Cantique spirituel "B" - 2003 16

NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT

1. Car comme l'épouse a désormais les vertus établies dans l'âme au degré de leur perfection, où elle jouit d'une paix habituelle dans les visites que l'Aimé lui fait, parfois elle jouit très vivement de la suavité et du parfum de ces vertus par la touche que l'Ami fait en elles, tout comme se goûte la suavité et la beauté des lis et des fleurs quand elles sont ouvertes et qu'on les touche. Car en beaucoup de ces visites l'âme voit en son esprit toutes ses vertus - Il produit en elle cette lumière -, et alors avec une étonnante délectation et saveur d'amour elle les rassemble toutes et les offre à l'Aimé comme un bouquet de belles fleurs, et l'Aimé les recevant alors (car pour de vrai il les reçoit), il reçoit en cela un grand hommage. Tout ceci se passe à l'intérieur de l'âme en laquelle elle sent que l'Aimé est comme en son propre lit, car l'âme s'offre en même temps que les vertus, qui est le plus grand hommage qu'elle puisse lui faire ; et ainsi, une des plus grandes délectations que dans cette relation intérieure avec Dieu, elle a l'habitude de recevoir, est celle qu'elle reçoit en ce genre de don qu'elle fait à l'Aimé.

2. Et le démon connaissant cette prospérité de l'âme - lui qui, à cause de sa grande malice, envie tout le bien qu'il voit en elle -, à ce moment-là use de toute son habileté et emploie tous ses artifices afin de pouvoir perturber en l'âme ne serait-ce qu'une minime partie de ce bien ; car il estime davantage d'empêcher pour cette âme un carat de sa richesse et glorieuse délectation que de faire tomber de nombreuses autres en de nombreux autres et graves péchés, car les autres ont peu ou rien à perdre, et celle-ci beaucoup, car elle a un immense gain et très précieux, comme perdre un peu d'or très fin est plus que perdre beaucoup d'autres métaux communs. Ici le démon profite des appétits sensitifs (bien qu'avec eux en cet état le plus souvent il peut très peu ou rien, car ils sont déjà mortifiés), et ce qu'il ne peut avec cela, il représente à l'imagination de nombreuses bizarreries, et parfois il suscite dans la partie sensitive de nombreux mouvements, comme l'on dira ensuite, et d'autres troubles qu'il cause, tant spirituels que sensitifs ; dont il ne dépend pas de l'âme de pouvoir se libérer jusqu'à ce que le Seigneur envoie son ange (comme on dit dans le psaume) auprès de ceux qui le craignent, et les délivre (Ps 33,8) et leur accorde paix et tranquillité, tant dans la partie sensitive que spirituelle de l'âme. Celle-ci afin d'exprimer tout cela et de réclamer cette faveur, méfiante par l'expérience qu'elle a des astuces dont use le démon pour lui faire ledit dommage en ce temps, s'adressant aux anges, dont l'office est de protéger à ce moment-là en chassant les démons, dit le couplet suivant.


COUPLET 16 £[A25]

Attrapez-nous les renards


car elle est déjà fleurie notre vigne,

cependant qu'avec des roses

nous faisons une pigne,

et que personne ne paraisse sur la montagne.



EXPLICATION

3. Donc, l'âme désirant que ne lui empêchent la poursuite de cette délectation intérieure d'amour qui est la fleur de la vigne de son âme, ni les jalousies et les malices démoniaques, ni les appétits furieux de la sensualité, ni les diverses allées et venues de l'imagination, ni d'autres quelconques connaissances et présences de choses, invoque les anges disant qu'ils chassent toutes ces choses et les empêchent de manière qu'elles ne troublent pas l'exercice intérieur de l'amour, dans la délectation et la saveur duquel se communiquent et se savourent les vertus et les grâces entre l'âme et le Fils de Dieu. Et ainsi elle dit:

Attrapez-nous les renards,

car elle est déjà fleurie notre vigne.



4. La vigne dont elle parle ici, est la plantation de toutes les vertus qui sont en cette sainte âme, qui lui donnent un vin de douce saveur. Cette vigne de l'âme est fleurie quand selon la volonté elle est unie avec l'Époux, et qu'en le même Époux elle se délecte selon toutes ces vertus ensemble. Et parfois, comme nous avons dit, ont coutume de se présenter à la mémoire et à la fantaisie33 de nombreuses et diverses formes imaginaires, et en la partie sensitive s'élèvent de nombreux et divers mouvements et appétits ; ceux-ci étant de si nombreuses sortes et si divers, quand David buvait ce vin délicieux de l'esprit avec une grande soif en Dieu, sentant l'empêchement et la gêne qu'ils lui faisaient, dit: Mon âme eut soif de toi; de combien de manières ma chair s'oppose à toi! (Ps 62,2).

33 Cf. p. 31.



5. L'âme appelle toute cette harmonie d'appétits et de mouvements sensitifs renards, à cause de la grande ressemblance qu'ils ont avec eux à ce moment-là, parce que comme les renards font semblant de dormir afin d'attraper quand ils sont en chasse, ainsi tous ces appétits et toutes ces forces sensitives sont apaisés et endormis jusqu'à ce qu'en l'âme se lèvent et s'ouvrent et viennent à s'exercer ces fleurs des vertus, et alors il semble aussi que s'éveillent et se lèvent en la sensualité ses fleurs d'appétits et de forces sensuelles à vouloir contredire l'esprit et régner. Jusque-là va la convoitise, selon saint Paul, qui dresse la chair contre l'esprit (Ga 5,17), qui, ayant son inclination fort grande vers le sensible, quand l'esprit se délecte, cela cause répugnance et dégoût de la chair. Et en cela ces appétits font une grande gêne au doux esprit ; pour cela elle dit : Attrapez-nous les renards.

6. Mais de leur côté, les démons avec leur malice font alors une gêne à l'âme de deux manières ; car ils incitent et soulèvent ces appétits avec véhémence, et avec eux et avec d'autres imaginations, etc., ils font une guerre à ce royaume pacifique et fleuri de l'âme; et en deuxième lieu et qui est pire, quand de cette manière ils ne peuvent pas, ils pénètrent en elle avec des tourments et des bruits corporels afin de la détourner, et, ce qui est pis, ils la combattent avec des terreurs et des horreurs spirituelles, parfois d'un terrible tourment. À ce moment-là, si on le leur permet, ils peuvent très bien faire ces choses, en effet, comme l'âme se dispose en esprit très dénué pour cet exercice spirituel, il peut avec facilité se rendre présent à elle, puisque lui aussi est esprit. D'autres fois il lui fait d'autres attaques d'horreurs avant qu'elle ne commence à goûter ces douces fleurs, au moment où Dieu commence à la tirer un peu de la maison de ses sens afin qu'elle entre dans ledit exercice intérieur au jardin de l'Époux; car il sait que, si elle entre une fois dans ce recueillement, elle est si protégée, que pour autant qu'il fasse, il ne peut lui faire de tort. Et souvent, quand alors le démon sort pour lui barrer le passage, l'âme a l'habitude, avec une grande prestesse de se réfugier dans la profonde cache de son intérieur, où elle trouve grand délice et bonne protection, et alors elle supporte ces terreurs de façon si extérieure et si lointaine, que non seulement elles ne lui font pas peur, mais lui causent allégresse et joie.

7. De ces terreurs l'épouse fait mention dans les Cantiques en disant, Mon âme se troubla à cause des chars d'Aminadab (Ct 6,11), entendant là par Aminadab, le démon, appelant chars, ses assauts et ses attaques à cause de la grande violence et de la soudaineté et du vacarme qu'il entraîne avec eux. Ensuite l'âme dit ici: Attrape-nous les renards, ce qu'aussi l'épouse dans les Cantiques pour le même sujet demanda en disant: Attrape-nous les petits renards qui saccagent les vignes, car notre vigne est fleurie (Ct 2,15). Et elle ne dit pas Chasse-moi, mais Chasse-nous, car elle parle d'elle et de l'Aimé, parce qu'ils ne font qu'un à jouir de la fleur de la vigne. La raison pour laquelle on dit ici que la vigne est en fleur, et qu'on ne dit pas avec fruit, est que les vertus en cette vie, bien qu'elles possèdent l'âme avec autant de perfection que celle dont nous avons parlé, c'est comme si elle en jouissait en fleurs, parce que seulement en l'autre on en jouira comme en fruit. Et elle dit aussitôt :

cependant qu'avec des roses

nous faisons une pigne.34


34 pina : pomme de pin (on dit improprement dans le sud : pigne) ; mais aussi : ensemble de personnes ou d'objets étroitement unis ;  pour des fleurs, un bouquet.



8. Parce qu'en ce moment l'âme jouit de la fleur de cette vigne et se délecte dans le sein de son Aimé, il arrive ainsi que les vertus de l'âme se disposent toutes soudain et clairement (comme nous avons dit) et comme il faut, se montrant à l'âme et lui donnant de soi grande suavité et délice ; l'âme sent qu'elles sont en elle-même et en Dieu, de manière qu'elles lui paraissent être une vigne bien fleurie et bien agréable pour elle et pour Lui, en laquelle tous deux se repaissent et se délectent. Et alors l'âme rassemble toutes ces vertus, faisant des actes très savoureux d'amour en chacune d'elles et en toutes ensemble, et ainsi elle les offre toutes ensemble, elle, à l'Aimé avec une grande tendresse d'amour et une grande suavité. À quoi l'aide l'Aimé lui-même, car sans sa faveur et son aide, elle ne pourrait pas faire elle cette réunion et cette offrande de vertus à son Aimé ; et pour cela elle dit : faisons une pigne, à savoir : l'Aimé et moi.

9. Et elle appelle pigne cet ensemble de vertus, parce que, comme la pigne est une pièce dure et qui contient en soi beaucoup de morceaux durs et fortement serrés, qui sont les écailles35, ainsi cette pigne de vertus que fait l'âme pour son Aimé est une seule pièce de perfection de l'âme, qui fortement et avec ordre embrasse et contient en soi beaucoup de perfections et de vertus fortes et de dons très riches ; car toutes les perfections et vertus s'ordonnent et s'accordent en une seule solide perfection de l'âme. Cette perfection, en tant qu'elle se réalise par l'exercice des vertus et qu'elle est déjà réalisée, est offerte de la part de l'âme à l'Aimé dans l'esprit d'amour que nous disons ; il convient donc que lesdits renards soient chassés, pour qu'ils n'empêchent pas cette communication intérieure entre les deux. Et non seulement l'épouse demande cela en ce couplet afin de bien former la pigne, mais aussi elle veut ce qui suit dans le vers suivant, à savoir :

35 Plus précisément l'ensemble est la pomme de pin, pignes et pignons sont les fruits, les amandes ; ici pinones désigne les écailles.



et que personne ne paraisse sur la montagne.



10. Car, pour ce divin exercice intérieur sont aussi nécessaires la solitude et l'éloignement de toutes les choses qui pourraient s'offrir à l'âme, soit venant de la partie inférieure qui est la sensitive de l'homme, soit venant de la partie supérieure, qui est la raisonnable; en ces deux parties est comprise toute l'harmonie des puissances et des sens de l'homme, harmonie qu'elle appelle ici montagne, parce que, demeurent en elle et résident en elle toutes les connaissances et les appétits de la nature, comme le gibier en la montagne, en elle le démon a coutume de faire la chasse et la prise parmi ces connaissances et appétits en vue du mal de l'âme. Elle dit qu'en cette montagne personne ne paraisse, à savoir qu'aucune représentation ni figure d'objet quelconque appartenant à une quelconque de ces puissances ou sens que nous avons dits ne paraisse devant l'âme et l'Époux. Et ainsi c'est comme si elle disait: dans toutes les puissances spirituelles de l'âme, comme sont mémoire, entendement et volonté, qu'il n'y ait connaissances ni affections particulières, ni autres quelconques considérations ; et en tous les sens et puissances corporels, tant intérieurs comme extérieurs, que sont imaginative, fantaisie, etc., voir, ouïr, etc., qu'il n'y ait autres digressions et formes, images et figures, ni représentations d'objets à l'âme, ni d'autres opérations naturelles.

11. L'âme dit cela ici pour autant que, pour jouir parfaitement de cette communication avec Dieu, il convient que tous les sens et toutes les puissances tant intérieurs qu'extérieurs, soient inactifs, vides et oisifs de leurs opérations propres et de leurs objets, car en tel cas, plus ils se mettent en exercice par eux-mêmes, plus ils troublent; car l'âme en parvenant à une certaine manière d'union intérieure d'amour, en cela les puissances spirituelles n'opèrent plus, et encore moins les corporelles, pour autant que l'oeuvre d'union d'amour est déjà faite et réalisée, l'âme transformée en amour, et ainsi les puissances ont achevé leur travail, car, en parvenant au terme, cessent toutes les opérations des moyens ; et ainsi, ce que l'âme fait alors est une présence d'amour en Dieu, ce qui est aimer de façon continue d'un amour unitif. Que personne, donc, ne paraisse sur la montagne ; que seule la volonté paraisse, servant l'Aimé dans la remise de soi et de toutes les vertus en la manière qui est dite.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT

1. Pour une meilleure compréhension du couplet qui suit, il convient ici de remarquer que les absences de son Aimé dont souffre l'âme en cet état de fiançailles spirituelles, sont très affligeantes, et quelques-unes sont telles qu'il n'y a peine qui se compare à cela. La cause en est que, comme l'amour qu'elle a pour Dieu en cet état est grand et fort, il la tourmente grandement et fortement dans l'absence. Et s'ajoute à cette peine la gêne qu'alors elle reçoit en tout genre de relation ou communication avec les créatures, qui est très grande, car comme elle s'accompagne avec une grande force d'un désir très profond pour l'union avec

Dieu, toute autre occupation lui est très pesante et importune ; de même que la pierre, quand avec une grande impétuosité et rapidité elle va vers son centre, toute chose qui se trouverait sur le trajet et l'arrêterait lui serait parfaitement contre nature. Et comme l'âme se délecte désormais avec ces douces visites, elles lui sont plus désirables que l'or (Ps 18,11) et que toute beauté, et pour cela, l'âme craignant beaucoup de perdre ne serait-ce qu'un moment, une si précieuse présence, parlant avec la sécheresse et avec l'esprit de son Époux, dit ce couplet:


COUPLET 17 £[A26]

Arrête, bise de mort.


Viens, auster, qui réveilles les amours ;

souffle par mon jardin

et courent ses parfums

et l'Aimé se rassasiera parmi les fleurs.



EXPLICATION

2. Outre ce qui a été dit dans le couplet précédent, la sécheresse d'esprit est aussi une cause d'empêcher pour l'âme le suc de la suavité intérieure dont elle a parlé plus haut; et craignant cela, elle fait deux choses en ce couplet : la première empêcher la sécheresse, lui fermant la porte au moyen de l'oraison continuelle et de la dévotion; la seconde chose qu'elle fait est d'invoquer l'Esprit Saint qui est celui qui permet d'éviter cette sécheresse de l'âme et celui qui la nourrit et augmente en elle l'amour de l'Époux, et aussi met l'âme dans l'exercice intérieur des vertus; le tout afin que le Fils de Dieu son Époux, se réjouisse et se délecte davantage en elle, car toute son intention est de donner joie à l'Aimé.

Arrête, bise de mort.



3. La bise est un vent très froid qui dessèche et flétrit les fleurs et les plantes et, au moins les fait se replier et se fermer quand il les frappe. Et parce que la sécheresse spirituelle et l'absence affective de l'Aimé font ce même effet en l'âme qui l'éprouve, supprimant le suc et la saveur et le parfum qu'elle goûtait des vertus, elle l'appelle bise de mort, car toutes les vertus et exercice affectif qu'avait l'âme, elle les détruit. Et pour cela l'âme dit ici: Arrête, bise de mort ; ce dit de l'âme doit s'entendre du fait et de l'oeuvre de l'oraison et des exercices spirituels afin que s'arrête la sécheresse. Mais, comme en cet état les choses que Dieu communique à l'âme sont si intérieures que d'elle-même avec aucun exercice de ses puissances l'âme ne peut les mettre en exercice ni les goûter, si l'esprit de l'Époux ne fait en elle cette motion d'amour, elle l'invoque donc en disant :

viens, auster, qui réveilles les amours.



4. L' auster est un autre vent, qu'on appelle vulgairement vent du sud. Cette brise paisible apporte des pluies et fait germer les herbes et les plantes et s'épanouir les fleurs et répandre leur senteur; elle a les effets contraires à la bise. Et ainsi, par cette brise, l'âme entend l'Esprit Saint, et dit qu'il réveille les amours, car quand cette divine brise investit l'âme, de telle manière qu'il l'enflamme toute et la récrée, et l'anime, et réveille la volonté et élève les appétits qui avant étaient déchus et endormis pour l'amour de Dieu, qu'on peut bien dire qu'il réveille les amours de lui et d'elle. Et ce qu'elle demande à l'Esprit saint est ce qu'elle dit dans le vers suivant :

souffle par mon jardin.



5. Ce jardin est l'âme même, parce que, comme plus haut on a appelé la même âme vigne fleurie, car la fleur des vertus qu'il y a en elle lui donne un vin de douce saveur, ainsi ici on l'appelle aussi jardin, car en elle sont plantées et naissent et croissent les fleurs des perfections et des vertus que nous avons dites. Et il faut noter ici que l'épouse ne dit pas souffle en mon jardin, mais souffle par mon jardin, car la différence est grande pour Dieu entre souffler en l'âme et souffler par l'âme ; car souffler en l'âme est verser en elle grâce, dons et vertus, et souffler par l'âme, c'est pour Dieu faire touche et motion36 dans les vertus et perfections qui lui sont déjà données, les renouvelant et les mouvant de sorte qu'elles donnent de soi une senteur et une suavité admirables à l'âme; comme quand on manie les épices aromatiques, qui au moment où se fait cette manipulation répandent l'abondance de leur senteur, qui avant n'était pas telle, ni ne sentait pas en un tel degré. Car les vertus que l'âme a en soi acquises ou infuses elle ne les sent pas et n'en jouit pas toujours effectivement, car (comme nous le dirons ensuite) en cette vie, elles sont en l'âme comme des fleurs closes en bouton, ou comme des épices aromatiques couvertes, dont l'odeur ne se sent pas jusqu'à ce qu'elles soient découvertes et remuées, comme nous avons dit.

36 Motion: mot de la théologie.


6. Mais parfois Dieu fait de telles faveurs à l'âme épouse, que, soufflant avec son Esprit divin par ce jardin fleuri de l'âme, il ouvre tous ces boutons de vertus et découvre ces épices aromatiques de dons et perfections et richesses de l'âme, et, ouvrant le trésor et domaine intérieur, il découvre toute la beauté de l'âme; et alors c'est chose admirable de voir et chose suave de sentir la richesse qui se découvre à l'âme de ses dons et la beauté de ces fleurs de vertus, désormais toutes ouvertes en l'âme; et la suavité de senteur que chacune lui donne de soi selon sa propriété est inestimable. Et c'est ce qu'elle appelle ici courir les parfums du jardin quand dans le vers suivant elle dit:

et courent ses parfums.



7. Ils sont parfois en telle abondance, que l'âme lui paraît être revêtue de délices et baignée en une gloire inestimable ; et non seulement elle le sent au-dedans, mais encore il a coutume d'en rejaillir tellement à l'extérieur, que le reconnaissent ceux qui savent observer et il leur semble que cette âme est comme un jardin délectable plein de délices et de richesses de Dieu. Et non seulement quand ces fleurs sont ouvertes on remarque cela en ces saintes âmes, mais ordinairement elles portent en soi un je ne sais quoi de grandeur et de dignité, qui cause retenue et respect aux autres par l'effet surnaturel qui se répand dans le sujet, de la proche et familière communication avec Dieu ; ce qui est écrit dans l'Exode de Moïse, qu'on ne pouvait regarder son visage, à cause de l'honneur et de la gloire qui lui restaient pour avoir traité face à face avec Dieu (Ex 34,30).


8. En ce souffle de l'Esprit Saint par l'âme qui est sa visite en amour qu'il lui fait, l'Époux Fils de Dieu se communique d'une manière élevée; pour cela il envoie son Esprit d'abord (comme aux apôtres), qui est son Messager, afin qu'il lui prépare la demeure de l'âme épouse, l'élevant en délectation, lui rendant le jardin agréable, ouvrant ses fleurs, découvrant ses dons, l'ornant de la tapisserie de ses grâces et de ses richesses. Et ainsi, avec un grand désir l'âme épouse désire tout cela, à savoir, que parte la bise, que vienne l'auster et qu'il souffle par le jardin, car alors l'âme gagne beaucoup de choses ensemble ; car elle gagne la jouissance des vertus mises en ce degré de savoureux exercice (comme nous avons dit) ; elle gagne la jouissance de l'Aimé en elles, puisque par elles (comme nous venons de dire) il se communique en elle avec un amour plus intime et en lui faisant une faveur plus spéciale qu'avant; elle gagne aussi que l'Aimé se délecte beaucoup plus en elle par cet exercice actuel de vertus, qui est ce qu'elle goûte davantage (à savoir que son Aimé se délecte) ; et elle gagne aussi la continuation et la durée d'une telle saveur et suavité de vertus, qui dure en l'âme tout le temps que l'Époux est présent en elle d'une telle manière, l'épouse lui donnant suavité en ses vertus, selon qu'elle le dit dans les Cantiques de cette manière : En tant que le roi était en sa couche (à savoir, en l'âme), mon arbrisseau fleuri et odorant donna une odeur de suavité (Ct 1,11); entendant ici par cet arbrisseau odorant l'âme même, qui des fleurs de vertus qu'elle a en soi donne une odeur de suavité à l'Aimé, qui en elle demeure en cette manière d'union.

9. Pour autant, ce divin souffle de l'Esprit Saint mérite beaucoup d'être désiré et que chaque âme demande qu'il souffle par son jardin, afin que courent les divins parfums de Dieu. Cela est si nécessaire et d'une telle gloire et d'un si grand bien pour l'âme, que l'épouse le désire et le demande dans les mêmes termes qu'ici dans les Cantiques en disant: Retire-toi d'ici, bise, et viens, auster, et souffle par mon jardin, et que courent ses senteurs et ses précieux aromates (Ct 4,16). Et tout ceci l'âme le désire, non pour la délectation et la gloire qui s'ensuivent pour elle, mais parce qu'elle sait que son Époux se délecte en cela, et que c'est une disposition et un présage afin que le Fils de Dieu vienne se délecter en elle. C'est pour cela qu'elle dit ensuite:

et l'Aimé se rassasiera parmi les fleurs.


10. L'âme signifie cette délectation que le Fils de Dieu trouve en elle à ce moment-là par le mot nourriture, qui avec beaucoup plus de propriété le donne à entendre, car la nourriture ou l'aliment est chose qui non seulement procure du plaisir mais encore sustente. Et ainsi le Fils de Dieu se délecte en l'âme dans les délices qu'elle a, et se sustente en elle, c'est-à-dire persévère en elle comme en un lieu où Il se délecte grandement, parce que ce lieu se délecte véritablement en Lui. Et je pense que c'est ce que Lui-même voulut dire par la bouche de Salomon dans les Proverbes, disant : Mes délices sont avec les enfants des hommes (Pr 8,31); à savoir, quand leurs délices sont d'être avec moi, qui suis le Fils de Dieu. Et il convient ici de noter que l'âme ne dit pas ici que l'Aimé se nourrira de fleurs, mais parmi les fleurs, parce que comme il voudra que la communication qui est sienne, à savoir de l'Époux, soit en l'âme même moyennant l'embellissement déjà dit des vertus, il s'ensuit que ce qu'il mange est l'âme même la transformant en soi, elle étant déjà cuisinée, salée et assaisonnée avec lesdites fleurs des vertus et des dons et des perfections, qui sont le piment avec lequel et dans lequel il s'en nourrit ; ces fleurs, par le moyen du Messager déjà indiqué, donnent au Fils de Dieu saveur et suavité en l'âme afin que par ce moyen Il se rassasie davantage en l'amour qu'il a pour elle; car c'est la condition de l'Époux : s'unir avec l'âme dans le parfum de ces fleurs. Cette condition, l'épouse la note bien dans les Cantiques comme quelqu'un qui la connaît tellement bien, par ces paroles, en disant: Mon Aimé descendit dans son jardin, parmi la bruyère et l'atmosphère des aromates odoriférants, afin de se nourrir dans les jardins et de cueillir les lis (Ct 6,1). Et une autre fois elle dit (Ct 6,2) : Moi pour mon Aimé, et mon Aimé pour moi, qui se nourrit entre les lis (Ct 6,2), à savoir, qui se nourrit et se délecte en mon âme, qui est son jardin, entre les lis de mes vertus et de mes perfections et de mes grâces.


NOTE POUR LE COUPLET SUIVANT


1. En cet état, donc, des fiançailles spirituelles, comme l'âme constate ses excellences et ses grandes richesses et qu'elle ne les possède ni n'en jouit comme elle le voudrait à cause du séjour qu'elle fait dans la chair, de nombreuses fois elle en souffre beaucoup principalement quand s'avive davantage la connaissance de cela, car elle constate qu'elle est dans le corps comme un grand seigneur dans la prison, sujet à mille misères, et qu'on lui tient confisqués ses royaumes et qu'on le tient privé de tout son pouvoir et de ses richesses, et qu'on ne lui donne de son bien que la nourriture mesurée avec beaucoup de parcimonie. En cela, ce qu'il pourra ressentir, chacun l'imaginera facilement, surtout si les domestiques de sa maison ne lui étant pas bien soumis, mais qu'à chaque occasion ses serviteurs et ses esclaves, sans aucun respect, se dressent contre lui, jusqu'à vouloir lui ôter la bouchée du plat; puisque, quand Dieu fait la faveur à l'âme de lui donner à goûter quelque bouchée des biens et des richesses qu'il considère appropriés, aussitôt s'élève dans la partie sensitive un mauvais serviteur d'appétit, soit un esclave de mouvement désordonné, soit d'autres rébellions de cette partie inférieure, pour empêcher ce bien.

2. En cela l'âme se sent être comme en terre d'ennemis, et tyrannisée parmi des étrangers et comme morte entre les morts, sentant bien ce que donne à entendre le prophète Baruc quand il évoque cette misère en la captivité de Jacob, en disant : Qui est Israël pour qu'il soit en la terre des ennemis ? Tu as vieilli en la terre étrangère, tu es corrompu avec les morts et ils t'ont jugé avec ceux qui descendent dans l'enfer (Ba 3,10-11). Et Jérémie, sentant cette misérable condition que l'âme souffre de par la captivité du corps, parlant avec Israël (selon le sens spirituel) elle dit : Par hasard, Israël est-il serviteur ou esclave pour être ainsi captif? Contre lui rugirent les lions (Jr 2,14), etc., entendant ici par les lions les appétits et rébellions que nous disons de ce roi tyrannique de la sensualité. D'où pour montrer la peine qu'elle reçoit et le désir qu'elle a que ce règne de la sensualité avec tous ses exercices et tous ses tourments s'achève désormais, ou qu'il soit totalement soumis, l'âme levant les yeux vers l'Époux, comme Celui qui doit tout faire, dénonçant lesdits mouvements et rébellions elle dit ce couplet :


COUPLET 18 £[A31]

Ô nymphes de Judée,


tandis que parmi les fleurs et les rosiers

l'ambre donne son parfum,

demeurez dans les faubourgs

et veuillez ne point toucher nos seuils.



EXPLICATION

3. En ce couplet l'épouse est celle qui parle ; se voyant enrichie selon la partie supérieure, spirituelle, de tant de précieux et superbes dons et délices de la part de son Aimé, désirant se conserver en sa sécurité et en la continuelle possession de ceux-ci, où l'Époux l'a mise dans les deux couplets précédents37, voyant que du côté de la partie inférieure, qui est la sensualité, on pourrait l'empêcher et qui de fait empêche et perturbe un tel bien, elle demande aux opérations et aux mouvements de cette partie inférieure qu'ils s'apaisent dans leurs puissances et leurs sens et ne passent pas les limites de leur domaine (le sensuel) pour gêner et inquiéter la partie supérieure et spirituelle de l'âme, afin que même le moindre mouvement n'empêche pas le bien et la suavité dont elle jouit. Car les mouvements de la partie sensitive et de ses puissances, s'ils opèrent quand l'esprit jouit, d'autant plus ils gênent et inquiètent que plus ils opèrent et sont vifs. Donc, elle dit ainsi:

37 En réalité couplets 20-21 (Dans le Cantique A, 29 et 30 précédant le 31).



Ô nymphes de Judée !



4. Elle appelle Judée la partie inférieure de l'âme, qui est la sensitive; et elle l'appelle Judée car elle est faible et charnelle et de soi aveugle, comme l'est le peuple judaïque. Et elle appelle nymphes, toutes les imaginations, fantaisies et mouvements et affections de cette partie inférieure. Elle les appelle toutes nymphes, parce que comme les nymphes avec leur séduction et leur grâce attirent à elles les amants, ainsi ces opérations et mouvements de la sensualité savoureuse et perfide essaient d'attirer à eux la volonté de la partie rationnelle, afin de la tirer, de l'intérieur, à ce qu'elle veuille l'extérieur qu'ils veulent et désirent, mouvant aussi l'entendement et l'attirant à ce qu'il s'allie et se joigne à eux en leur mode bas du sens, essayant d'accorder et d'associer la partie rationnelle avec la sensuelle. Vous autres donc, dit-elle, ô mouvements et opérations sensuels !

tandis que parmi les fleurs et les rosiers.



5. Les fleurs, comme nous avons dit, sont les vertus de l'âme. Les rosiers sont les puissances de la même âme : mémoire, entendement et volonté, qui portent en elles et produisent les fleurs des concepts divins et des actes d'amour et lesdites vertus. Donc, tandis qu'en ces vertus et puissances de mon âme, etc.,

l'ambre donne son parfum.



6. Par l' ambre elle entend ici le divin Esprit de l'Époux qui demeure en l'âme ; et donner son parfum pour cet ambre divin parmi les fleurs et les rosiers c'est se répandre et se communiquer suavement dans les puissances et vertus de l'âme, donnant en elles à l'âme un parfum de divine suavité. Donc, tandis que ce divin Esprit donne suavité spirituelle à mon âme,

demeurez dans les faubourgs.



7. Dans les faubourgs de Judée, que nous disons être la partie inférieure ou sensitive de l'âme; et ses faubourgs sont les sens sensitifs intérieurs38, comme sont la mémoire, la fantaisie, l'imaginative, dans lesquels se rangent et se rassemblent les formes et les images et les figures des objets, par le moyen desquels la sensualité meut ses appétits et convoitises. Et ces formes, etc., sont celles qu'ici elle appelle nymphes, qui étant tranquilles et paisibles, les appétits dorment aussi. Elles entrent dans ces faubourgs des sens intérieurs par les portes des sens extérieurs, que sont entendre, voir, sentir, etc., de manière que toutes les puissances et tous les sens, soit intérieurs, soit extérieurs, de cette partie sensitive, nous pouvons les appeler faubourgs car ils sont les quartiers qui sont en dehors des murs de la cité. Car ce qu'on appelle cité dans l'âme est ce qui se trouve le plus à l'intérieur, à savoir, la partie rationnelle, qui a capacité pour communiquer avec Dieu, dont les opérations sont contraires à celles de la sensualité. Mais, comme il y a communication naturelle du peuple qui demeure en ces faubourgs de la partie sensitive (peuple qui est les nymphes dont nous parlons) avec la partie supérieure qui est la cité, de telle manière que ce qui se fait en cette partie inférieure ordinairement se sent en l'autre intérieure, et par conséquent la divertit et l'inquiète de l'oeuvre et de l'assistance spirituelles qu'elle a en Dieu, pour cela elle dit qu'ils demeurent dans leurs faubourgs, c'est-à-dire, qu'ils s'apaisent dans leurs sens sensitifs intérieurs et extérieurs.39

38 Sens sensififs n'est pas un pléonasme. Il y a les sens et les puissances de la partie sensitive ou sens ; il y a les sens ou puissances de la partie spirituelle ou esprit. Les sens reçoivent, les puissances agissent. Ici Jean de la Croix ajoute la mémoire comme sens corporel interne ; il s'agit d'une mémoire sensitive. Cf. saint Augustin (Confessions, X, 13).
39 Voir l'anthropologie sanjuaniste, dans notre Introduction générale, p. 31.


Et veuillez ne point toucher nos seuils.



8. C'est-à-dire, même par premiers mouvements ne touchez pas à la partie supérieure ; car les premiers mouvements de l'âme sont les entrées et les seuils pour entrer en l'âme, et quand on passe des premiers mouvements à la raison, on franchit déjà les seuils ; mais, quand ils sont seulement premiers mouvements on dit qu'ils touchent les seuils ou frappent à la porte, ce qui se fait quand il y a des assauts à la raison de la part de la sensualité en vue de quelque acte désordonné. Donc non seulement l'âme dit ici que ceux-ci ne touchent point l'âme, mais même les considérations qui ne concourent pas à la quiétude et au bien dont elle jouit.



Cantique spirituel "B" - 2003 16