Aristote de Anima


Traité de l’âme

Peri Psyche


ARISTOTE




Nouvelle traduction pour Internet par soeur Pascale Nau op

Sur la base de la version grecque, de la traduction Vrin et de la traduction de R. Bodéüs (GF Flammarion).

Edition http ://docteurangelique.free.fr

Les oeuvres complètes de saint Thomas d’Aquin




INTRODUCTION


L’étude de l’âme et quelques théories


Chapitre 1


1 Tout savoir est, à nos yeux, une chose belle et honorable. [402a] Toutefois, nous préférons une forme de savoir à une, autre, soit en raison de sa précision, soit parce qu’elle regarde des objets d’une plus grande valeur et plus dignes d’admiration. Et pour ces deux causes, il est raisonnable de placer l’étude de l’âme au premier rang. De plus, il semble bien que la connaissance de l’âme apporte beaucoup à l’étude de la vérité tout entière et surtout à la science de la nature, car l’âme est comme le principe des animaux. Nous voulons donc étudier et connaître tout d’abord sa nature ou sa substance, puis les pro­priétés qui s’y rattachent : d’une part, semble-t-il, les passions qui lui sont propres et, d’autre part, les caractéristiques qui appartiennent aussi aux animaux.



Mais, quelque soit l’approche, il est dans tous les cas extrêmement difficile d’acquérir une connaissance claire au sujet de l’âme. En effet, comme cette étude est commune à beaucoup d’autres objets – je veux dire l’étude de la substance et de l’es­sence –, on pensera peut-être qu’il n’y a qu’une seule méthode applicable à tous les objets dont nous voulons connaître la substance – comme c’est le cas de la démonstration, pour les propriétés dérivées. Ainsi, il faudrait commencer par rechercher cette méthode. En revanche, s’il n’y a pas de méthode unique et commune pour déterminer l’essence d’une chose, notre tâche devient encore plus difficile, car il faudra trouver, pour chaque cas, le procédé à employer. Mais même s’il était évident que cette méthode consiste en une cer­taine démonstration ou division, ou même en un autre procédé, il resterait encore difficile de déterminer le point de départ de notre investigation, car les principes sont différents dans chaque cas, comme, par exemple, dans ceux des nombres et des surfaces.



Peut-être faut-il d’abord déterminer à quel genre l’âme appartient et ce qu’elle est : je veux dire, si elle est une chose individuelle et une substance, ou une qualité, une quantité, ou encore quelque autre des imputations que nous avons distinguées.

En outre, il faut déterminer si elle est au nombre des êtres en puissance ou si elle n’est pas plutôt une réalisation, car la différence est importante.

[402b] De plus, il faut examiner si l’âme est partageable ou sans parties ; et si toutes les âmes sont de la même sorte ou non, et, dans ce cas, si elles diffèrent entre elles par l’espèce ou par le genre. Les discussions et les études actuelles sur l’âme semblent porter seulement sur l’âme humaine. Nous devons bien nous garder de laisser de côté la question de savoir si la définition de l’âme est une, comme celle de l’animal, ou si elle est différente pour chaque espèce d’âme, comme pour le cheval, le chien, l’homme, le dieu ; et, dans ce cas, l’animal en général ou bien n’est rien, ou bien est secondaire. La même question se pose d’ailleurs pour tout autre prédicat commun que l’on affirmerait.

De plus, si on n’a pas affaire à une pluralité d’âmes, mais seulement une pluralité de parties, faut-il examiner d’abord l’âme entière ou ses parties ?

Il est d’ailleurs difficile de préciser lesquelles de ces parties sont naturellement distinctes les unes des autres.

Faut-il commencer notre recherche par les parties ou par leurs fonctions ? Par exemple, par l’acte de l’intellect ou l’intellect ? Par l’acte de sentir ou la faculté sensitive ? Et ainsi de suite.

Et si les fonctions doivent d’emblée nous retenir, on pourrait se demander si l’étude de leurs opposés ne devrait pas encore les précéder, par exemple le sensible avant la faculté sensitive, et l’intelligible avant l’intellect.



Il semble bien que, non seulement la connaissance de ce qu’est une chose soit utile pour voir les causes qui affecte les substances (comme, dans la connaissance des mathématiques, ce qu’est la droite et la courbe, ou de ce qu’est la ligne et la surface, pour voir à combien d’angles droits du triangle sont égaux), mais encore, inversement, que la connaissance des accidents contribue, pour une grande part, à la connaissance de ce qu’est une chose. En effet, c’est quand nous pourrons rendre compte, en accord avec l’expérience, de tous les accidents d’une substance, ou de la plupart, que nous serons en mesure de formuler une définition de cette substance. Car le principe de toute démonstration, c’est son objet, si bien que les [403a] définitions qui n’entraînent pas la connaissance des accidents, ou qui ne facilitent même pas une conjecture à leur sujet, il est clair qu’elles sont toutes vides et dialectiques.



Par ailleurs, une difficulté se présente aussi, à propos des passions de l’âme : sont-elles toutes communes à l’être animé ou bien y en a-t-il aussi quelqu’une qui soit propre à l’âme elle-même ? Il est indispensable, mais difficile, d’en avoir une notion juste, même s’il apparaît que, dans la plupart des cas, l’âme ne puisse rien subir ou faire sans le corps : par exemple, se mettre en colère, s’emporter, désirer et, en général, sentir. C’est surtout l’acte de penser qui semble par excellence propre à l’âme ; mais si cet acte est, lui aussi, une espèce de représentation ou s’il ne puisse exister sans représentation, il ne pourra pas davantage exister sans un corps.

Donc, s’il y a une fonction ou une passion de l’âme qui lui soit effectivement propre, l’âme pourra posséder une existence séparée du corps. Au contraire, s’il n’y en a aucune qui lui soit propre, l’âme ne sera pas séparée. Alors, il en sera d’elle comme de la droite, qui, en tant que telles, a beaucoup d’accidents, par exemple celui d’être tangent à une sphère d’airain en un point, alors que pourtant la droite à l’état séparé ne peut la toucher ainsi. Elle est, en effet, inséparable puisqu’elle est toujours liée à un corps. Or, il semble bien que toutes les passions de l’âme soient liées au corps : courage, douceur, crainte, pitié, audace, et même la joie, ainsi que l’amour et la haine. Car en même temps que se produisent ces déterminations, le corps éprouve une modification.

Ce qui le manifeste, en fait, c’est que, parfois, des causes de passions fortes et marquantes surviennent en nous, sans entraîner ni irritation, ni crainte, tandis qu’à d’autres moments des petites choses faiblement perçues suffisent à provoquer des mouvements, quand le corps est déjà surexcité et se trouve dans un état comparable à la colère. Mais voici une preuve plus claire encore en l’absence de toute cause de crainte on peut éprouver les émotions de la peur.

S’il en est ainsi, il est évident que les passions sont des réalités de nature formelle liées à la matière. Par conséquent, en les définissant, on doit tenir compte de cet état de choses : on expliquera, par exemple, la colère un mouvement de tel corps, ou de telle partie, ou de telle faculté, produit par telle cause, pour telle fin. C’est précisément pour cette raison que l’étude de l’âme relève du naturaliste – qu’il s’agisse de l’âme tout entière ou de l’âme telle que nous venons de décrire.

Ainsi, le naturaliste et le dialecticien définiraient différemment chacune de ces passions, par exemple, ce qu’est la colère : pour le dernier, c’est le désir de rendre l’offense, ou quelque chose de ce genre ; pour le premier, c’est l’ébullition du sang qui entoure le coeur, [403b] ou bien l’ébullition du chaud. L’un rend compte de la matière, et l’autre, de la forme ou de la raison, car la notion est la forme de la chose, mais elle se réalise nécessairement dans une matière précise, si on veut qu’elle existe. C’est ainsi que la raison d’une maison est la suivante : elle est un abri contre la destruction causée par les vents, les chaleurs et les pluies. Mais un tel la décrira comme des pierres, des briques et des poutres, alors que tel autre dira qu’elle est la forme réalisée dans ces matériaux en vue de telle fin.

Qui donc de ceux-ci est le naturaliste ? Est-ce celui qui s’intéresse à la matière et qui ignore la forme, ou celui qui s’intéresse à la forme seule ? N’est-ce pas plutôt celui qui tient compte de l’une et de l’autre ?

Mais que dire de chacun des deux autres ? Ne serait-ce pas qu’il n’y a personne pour envisager comme séparables les déterminations de la matière qui en sont inséparables. Au contraire, c’est le naturaliste qui considère toutes les opérations et passions appartenant à un corps de telle nature déterminée et à une matière de telle sorte. Quant aux accidents des corps qui ne sont pas considérés comme leur appartenant de cette façon, c’est un autre que le naturaliste qui les étudiera ; c’est-à-dire pour certaines, ce sera l’artisan, ou le charpentier, ou encore le médecin, par exemple ; pour d’autres, qui, sans être séparables, ne sont pas considérées comme des passions d’un corps d’une nature déterminée, mais proviennent d’une abstraction, ce sera le mathématicien. Enfin, celles qui sont considérées comme ayant une existence entièrement séparée, sont l’affaire du philosophe.

Mais revenons à notre point de départ. Comme nous le disions, les passions de l’âme sont inséparables de la matière physique des vivants ; ainsi donc, c’est en tant que telles qu’elles leur appartiennent des attributs tels que le courage et la crainte, par exemple, et non pas comme la ligne et de la surface.



PREMIERE PARTIE - L’âme et ses principes


Chapitre 1

101 Puisque nous étudions l’âme, il est nécessaire, en même temps que de poser des problèmes que nous aurons à résoudre par la suite, de recueillir les opinions de nos devanciers qui ont professé quelque doctrine à son sujet, afin de tirer profit de ce qu’elles auront de juste, et d’éviter ce qui ne l’est pas. Le point de départ de notre investigation, c’est d’exposer les caractères qui, de l’avis général, appartiennent éminemment à l’âme en vertu de sa nature.

Or l’animé diffère de l’inanimé, semble-t-il, par deux caractères principaux : le mouvement et la sensation. Et ce sont aussi, approximativement, ces deux conceptions que nous ont transmises nos prédécesseurs au sujet de l’âme.

Certains d’entre eux, en effet, disent que l’âme est par excellence et primordialement le moteur. Et, dans la pensée que ce qui n’est pas mû soi-même est incapable de mouvoir une autre chose, ils ont cru que l’âme appartient à la classe des choses en mouvement.

De là vient que Démocrite assure [404a] que l’âme est une sorte de feu et de chaleur. Ses figures ou atomes sont, en effet, infinis, et ceux qui ont la forme sphérique, il les appelle feu et âme ; ils peuvent être comparés à ce qu’on nomme les poussières de l’air, qui apparaissent dans les rayons solaires à travers les fenêtres. De ces figures l’universelle réserve séminale constitue, selon lui, les éléments de la nature entière. On trouve la même théorie chez Leucippe. Et ceux d’entre ces atomes qui revêtent la forme sphérique sont identifiés avec l’âme, parce que les figures de ce genre sont les plus aptes à. pénétrer à travers toutes choses et à mouvoir le reste, attendu qu’elles sont elles-mêmes en mouvement ; et ces philosophes sont d’avis que l’âme est ce qui imprime le mouvement aux animaux.

C’est aussi pourquoi la respiration est pour eux le caractère essentiel de la vie. En effet, quand le milieu ambiant comprime les corps organiques et en fait sortir celles des figures qui communiquent le mouvement aux animaux parce qu’elles ne sont elles-mêmes jamais en repos, un renfort est apporté du dehors à ces atomes par l’introduction d’autres figures de même nature, dans l’acte respiratoire : car ces figures empêchent encore celles qui se trouvent déjà à l’intérieur des animaux de s’échapper, en repoussant ce qui comprime et condense. Et selon ces philosophes les animaux vivent aussi longtemps qu’ils sont capables d’exercer cette résistance.

Il semble aussi que la doctrine des Pythagoriciens ait la même signification. Certains d’entre eux, en effet, ont déclaré que l’âme, ce sont les poussières de l’air, d’autres, que c’est ce qui les meut ; et au sujet de ces poussières, on fait remarquer qu’elles nous paraissent continuellement en mouvement, même quand le calme est complet.

La même tendance est celle de ceux qui définissent l’âme ce qui se meut soi-même ; ils semblent tous penser, en effet, que le mouvement est le caractère le plus propre de l’âme, et que toute chose est mue par l’âme, mais que celle-ci se meut par elle-même ; la raison en est qu’on ne voit aucun moteur qui ne soit lui-même mû.

De même, Anaxagore aussi assure que l’âme est la cause motrice, et c’est aussi l’opinion de tout autre philosophe s’il en fut, qui a admis que l’intelligence a imprimé le mouvement à l’Univers. La position d’Anaxagore n’est cependant pas tout à fait celle de Démocrite. Celui-ci, en effet, identifie absolument âme et intelligence, puisque, selon lui, le vrai c’est ce qui apparaît aussi approuve-t-il Homère de dire dans un vers que « Hector était étendu, la raison égarée » ; il ne traite donc pas l’intelligence comme une faculté de con naître la vérité, mais il identifie âme et intelligence. [404b] Anaxagore, lui, s’exprime moins clairement à leur sujet : à maintes reprises, il assure que la cause du beau et de l’ordre, c’est l’intelligence, mais ailleurs il identifie l’intelligence avec l’âme, puisqu’il l’attribue à tous les animaux, grands et petits, supérieurs et inférieurs. Or il n’apparaît pourtant pas que l’intelligence entendue au sens de prudence appartienne également à tous les animaux, ni même à tous les hommes.

Ainsi, tous les philosophes qui ont porté leur attention sur le fait que l’animé se meut, ont considéré l’âme comme le moteur par excellence.



Au contraire ceux qui se sont attachés surtout au fait que l’animé connaît et sent les êtres, ceux-là disent que l’âme consiste dans les principes : pour ceux qui admettent plusieurs principes, l’âme est identique à ces principes, et pour ceux qui n’en admettent qu’un, l’âme est ce principe même. C’est ainsi qu’Empédocle déclare qu’elle est composée de tous les éléments, chacun de ces éléments étant aussi une âme. Voici, du reste, ses propres paroles :

C’est par la terre que nous voyons la terre, par l’eau, l’eau,
Par l’éther, le divin éther, le feu par le feu,
Par l’amour, l’amour, et la haine par la triste haine.

De là même manière, Platon, dans le Timée, façonne l’âme à partir des éléments, car pour lui le semblable est connu par le semblable, et les choses sont constituées par les principes.

De même aussi, dans ses leçons sur la philosophie, on trouve établi que l’animal en soi provient de l’Idée même de l’Un, et de la longueur, de la largeur et de la profondeur premières, et que les autres êtres sont aussi composés d’une manière semblable. Platon s’exprime encore autrement : l’intelligence est l’Un, et la science, le deux, car elle s’avance, d’une direction unique vers un seul point ; le nombre de la surface est l’opinion, et celui du volume, la sensation. Les nombres, en effet, étaient expressément identifiés avec les Idées mêmes et les principes, et ils sont constitués à partir des éléments ; d’autre part, les choses sont saisies, les unes par l’intelligence, d’autres par la science, d’autres encore par l’opinion, d’autres enfin par la sensation, et ces nombres sont en même temps les Idées des choses.

Mais, comme il leur semblait que l’âme est aussi bien motrice que cognitive de cette manière, certains philosophes l’ont façonnée à partir de ces deux principes, en déclarant que l’âme est un nombre qui se meut lui-même.

Toutefois les opinions diffèrent au sujet de la nature et du nombre des principes ; la différence existe surtout entre ceux qui les font corporels et ceux qui les fonts incorporels, [405a] et de tous ceux-là diffèrent également ceux qui opèrent un mélange et a qui tirent des deux sources la définition de leurs principes. Les divergences s’appliquent aussi au nombre des principes : les? uns disent qu’il n’y en a qu’un, les autres, plusieurs. Et c’est en demeurant conséquents avec leurs doctrines qu’ils ont rendu compte de la nature de l’âme.

Ils ont cru, non sans raison, que ce qui est naturellement moteur fait partie des principes. D’où l’opinion est venue à certains philosophes que l’âme est feu, car le feu est le plus subtil et le plus incorporel des éléments et, en outre, c’est lui qui, primitivement, est mû et meut les autres choses. Démocrite s’est exprimé d’une façon plus ingénieuse et a montré la raison pour laquelle chacun de ces deux caractères appartient à l’âme : l’âme et l’intelligence sont, dit-il, une seule réalité, cette réalité est l’un des corps premiers et indivisibles, et elle est motrice en raison de la subtilité et de la figure de ses atomes ; d’autre part, il assure que, de toutes les formes, la forme sphérique est la plus aisée à mouvoir, et que telle est précisément la forme de l’intelligence et du feu.

Anaxagore semble soutenir que l’âme est une chose distincte de l’intelligence, ainsi que nous l’avons indiqué plus haut. Mais en réalité il traite l’une et l’autre comme une nature unique, excepté toutefois que c’est de préférence l’intelligence qu’il pose comme principe de tous les êtres. En tout cas, il assure que, seule de tous les êtres, elle est simple, sans mélange et pure, et il assigne au même principe les deux puissances, savoir la connaissance et la motricité, quand il dit que c’est l’intelligence qui a mis en mouvement l’Univers. Il semble aussi que Thalès, d’après ce qu’on rapporte, ait pensé que l’âme est une force motrice, s’il est vrai qu’il a prétendu que la pierre d’aimant possède une âme parce qu’elle attire le fer.

Pour Diogène (comme aussi pour certains autres), l’âme, c’est l’air, car il pensait que l’air est le plus subtil de tous les corps et le principe même ; et telle est la raison pour laquelle l’âme connaît et meut : en tant que l’air est premier et que le reste en dérive, il connaît, et en tant qu’il est le plus subtil, des corps, il est moteur.

Héraclite prend aussi l’âme pour principe, puisqu’elle est, selon lui, l’exhalaison dont les autres choses sont constituées. Il ajoute que ce principe est ce qu’il y a de plus incorporel, et qu’il est en un flux perpétuel ; que, d’autre part, le mû est connu par le mû, car, pour lui, comme pour la plupart des philosophes, tous les êtres sont en mouvement. Sensiblement la même paraît avoir été l’opinion d’Alcméon sur l’âme. Il prétend, en effet, qu’elle est immortelle par sa ressemblance avec les êtres immortels, et que cette ressemblance lui appartient en vertu de son éternel mouvement, car toutes les choses divines se meuvent toujours d’une façon[405b] continue, la lune, le soleil, les astres et ciel tout entier.

Parmi les philosophes d’une pensée plus superficielle, certains ont professé même que l’âme est eau, par exemple Hippon ; leur conviction semble provenir du fait que la semence, chez tous les animaux, est humide car Hippon réfute ceux qui prétendent que l’âme est le sang, en disant que la semence n’est pas du sang et que c’est elle qui est l’âme primitive. D’autres, comme Critias, ont soutenu que l’âme est le sang, dans la pensée que la sensation est l’attribut le plus propre de l’âme, et que cet attribut est dû à la nature du sang.

En effet, tous les éléments ont trouvé leur défenseur, à l’exception de la terre : celle-ci, personne ne l’a adoptée, sauf celui-là, s’il en fut, qui a déclaré que l’âme provient de tous les éléments, ou qu’elle est tous les éléments.



Ainsi, tous ces philosophes définissent l’âme par trois caractères, peut-on dire : le mouvement, la sensation, l’incorporéité, et chacun de ces caractères est rapporté aux principes posés. C’est pourquoi ceux qui définissent l’âme par la connaissance font d’elle soit un élément, soit un composé l’éléments professant ainsi, à l’exception d’un seul, des opinions voisines les unes des autres. Ils disent, en effet, que le semblable est connu par le semblable, et, comme l’âme connaît toutes choses, ils la constituent à partir de tous les principes.

Ainsi, les philosophes qui n’admettent qu’une seule cause et qu’un seul élément, par exemple le feu ou l’air, posent l’âme comme formée aussi d’un seul élément, tandis que ceux qui reconnaissent une pluralité de principes introduisent aussi la pluralité dans sa composition. Anaxagore est à sou tenir que l’intelligence est impassible et qu’elle n’a rien de commun avec aucune autre chose. Mais si telle est sa nature, comment connaîtra-t-elle et par quelle cause ? Anaxagore ne l’a pas expliqué, et on ne peut pas non plus l’inférer clairement de ses paroles.

Tous ceux qui introduisent des contrariétés dans leurs principes constituent aussi l’âme à partir des contraires ; par contre, ceux qui n’ad mettent comme principes que l’un ou l’autre des deux contraires, par exemple le chaud ou le froid, ou quelque autre qualité de ce genre, réduisent pareillement l’âme à l’un ou l’autre de ces contraires. C’est aussi pourquoi ils se laissent guider par les dénominations : ceux qui identifient l’âme avec le chaud assurent que c’est pour cela que le mot « vivre » (zhn) a été créé ; ceux qui, au contraire, l’identifient avec le froid (yucron), affirment que c’est à cause de la respiration et du refroidissement qu’elle est appelée âme (yuch).

Voilà donc les opinions traditionnelles sur l’âme et les raisons pour lesquelles on s’est prononcé de cette façon.


Chapitre 2

102 Il faut examiner d’abord ce qui concerne le mouvement. Sans doute, en effet, non seulement il est faux de se représenter la substance de l’âme comme à ceux qui définissent l’âme [406a] ce qui se meut soi-même ou est capable de se mouvoir soi-même, mais encore il est complètement impossible que le mouvement appartienne à l’âme.

Que le moteur ne soit pas nécessairement mû lui-même, c’est ce que nous avons établi antérieurement. Toute chose peut se mouvoir de deux façons : ou bien par autre chose, ou bien par elle-même. Se meut par autre chose, disons-nous tout ce qui est mû par le fait d’être contenu dans une chose mue, par exemple les matelots, lesquels ne se meuvent pas de la même façon que le navire. Celui-ci se meut par lui-même, et les matelots parce qu’ils se trouvent dans le navire en mouvement. Cela est évident si on considère leurs membres : en effet, le mouvement propre des pieds est la marche, qui est aussi le mouvement propre de l’homme ; or la marche n’est pas alors attribuée aux matelots. Le terme « être mû » pouvant s’entendre de ces deux façons, nous avons maintenant à examiner au sujet de l’âme, si elle se meut par elle-même et si elle a le mouvement en partage.

Les mouvements étant de quatre espèces, translation, altération, diminution et accroissement, c’est soit de l’un d’eux que l’âme pourra se mouvoir, soit de plusieurs, soit de tous. Or si elle n’est pas mue par accident, c’est naturellement qu’elle possèdera le mouvement. Mais s’il en est ainsi, elle sera aussi dans un lieu, car tous les mouvements dont nous venons de parler sont dans le lieu. De plus, si l’essence de l’âme est de se mouvoir soi-même, ce n’est pas par accident que le mouvement lui appartiendra, comme c’est le cas pour le blanc ou ce qui mesure trois coudées : ces déterminations se meuvent bien aussi, mais seulement par accident, car c’est le sujet auquel elles appartiennent qui se meut en réalité, c’est-à-dire le corps ; et telle est la raison pour laquelle il n’y a pas de lieu naturel pour elles. Mais l’âme en aura un, s’il est vrai qu’elle a naturellement le mouvement en partage.

De plus, si l’âme se meut naturellement, elle pourra aussi être mue d’un mouvement forcé ; et si elle est mue d’un mouvement forcé, elle pourra aussi se mouvoir naturellement. Et il en est de même en ce qui concerne le repos, car le terminus ad quem du mouvement naturel d’une chose est aussi le lieu de son repos naturel, et, pareillement, le terminus ad quem de son mouvement forcé est le lieu de son repos forcé. Mais quels pourront bien être les mouvements ou les repos forcés de l’âme ? Même en voulant l’imaginer il n’est pas facile d’en rendre compte.

De plus, si elle se meut vers le haut, l’âme sera feu, et si c’est vers le bas, elle sera terre car tels sont les mouvements de ces corps. Et le même raisonnement s’appliquera aussi aux mouvements intermédiaires.

En outre, puisqu’il apparaît en fait que l’âme meut le corps, on peut raisonnablement supposer qu’elle lui imprime les mouvements par lesquels elle est elle-même mue ; mais s’il en est ainsi, il est vrai de dire, inversement, que le mouvement par lequel le [406b] corps se meut est aussi celui qui meut l’âme. Or, le corps se mouvant par translation, l’âme devrait aussi changer de la même façon que lui, se déplaçant soit dans sa totalité, soit dans ses parties. Mais si cela était possible, il serait possible également qu’elle s’éloignât du corps et qu’elle y rentrât, et il en résulterait que les animaux morts pourraient ressusciter.

Mais dira-t-on un mouvement par accident peut aussi être imprimé à l’âme par autre chose qu’elle-même, puisque l’animal peut être poussé par un mouvement forcé. Certes, mais alors il ne faut pas admettre qu’une chose essentiellement mobile par soi puisse être mue par une autre chose, sinon par accident, pas plus que ce qui est bon par soi ou pour soi ne peut l’être par autre chose ou en vue d’autre chose. Et, en supposant que l’âme soit mue, c’est par les choses sensibles qu’on pourra soutenir, avec le plus de vraisemblance, qu’elle est mue.

Mais, en outre, dire que l’âme se meut elle-même, c’est dire que c’est elle-même qui sera mue ; de sorte que, tout mouvement étant un déplacement du mû en tant qu’il est mû, l’âme sera dépouillée de sa substance, si du moins ce n’est pas par accident qu’elle se meut elle-même, mais si le mouvement appartient à sa substance même, par soi.

Certains philosophes soutiennent même que l’âme meut le corps dans lequel elle réside, de la façon dont elle se meut elle-même. Telle est, par exemple, l’opinion de Démocrite, lequel s’exprime à peu près comme Philippe, l’auteur comique. Ce dernier dit, en effet, que Dédale rendit mobile son Aphrodite de bois en y versant du vif-argent. Or c’est de la même façon que s’exprime Démocrite : il dit, en effet, que les sphères indivisibles, qui sont en mouvement parce qu’il est de leur nature de ne jamais demeurer en repos, entraînent et meuvent le corps entier. Mais nous demanderons, à notre tour, si ce sont ces mêmes atomes qui produisent aussi le repos. Comment ils le produiraient, voilà qui est difficile, ou même impossible, à expliquer. Et, en général, il n’apparaît pas que ce soit de cette façon que l’âme meut l’animal ; c’est en réalité par un certain choix et une certaine pensée.



C’est de la même manière également que le personnage du Timée donne une explication physique de l’action motrice de l’âme sur le corps. L’âme, en effet, se mouvant elle-même, meut aussi le corps, en raison de ce qu’elle est entrelacée avec lui. Car, après l’avoir constituée à partir des éléments et l’avoir partagée selon les nombres harmoniques, afin qu’elle eût en elle un sentiment inné de l’harmonie et que l’Univers accomplît des mouvements harmonieux, le démiurge a courbé en cercle la dimension rectiligne, et, ayant divisé l’unité en deux cercles rattachés en deux points, il a divisé l’un de ces cercles, puis, [407a] de nouveau, en sept cercles, étant donné que dans ce système les révolutions du Ciel sont les mouvements mêmes de l’âme.

Mais en premier lieu, il est faux de soutenir que l’âme soit une grandeur. Il est évident en effet, que, dans l’intention du Timée, l’âme du Monde est de la nature de ce qui est nommé l’intellect, car elle ne peut assurément être comparée à l’âme sensitive ou à l’âme appétitive, dont le mouvement n’est pas une translation circulaire. Or l’intellect est un et continu à. la façon de l’intelligence, et l’intelligence est identique à ses concepts. D’autre part, ceux-ci ont une unité de consécution comme le nombre, mais non comme la grandeur. C’est pourquoi l’intellect, non plus, n’est pas continu en ce dernier sens, mais ou bien il est impartageable, ou bien il est continu, mais non comme une grandeur.

Comment, en effet, pensera-t-il, étant une grandeur ? Sera-ce par sa totalité ou par l’une quelconque de ses parties ? Par une partie, c’est-à-dire soit selon une grandeur, soit selon un point (si l’on doit, du moins, appeler ce dernier une partie). Si donc c’est selon un point, les points étant infinis en nombre, il est clair que jamais l’intellect ne pourra les parcourir. Si c’est selon une grandeur, il pensera plusieurs fois, ou même un nombre infini de fois, le même objet. Or, manifestement, il ne le peut faire qu’une fois. Et s’il suffit pour lui d’entrer en contact par l’une quelconque de ses parties, pourquoi exiger qu’il se meuve circulairement ou même, absolument, qu’il ait une grandeur ? Mais s’il est nécessaire, pour qu’il pense, qu’il y ait contact par le cercle entier, que devient le contact par les parties ?

Et, de plus, comment pensera-t-il le partageable par l’impartageable, ou l’impartageable par le partageable ? Et il est nécessaire que l’intellect soit ce cercle-là, car, pour l’esprit, son mouvement est l’intelligence, et, pour le cercle, la translation circulaire. Si donc l’intelligence est la translation circulaire, l’intellect sera le cercle doué d’une telle translation circulaire, savoir l’intelligence.

Mais quel objet pensera-t-il donc éternellement ? Il faut bien qu’il y en ait un, si la translation circulaire est éternelle. Pour les pensées pratiques, en effet, il existe des limites (car toutes ont en vue une autre chose), et les pensées théorétiques sont limitées de la même manière que leurs expressions logiques. Or toute expression logique est définition ou démonstration. La démonstration part d’un principe, et a en quelque sorte pour fin le syllogisme ou la conclusion ; et même si les démonstrations ne sont pas limitées, du moins ne reviennent-elles pas sur elles-mêmes dans la direction du principe, mais, par l’adjonction successive d’un moyen et d’un extrême, elles s’avancent en ligne droite. Les définitions sont également toutes limitées.

De plus puisque la même translation circulaire s’accomplit plusieurs fois, il faudra que l’intellect pense plusieurs fois le même objet.

De plus, l’intellect ressemble davantage à un repos ou à un arrêt qu’à un mouvement, et il en est de même du syllogisme.

D’autre part, l’être qui est mal [407b] à l’aise et forcé n’est pas souverainement heureux. Or si le mouvement de l’âme est la négation de son essence, c’est contrairement à sa nature qu’elle sera mue. Il est pénible aussi d’être mêlé au corps sans pouvoir s’en délier, et, de plus, c’est à éviter, s’il est vrai qu’il est meilleur pour l’intellect de ne pas être uni à un corps, comme on a coutume de le dire et comme beaucoup en conviennent.

De plus, la cause de la translation circulaire du ciel demeure obscure : ce n’est pas la substance de l’âme qui est la cause de ce mouvement circulaire, mais c’est par accident que l’âme se meut ainsi ; ce n’est pas non plus le corps qui est cette cause ce serait plutôt encore l’âme que le corps. On ne dit même pas que ce soit meilleur ainsi. Et pourtant il faudrait que la raison pour laquelle Dieu fait l’âme se mouvoir en cercle fût qu’il est meilleur pour elle de se mouvoir que de rester en repos, et de se mouvoir ainsi plutôt qu’autrement. Mais puisqu’un examen de cette sorte est plus approprié à d’autres études, laissons-le de côté pour le moment.

Voici encore une absurdité en traînée par cette doctrine et par la plupart de celles qui traitent de l’âme c’est qu’elles unissent et placent l’âme dans un corps, sans préciser en rien la raison de cette union, ni comment le corps se comporte. Pourtant il peut sembler qu’une telle explication soit indispensable : car c’est en vertu de leur communauté que l’une agit et l’autre subit, que l’un est mû et l’autre meut ; et aucun de ces rapports réciproques n’appartient à des choses prises au hasard. Or ces philosophes s’efforcent seulement d’expliquer la nature de l’âme, mais, en ce qui concerne le corps qui la recevra, ils n’apportent aucune détermination supplémentaire : comme s’il était possible que, conformément aux mythes pythagoriciens, une âme quelconque pût revêtir un corps quelconque ! C’est absurde, car il semble bien que chaque corps possède une forme et une figure qui lui est propre, et c’est s’exprimer à peu près comme si on disait que l’art du charpentier peut descendre dans des flûtes : il faut, en effet, que l’art se serve de ses outils, et l’âme de son corps.



Aristote de Anima