désirant se voir désormais possédée de ce grand Dieu, de l'amour duquel elle se sent ravie et le coeur blessé, ne pouvant plus le souffrir, elle demande instamment en ce couplet qu'il lui découvre et montre sa beauté qui est son essence divine ; et qu'il la tue avec cette vue, la détachant de la chair, puisqu'en elle elle ne peut le voir et en jouir comme elle le désire, lui présentant la douleur et l'angoisse de son coeur en laquelle elle persévère en peinant pour son amour, sans pouvoir porter remède avec moins que cette glorieuse vue de sa divine essence. Suit le vers :


Découvre ta présence.



3. Pour l'explication de cela, il faut savoir que Dieu peut avoir trois manières de présence en l'âme. La première est essentielle, et de cette manière, il est non seulement dans les bonnes et saintes âmes, mais aussi dans les mauvaises et pécheresses et en toutes les autres créatures, car par cette présence il leur donne la vie et l'être et, si cette présence essentielle leur manquait, toutes s'anéantiraient et cesseraient d'être ; et celle-ci ne manque jamais à l'âme. La deuxième présence est par grâce, en laquelle Dieu demeure en l'âme heureux et satisfait d'elle, et cette présence toutes ne l'ont pas, parce que celles qui tombent en péché mortel la perdent; et celle-là, l'âme naturellement ne peut savoir si elle l'a. La troisième est par affection spirituelle, car en beaucoup d'âmes dévotes Dieu a coutume de faire quelques présences spirituelles de maintes manières, avec lesquelles il les récrée, les délecte et les réjouit. Mais aussi bien ces présences spirituelles que les autres, toutes sont cachées, car Dieu ne se montre pas en elles comme il est, car la condition de cette vie ne le souffre pas ; et ainsi, de l'une quelle qu'elle soit peut s'entendre le vers susdit, à savoir: Découvre ta présence.

4. Pour autant qu'il est certain que Dieu est toujours présent en l'âme au moins selon la première manière, l'âme ne dit pas qu'il se fasse présent en elle, mais que cette présence cachée qu'Il fait en elle, soit naturelle, soit spirituelle, soit affective, qu'il la lui découvre et manifeste de manière qu'elle puisse le voir en son être divin et sa beauté; parce que, comme avec la présence de son être, il donne l'être naturel à l'âme et qu'avec sa présence de grâce il la perfectionne, qu'il la glorifie aussi avec la manifestation de sa gloire. Mais pour autant que cette âme marche en ferveurs et affections d'amour de Dieu, nous devons comprendre que cette présence qu'ici elle demande à l'Aimé de lui découvrir, s'entend principalement d'une certaine présence affective que de soi l'Aimé fit à l'âme ; qui fut si haute qu'il a semblé à l'âme et qu'elle a senti y avoir là un être immense caché, à partir duquel Dieu lui a communiqué certains rayons clair-obscur de sa divine beauté, et ils font un tel effet dans l'âme que cela lui cause des désirs ardents et des défaillances pour l'amour de ce qu'elle sent là caché en cette présence ; et cela est conforme à ce que sentait David quand il dit: Mon âme désire et défaille dans les avenues du Seigneur (Ps 83,3). Parce qu'alors l'âme défaille avec un désir de se perdre en ce souverain bien qu'elle sent présent et caché, car encore qu'il soit caché, elle sent très notablement le bien et le délice qu'il y a là; et pour cela l'âme est attirée et emportée avec plus de force qu'aucune chose naturelle vers son centre. Et avec cette avidité et cet appétit viscéral, l'âme ne pouvant plus se contenir, dit: découvre ta présence.

5. Cela même est arrivé à Moïse au mont Sinaï, car, étant là en la présence de Dieu, il apercevait des vues si hautes et si profondes de la hauteur et de la beauté de la divinité de Dieu cachée, que, ne pouvant le souffrir, par deux fois il lui demanda qu'il lui découvrît sa gloire, disant à Dieu : Tu dis que tu me connais par mon propre nom et que j'ai trouvé grâce devant toi, si donc j'ai trouvé grâce en ta présence, montre-moi ton visage pour que je te connaisse et trouve devant tes yeux la grâce complète que je désire (Ex 33,12-13) - ce qui est parvenir à l'amour parfait de la gloire de Dieu - ; mais le Seigneur répondit en disant : Tu ne pourras pas toi voir mon visage, car aucun homme ne me verra et vivra (Ex 33,20); comme s'il disait: Tu me demandes chose difficile, Moïse, car la beauté de mon visage est telle et telle la délectation de la vue de mon être, que ton âme ne les pourra souffrir en ce genre de vie si faible. Et ainsi, l'âme instruite de cette vérité (soit par les paroles que Dieu ici répondit à Moïse, soit aussi par ce que nous avons dit qu'elle sent ici caché en la présence de Dieu) qu'elle ne pourra pas le voir en sa beauté en ce genre de vie -car même seulement s'il se laisse deviner elle défaille, comme nous avons dit -, elle prévient la réponse qu'on pourrait lui faire comme à Moïse, et elle dit :

et que me tuent ta vue et ta beauté.



6. C'est comme si elle disait: puisque la délectation de la vue de ton être et de ta beauté est telle que mon âme ne peut la souffrir, mais que je dois mourir en la voyant, que me tuent ta vue et ta beauté.

7. On sait que deux vues font mourir l'homme, pour ne pas pouvoir supporter la force et l'efficacité de la vue ; l'une est celle du basilic, de la vue duquel, dit-on, on meurt aussitôt; l'autre est la vue de Dieu. Mais les causes sont très différentes, car une vue tue avec un poison très puissant, et l'autre avec un salut immense et un bien de gloire. C'est pourquoi l'âme ne fait pas beaucoup ici en demandant de mourir à la vue de la beauté de Dieu afin d'en jouir pour toujours ; car si l'âme avait un seul indice de la hauteur et de la beauté de Dieu, non seulement elle souhaiterait une mort pour la voir désormais pour toujours (comme elle le désire ici), mais elle endurerait très allègrement mille morts très cruelles pour la voir un seul moment et, après l'avoir vue, elle demanderait d'en endurer autant d'autres pour la voir un autre moment.

8. Pour plus d'explication de ce vers, il faut savoir qu'ici l'âme parle conditionnellement quand elle dit que la tuent sa vue et sa beauté, étant donné qu'elle ne peut la voir sans mourir, car si elle pouvait la voir sans cela, elle ne demanderait pas qu'elle la tue, car vouloir mourir est une imperfection naturelle ; mais étant donné que cette vie corruptible de l'homme ne peut se concilier avec l'autre vie inaltérable de Dieu, elle dit: que me tuent, etc.

9. Cette doctrine, saint Paul la donne à entendre à ceux de Corinthe, en disant : Nous ne voulons pas être dépouillés, mais nous voulons être survêtus, afin que ce qui est mortel soit absorbé par la vie (2Co 5,4) ; c'est dire: Nous ne désirons pas être dépouillés de la chair, mais être survêtus de la gloire. Mais, voyant qu'on ne peut vivre en même temps en gloire et en chair mortelle (comme nous disons), il dit aux Philippiens qu'il désire être délié et se voir avec Jésus-Christ (Ph 1,23). Mais naît ici un doute, et c'est: pourquoi les enfants d'Israël jadis fuyaient et craignaient de voir Dieu de peur de mourir, comme Manué dit à sa femme (Jg 13,22), alors que cette âme à la vue de Dieu désire mourir ? À quoi on répond que c'est pour deux raisons: l'une, parce qu'en ce temps, bien que mourant en grâce de Dieu, ils ne devaient pas le voir jusqu'à ce que vînt Christ, et il leur était bien plus profitable de vivre augmentant les mérites et jouissant de la vie naturelle, plutôt que d'être dans les limbes sans mériter et en souffrant les ténèbres et une absence spirituelle de Dieu. Pour cela ils tenaient alors pour un grand bienfait de Dieu et un grand bénéfice pour eux de vivre de nombreuses années.

10. La seconde raison vient de l'amour, parce que, comme ceux-là n'étaient pas tellement fortifiés en amour ni tellement proches de Dieu par amour, ils craignaient de mourir à sa vue. Mais maintenant désormais en la loi de grâce, que si le corps meurt, l'âme peut voir Dieu, il est plus salutaire de vouloir vivre peu et de mourir pour le voir; et même si cela n'était pas, l'âme aimant Dieu comme celle-ci l'aime, elle ne craindrait pas de mourir à sa vue, car le véritable amour, tout ce qui lui vient de la part de l'Aimé, que ce soit ou adversité ou prospérité, et même châtiments, comme chose qu'il veut qu'elle arrive, il les reçoit avec la même égalité et d'une seule manière et cela lui fait joie et délice, parce que comme dit saint Jean la parfaite charité rejette toute crainte (1Jn 4,18). À l'âme qui aime, la mort ne peut pas être amère, car en elle, elle trouve toutes ses douceurs et délectations d'amour; sa mémoire ne peut lui être triste, puisqu'en elle, elle trouve aussi l'allégresse; ni elle ne peut lui être pesante et pénible, puisque c'est la fin de tous ses tourments et de toutes ses peines et les débuts de tout son bien. Elle la tient pour amie et épouse, et avec sa mémoire elle se réjouit comme au jour de ses épousailles et de ses noces, et désire plus ce jour et cette heure où doit arriver sa mort, que les rois de la terre désirent les royaumes et les principautés. Car de cette sorte de mort le Sage dit: Ô mort! Ton jugement est bon pour l'homme qui se reconnaît nécessiteux (Si 41,3) ; si pour l'homme qui se reconnaît nécessiteux des choses d'ici-bas, elle est bonne, alors qu'elle ne remédie pas à ses nécessités, mais plutôt la dépouille de ce qu'elle a, combien meilleur sera son jugement à l'âme qui est nécessiteuse d'amour, comme celle qui clame pour plus d'amour, puisque non seulement il ne la dépouillera pas de ce qu'elle avait, mais au contraire elle sera cause de l'accomplissement d'amour qu'elle désirait et de la satisfaction de toutes ses nécessités? Elle a donc raison l'âme de s'enhardir à dire sans crainte: que me tuent ta vue et ta beauté, puisqu'elle sait que, à ce moment même où elle la verrait, elle serait ravie par la beauté même, et absorbée en la beauté même, et transformée en la beauté même, et devenue belle comme la beauté même, et comblée et enrichie comme la beauté même. Car pour cela David dit que la mort des saints est précieuse en la présence du Seigneur (Ps 115,15) ; ce qui ne serait pas s'ils ne participaient pas à ses grandeurs mêmes, car devant Dieu, il n'y a rien de précieux sinon ce qu'Il est en lui-même. Pour cela l'âme ne craint pas de mourir quand elle aime, au contraire elle le désire. Mais le pécheur toujours craint de mourir, car il prévoit que la mort doit le priver de tous les biens et l'accabler de tous les maux ; parce que comme dit David, il n'est pire que la mort des pécheurs (Ps 33,22); et pour cela, comme dit le Sage, sa mémoire leur est amère (Si 41,1), parce que, comme ils aiment beaucoup la vie de ce siècle et peu celle de l'autre, ils craignent beaucoup la mort. Mais l'âme qui aime Dieu vit plus en l'autre vie qu'en celle-ci, car l'âme vit plus où elle aime qu'où elle anime, et ainsi elle tient pour peu cette vie temporelle ; pour cela elle dit que me tue ta vue, etc.

Prends garde que la maladie

d'amour, ne se guérit

qu'avec la présence et la personne.



11. La raison pour laquelle la maladie d'amour ne peut avoir d'autre cure que la présence et la personne de l'Aimé (comme on dit ici) est que le mal d'amour, comme il est différent des autres maladies, sa médecine aussi est différente ; car dans les autres maladies (pour suivre la bonne philosophie) les contraires se guérissent avec les contraires, mais l'amour ne se guérit qu'avec les choses conformes à l'amour. La raison en est que la santé de l'âme est l'amour de Dieu, et ainsi, quand elle n'a pas d'amour accompli elle n'a pas de santé accomplie, et pour cela elle est malade, car la maladie n'est autre chose qu'un manque de santé; de manière que, quand l'âme n'a aucun degré d'amour de Dieu elle est morte, mais quand elle a quelque degré d'amour de Dieu, pour minime qu'il soit, elle est déjà vivante, mais elle est très faible et malade vu le peu d'amour qu'elle a ; mais plus l'amour croîtra, plus elle aura de santé, et quand elle aura un amour parfait sa santé sera accomplie.

12. D'où il faut savoir que l'amour n'arrive jamais à être parfait jusqu'à ce que les amants soient tellement accordés à l'unisson, qu'ils se transfigurent l'un en l'autre, et alors l'amour est entièrement sain. Et, parce qu'ici l'âme se sent avec une certaine esquisse d'amour (qui est la maladie qu'elle dit ici), désirant qu'elle achève de se conformer à la personne dont elle est l'esquisse, qui est son Époux le Verbe Fils de Dieu, qui, comme dit saint Paul, est la splendeur de sa gloire et la figure de sa substance (He 1,3) - car cette figure est celle que l'âme ici entend en laquelle elle désire se transfigurer par amour -, elle dit : prends garde que la maladie d'amour, ne se guérit qu'avec la présence et la personne.

13. Il est juste que s'appelle maladie l'amour imparfait, parce que, comme le malade est faible pour agir, ainsi l'âme qui est faible en amour l'est aussi pour pratiquer les vertus héroïques.

14. On peut aussi entendre ici que celui qui sent en soi le mal d'amour, c'est-à-dire, le manque d'amour, c'est un signe qu'il a quelque amour, car par ce qu'il a il peut voir ce qui lui manque. Mais celui qui ne le sent pas, c'est un signe qu'il n'en a aucun ou bien qu'il est parfait en amour.



Cantique spirituel "B" - 2003 7