Aristote de Anima 103

Chapitre 3

103 Mais une autre opinion nous a été transmise au sujet de l’âme, opinion qui, pour beaucoup de philosophes, n’est pas moins convaincante qu’aucune de celles que nous avons indiquées, et qui a fourni des raisons ressemblant à une vérification de comptes, jusque dans les discours répandus dans le public. Ses partisans, en effet, disent que l’âme est une sorte d’harmonie, car pour eux l’harmonie est une fusion et une composition de contraires, et le corps est composé de contraires.

Pourtant l’harmonie est une certaine proportion. ou une composition des choses mélangées, et l’âme ne peut être ni l’une, ni l’autre.

De plus, le mouvoir ne relève pas de l’harmonie, mais de l’âme, à qui tous les philosophes, pour ainsi dire, l’assignent comme [408a] caractère principal. C’est la santé, et, d’une manière générale, les vertus corporelles qu’il convient de nommer harmonie, plutôt que l’âme.

L’évidence est complète si on tente d’attribuer les passions et les actes de l’âme à une harmonie déterminée, car l’ajustement est difficile.

De plus, quand nous parlons d’« harmonie », nous avons deux significations en vue : d’abord, au sens fondamental, qui s’applique aux grandeurs, dans le cas où elles possèdent mouvement et position, l’harmonie signifie la composition de ces grandeurs, quand elles sont disposées de façon à prévenir l’introduction de tout autre élément homogène ; en un second sens, dérivé du premier, l’harmonie est la proportion des choses mélangées. Or, en aucun de ces deux sens, il n’est raisonnable d’appeler l’âme une harmonie.

Quant à la composition des parties du corps, elle est facile à examiner. En effet, les compositions des parties du corps sont multiples et variées : de quelle partie du corps ou de quelle sorte de composition faut-il donc se représenter l’intellect comme une composition ? Que dire de l’âme sensitive ou désirante ?

Mais il est tout aussi absurde de prétendre que l’âme est la proportion du mélange, car ce n’est pas suivant la même proportion que s’opère le mélange d’éléments qui constitue la chair et celui qui constitue l’os. Il en résulterait ainsi qu’il y aurait plusieurs âmes réparties dans le corps entier s’il est vrai, d’une part, que chaque partie du corps est composée des éléments mélangés dans des proportions différentes, et, d’autre part, que la raison du mélange est une harmonie, c’est-à-dire une âme.

On pourrait aussi poser à Empédocle la question suivante : puisqu’il prétend que chacune de ces parties du corps consiste dans une certaine proportion, est-ce donc que l’âme est la proportion, ou n’est-elle pas plutôt dans ce système quelque autre chose qui s’ajoute aux parties ? De plus, est-ce que l’Amitié est la cause de n’importe quel mélange ou du mélange suivant la proportion ? Et l’amitié est-elle, dans ce cas, la proportion elle-même, ou bien n’est-elle pas distincte de la proportion et autre chose qu’elle ?

Telles sont donc les difficultés que soulèvent ces doctrines. Mais, d’un autre côté, si l’âme est autre chose que le mélange, pourquoi donc alors la suppression de ce qu’est la chair conduit elle aussi à la disparition de ce que sont les autres parties de l’animal ? Et, en outre si l’âme n’est pas la proportion du mélange, et que l’on refuse, par suite, une âme à chacune des parties du corps, qu’est-ce qui se corrompe quand l’âme quitte le corps ?



Qu’ainsi l’âme ne puisse ni être une harmonie, ni se mouvoir circulairement, cela est évident d’après ce que nous avons dit. Mais, par accident, elle peut être mue, ainsi que nous l’avons indiqué et elle peut aussi se mouvoir elle-même : je veux, dire que le sujet dans lequel elle réside peut être mû et qu’il peut être mû par l’âme ; d’aucune autre façon, elle ne peut se mouvoir dans le lieu. On pourrait plus légitimement demeurer dans le doute au sujet du [408b] mouvement de l’âme, si on considérait des faits tels que ceux que nous allons citer. Nous disons, en effet, de l’âme qu’elle est triste ou joyeuse, audacieuse ou craintive, et aussi irascible, sensitive, pensante ; et toutes ces déterminations nous semblent être des mouvements. On en pourrait inférer que l’âme est mue. Cette conséquence n’est cependant pas nécessaire.

Qu’on suppose, en effet, tant que l’on voudra, que la tristesse, la joie ou la pensée soient des mouvements, que chacun de ces états consiste dans un mouvement subi et que ce mouvement soit causé par l’âme ; que, par exemple, la colère ou la crainte, c’est tel mouvement déterminé du coeur, et la pensée discursive, un mouvement, soit du même organe sans doute, soit de quelque autre, ces états étant ainsi, les uns des mouvements de translation de certaines parties du corps, les autres des mouvements d’altération (quant à préciser quelles sortes de mouvement et comment ils ont lieu, c’est une autre question) ; dire alors que l’âme est en colère, c’est comme si l’on prétendait que c’est l’âme qui tisse ou qui construit. Il est sans doute préférable, en effet de ne pas dire que l’âme éprouve de la pitié, apprend ou pense, et de dire que c’est l’homme, par son âme. Non pas que nous entendions par là que le mouvement soit dans l’âme, mais que tantôt il aboutit à l’âme et que tantôt il émane d’elle : la sensation, par exemple, prenant son point de départ dans les objets déterminés et la remémoration, par contre, partant de l’âme vers les mouvements ou leurs résidus que la sensation a laissés dans les organes sensoriels.

Quant à l’intellect, il semble bien survenir en nous comme possédant une existence substantielle, et n’être pas sujet à la corruption. Car il pourrait tout au plus périr sous l’action de l’affaiblissement dû à la vieillesse. Mais, en réalité, il en est, sans doute, en ce cas, comme pour les organes des sens : si le vieillard recouvrait un oeil de bonne qualité il verrait aussi clair que le jeune homme. C’est donc que la vieillesse est due, non pas à une passion quelconque de l’âme, mais à une passion du sujet où elle réside, comme il arrive dans l’ivresse et les maladies. L’exercice de la pensée et de la connaissance déclinent donc quand un autre organe intérieur est détruit mais, en lui-même, l’intellect est impassible. Et la pensée, ainsi que l’amour ou la haine, sont des passions, non pas de l’intellect, mais du sujet qui le possède, en tant qu’il le possède. C’est pourquoi aussi, ce sujet une fois détruit, il n’y a plus ni souvenirs, ni amitiés : ce ne sont pas, en effet, disions-nous les passions de l’intellect, mais du composé qui a péri, et l’intellect est sans doute quelque chose de plus divin et d’impassible.

Qu’ainsi il ne soit pas possible que l’âme soit mue, cela résulte clairement de ce que nous venons de dire, et si elle n’est absolument pas mue, il est évident qu’elle ne peut non plus l’être par elle-même.



Mais des opinions que nous avons énumérées, la plus déraisonnable de beaucoup, c’est de soutenir que l’âme est un nombre qui se meut soi-même ; car ses partisans s’engagent d’abord dans les impossibilités résultant de l’opinion que l’âme se meut, et aussi dans celles qui sont spéciales aux philosophes [409a] pour qui l’âme est un nombre.

Comment, en effet, faut-il concevoir une unité en mouvement ? Par quoi sera-t-elle mue, et comment puisqu’elle est sans partie et indifférenciée ? Car si elle est à la fois motrice et mobile, il faut bien qu’il existe en elle une différenciation.

De plus, puis que les partisans de cette théorie disent que la ligne en mouvement engendre la surface, et le point la ligne, les mouvements des unités de l’âme seront aussi des lignes, puisque le point, c’est une unité occupant une position ; et le nombre de l’âme doit dès lors être quelque part et occuper une position.

De plus, si d’un nombre on retranche un nombre ou même une unité, le reste est un autre nombre. Au contraire, les plantes et un grand nombre d’animaux continuent de vivre une fois divisés, et ils paraissent bien posséder spécifiquement la même âme dans chaque segment.

Il peut sembler d’ailleurs qu’il importe peu de parler d’unités ou de petits corpuscules ; car si les atomes sphériques de Démocrite devenaient des points et que seule leur quantité numérique restât invariable, il devrait y avoir dans cette quantité une partie des points qui fût motrice et une autre partie qui fût mobile, comme cela arrive dans le continu. En effet, ce que nous venons de dire des atomes ne dépend pas d’une différence dans leur grandeur ou leur petitesse, mais seulement de ce qu’ils sont une quantité numérique. Aussi est-il nécessaire qu’il y ait quelque chose pour mouvoir les unités de l’âme. Mais si, dans l’animal, le moteur, c’est l’âme, il doit en être de même dans le nombre, de sorte que ce n’est pas le moteur et l mû qui seront l’âme, mais le moteur seulement. Et comment alors est-il possible que cette cause soit une unité ? Il faudrait, en effet, qu’il y eût quelque différence entre cette unité et les autres. Or le point arithmétique, quelle différence peut-il avoir autre que la position ?

Si, alors, d’autre part les unités du corps et les points sont différents des unités de l’âme, ces unités de l’âme seront dans le même lieu que les points du corps chaque unité occupera, en effet, la place d’un point. Or qui empêche que si, dans le même lieu, il y a deux points, il n’y en ait un nombre infini ? Car les choses dont le lieu est indivisible le sont aussi elles-mêmes.

Si, au contraire, les points du corps sont le nombre même de l’âme, autrement dit si le nombre des points du corps est l’âme, pourquoi tous les corps n’ont-ils pas une âme ? Tous les corps, en effet, semblent bien contenir des points, et même en nombre infini.

De plus, comment est-il possible que ces points soient séparés et déliés des corps, si du moins on admet que les lignes ne se résolvent pas en points ?

Xénocrate en arrive ainsi, comme nous l’avons dit d’une part, à professer la même doctrine que les philosophes qui font de l’âme un corps subtil, et, d’autre part, étant donné qu’à l’exemple de Démocrite il soutient que le mouvement de l’animal vient de l’âme, à s’embarrasser dans des difficultés qui lui sont propres.

S’il est vrai, en effet que l’âme soit répartie dans tout le corps sentant, deux corps occuperont nécessairement le même lieu, du moment que l’âme est un corps ; et ceux qui soutiennent que l’âme est un nombre, doivent admettre que dans un point unique il y aura plusieurs points, ou bien que tout corps aura une âme, à moins que le nombre qui est l’âme ne soit un nombre différent qui sur vienne en nous, un nombre autre que celui des points existant dans le corps.

Autre conséquence : l’animal est mû par le nombre, de la façon dont nous avons dit que Démocrite le faisait mouvoir. Quelle différence, en effet, y a-t-il entre parler de petites sphères ou de grandes unités, ou, simplement, d’unités en mouvement ? D’une façon comme de l’autre, les mouvements de l’animal sont nécessairement dus à leurs propres mouvements.

Aussi ceux qui combinent dans la même définition le mouvement et le nombre en arrivent-ils à, ces difficultés et à bien d’autres de même genre. Car à l’aide de ces caractères, il est impossible non seulement de former la définition de l’âme, mais même de constituer ses propriétés dérivées. Cela devient évident dès que l’on essaie de partir de cette définition pour rendre compte des passions et des actions de l’âme, telles que le raisonnement, la sensation, le plaisir, la douleur, et ainsi de suite. Ainsi que nous l’avons déjà dit plus haut il n’est même pas facile de conjecturer ces états en partant de ces caractères.



Tels sont les trois modes traditionnels d’après lesquels on a défini l’âme : les uns l’ont présentée comme le moteur par excellence, par le fait qu’elle est quelque chose qui se meut soi-même, d’autres, comme le corps le plus subtil et le plus incorporel de tous. Mais à quelles difficultés et à quelles contra dictions ces doctrines aboutissent, nous l’avons suffisamment exposé. Il nous reste à examiner de quel droit on prétend que l’âme est composée d’éléments. La raison qu’on donne, c’est qu’on permet ainsi à l’âme de sentir les êtres et de connaître chacun d’eux ; mais cette opinion entraîne inéluctablement à de multiples impossibilités.

On pose, en effet, que le semblable est connu par le semblable, comme si l’on supposait que l’âme consiste dans ses objets mêmes. Or les éléments ne sont pas les seuls objets de l’âme : l’âme connaît beaucoup d’autres choses, ou plutôt, dirons-nous, un nombre infini d’autres choses, et ce sont toutes celles qui sont composées des éléments. Admettons alors que l’âme soit capable de connaître et de sentir les éléments constitutifs de tous ces composés ; mais le composé même, par quoi le connaîtra-t-elle ou le perce par exemple, ce qu’est Dieu, ou l’homme, ou la chair, ou l’os, et pareillement [410a] n’importe quel autre composé ? Chacun d’eux, en effet, ne consiste pas dans les éléments assemblés d’une façon quelconque, mais assemblés suivant une certaine proportion et composition, comme le dit de l’os Empédocle lui-même :

Et la terre bienveillante, dans ses amples creusets,
Reçut deux, sur huit parties, de l’éclatante Nestis,
Et quatre d’Héphaïstos. Et les os blancs naquirent

On ne retiré donc aucun bénéfice de la présence des éléments dan l’âme si on n’y fait entrer aussi les proportions et la composition. En effet, chaque élément connaîtra son semblable, mais l’os ou l’homme, il n’y aura rien pour le connaître, à moins qu’ils ne soient, eux aussi, présents dans l’âme. Or que ce ne soit là une impossibilité, il n’est pas besoin de le dire ; car qui oserait se demander si, dans l’âme, résident la pierre ou l’homme ? Pareillement pour ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, et de même aussi pour le reste.

De plus, l’Être se prenant en de multiples acceptions (car il signifie la substance, ou la quantité, ou la qualité, ou quelque autre des catégories que nous avons distinguées), est-ce, ou non, à partir de toutes ces catégories que l’âme sera constituée ? Il ne semble pas qu’il y ait des éléments communs à toutes. Est-ce donc que l’âme est formée seulement de ces éléments qui entrent dans la composition des substances ? Comment alors connaîtra-t-elle aussi chacune des autres catégories ? Dira-t-on, au contraire, que, pour chaque genre, il y a des éléments et des principes spéciaux dont l’âme est constituée ? Elle sera alors, à la fois, quantité, qu et substance. Or il est impossible que, des éléments de la quantité, résulte une substance qui ne soit pas une quantité. Pour ceux qui prétendent que l’âme est composée de tous les éléments, telles sont donc les difficultés, et d’autres de même nature, où ils aboutissent.

Mais il est, en outre, absurde de soutenir que le semblable ne peut être affecté par le semblable, alors que, d’autre part, ils prétendent que le semblable est perçu par le semblable, et le semblable connu par le semblable, car sentir, comme d’ailleurs penser et con naître, c’est, selon leurs propres principes, subir une passion et un mouvement.

Il y a beaucoup de difficultés et d’embarras à soutenir, comme le fait Empédocle que chaque élément est connu par ses éléments corporels et par relation avec son semblable. Ce que nous allons dire va le confirmer. Car toutes les parties du corps des animaux uniquement formées de terre, par exemple les [410b] os, les tendons, les poils, ne perçoivent, semble-t-il, rien du tout, et par suite, ne perçoivent même pas les éléments qui leur sont semblables. Et c’est pourtant ce qu’il faudrait.

De plus, chaque principe possèdera plus d’ignorance que de science, car chacun d’eux connaîtra une chose, mais il en ignorera beaucoup : en fait, ce sera tout le reste. Il en résulte même, dans le système d’Empédocle du moins, que le plus ignorant des êtres, c’est Dieu car il est le seul à ne pas connaître l’un des éléments, la Haine, tandis que les êtres mortels, qui sont composés de tous les éléments, les connaîtront tous.

D’une manière générale, pour quelle raison, demanderons-nous, tous les êtres n’ont-ils pas une âme, puisque toute chose ou bien est un élément, ou bien est constituée à partir d’un élément, ou de plusieurs, ou de tous ? Il est, par suite, nécessaire que chaque chose connaisse soit un élément, soit certains éléments, soit tous.

On pourrait encore se demander qu’est-ce enfin qui est le principe unificateur des éléments dans l’âme. Les éléments, en effet, jouent, de toute façon, plutôt le rôle de matière alors que le facteur prépondérant, c’est la cause, quelle qu’elle soit, qui les assemble. Or de supérieur à l’âme et qui la domine, c’est là une impossibilité ; et c’est encore plus impossible quand il s’agit de l’intellect. Il est raisonnable, en effet, d’admettre que l’intellect est naturellement primordial et dominateur, tandis que, dans cette théorie, ce sont les éléments qui sont les premiers des êtres.



Tous ces philosophes d’ailleurs, soit qu’en raison de sa connaissance et de sa perception des êtres ils constituent l’âme à partir des éléments, soit qu’ils la définissent comme le moteur par excellence, ni les uns ni les autres ne parlent de toute espèce d’âme.

En effet, tous les êtres qui sentent ne se meuvent pas, car, en fait, il apparaît que certains animaux sont immobiles dans le lieu ; et pourtant il semble bien que ce mouvement soit le seul que l’âme puisse imprimer à l’animal.

Même remarque, pour les philosophes qui constituent l’intellect et la faculté sensible à partir des éléments, car il apparaît, là encore, que les plantes vivent sans avoir en partage ni translation, ni sensation, et qu’un grand nombre d’animaux ne possèdent pas la pensée discursive. Même si on accordait ces points, et qu’on posât l’intellect, en même temps que la faculté sensitive, comme une partie de l’âme, même s’il en était ainsi, la théorie ne s’appliquerait pas à toute âme en général, ni même à une seule âme entière.

La doctrine contenue dans les vers dits d’Orphée, ainsi appelés, souffre aussi la même objection. On y dit, en effet, que l’âme s’introduit de l’Univers extérieur dans les êtres en train de respirer portée sur l’aile des vents. Or il n’est pas possible que cela se produise pour les plantes, pas plus que pour [411a] certains animaux, puisqu’ils ne respirent pas tous, ce point a échappé à ceux qui ont partagé cette croyance.

Même s’il faut constituer l’âme à partir des éléments, rien n’oblige qu’il le faille à partir de tous, l’un des deux termes d’une contrariété étant suffisant pour juger de lui-même et de son opposé : c’est, en effet, par la droite que nous connaissons et la droite elle-même et la courbe, car la règle est juge de l’un comme de l’autre ; au contraire, la courbe n’est juge ni d’elle-même, ni de la droite.

Il y a aussi certains philosophes pour qui l’âme est mélangée à l’Univers entier et de là vient peut-être que Thalès a pensé que tout était plein de dieux. Mais cette opinion soulève certaines difficultés : pour quelle raison, en effet, l’âme, quand elle est présente dans l’air ou dans le feu, ne forme-t-elle pas un animal, comme elle le fait quand elle réside dans les mixtes, et cela, bien qu’elle soit, semble-t-il, meilleure, quand elle se trouve dans les premiers ? – On pourrait rechercher en outre, à ce propos, pour quelle cause l’âme qui réside dans l’air est meilleure et plus immortelle que celle qui réside dans les animaux. – Que l’on réponde d’une manière ou de l’autre, on aboutit à une absurdité et à un paralogisme. Car soutenir que le feu ou l’air est un animal, c’est là une opinion des plus paradoxales et refuser, par contre, le nom d’animal à ce qui contient une âme est une absurdité.

La croyance de ces philosophes à l’existence d’une âme dans les éléments vient, semble-t-il, de ce que le tout est spécifiquement identique aux parties ; de sorte qu’ils sont dans la nécessité d’admettre que l’âme universelle est aussi spécifiquement identique à ses parties, puisque c’est grâce à une portion détachée du milieu ambiant et reçue en eux que les animaux sont animés. Mais si l’air aspiré est spécifiquement identique tandis que l’âme est hétérogène il est évident qu’une portion seulement de l’âme se trouvera dans cet air, et qu’une autre portion ne s’y trouvera pas. Nécessairement, donc, ou bien l’âme est spécifiquement identique, ou bien elle n’est pas contenue dans toute partie quelconque du tout.

Il est donc évident, d’après ce que nous venons de dire, que la connaissance n’appartient pas à l’âme du fait qu’elle est composée des éléments, et qu’il n’est, non plus, ni juste, ni vrai de soutenir que l’âme est mue. Mais puisque la connaissance est un attribut de l’âme ainsi que la sensation, l’opinion, et aussi l’appétit, le désir rationnel, et, généralement, les désirs ; que le mouvement local se produit aussi dans les animaux sous l’influence de l’âme, ainsi que la croissance, la maturité et la décrépitude, [411b] est-ce à l’âme entière que chacun de ces états doit être attribué ? Est-ce par elle tout entière que nous pensons, que nous sentons, que nous nous mouvons et que nous accomplissons ou subissons chacun des autres états, ou bien les différentes opérations doivent-elles être assignées à des parties différentes ? Et, par suite, la vie elle-même réside-t-elle dans une seule partie déterminée, ou dans plusieurs, ou dans toutes ? ou bien est-elle due à quelque autre cause ?

Certains philosophes soutiennent que l’âme est partageable, et qu’une partie pense tandis qu’une autre désire. Qu’est-ce donc qui assure alors la continuité de l’âme si elle est naturellement partageable ? Ce n’est certainement pas le corps il semble bien qu’au contraire, ce soit plutôt l’âme qui rende le corps continu, puisque, si elle vient, à se retirer, il se dissipe et se putréfie. Si donc c’est un autre principe qui assure l’unité de l’âme, c’est cet autre principe qui sera de préférence l’âme elle-même. Mais il faudra rechercher si, à son tour, ce principe est un ou multipartite. S’il est un, pourquoi ne pas attribuer l’unité immédiatement à l’âme elle-même ? S’il est partageable, alors le raisonnement devra rechercher ce qui en fait la continuité, et l’on ira ainsi à l’infini.

On pourrait se demander aussi, en ce qui concerne les parties de l’âme, quel pouvoir chacune d’elles exerce dans le corps. Car si c’est l’âme entière qui maintient la continuité du corps entier, il est logique que chacune de ses parties assure la continuité de quelque partie du corps. Or cela semble impossible de quelle partie, en effet, l’intellect maintiendra-t-il la continuité, ou comment la main tiendra-t-il ? Il est difficile même de l’imaginer. L’observation montré aussi que les plantes continuent de vivre une fois divisées, ainsi d’ailleurs que certains insectes, tout se passant comme si les segments avaient une âme spécifiquement et non numériquement identique, puisque chacun d’eux conserve la sensation et le mouvement local pendant un certain temps. Qu’au surplus, ils ne persistent pas dans cet état, ce n’est nullement surprenant, car ils ne possèdent pas les organes nécessaires à leur conservation naturelle. Mais il n’en est pas moins vrai que, dans chacune des parties segmentées, toutes les parties de l’âme sont intégralement contenues, et que les âmes des segments sont spécifiquement identiques entre elles et à l’âme entière, ce qui implique que les différentes parties de l’âme ne sont pas séparables les unes des autres, tandis que l’âme entière est, au contraire, divisible. Il semble que le principe se trouvant dans les plantes soit aussi une sorte d’âme. Car ce principe est le seul qui soit commun aux animaux et aux plantes ; et il peut être séparé du principe sensitif, tandis qu’aucun être ne peut, sans lui, posséder la sensation.

Nous avons suffisamment parlé des doctrines traditionnelles de nos prédécesseurs au sujet de l’âme. Reprenons de nouveau la question comme à son point de départ et efforçons-nous de déterminer ce qu’est l’âme et quelle peut être sa définition la plus générale.



DEUXIEME PARTIE - L’âme et ses facultés


Chapitre 1

201 L’un des genres de l’Être est, disons-nous, la substance. Mais la substance, c’est, en un premier sens, la matière (ce qui, par soi, n’est pas une chose déterminée) ; en un second sens, c’est la figure et la forme (en vertu de quoi l’on peut parler d’une réalité unique) ; et, en un troisième sens, c’est le composé de la matière et de la forme. Or la matière est puissance, et la forme, réalisation, et ce dernier terme se dit en deux sens : la réalisation est soit comme la science, soit comme l’exercice de la science.

Ce que l’opinion commune reconnaît, par dessus tout, comme des substances, ce sont les corps, et, parmi eux, les corps naturels, car ces derniers sont principes des autres. Des corps naturels, les uns ont la vie et les autres ne l’ont pas : et par « vie » nous entendons le fait de se nourrir, de grandir et de dépérir par soi-même. Il en résulte que tout corps naturel ayant la vie en partage sera une substance, et substance au sens de substance composée. Et puis qu’il s’agit là, en outré, d’un corps d’une certaine qualité, c’est-à-dire d’un corps possédant la vie, le corps ne sera pas identique à l’âme, car le corps animé n’est pas un attribut d’un sujet, mais il est plutôt lui-même substrat et matière.

Par suite, l’âme est nécessairement substance, en ce sens qu’elle est la forme d’un corps naturel ayant la vie en puissance. Mais la substance formelle est réalisation ; l’âme est donc la réalisation d’un corps de cette nature.

Mais la réalisation se prend en un double sens ; elle est tantôt comme la science, tantôt comme l’exercice de la science, Il est ainsi manifeste que l’âme est une réalisation comme la science, car le sommeil aussi bien que la veille impliquent la présence de l’âme, la veille étant une chose analogue à l’exercice de la science, et le sommeil, à la possession de la science, sans l’exercice. Or l’antériorité dans l’ordre de la génération appartient, dans le même individu, à la science. C’est pourquoi l’âme est, en définitive, une réalisation première d’un corps naturel ayant potentiellement la vie, c’est-à-dire d’un corps organisé.

[412b] Du reste, les parties de la plante sont aussi des organes, mais extrêmement simples : par exemple, la feuille est l’abri du péricarpe, et le péri carpe, du fruit ; les racines sont l’analogue de la bouche, car toutes deux absorbent la nourriture. Si donc c’est une définition générale, applicable à toute espèce d’âme, que nous avons à formuler, nous dirons que l’âme est la réalisation première d’un corps naturel organisé.



C’est aussi pourquoi il n’y a pas à rechercher si l’âme et le corps sont une seule chose, pas plus qu’on ne le fait pour la cire et l’empreinte, ni d’une manière générale, pour la matière d’une chose quelconque et dont elle est la matière. Car l’un et l’être se prennent en plusieurs acceptions, mais leur sens fondamental c’est la réalisation.

Nous avons donc défini, en termes généraux, ce qu’est l’âme : elle est une substance au sens de forme, c’est-à-dire l’essentiel de ce qui fait qu’un corps est ce qu’il est. Supposons, par exemple, qu’un instrument comme la hache fût un corps naturel : l’essentiel de la hache serait sa substance, et ce serait son âme ; car si la substance était séparée de la hache, il n’y aurait plus de hache, sinon par homonymie. Mais, en réalité, ce n’est qu’une hache. En effet, ce n’est pas d’un corps de cette sorte que l’âme est la détermination essentielle et la forme, mais d’un corps naturel de telle qualité c’est-à-dire ayant un principe de mouvement et de repos en lui-même.

Appliquons maintenant ce que nous venons de dire aux parties du corps vivant. Si l’oeil, en effet, était un animal, la vue serait son âme : car c’est là la substance formelle de l’oeil. Or l’oeil est la matière de la vue, et la vue venant à faire défaut, il n’y a plus d’oeil, sinon par homonymie, comme un oeil de pierre ou un oeil dessiné. Il faut ainsi étendre ce qui est vrai des parties, à l’ensemble du corps vivant. En effet, ce que la partie de l’âme est à la partie du corps, la sensibilité tout entière l’est à l’ensemble du corps sentant, en tant que tel.

D’autre part, ce n’est pas le corps séparé de son âme qui est en puissance capable de vivre : c’est celui qui la possède encore. Ce n’est pas davantage la semence et le fruit, lesquels sont, en puissance seulement, un corps de telle qualité. Ainsi, c’est comme le tranchant de la hache et la vision que la veille aussi est réalisation ; [413a] tandis que c’est comme la vue et le pouvoir de l’outil que l’âme est réalisation ; le corps, lui, est seulement ce qui est en puissance. Mais de même que l’oeil est la pupille jointe à la vue, ainsi, dans le cas qui nous occupe, l’animal est l’âme jointe au corps.

L’âme n’est donc pas séparable du corps, tout au moins certaines parties de l’âme, si l’âme est naturellement partageable : cela n’est pas douteux. En effet, pour certaines parties du corps, leur réalisation est celle des parties elles-mêmes. Cependant rien n’empêche que certaines autres parties, du moins, ne soient séparables, en raison de ce qu’elles ne sont les réalisations d’aucun corps. De plus, on ne voit pas bien si l’âme est la réalisation du corps, comme le pilote, du navire. Ce que nous venons de dire doit suffire pour un exposé en résumé et une esquisse d’une définition générale de l’âme.


Chapitre 2

202 Puisque c’est de données en elles-mêmes indistinctes, mais plus évidentes pour nous que provient ce qui est clair et logiquement plus connaissable, nous devons tenter de nouveau, de cette façon-là du moins, d’aborder l’étude de l’âme. Car non seulement le discours exprimant la définition doit énoncer ce qui est en fait ainsi que procèdent la plupart des définitions, mais elle doit encore contenir la cause et la mettre en lumière. En fait, c’est sous forme de simples conclusions que les définitions sont d’ordinaire énoncées. Par exemple, qu’est-ce que la quadrature ? C’est dans l’opinion commune la construction d’un rectangle équilatéral égal à un rectangle oblong donné. Mais une telle définition est seulement l’expression de la conclusion. Dire, au contraire, que la quadrature est la découverte d’une moyenne, c’est indiquer la cause de l’objet défini.



Nous posons donc, comme point de départ de notre enquête, que l’animé diffère de l’inanimé par la vie. Or le terme « Vie » reçoit plusieurs acceptions, et il suffit qu’une seule d’entre elles se trouve réalisée dans un sujet pour que nous disions qu’il vit : que ce soit, par exemple, l’intellect, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, ou encore le mouvement de nourriture, le décroissement et l’accroissement. C’est aussi pourquoi tous les végétaux semblent bien avoir la vie, car il apparaît, en fait, qu’ils ont en eux-mêmes une faculté et un principe tel que, grâce à lui, ils reçoivent accroissement et décroissement selon des directions locales contraires. En effet, ce n’est pas seulement vers le haut qu’ils s’accroissent, à l’exclusion du bas, mais c’est pareillement dans ces deux directions ; ils se développent ainsi progressivement de tous côtés et continuent à vivre aussi longtemps qu’ils sont capables d’absorber la nourriture. Cette faculté peut être séparée des autres, bien que les autres ne puissent l’être d’elle, chez les êtres mortels du moins. Le fait est manifeste dans les végétaux, car aucune des autres facultés de l’âme ne leur [413b] appartient.

C’est donc en vertu de ce principe que tous les êtres vivants possèdent la vie. Quant à l’animal, c’est la sensation qui est à la base de son organisation même, en effet, les êtres qui ne se meuvent pas et qui ne se déplacent pas, du moment qu’ils possèdent la sensation, nous les appelons des animaux et non plus seulement des vivants. Maintenant, parmi les différentes sensations, il en est une qui appartient primordialement à tous les animaux : c’est le toucher. Et de même que la faculté nutritive peut être séparée du toucher et de toute sensation, ainsi le toucher peut l’être lui-même des autres sens (Par faculté nutritive, nous entendons cette partie de l’âme que les végétaux eux-mêmes ont en partage ; les animaux, eux, possèdent manifestement tous, le sens du toucher). Mais pour quelle raison en est-il ainsi dans chacun de ces cas, nous en parlerons plus tard. Pour l’instant, contentons-nous de dire que l’âme est le principe des fonctions que nous avons indiquées et qu’elle est définie par elles, savoir par les facultés motrice, sensitive, dianoétique, et par le mouvement.

Mais chacune de ces facultés est-elle une âme ou seulement une partie de l’âme, et, si elle en est une partie, l’est-elle de façon à n’être séparable que logiquement ou à l’être aussi dans le lieu ? Pour certaines d’entre elles, la solution n’est pas difficile à sentir, mais, pour d’autres, il y a difficulté.

Ce qui se passe dans le cas des plantes, dont certaines, une fois divisées, continuent manifestement à vivre, bien que leurs parties soient séparées les unes des autres (ce qui implique que l’âme qui réside en elles est, dans chaque plante, une en réalisation, mais multiple en puissance), nous le voyons se produire aussi, pour d’autres différences de l’âme, chez les insectes qui ont été segmentés. Et, en effet, chacun des segments possède la sensation et le mouvement local ; et, s’il possède la sensation, il possède aussi la représentation et le désir, car là où il y a sensation il y a aussi douleur et plaisir, et là où il y a douleur et plaisir, il y a aussi nécessairement appétit. Mais en ce qui touche l’intellect et la faculté théorétique, rien n’est encore évident pourtant il semble bien que ce soit là un genre de l’âme tout différent, et que seul il puisse être séparé du corps, comme l’éternel, du corruptible. Quant aux autres parties de l’âme, il est clair, d’après ce qui précède, qu’elles ne sont pas séparées de la façon dont certains philosophes le prétendent que pourtant elles soient logiquement distinctes, c’est ce qui est évident. En effet, la faculté sensitive est d’une autre essence que la faculté opinante puisque l’acte de sentir n’est pas se faire une opinion. Et il en est de même pour chacune des autres facultés ci-dessus énumérées. De plus, certains animaux possèdent toutes ces facultés, certains autres quelques-unes seulement, d’autres enfin une seule, et c’est ce qui différenciera [414a] les animaux entre eux. Mais pour quelle raison en est-il ainsi, nous l’examinerons plus tard. C’est à peu près le cas aussi pour les sensations certains animaux les ont toutes, d’autres quelques-unes seulement, d’autres enfin une seule, la plus indispensable, le toucher.

L’expression « ce par quoi nous vivons et percevons » se prend en un double sens, comme « ce par quoi nous connaissons », autre expression qui désigne tantôt la science et tantôt l’âme (car c’est par l’un ou par l’autre de ces deux termes que nous disons, suivant le cas, connaître) ; c’est ainsi encore que « ce par quoi nous sommes en bonne santé » signifie soit la santé, soit une certaine partie du corps, soit même le corps tout entier. Or, dans tous ces exemples, la science et la santé sont la figure, la forme en quelque sorte, la notion, et, pour ainsi dire, l’acte du sujet capable de recevoir, dans un cas, la science, et dans l’autre, la santé (car il semble bien que ce soit dans le patient, dans ce qui subit la disposition, que se réalise l’acte de l’agent) ;d’autre part, l’âme est, au sens primordial, ce par quoi nous vivons, percevons et pensons : il en résulte qu’elle sera notion et forme, et non pas matière et substrat. En effet, la substance se prend, comme nous l’avons dit en trois sens : l’un désigne la forme, un autre la matière, un autre enfin le composé des deux, la matière étant puissance et la forme, réalisation. D’autre part, puisque c’est l’être animé qui est ici le composé de la matière et de la forme, le corps ne peut pas être la réalisation de l’âme. C’est l’âme qui est la réalisation d’un corps d’une certaine nature.

Par conséquent, c’est à bon droit que des penseurs ont estimé que l’âme ne peut être ni sans un corps, ni un corps : car elle n’est pas un corps, mais quelque chose du corps. Et c’est pourquoi elle est dans un corps, et dans un corps d’une nature déterminée et nullement à la façon dont nos prédécesseurs l’adaptaient au corps, sans ajouter aucune détermination sur la nature et la qualité de ce corps, bien qu’il soit manifeste que n’importe quoi ne soit pas susceptible de recevoir n’importe quoi. C’est à un même résultat qu’aboutit d’ailleurs le raisonnement : la réalisation de chaque chose survient naturellement dans ce qui est en puissance cette chose, autrement dit ; dans la matière appropriée.



Aristote de Anima 103