Cantique spirituel "B" - 2003 12

NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT

1. À ce moment-là, l'âme se sentant une telle véhémence d'aller à Dieu comme la pierre quand elle s'approche davantage de son centre, et se sentant aussi comme la cire qui commence à recevoir l'impression du cachet et ne l'achève pas ; et de plus connaissant qu'elle est comme l'image d'un premier jet et un crayon criant à celui qui l'a ébauchée afin qu'il achève de la peindre et de lui donner forme ; ayant alors la foi si illustrée24, qu'elle lui fait entrevoir quelques aspects divins très clairs de l'excellence de son Dieu, elle ne sait que devenir sinon revenir à la foi même comme celle qui enferme et cache la figure et la beauté de son Aimé, de laquelle elle reçoit aussi les ébauches susdites et les gages d'amour, et, parlant avec elle, elle dit le couplet suivant.

24 Au sens théologique : éclairée d'une lumière surnaturelle.



COUPLET 12 £[A11]

Ô source cristalline,

si sur tes faces argentées
tu me laissais voir soudain
les yeux désirés
que je porte en mes entrailles dessinés !


EXPLICATION

2. Comme l'âme désire avec un si grand désir l'union de l'Époux et qu'elle voit qu'elle ne trouve aucun médiateur ni remède dans toutes les créatures, elle revient à parler avec la foi, comme à celle qui le plus au vif doit lui donner lumière de son Aimé, la prenant comme moyen pour cette fin - car à la vérité, il n'y en a point d'autre par où on arrive à la véritable union et aux fiançailles spirituelles avec Dieu, selon ce qu'il donne à entendre par Osée, en disant: Moi, je te fiancerai à moi en foi (Os 2,20) -, et avec le désir dans lequel elle brûle elle lui dit ce qui suit qui est le sens du couplet : Ô foi de mon Époux Christ, les vérités de mon Aimé que tu as infusées en mon âme cachées avec obscurité et ténèbre (car la foi, comme disent les théologiens est un habitus obscur) si tu les manifestais désormais avec clarté, de manière que ce que tu me communiques en connaissances informes et obscures tu le montrais et découvrais en un moment - te retirant de ces vérités (car la foi est cachée et voile les vérités de Dieu) - claires et achevées, en les convertissant en manifestation de gloire ! Donc elle dit le vers :

Ô source cristalline !



3. Elle appelle la foi cristalline pour deux raisons: la première parce qu'elle est de Christ son Époux; et la seconde parce qu'elle a les propriétés du cristal, en étant pure dans les vérités et forte et claire, exempte d'erreurs et de formes naturelles. Et elle l'appelle source, car d'elle découlent à l'âme les eaux de tous les biens spirituels. D'où Christ notre Seigneur, parlant avec la Samaritaine, appela la foi source, disant qu'en ceux qui croiraient en lui il ferait une source dont l'eau jaillirait jusqu'à la vie éternelle (Jn 4,14). Et cette eau était l'esprit que les croyants devaient recevoir en leur foi (Jn 7,39).

Si sur tes faces argentées



4. Les propositions et articles que nous propose la foi, elle les appelle faces argentées. Pour l'intelligence de cela et des autres vers il faut savoir que la foi est comparée à l'argent dans les propositions qu'elle nous enseigne, et les vérités et la substance qu'elle contient en soi sont comparées à l'or; car cette même substance que nous croyons maintenant revêtue et couverte avec l'argent de la foi, nous devons la voir et en jouir en l'autre vie à découvert, l'or de la foi mis à nu. D'où vient que David parlant d'elle, dit ainsi: Si vous dormez entre les deux choeurs, les plumes de la colombe seront argentées, et les extrémités de son dos seront de la couleur d'or (Ps 67,14). Il veut dire que, si nous fermons les yeux de l'entendement aux choses d'en haut et à celles d'en bas, ce qu'il appelle dormir au milieu, nous demeurerons en foi, qu'il appelle colombe, dont les plumes qui sont les vérités qu'elle nous dit, seront argentées, car en cette vie la foi nous les propose obscures et couvertes, et pour cela elle les appelle ici faces argentées ; mais à la fin de cette foi, qui sera quand elle s'achèvera par la claire vision de Dieu, restera la substance de la foi dépouillée du voile de cet argent, et de la même couleur que l'or. De manière que la foi nous donne et nous communique Dieu même, mais couvert avec l'argent de la foi ; et pour cela elle ne laisse pas de nous le donner en vérité, de même que celui qui donne un vase argenté et qui est en or, bien qu'il soit recouvert d'argent ne laisse pas de donner le vase d'or. D'où vient que lorsque l'épouse dans les Cantiques désirait cette possession de Dieu, Lui, la lui promettant telle qu'il se peut en cette vie, lui dit qu'il lui ferait des pendants d'oreille d'or, mais émaillés d'argent (Ct 1,10) ; en quoi il lui promit de se donner à elle couvert en foi. Donc l'âme dit maintenant à la foi: Oh! si sur tes surfaces argentées (qui sont les articles déjà dit) avec lesquels tu tiens couvert l'or des divins rayons (qui sont les yeux désirés qu'elle ajoute aussitôt en disant)

tu me laissais voir soudain

les yeux désirés !


5. Par les yeux elle entend (comme nous l'avons dit) les rayons et les vérités divines, ces vérités (comme nous l'avons dit aussi), la foi nous les propose en ses articles couvertes et informes ; et ainsi c'est comme si elle disait: Oh ! si ces vérités que tu m'enseignes d'une façon informe et obscure cachées en tes articles de foi tu achevais de me les donner désormais clairement et formellement découvertes en eux, comme le demande mon désir! Et elle appelle ici ces vérités yeux, à cause de la grande présence qu'elle sent de l'Ami, qui lui semble-t-il la regarde désormais toujours ; pour cela elle dit:

que je porte en mes entrailles dessinés.



6. Elle dit qu'elle les a en ses entrailles dessinés25, à savoir, en son âme selon l'entendement et la volonté. Car, selon l'entendement, elle a ces vérités infuses par foi en son âme. Et, comme la connaissance qu'elle en a n'est pas parfaite, elle dit qu'elles sont dessinées, car, comme un crayon n'est pas une peinture parfaite, ainsi la connaissance de la foi n'est pas un savoir parfait; pour autant, les vérités qui s'infusent en l'âme par foi sont comme à l'ébauche, et quand elles seront en claire vision elles seront en l'âme comme une peinture parfaite et achevée, selon la parole de l'Apôtre disant : Cum autem venerit quod perfectum est, evacuabitur quod ex parte est ; ce qui veut dire : Quand viendra ce qui est parfait, qui est la claire vision, s'achèvera ce qui est en partie (1Co 13,10) qui est la connaissance de la foi.

25 Entrailles de l'esprit : (2NO 11,7) ; Littré, 5.



7. Mais sur cette ébauche de foi il y a une autre ébauche d'amour en l'âme amoureuse qui est selon la volonté, en laquelle la figure de l'Ami se crayonne de telle manière et se dépeint si intimement et si vivement quand il y a union d'amour, qu'il est vrai de dire que l'Aimé vit en l'âme amoureuse et elle en l'Aimé. Et l'amour fait une sorte de ressemblance telle en la transformation des aimés qu'on peut dire que chacun est l'autre et que les deux sont un. La raison est qu'en l'union et transformation d'amour l'un donne possession de soi à l'autre, et chacun s'abandonne et se donne et s'échange pour l'autre, et ainsi chacun vit en l'autre, et l'un est l'autre et les deux sont un par transformation d'amour. C'est ce que veut donner à entendre saint Paul quand il dit : Vivo autem, jam non ego ; vivit vero in me Christus (Ga 2,20) ; ce qui veut dire : Je vis, non plus moi, mais vit en moi Christ. Car en disant je vis moi, non plus moi, il donna à entendre que, bien qu'il vécût, ce n'était pas sa vie, car il était transformé en Christ ; que sa vie était plus divine qu'humaine, et pour cela il dit qu'il ne vit pas lui, mais Christ en lui.

8. De manière que, selon cette ressemblance et transformation, nous pouvons dire que sa vie et la vie de Christ tout était une seule vie par union d'amour. Ce qui se fera parfaitement dans le ciel en vie divine en tous ceux qui mériteront de se voir en Dieu, car, transformés en Dieu, ils vivront une vie de Dieu et non leur vie ; quoiqu'aussi leur vie, car la vie de Dieu sera leur vie. Et alors ils diront en vérité : Nous vivons nous, mais non pas nous, parce que Dieu vit en nous. Bien que cela puisse être en cette vie comme c'était en saint Paul, néanmoins pas d'une manière parfaite et achevée, même si l'âme arrive à une telle transformation d'amour que ce soit en mariage spirituel, qui est le plus haut état auquel on puisse arriver en cette vie; car tout peut s'appeler dessin d'amour en comparaison de cette parfaite figure de transformation de gloire. Mais quand cette ébauche de transformation s'obtient en cette vie, c'est un grand bonheur, car l'Ami est grandement satisfait en cela, et pour cela, désirant que l'épouse le mette en son âme comme une ébauche, il lui dit dans les Cantiques : Mets-moi comme un cachet sur ton coeur, un cachet sur ton bras (Ct 8,6). Le coeur signifie ici l'âme, en laquelle pendant cette vie Dieu demeure comme un cachet en ébauche de foi, selon ce qui a été dit plus haut; et le bras signifie la volonté forte, en laquelle il réside comme un cachet en ébauche d'amour, comme nous venons de dire.

9. L'âme avance de telle manière à ce moment-là que, bien qu'en de brèves paroles, je ne veux pas manquer d'en dire quelque chose, même si on ne peut l'expliquer en paroles ; car la substance corporelle et spirituelle paraît à l'âme se dessécher dans la soif de cette source vive de Dieu ; parce que sa soif est semblable à celle qu'avait David quand il dit: Comme le cerf désire la source des eaux, ainsi mon âme te désire, Dieu. Mon âme est assoiffée de Dieu, source vive; quand viendrai-je et paraîtrai-je devant la face de Dieu ? (Ps 41,2-3). Cette soif la tourmente tellement, que l'âme n'hésiterait pas du tout à se frayer un chemin au milieu des Philistins, comme le firent les forts de David, pour remplir d'eau leur récipient en la citerne de Bethléem qui était Christ (1Ch 11,18) ; car toutes les difficultés du monde et les furies des démons et les peines infernales, elle tiendrait pour rien d'y passer pour se plonger en cette source insondable d'amour. Car à ce propos il est dit dans les Cantiques : L'amour est fort comme la mort et son obstination est inflexible comme l'enfer (Ct 8,6). Car on ne peut croire combien sont véhéments le désir et la peine que l'âme éprouve quand elle voit qu'elle est si près de goûter ce bien et qu'on ne le lui donne pas ; car plus on voit sous son oeil et à sa porte ce que l'on désire et qu'on le refuse, plus cela cause de peine et de tourment. D'où pour ce dessein spirituel Job dit: Avant de manger, je soupire ; et comme les crues impétueuses des eaux sont le rugissement et le mugissement de mon âme (Jb 3,24), à savoir, par le désir de la nourriture, entendant là Dieu par la nourriture ; car conformément au désir de manger et à sa connaissance, est la peine pour lui.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT

1. La raison d'une telle souffrance de l'âme pour lui à ce moment-là est que, comme elle s'approche davantage de Dieu, elle sent davantage en elle le vide de Dieu et des ténèbres très épaisses en son âme avec un feu spirituel qui la sèche et la purge, afin que purifiée elle puisse s'unir à Dieu ; car tant que Dieu n'envoie pas sur elle quelque rayon de lumière surnaturelle de soi, Dieu est pour elle d'intolérables ténèbres quand selon l'esprit il est près d'elle, car la lumière surnaturelle obscurcit la naturelle avec son excès. Tout cela David le donna à entendre quand il dit : La nuée et l'obscurité sont autour de Lui; un feu précède sa présence (Ps 96,2-3). Et dans un autre psaume il dit : Il a mis, pour sa couverture et sa cachette les ténèbres, et sa tente est entourée d'eau ténébreuse dans les nuées de l'air; pour sa grande splendeur, en sa présence il y a des nuées, de la grêle et des charbons de feu (Ps 17,12-13), à savoir, pour l'âme qui s'approche; car plus l'âme s'approche de Lui, plus elle sent en elle tout ce qui a été dit, jusqu'à ce que Dieu l'introduise en ses divines splendeurs par transformation d'amour; et, entre temps, l'âme dit toujours comme Job : Qui me donnera que je le connaisse et le trouve et que moi je parvienne jusqu'à son trône ? (Jb 23,3). Mais comme Dieu dans son immense pitié, proportionne aux ténèbres et vides de l'âme les consolations et les présents qu'il fait - car sicut tenebroe ejus, ita et lumen ejus26 (Ps 138,12) -, car en les exaltant et en les glorifiant, il les humilia et les harcela, de cette manière il envoya à l'âme au milieu de ses tourments certains de ses rayons divins avec une telle gloire et force d'amour qu'il l'ébranla toute et arracha tout le naturel. Et ainsi, avec grande crainte et effroi naturels il dit à l'Aimé le début du couplet suivant, l'Aimé lui-même continuant le reste.

26 Comme ses ténèbres, ainsi sa lumière.



COUPLET 13 £[A12]

Détourne-les, Aimé,

voici que je m'envole.


ÉPOUX

Reviens, colombe,

car le cerf blessé
apparaît sur le sommet
prenant l'air de ton vol, et la fraîcheur.



EXPLICATION

2. Dans les grands désirs et ferveurs d'amour, que l'âme a manifestés dans les couplets précédents, l'Aimé a coutume de visiter son épouse chaste et délicate, et amoureusement et avec une grande force d'amour; car ordinairement, selon les grandes ferveurs et angoisses d'amour qui ont précédé en l'âme, les faveurs et visites que Dieu lui fait ont coutume d'être grandes aussi ; et comme l'âme maintenant avec de telles angoisses avait désiré ces yeux divins dont elle vient de parler dans le couplet précédent, l'Aimé lui découvrit quelques rayons de sa grandeur et divinité selon ce qu'elle désirait. Ils furent d'une telle hauteur et communiqués avec une telle force que cela la fit sortir par ravissement et extase ; ce qui arrive au début avec grand détriment et crainte du naturel. Et ainsi, ne pouvant souffrir l'excès en un sujet si faible, elle dit dans le couplet présent: Détourne-les, Aimé!, à savoir, ces yeux divins qui sont les tiens, car ils me font voler - sortir de moi - à une très haute contemplation, au-dessus de ce que souffre le naturel. Elle le dit car il lui semblait que son âme s'envolait de la chair, ce qui est ce qu'elle désirait; c'est pour cela qu'elle lui demanda de les détourner, à savoir de cesser de les lui communiquer dans la chair, en laquelle elle ne peut les supporter ni en jouir comme elle demandait, mais de les lui communiquer dans le vol qu'elle faisait hors de la chair. Ce désir et ce vol l'Époux aussitôt l'empêcha, disant: Reviens, colombe, car la communication que tu reçois maintenant de moi n'est pas encore de cet état de gloire que tu recherches à présent ; mais reviens à moi, qui suis celui que toi, blessée d'amour, tu cherches; car moi aussi (comme le cerf), blessé de ton amour, je commence à me montrer à toi par ta haute contemplation, et je prends récréation et rafraîchissement dans l'amour de ta contemplation. Donc l'âme dit à l'Époux :

Détourne-les, Aimé ! 27


27 En (2MC 29,7), Jean de la Croix donne une autre interprétation de Ct 6,4.


3. Selon ce que nous avons dit, l'âme conformément aux grands désirs qu'elle avait de ces yeux divins, qui signifient la Divinité, reçut de l'Aimé intérieurement une telle communication et connaissance de Dieu, qu'elle lui fit dire: Détourne-les, Aimé! car telle est la misère du naturel de cette vie, que ce qui est davantage vie à l'âme, et qu'elle désire avec un si grand désir, qui est la communication et la connaissance de son Aimé, quand on vient à le lui donner, elle ne peut le recevoir sans que cela presque lui coûte la vie ; de sorte que les yeux qu'elle recherchait avec tant de sollicitude et d'anxiété et par tant de voies, elle en arrive à dire quand elle les reçoit : Détourne-les, Aimé!


4. Car parfois le tourment qu'on sent en semblables visites de ravissements est si grand, qu'il n'y a point de tourment qui disloque ainsi les os et mette le naturel en telle détresse que si Dieu n'y pourvoyait, la vie se terminerait. Et, à la vérité c'est ce qui semble à la personne en qui cela se passe, car elle sent l'âme comme se détacher des chairs et abandonner le corps. Et la cause en est que semblables faveurs ne peuvent pas bien se recevoir en la chair, car l'esprit est élevé à se communiquer avec l'Esprit divin qui vient à l'âme et ainsi par force elle doit abandonner en quelque manière la chair; et de là vient que la chair doit souffrir et, par conséquent, l'âme dans la chair, à cause de l'unité qu'elles ont dans un seul suppôt28. Et, pour autant, le grand tourment que sent l'âme au temps de ce genre de visite et la grande crainte qu'elle a de se voir traiter par voie surnaturelle lui font dire : Détourne-les, Aimé!

 28 Un seul sujet, une seule personne.



5. Mais il ne faut pas entendre que, parce que l'âme dit qu'il les détourne, elle veut qu'il les détourne, car c'est une parole de la crainte naturelle, comme nous avons dit; au contraire, quoiqu'il lui en coûtât beaucoup plus, elle ne voudrait pas perdre ces visites et faveurs de l'Aimé, car bien que le naturel pâtisse, l'esprit vole au recueillement surnaturel à jouir de l'esprit de l'Aimé, qui est ce qu'elle désire et réclame ; mais elle ne voudrait pas le recevoir dans la chair, où cela ne se peut parfaitement; sinon un peu et avec peine, mais avec le vol de l'esprit hors de la chair, où l'on en jouit librement ; pour cela elle dit : Détourne-les Aimé!, à savoir, de me les communiquer dans la chair,


voici que je m'envole ;


6. comme si elle disait: voici que je m'envole de la chair, afin que tu me les communiques en dehors d'elle, eux qui sont la cause de me faire voler hors de la chair. Et, afin que nous entendions mieux quel est ce vol, il faut noter que (comme nous avons dit) en cette visite de l'Esprit divin, l'esprit de l'âme est ravi avec une grande force pour communiquer avec l'Esprit, et qu'il abandonne le corps et cesse de sentir en lui et d'avoir en lui ses actions, car il les a en Dieu. C'est pourquoi saint Paul dit qu'en ce ravissement qui fut le sien il ne savait pas si son âme le recevait dans le corps ou hors du corps (2Co 12,2). Et par cela il ne faut pas entendre que l'âme destitue et prive le corps de la vie naturelle, mais qu'elle n'a plus ses opérations en lui, et c'est la cause pour laquelle en ces rapts et vols le corps reste sans sentir et, même si on lui fait des choses de très grande douleur, il ne sent pas ; car ce n'est pas comme d'autres transports et évanouissements naturels, qui avec la douleur font revenir à soi. Et ces peines, les éprouvent en ces visites ceux qui ne sont pas encore arrivés à l'état de perfection, mais qui cheminent en état de progressants ; car ceux qui sont déjà arrivés, ont toute la communication faite en paix et suave amour et ces ravissements cessent, qui sont communications et disposition pour la communication totale.


7. Il serait maintenant convenable de traiter des différences de rapts et d'extases et autres ravissements et vols subtils d'esprit qui ont coutume d'arriver aux spirituels ; mais, parce que mon intention n'est que d'expliquer brièvement ces couplets, comme je l'ai promis dans le prologue, je m'en remets à qui le sait mieux traiter que moi, et parce qu'aussi la bienheureuse Thérèse de Jésus, notre mère, a écrit à ce sujet des choses admirables, qui je l'espère en Dieu, sortiront bientôt à la lumière imprimés. Donc, ce qu'ici l'âme dit du vol, doit s'entendre par ravissement et extase de l'esprit à Dieu. Et l'Aimé dit aussitôt :

Reviens, colombe.



8. Très volontiers l'âme sortait du corps en ce vol spirituel, pensant que sa vie dès lors prenait fin et qu'elle pourrait jouir de son Époux pour toujours et demeurer à découvert avec lui; mais l'Époux l'arrête au passage, disant: Reviens, colombe ; comme s'il disait: colombe, en ce vol haut et léger de contemplation où tu es et dans l'amour avec lequel tu brûles et la simplicité avec laquelle tu vas - car ces trois propriétés la colombe les a -, reviens de ce haut vol en lequel tu prétends arriver à me posséder pour de vrai, car il n'est pas encore venu le temps d'une si haute connaissance, et accommode-toi à celle plus basse que moi je te communique à présent en cet excès qui est le tien, et voici :

car le cerf blessé...



9. L'Époux se compare au cerf, car ici par le cerf il s'entend lui-même. Et il faut savoir que la propriété du cerf est de monter vers les lieux élevés ; et quand il est blessé il va en grande hâte chercher un rafraîchissement dans les eaux fraîches ; et, s'il entend la compagne se plaindre et sent qu'elle est blessée, aussitôt il va vers elle et la cajole et la caresse; et ainsi fait l'Époux à présent, car, voyant l'épouse blessée de son amour, lui aussi accourt à son gémissement, blessé de son amour à elle; car chez les amoureux la blessure de l'un est commune aux deux, et une même souffrance ils éprouvent tous les deux. Et ainsi, c'est comme s'il disait: Reviens, mon épouse, vers moi, car, si tu es blessée de mon amour, moi aussi (comme le cerf) je viens vers toi blessé de ta blessure à toi, car je suis comme le cerf, et aussi en apparaissant sur la hauteur; et pour cela il dit:

apparaît sur le sommet.



10. C'est-à-dire sur la hauteur de ta contemplation que tu as en ce vol. Car la contemplation est un lieu élevé où Dieu en cette vie commence à se communiquer à l'âme et à se montrer à elle, mais pas complètement; c'est pour cela qu'il ne dit pas qu'il achève de se montrer, mais qu'il apparaît, car, pour hautes que soient les connaissances qui se donnent de Dieu à l'âme en cette vie, toutes sont comme des apparitions exceptionnelles et très fugitives. Suit la troisième propriété que nous disions du cerf, qui est celle qui est contenue dans le vers suivant:

prenant l'air de ton vol et la fraîcheur.



11. Par le vol il entend la contemplation de cette extase que nous avons dite, et par l'air il entend cet esprit d'amour qui cause en l'âme ce vol de contemplation. Et il appelle ici cet amour causé par le vol air très proprement, parce que l'Esprit Saint, qui est amour, se compare aussi en la divine Écriture à l'air, car il est spiré du Père et du Fils ; et de même qu'il est là-haut l'air du vol, c'est-à-dire qu'il procède et est spiré de la contemplation et sagesse du Père et du Fils, de même l'Époux appelle ici cet amour de l'âme air, car c'est de la contemplation et de la connaissance qu'à ce moment-là elle a de Dieu, qu'elle procède. Et il faut noter que l'Époux ne dit pas ici que vienne le vol, mais l'air du vol, car Dieu ne se communique pas proprement à l'âme par le vol de l'âme, qui est (comme nous avons dit), la connaissance qu'elle a de Dieu, mais par l'amour né de la connaissance ; en effet comme l'Amour est union du Père et du Fils, ainsi l'est-il de l'union de l'âme avec Dieu. Et de là vient que, même si une âme avait de très hautes connaissances de Dieu et une contemplation éminente et connaissait tous les mystères, si elle n'a pas l'amour, cela ne lui sert de rien (1Co 13,2) - comme dit saint Paul - pour s'unir avec Dieu ; car, comme il dit aussi, charitatem habete, quod est vinculum perfectionis, à savoir: Ayez cette charité qui est le lien de la perfection (Col 3,14). Donc, cette charité et amour de l'âme fait venir l'Époux courant boire de cette source d'amour de son épouse, comme les eaux fraîches font venir le cerf altéré et blessé pour prendre du rafraîchissement. Et pour cela il poursuit: et prenant le frais.


12. Parce que, comme l'air apporte fraîcheur et soulagement à celui qui est accablé de chaleur, ainsi cet air d'amour rafraîchit et récrée celui qui brûle du feu de l'amour; car il a cette propriété, ce feu d'amour, qu'avec l'air dont il prend fraîcheur et soulagement il devient un plus grand feu d'amour, car en l'amoureux l'amour est une flamme qui brûle avec un appétit de brûler davantage, selon ce que fait la flamme du feu naturel. Pour autant, l'accomplissement de cet appétit qui est le sien de brûler davantage en l'ardeur de l'amour de son épouse - qui est l' air de son vol - il l'appelle ici prendre la fraîcheur. Et ainsi c'est comme s'il disait: L'ardeur de ton vol brûle davantage, car un amour enflamme un autre amour. Où il faut noter que Dieu ne met sa grâce et son amour dans l'âme que selon la volonté et l'amour de l'âme; pour cela le bon amoureux doit s'efforcer que cela ne manque pas, car par ce moyen (comme nous l'avons dit) il incitera Dieu, si l'on peut parler ainsi, à avoir plus d'amour et à se récréer davantage en son âme. Et pour exercer cette charité il faut pratiquer ce qu'en dit l'Apôtre (1Co 13,4-7), ainsi: La charité est patiente, elle est bienveillante, elle n'est pas envieuse, elle ne fait pas de mal, elle ne s'enorgueillit pas, elle n'est pas ambitieuse, ne cherche pas son propre intérêt, ne se vante pas, ne pense pas à mal, ne prend pas plaisir à l'iniquité, se réjouit dans la vérité; endure toutes les choses qu'il faut endurer, croit toutes les choses, à savoir celles qu'il faut croire; espère toutes les choses et supporte toutes les choses, à savoir, qui conviennent à la charité.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT 29

29 En fait, pour les deux couplets suivants.


1. Alors que cette petite colombe de l'âme volait par les airs de l'amour sur les eaux du déluge de ses fatigues et angoisses d'amour qu'elle a exposées jusqu'ici, ne trouvant où reposer son pied, à ce dernier vol que nous avons dit, Noé, le père compatissant étendit la main de sa miséricorde et la recueillit, la mettant dans l'arche de sa charité et amour (Gn 8,8-9) ; et ce fut au temps que dans le couplet que nous venons d'expliquer il dit: Reviens colombe. Dans ce recueillement, l'âme ayant trouvé tout ce qu'elle désirait et plus que ce qu'on en peut dire, elle commence à chanter des louanges à son Aimé, rapportant les grandeurs que dans cette union elle sent en lui et dont elle jouit dans les deux couplets suivants, en disant:


COUPLETS 14 et 15 [A13-14]


Mon Aimé, les montagnes,

les vallées solitaires ombreuses,
les îles étrangères,
les fleuves tumultueux,
le sifflement des souffles d'amour,
la nuit apaisée
proche des levers de l'aurore,
la musique silencieuse,
la solitude sonore,
le dîner qui récrée et énamoure.



NOTE

2. Avant de commencer l'explication de ces couplets, il est nécessaire d'avertir, pour en avoir une plus grande intelligence ainsi que de ceux qui suivent, qu'en ce vol spirituel que nous venons de dire est signifié un haut état d'union d'amour, où après une grande épreuve spirituelle Dieu a coutume de mettre l'âme, que l'on appelle fiançailles spirituelles avec le Verbe Fils de Dieu. Et au commencement que cela se fait, qui est la première fois, Dieu communique à l'âme de grandes choses de soi, l'embellissant de grandeur et de majesté et l'ornant de dons et de vertus et la revêtant de connaissance et d'honneur de Dieu, tout comme une fiancée au jour de ses fiançailles. Et en ce jour bienheureux, non seulement s'achèvent pour l'âme ces angoisses véhémentes et ces plaintes d'amour qu'elle avait avant, mais, demeurant parée des biens que je dis, elle commence un état de paix, de délectation et de suavité d'amour (comme il est donné à entendre dans les couplets présents, où elle ne fait pas autre chose que de raconter et de chanter les grandeurs de son Aimé, qu'elle connaît en lui et dont elle jouit par ladite union des fiançailles. Et ainsi dans les autres couplets suivants, elle ne parle plus de problèmes de peines et d'angoisses comme elle faisait avant mais de communication et exercice de doux et pacifique amour avec son Aimé, car désormais en cet état tout cela prend fin. Et il faut noter que dans ces deux couplets est contenu le maximum que Dieu a coutume de communiquer en ce temps à une âme. Mais on ne doit pas en conclure qu'à toutes celles qui parviennent à cet état on communique tout ce qui est exposé en ces deux couplets, ni non plus en une seule même manière et mesure de connaissance et de sentiment; car aux unes on donne plus, et à d'autres âmes moins, et aux unes en une manière et à d'autres en une autre, bien que l'un et l'autre puisse arriver en cet état de fiançailles spirituelles. Mais on met ici le maximum qui puisse être pour que tout y soit compris. Et suit l'explication.


EXPLICATION DES DEUX COUPLETS

3. Et il faut noter que, comme en l'arche de Noé, selon ce que dit la divine Écriture (Gn 6,14sq), il y avait beaucoup de demeures pour beaucoup de variétés d'animaux et toutes les nourritures qui peuvent se manger (Gn 20-21), ainsi l'âme en ce vol qu'elle fait vers cette arche divine du sein de Dieu, non seulement parvient à découvrir en elle les nombreuses demeures que Sa Majesté dit par saint Jean qu'il y avait dans la maison de son Père (Jn 14,2), mais elle voit et connaît là toutes les nourritures, c'est-à-dire, toutes les grandeurs que peut goûter l'âme, qui sont toutes les choses qui sont contenues dans les deux couplets susdits, signifiées par ces mots communs ; lesquelles en substance sont celles qui suivent.

4. Elle voit, l'âme, et elle goûte en cette divine union une abondance et des richesses inestimables, et elle trouve tout le repos et toute la récréation qu'elle désire; et elle entend des secrets et des savoirs de Dieu merveilleux, qui sont une autre nourriture des plus savoureuses que l'on connaisse; et elle sent en Dieu un pouvoir et une force terribles qui éclipsent tout autre pouvoir et toute autre force ; et elle goûte là une suavité et une délectation d'esprit admirables, elle trouve un vrai repos et une lumière divine et elle goûte hautement de la sagesse de Dieu qui resplendit dans l'harmonie des créatures et les faits de Dieu ; et elle se sent pleine de biens, exempte et vide de maux, et par-dessus tout, elle connaît et goûte une inestimable réfection d'amour, qui la confirme en amour. Et c'est la substance de ce qui est contenu dans les deux couplets susdits.

5. Dans lesquels l'épouse dit que toutes ces choses sont son Aimé en soi et que cela est pour elle ; car en ce que Dieu a coutume de communiquer en semblables transports, l'âme sent et connaît la vérité de ce que dit saint François, à savoir: Mon Dieu et toutes les choses! D'où vient que comme Dieu est toutes choses à l'âme et le bien de toutes, on explique la communication de ce transport par la comparaison avec la bonté des choses dans ces couplets, selon ce qu'on expliquera en chaque vers. En cela il faut entendre que tout ce qui est ici exposé est en Dieu éminemment d'une manière infinie, ou, pour mieux dire, chacune des grandeurs que l'on dit est Dieu et toutes ensemble sont Dieu ; car pour autant qu'en ce cas-là l'âme s'unit avec Dieu, elle sent que Dieu est toutes les choses, selon ce que sentit saint Jean quand il dit: Quod factum est, in ipso vita erat ; à savoir: Ce qui fut fait, en Lui était vie (Jn 1,4). Et ainsi il ne faut pas entendre que ce qu'on dit ici que l'âme sent, est comme de voir les choses en la lumière ou les créatures en Dieu, mais qu'en cette possession, elle sent que Dieu lui est toutes les choses. Et il ne faut pas non plus comprendre que, parce que l'âme sent si hautement de Dieu en ce que nous disons, elle le voit essentiellement et clairement, car ce n'est qu'une forte et abondante communication et un reflet de ce qu'il est en soi, où l'âme sent ce bien des choses que nous expliquerons maintenant dans les vers, à savoir:


Mon Aimé, les montagnes.

6. Les montagnes sont hautes, fécondes, vastes, belles, gracieuses, fleuries et odoriférantes. Ces montagnes pour moi c'est mon Aimé.

les vallées solitaires ombreuses.



7. Les vallées solitaires sont paisibles, agréables, fraîches, ombreuses, riches en eaux douces, et dans la variété de ses vergers et le doux ramage des oiseaux, elles font grande récréation et délectation au sens, elles apportent rafraîchissement et repos en leur solitude et silence. Ces vallées sont pour moi mon Aimé.

Les îles étrangères.



8. Les îles étrangères sont entourées par la mer et au-delà des mers, très écartées et éloignées de la communication des hommes ; et ainsi, en elles se développent et naissent des choses très différentes de celles de par ici, de manières et de vertus très étranges jamais vues des hommes, qui causent grand étonnement et grande admiration à qui les voit. Et ainsi, pour les grandes et admirables nouveautés et connaissances étranges, éloignées de la connaissance commune que l'âme voit en Dieu, elle appelle cela îles étrangères. Car étrange se dit de quelqu'un pour l'une de deux raisons : ou parce qu'il est retiré du monde, ou parce qu'il est excellent et remarquable entre les autres hommes en ses faits et gestes ; pour ces deux raisons l'âme ici appelle Dieu étrange, car non seulement il est toute l'étrangeté des îles jamais vues, mais aussi ses voies, ses recommandations et ses oeuvres sont très étranges et nouvelles et admirables pour les hommes. Et ce n'est pas merveille que Dieu soit étrange aux hommes qui ne l'ont pas vu, puisqu'il l'est aussi aux saints anges et aux âmes qui le voient, puisqu'ils ne peuvent achever de le voir ni n'achèveront jamais, et jusqu'au dernier jour du jugement ils découvrent en Lui tant de nouveautés selon ses profonds jugements et au sujet des oeuvres de miséricorde et de justice, que toujours cela leur est nouveau et que toujours ils s'émerveillent davantage. De manière que non seulement les hommes, mais aussi les anges peuvent l'appeler îles étrangères. Seulement pour lui, il n'est pas étrange ni non plus pour lui il n'est pas nouveau.

Les fleuves tumultueux.



9. Les fleuves ont trois propriétés : la première que tout ce qu'ils rencontrent, ils le submergent et l'inondent; la deuxième qu'ils remplissent tous les lieux bas et vides qui se présentent; la troisième, qu'ils font un tel tumulte, qu'ils éclipsent et surmontent tout autre bruit. Et parce qu'en cette communication de Dieu dont nous parlons l'âme sent en Lui ces trois propriétés très savoureusement, elle dit que son Aimé est les fleuves tumultueux. Quant à la première propriété que l'âme sent, il faut savoir que de telle manière l'âme se voit inondée du torrent de l'esprit de Dieu en ce cas et qu'avec tant de force il s'empare d'elle, qu'il lui semble que se précipitent sur elle tous les fleuves du monde qui la submergent, et là elle sent noyées toutes ses actions et passions dans lesquelles elle était avant. Et bien que ce soit d'une telle force, ce n'est pas un tourment car ces fleuves sont des fleuves de paix, selon ce que par Isaïe Dieu donne à entendre, disant de cet envahissement de l'âme: Ecce ego declinabo super eam quasi fluvium pacis, et quasi torrentem inundantem gloriam (Is 66,12); qui veut dire: Notez et remarquez que moi je m'inclinerai et ferai descendre sur elle, à savoir sur l'âme, comme un fleuve de paix et ainsi comme un torrent qui regorge de gloire. Et ainsi cet investissement divin que Dieu fait en l'âme, tels des fleuves tumultueux, la remplit toute de paix et de gloire. La deuxième propriété que l'âme expérimente, est que cette eau divine à ce moment-là, remplit le fond de son humilité et comble les vides de ses appétits, selon ce que dit saint Luc : Exaltavit humiles. Esurientes implevit bonis ; ce qui veut dire : Il a élevé les humbles et les affamés il les a comblés de biens (Lc 1,52). La troisième propriété que l'âme expérimente en ces fleuves tumultueux de son Aimé, est un bruit et une voix spirituelle qui est au-dessus de tout bruit et de toute voix, voix qui éclipse toute autre voix, et le bruit qui est le sien excède tous les bruits du monde. Et pour expliquer cela nous devons nous y arrêter quelque peu.

10. Cette voix et le bruit tumultueux de ces fleuves dont parle ici l'âme est une profusion si abondante qui la remplit de biens, et un pouvoir si puissant qui la possède, que non seulement il lui semble que c'est un bruit de fleuves, mais aussi des tonnerres furieux. Cependant cette voix est une voix spirituelle et n'implique point ces autres bruits corporels ni la peine ni la souffrance qui leur sont habituels, mais grandeur, force, puissance et délectation et gloire, et ainsi c'est comme une voix et un son intérieur immense qui remplit l'âme de pouvoir et de force. Cette voix et ce son spirituel se fit en l'esprit des apôtres lorsque l'Esprit Saint en un torrent véhément (comme on dit dans les Actes des Apôtres) descendit sur eux; et pour donner à entendre la voix spirituelle qu'il leur faisait intérieurement, on entendit ce bruit au dehors comme un vent impétueux, de manière qu'il fut entendu par tous ceux qui étaient dans Jérusalem (Ac 2,2-6) ; par lui, comme nous disons, était signifié celui que les apôtres recevaient intérieurement, qui était (comme nous avons dit) surabondance de pouvoir et de force. Et aussi quand le Seigneur Jésus priait son Père dans la détresse et l'angoisse qu'il recevait de ses ennemis, selon ce que dit saint Jean, lui vint du ciel une voix intérieure, le confortant selon l'humanité, dont à l'extérieur les juifs entendirent le bruit si fort et si véhément que les uns disaient qu'il avait fait quelque orage, d'autres disaient qu'avait parlé un ange du ciel (Jn 12,18-29); et c'était que, par cette voix qu'on entendit au dehors, étaient signifiés et donnés à entendre la force et le pouvoir que selon l'humanité on donnait à Christ à l'intérieur. Et pour cela il ne faut pas comprendre que l'âme manque de recevoir le son de la voix spirituelle dans l'esprit, où il faut noter que la voix spirituelle est l'effet qu'elle fait en l'âme, de même que la voix corporelle imprime le son dans l'oreille, et l'intelligence dans l'esprit. Ce que David a voulu donner à entendre quand il dit : Ecce dabit voci suoe vocem virtutis ; ce qui veut dire : Voici que Dieu donnera à sa voix une voix de vertu (Ps 67,34), cette vertu est la voix intérieure, car quand David dit il donnera à sa voix une voix de vertu, c'est dire : à la voix extérieure qui se perçoit à l'extérieur, il donnera une voix de vertu qui se perçoit à l'intérieur. D'où il faut savoir que Dieu est une voix infinie et, en se communiquant à l'âme en la manière dite, il lui fait l'effet d'une immense voix.

11. Cette voix saint Jean l'entendit dans l'Apocalypse, et dit que la voix qu'il entendit du ciel erat tamquam vocem aquarum multarum et tanquam vocem tonitrui magni; ce qui veut dire que la voix qu'il entendit était comme la voix d'une multitude d'eaux et comme la voix d'un grand tonnerre (Ap 14,2). Et pour qu'on n'en déduise pas que cette voix, pour être si forte, était pesante et pénible, il ajoute aussitôt, disant que cette même voix était si suave, que erat sicut citharoedorum citharizantium in citharis suis ; ce qui veut dire : Elle était comme de nombreux musiciens jouant de leurs cithares (Ap 14,2).). Et Ézéchiel dit que ce bruit comme d'une multitude d'eaux était quasi sonum sublimis Dei ; à savoir, comme un son du Dieu Très-haut (Ez 1,24); c'est-à-dire qu'il se communiquait à lui très hautement et très suavement en cette voix infinie ; parce que (comme nous disions) c'est Dieu lui-même qui se communique en donnant de la voix en l'âme - mais il s'adapte à chaque âme donnant une voix de vertu limitée selon la capacité -, et il fait beaucoup de délectation et de grandeur à l'âme ; et c'est pourquoi l'épouse dit dans les Cantiques : Sonet vox tua in auribus meis, vox enim tua dulcis ; qui veut dire : Que ta voix sonne à mes oreilles, car elle est douce ta voix (Ct 2,14). Suit le vers :

le sifflement des souffles d'amour.



12. Deux choses dit l'âme dans le présent vers, à savoir, les souffles et le sifflement. Par les souffles d'amour s'entendent ici les vertus et les grâces de l'Aimé, qui, moyennant ladite union de l'Époux, envahissent l'âme et se communiquent amoureusement et touchent en sa substance. Et le sifflement de ces souffles elle l'appelle une très haute et très savoureuse intelligence de Dieu et de ses vertus, qui rejaillit en l'entendement de la touche que font ces vertus de Dieu en la substance de l'âme; et c'est la plus haute délectation qui soit de tout ce que goûte l'âme ici.


13. Et pour que l'on entende mieux cela, il faut noter que, comme dans le souffle on sent deux choses, qui sont la touche et le sifflement ou son, ainsi en cette communication de l'Époux on sent deux autres choses, qui sont un sentiment de délectation et d'intelligence ; et ainsi comme la touche du souffle se goûte dans le sens du toucher et le sifflement du même souffle avec l'ouïe, de même ainsi la touche des ver-tus30 de l'Aimé, se sent et se goûte avec le toucher de cette âme, qui est en sa substance, et l'intelligence de ces vertus de Dieu se sent par l'ouïe de l'âme, c'est-à-dire l'entendement. Il faut aussi savoir que l'on dit que le souffle d'amour vient, quand il frappe savoureusement, satisfaisant l'appétit de celui qui désirait un tel rafraîchissement, car le sens du toucher alors se délecte et se récrée. Et avec cette délectation du toucher, l'ouïe sent une grande délectation et un grand délice dans le son et le sifflement du souffle, beaucoup plus que le toucher dans la touche du souffle, car le sens de l'ouïe est plus spirituel que le sens du toucher, ou pour mieux dire, approche plus du spirituel que le toucher, et ainsi, la délectation qu'il cause est plus spirituelle que celle que cause le toucher.

30 Vertus : au sens de qualités ; d'attributs de Dieu.



14. Ni plus ni moins, parce que cette touche de Dieu satisfait grandement et récrée la substance de l'âme en comblant suavement son appétit qui était de se voir en une telle union, elle appelle ladite union ou les touches souffles d'amour; parce que (comme nous avons dit) amoureusement et doucement on lui communique les vertus de l'Aimé, d'où se dérive en l'entendement le sifflement de l'intelligence. Et elle l'appelle sifflement parce que, comme le sifflement causé par l'air entre d'une façon subtile dans le petit canal de l'oreille, ainsi cette intelligence subtile et délicate entre avec une admirable saveur et délectation en l'intime de la substance de l'âme, ce qui est une délectation beaucoup plus grande que toutes les autres. La cause en est qu'on lui donne une substance savante et dénuée d'accidents et d'images, car elle est communiquée à l'entendement que les philosophes appellent passif ou possible, car il la reçoit passivement sans rien faire de sa part; ce qui est la principale délectation de l'âme, parce que, c'est dans l'entendement que siège la fruition31 (comme disent les théologiens) qui est de voir Dieu. Et comme ce sifflement signifie ladite connaissance substantielle, certains théologiens pensent que notre père Élie vit Dieu dans ce sifflement du souffle léger qu'il sentit sur la montagne à l'entrée de sa grotte (1R 19,12). Là l'Écriture l'appelle sifflement du souffle léger, car de la subtile et délicate communication de l'esprit, lui naît l'intelligence dans l'entendement; et ici l'âme l'appelle sifflement des souffles d'amour, car de la communication amoureuse des vertus de son Aimé, il rejaillit dans l'entendement, et pour cela elle l'appelle sifflement des souffles d'amour.

31 Fruition : ce vieux mot signifie jouissance qui n'atteint sa plénitude qu'au ciel.



15. Ce sifflement divin qui entre par l'ouïe de l'âme est non seulement une substance (comme j'ai dit) savante, mais encore une découverte des vérités de la divinité et une révélation de ses secrets cachés ; car ordinairement toutes les fois qu'en l'Écriture divine se trouve quelque communication qui est dite entrer par l'oreille, il se trouve que c'est une manifestation de ces vérités nues dans l'entendement ou une révélation de secrets de Dieu ; qui sont des révélations ou des visions purement spirituelles, qui seulement se donnent à l'âme sans le service ou l'aide des sens; et ainsi c'est très élevé et très certain, ce que l'on dit que Dieu communique par l'ouïe. Et pour cela, pour donner à entendre la hauteur de sa révélation, saint Paul ne dit pas : Vidit arcana verba, encore moins : Gustavit arcana verba, mais : Audivit arcana verba, quoe non licet homini loqui (2Co 12,4). Et c'est comme s'il disait: J'entendis des paroles secrètes, qu'il n'est pas permis à l'homme de prononcer. D'où l'on pense que lui aussi vit Dieu, comme notre père Élie dans le sifflement. Parce que comme la foi, comme le dit aussi saint Paul, vient par l'ouïe (Rm 10,17) corporelle, de même ce que dit la foi, qui est la substance savante, est par l'ouïe spirituelle. Ce que donna bien à entendre le prophète Job, parlant avec Dieu, quand il se révéla, en disant : Auditu auris audivi te, nunc autem oculus meus videt te ; qui veut dire : Avec l'ouïe de l'oreille, je t'ai entendu, mais maintenant mon oeil te voit (Jb 42,5). En quoi il est donné clairement à entendre qu'ouïr avec l'ouïe de l'âme, c'est voir avec l'oeil de l'entendement passif comme nous l'avons dit; c'est pourquoi il ne dit pas: Je t'ai entendu avec l'ouïe de mes oreilles, mais avec mon oreille, qui est l'entendement. Évidemment ce ouïr de l'âme, est voir avec l'entendement.

16. Et l'on ne doit pas entendre que ce que l'âme entend, parce que c'est une substance nue (comme nous avons dit), soit la parfaite et claire fruition comme dans le ciel, parce que, quoique qu'elle soit dénuée d'accidents, elle n'est pas pour cela claire, mais obscure, car elle est contemplation qui en cette vie, comme dit saint Denis, est un rayon de ténèbre32 ; et ainsi nous pouvons dire que c'est un rayon d'une image de fruition, pour autant qu'elle est dans l'entendement, dont dépend la fruition. Cette substance savante que l'âme appelle ici sifflement est les yeux désirés dont, l'Époux les lui ayant découverts, elle dit - car le sens ne les pouvant supporter -: Détourne-les, Aimé!

32 Myst. Theol. (Apocryphe) C.1, § 1 : P.G. 3,999.



17. Et, comme il me semble que vient très à propos en ce lieu une autorité de Job qui confirme en grande partie ce que j'ai dit de ce ravissement et de ces fiançailles, je la rapporterai ici (bien que cela nous arrête un peu plus), et j'en expliquerai les parties qui sont de notre propos. D'abord je la mettrai toute en latin, et puis toute en notre langue, et ensuite j'expliquerai brièvement ce qui en convient à notre propos ; et, ceci fait, je continuerai l'explication des vers de l'autre couplet. Donc, Éliphas Témanites parle en Job de cette manière : Perro ad me dictum est verbum abs-conditum et quasi furtive suscepit auris mea venas susurri ejus. In horrore visionis nocturnoe, quando solet sopor occupare homines, pavor tenuit me et tre-mor, et omnia ossa mea perterrita sunt, et cum spiri-tus, me proesente, transiret, inhorruerunt pili carnis meoe. Stetit quidam, cujus non agnoscebam vultum, imago coram oculis meis, et vocem quasi auroe lenis audivi. Et en notre langue cela veut dire : En vérité, il me fut dit à moi une parole cachée, et comme à la dérobée, mon oreille reçut les haleines de son murmure. Dans l'horreur de la vision nocturne, quand le songe a coutume de s'emparer des hommes, la crainte et le tremblement me saisirent, et tous mes os s'agitèrent ; et, comme l'esprit passa en ma présence, les peaux de ma chair se retirèrent ; se présenta, quelqu'un dont je ne connaissais pas le visage ; c'était une image devant mes yeux, et j'entendis une voix celle d'un souffle léger (Jb 4,12-16). En cette autorité est contenu quasi tout ce que nous avons dit ici jusqu'à l'état de ce ravissement, depuis le couplet 13, qui dit: Détourne-les, Aimé ; parce qu'en ce que dit ici Éliphaz Témanites qu'on lui a dit une parole secrète, est signifié ce secret qui a été donné à l'âme, dont ne pouvant souffrir la grandeur, elle dit: Détourne-les, Aimé.

18. Et dire que son oreille reçut les haleines de son murmure comme à la dérobée, c'est dire la substance nue, nous l'avons dit, que l'entendement reçoit; car les haleines ici désignent une substance intérieure, et le murmure signifie cette communication et touche de vertus par où se communique à l'entendement ladite substance savante. Et il l'appelle ici murmure, car une telle communication est très suave, de même que l'âme l'appelle là souffles d'amour, car elle se communique amoureusement. Et il dit qu'elle le reçut comme à la dérobée parce que, comme ce qui se cache est étranger, de même ce secret est étranger à l'homme (parlant selon la nature) car il a reçu ce qui n'était pas de son naturel, et ainsi il ne lui était pas normal de le recevoir; comme non plus il n'était pas normal à saint Paul (2Co 12,4) de pouvoir dire le sien ; pour cela l'autre prophète dit deux fois : Mon secret est pour moi (Is 24,16). Et quand il dit: Dans l'horreur de la vision nocturne, quand le songe a coutume de s'emparer des hommes, la crainte et le tremblement me saisirent, il donne à entendre la crainte et le tremblement que cause naturellement à l'âme cette communication de ravissement, dont nous disions que le naturel ne pouvait la supporter en la communication de l'esprit de Dieu. Car ce prophète donne ici à entendre que comme au moment où les hommes vont dormir, une vision que l'on appelle cauchemar a coutume de les opprimer et de les épouvanter, qui arrive entre le sommeil et la veille, qui est à l'instant que commence le sommeil, ainsi au temps de cette extase spirituelle entre le sommeil de l'ignorance naturelle et la veille de la connaissance surnaturelle, qui est le début du ravissement ou extase, la vision spirituelle qui leur est alors communiquée leur cause crainte et tremblement.

19. Et il ajoute encore, disant que tous ses os s'effrayèrent ou s'agitèrent, ce qui est comme s'il disait : se déplacèrent et se déboîtèrent de leurs places ; en quoi se donne à entendre la grande dislocation d'os, nous l'avons dit, que l'on endure en ce temps. Ce que donne bien à entendre Daniel quand il vit l'ange, en disant: Domine, in visione tua dissolutoe sunt compages meoe ; c'est-à-dire : Seigneur, en ta vision les jointures de mes os se sont disloquées (Da 10,16). Et en ce qu'il dit aussitôt, soit: et, comme l'esprit passa en ma présence - à savoir faisant passer le mien de ses limites et voies naturelles par le ravissement que nous avons dit, les peaux de ma chair se retirèrent, il donne à entendre ce que nous avons dit du corps, qu'en ce transport il demeure glacé et les chairs contractées comme mort.

20. Et il continue: quelqu'un dont je ne connaissais pas le visage se présenta : c'était une image devant mes yeux. Celui dont il dit qu'il se présenta était Dieu, qui se communiquait en la manière dite; et il dit qu'il ne connaissait pas son visage, afin de donner à entendre qu'en une telle communication et vision, quoiqu'elle soit très haute, on ne connaît ni ne voit le visage et l'essence de Dieu. Mais il dit que c'était une image devant ses yeux, parce que comme nous avons dit, cette intelligence de parole cachée était très élevée, comme image et visage de Dieu ; mais on n'entend pas que ce soit voir Dieu essentiellement.

21. Et aussitôt il conclut en disant: et j'entendis une voix, celle d'un souffle léger, en quoi est signifié le sifflement des souffles d'amour que l'âme dit ici que c'est son Aimé. Et on ne doit pas entendre que ces visites arrivent toujours avec ces craintes et ces dommages naturels ; car, comme il a été dit, c'est à ceux qui commencent à entrer en l'état d'illumination et de perfection et en ce genre de communication, car en d'autres au contraire ils arrivent avec grande suavité. Suit l'explication de :

La nuit apaisée.


22. En ce sommeil spirituel que l'âme a dans le sein de son Aimé, elle possède et goûte tout le repos et le calme et la tranquillité de la nuit paisible, et elle reçoit en même temps en Dieu une profonde et obscure intelligence divine ; et pour cela elle dit que son Aimé est pour elle la nuit apaisée

proche des levers de l'aurore.


23. Mais cette nuit apaisée, elle dit qu'elle est, non de sorte qu'elle soit comme une nuit obscure, mais comme la nuit déjà proche des levers du matin, c'est-à-dire, pareille aux levers ; car ce repos et cette quiétude en Dieu n'est pas pour l'âme tout

obscure comme une nuit obscure, mais repos et quiétude en la lumière de Dieu en une nouvelle connaissance de Dieu, en laquelle l'esprit est très suavement calme, élevé à la lumière divine. Et elle appelle ici bien proprement cette lumière divine levers de l'aurore qui veut dire le matin, parce que, comme les levers du matin dissipent l'obscurité de la nuit et dévoilent la lumière du jour, ainsi cet esprit apaisé et calme est élevé des ténèbres de la connaissance naturelle à la lumière matinale de la connaissance surnaturelle de Dieu, non pas claire, mais (comme il a été dit) obscure, comme une nuit proche des levers de l'aurore ; parce que comme la nuit proche des levers n'est ni totalement nuit ni totalement jour, mais, comme on dit, entre les deux, ainsi cette solitude et ce calme divin, n'est pas formé avec toute clarté de la lumière divine, ni non plus ne manque pas d'y participer.

24. En ce calme, l'entendement se voit élevé avec une nouveauté étrange au-dessus de toute connaissance naturelle, tout comme celui qui, après un long sommeil, ouvre les yeux à la lumière qu'il n'attendait pas. Cette connaissance, je crois, David a voulu la donner à entendre quand il a dit : Vigilavi et factus sum sicutpasser solitarius in tecto ; ce qui veut dire : Je me suis réveillé et j'ai été fait semblable au passereau solitaire sur le toit (Ps 101,8). Comme s'il disait: J'ai ouvert les yeux de mon entendement et je me suis trouvé au-dessus de toutes les intelligences naturelles, solitaire sans elles sur le toit, qui est au-dessus de toutes les choses d'ici-bas. Et il dit ici qu'il fut fait semblable au passereau solitaire, car en cette manière de contemplation l'esprit a les propriétés de ce passereau, qui sont cinq: La première, qu'ordinairement il se pose au plus haut; et ainsi l'esprit à ce moment se met en très haute contemplation. La deuxième que toujours il tourne le bec du côté d'où vient le vent; et ainsi la bouche de l'affection tourne ici vers le côté d'où lui vient l'Esprit d'amour, qui est Dieu. La troisième est qu'ordinairement il est seul et ne consent point qu'un autre oiseau se joigne à lui, et même que si un autre se pose près de lui aussitôt il s'en va; et ainsi l'esprit en cette contemplation est en solitude de toutes les choses, dénué de toutes, ne consentant en lui à autre chose que la solitude en Dieu. La quatrième propriété est qu'il chante très suavement; et l'esprit fait alors de même à Dieu, car les louanges qu'il fait à Dieu sont de très suave amour, très suave pour lui et très précieuses pour Dieu. La cinquième est qu'il n'est pas d'une couleur déterminée et ainsi est l'esprit parfait, qui non seulement en ce transport n'a aucune couleur d'affection sensuelle et d'amour propre, mais encore n'a point d'attention particulière pour le supérieur ni pour l'inférieur, ni ne pourra rien dire de leur mode ni de leur manière, car c'est un abîme de la connaissance de Dieu qu'il possède, selon qu'il a été dit.

la musique silencieuse.

25. En ce repos et ce silence de la nuit susdite, et en cette connaissance de la lumière divine, l'âme aperçoit une conformité et une disposition admirables de la Sagesse dans les différences de toutes ses créatures et de ses oeuvres, toutes et chacune d'elles dotées d'une certaine correspondance à Dieu, en laquelle chacune en sa manière donne sa voix de ce que Dieu est en elle ; de sorte que cela lui semble une harmonie de musique très relevée, qui surpasse tous les concerts et toutes les mélodies du monde. Et elle appelle cette musique silencieuse, car (comme nous avons dit) c'est une intelligence calme et tranquille, sans bruit de voix, et ainsi on jouit en elle de la suavité de la musique et de la quiétude du silence ; et elle dit ainsi que son Aimé est cette musique silencieuse, parce qu'en elle se connaît et se goûte cette harmonie de musique spirituelle. Et non seulement cela, mais que c'est aussi

la solitude sonore.


26. Ce qui est presque le même que la musique silencieuse, car, bien que cette musique soit silencieuse pour les sens et les puissances naturelles, c'est une solitude très sonore pour les puissances spirituelles, car, étant seules et vides de toutes les formes et préhensions naturelles, elles peuvent recevoir fort bien en esprit d'une façon très sonore le sens spirituel de l'excellence de Dieu en soi et en ses créatures, selon ce que nous avons dit plus haut qu'a vu saint Jean en esprit dans l'Apocalypse, il convient de savoir : Une voix de nombreux musiciens qui jouaient de leurs cithares (Ap 14,2) ; ce qui fut en esprit et non de cithares matérielles, mais une certaine connaissance des louanges des bienheureux que chacun en sa manière de gloire fait à Dieu continuellement; ce qui est comme une musique, parce que, comme chacun possède ses dons différemment, ainsi chacun chante sa louange différemment et toutes en une concordance d'amour, semblable à une musique.

27. De cette même façon l'âme remarque en cette sagesse apaisée en toutes les créatures, non seulement supérieures, mais aussi inférieures (selon ce qu'elles ont en soi chacune reçu de Dieu), que chacune donne sa voix du témoignage de ce qu'est Dieu, et elle voit que chacune en sa manière exalte Dieu, ayant en soi Dieu selon sa capacité ; et ainsi, toutes ces voix font une seule voix de musique de grandeur de Dieu et de sa sagesse et de sa science admirable. Et c'est ce que veut exprimer l'Esprit Saint dans le livre de la Sagesse quand il dit : Spiritus Domini replevit orbem terrarum, et hoc quod continet omnia, scientiam habet vocis (Sg 1,7). Ce qui veut dire: L'esprit du Seigneur remplit la rotondité de la terre, et ce monde qui contient toutes les choses qu'il fit possède la science de la voix, qui est la solitude sonore que nous disons que l'âme connaît ici, qui est le témoignage que de Dieu toutes donnent en soi. Et, pour autant l'âme reçoit cette musique sonore, non sans solitude et éloignement de toutes les choses extérieures, elle l'appelle la musique silencieuse et la solitude sonore ; qu'elle dit être son Aimé. Et de plus :

le dîner qui récrée et énamoure.



28. Le dîner récrée les amoureux, les rassasie, est une occasion d'amour. Comme ces trois choses l'Aimé les cause dans l'âme en cette suave communication, elle l'appelle ici le dîner qui récrée et énamoure. Il faut savoir qu'en l'Écriture divine ce nom dîner s'entend de la vision divine, parce que, comme le dîner est la fin du travail du jour et le début du repos de la nuit, de même cette connaissance que nous avons dite apaisée fait sentir à l'âme une certaine fin de maux et une possession de biens où elle s'énamoure de Dieu plus qu'elle ne l'était avant. Et en cela Il est pour elle le dîner qui récrée en étant fin des maux, et Il l' énamoure en étant pour elle possession de tous les biens.

29. Mais, afin que l'on comprenne mieux ce qu'est ce dîner pour l'âme - dîner, comme nous avons dit, qui est son Aimé -, il convient ici de noter ce que l'Époux aimé dit lui-même dans l'Apocalypse, à savoir: Moi je me tiens à la porte, et j'appelle; si quelqu'un m'ouvre, moi j'entrerai, je dînerai avec lui, et lui avec moi (Ap 3,20) ; où il fait comprendre qu'il apporte avec lui le dîner, qui n'est autre que la saveur et les délices dont il jouit lui-même; en s'unissant à l'âme il les lui communique et elle en jouit aussi; ce que veut dire : moi je dînerai avec lui, et lui avec moi. Et ainsi, en ces paroles on comprend l'effet de la divine union de l'âme avec Dieu, en laquelle les biens propres de Dieu deviennent aussi ceux de l'âme épouse, car Il les lui communique (comme nous avons dit) gratuitement et généreusement. Et ainsi Il est Lui-même pour elle le dîner qui récrée et énamoure, car en étant généreux il la récrée, et en étant gratuit il l' énamoure.

30. Note. - Avant d'entrer dans l'explication des autres couplets, il convient ici de remarquer que -malgré ce que nous avons dit de cet état des fiançailles - bien que nous ayons dit que l'âme jouit de toute tranquillité et qu'on lui communique tout le maximum de ce qui est possible en cette vie, il faut comprendre que la tranquillité est seulement de la partie supérieure; car la partie sensitive, jusqu'à l'état du mariage spirituel, n'achève jamais de perdre ses habitudes imparfaites ni de soumettre complètement ses énergies, comme on le dira par la suite ; et ce qui lui est communiqué c'est le maximum qui se peut eu égard aux fiançailles, car dans le mariage spirituel il y a de grands avantages; parce que dans les fiançailles, bien qu'en les visites l'âme épouse jouisse d'un si grand bien comme il a été dit, elle souffre encore de ses absences et des troubles et des tracas du côté de la partie inférieure et du démon ; tout ceci cesse dans l'état du mariage.



Cantique spirituel "B" - 2003 12