Aristote de Anima 209

Chapitre 9

209 Ce qui concerne l’odeur et l’odorat est moins facile à déterminer que ce que nous avons déjà exposé, Car on ne sent pas aussi clairement la nature de l’odeur que celle du son ou de la couleur. La cause en est que cette sensation n’est pas en nous bien subtile mais qu’elle est même inférieure à celle d’un grand nombre d’animaux.

En effet, l’homme sent les odeurs médiocrement, et il ne saisit aucune odeur indépendamment de la douleur et du plaisir, ce qui prouve bien que l’organe sensoriel manque de finesse. Il est raisonnable dé penser que c’est de cette même façon que les animaux aux yeux secs perçoivent les couleurs, et que les différences des couleurs ne leur apparaissent que par la crainte ou l’absence de crainte qu’ils en reçoivent. Et telle est aussi la façon dont l’espèce humaine sent les odeurs.

Il semble, en effet, que l’odorat présente une analogie avec le goût, et que, pareillement, les espèces des saveurs sont analogues à celles de l’odeur seulement notre sens du goût est plus subtil, parce que le goût est une sorte de toucher ; or le toucher est, chez l’homme, le sens le plus développé. Pour les autres sens, en effet, l’homme le cède à beaucoup d’animaux, mais, pour la finesse du toucher, il est de loin supérieur à tous les autres. Et c’est pourquoi il est le plus intelligent des animaux. Une preuve, c’est que, à s’en tenir même à l’espèce humaine, c’est grâce à l’organe de ce sens, et à rien d’autre, qu’il y a des hommes bien doués et des hommes mal doués : car les hommes à chair dure sont mal doués sous le rapport de l’intelligence, et les hommes à chair tendre ; bien doués.

De même que la saveur est tantôt douce, tantôt amère, ainsi en est-il des odeurs. Mais certains objets ont une odeur et une saveur analogues : j ‘entends, par exemple, qu’ils ont une odeur douce et une saveur douce ; pour d’autres, c’est le contraire. De même encore une odeur est aigre, irritante, acide ou grasse. Mais, comme nous l’avons dit, par le fait que les odeurs ne sont pas, à beaucoup près, aussi faciles à discerner que les saveurs, c’est de celles-ci qu’elles ont pris leurs noms, [421b] en vertu de la ressemblance des choses, L’odeur douce, en effet, vient du safran et du miel, et l’odeur aigre, du thym et de choses de ce genre. Et il en est ainsi dans tous les autres cas.

De même que l’ouïe (et chacun des sens) est sens soit du sonore, soit du non sonore, et la vue soit du visible, soit de l’invisible, ainsi l’odorat est sens, à la fois, de l’odorant et de l’inodore. Une chose est inodore soit parce qu’elle ne peut avoir absolument aucune odeur, soit parce qu’elle a une odeur faible ou médiocre. Même ambiguïté pour le terme « insipide ».

L’odorat s’exerce, lui aussi, au moyen d’un intermédiaire, savoir l’air ou même l’eau, car les animaux aquatiques également (aussi bien ceux qui ont du sang que ceux qui n’ont pas de sang) semblent sentir l’odeur, comme les animaux qui vivent dans l’air : certains d’entre eux en effet, se dirigent de loin vers leur nourriture, quand ils se trouvent attirés par l’odeur.

Aussi y a-t-il une difficulté manifeste dans le fait que, la perception de l’odeur s’effectuant chez tous les animaux de la même manière, l’homme est le seul à ne pouvoir sentir qu’en aspirant l’air : si, au lieu d’aspirer, il exhale ou retient son souffle, il ne sent rien, ni de loin, ni de près, quand bien même le corps odorant serait placé à. l’intérieur, sur la narine même. (Que l’objet placé sur l’organe sensoriel lui-même ne puisse être perçu, ç’est là une règle commune à tous les animaux ; mais ne pouvoir sentir sans aspirer, cela est propre à l’homme : le fait est évident pour qui en tente l’expérience). Il en résulte que les animaux qui n’ont pas de sang devraient, puisqu’ils ne respirent pas, posséder quelque sens autre que ceux dont nous avons parlé. Mais, en réalité, c’est impossible, puisque c’est l’odeur qu’ils perçoivent : car la sensation de l’odorant, de ce qui sent mauvais et de ce qui sent bon, ne peut être que l’odorat.

De plus il apparaît, en fait, que ces animaux périssent sous l’action des mêmes odeurs puissantes qui font périr l’homme, par exemple celles du bitume, du soufre et des substances de ce genre. Il est donc nécessaire qu’ils perçoivent les odeurs, tout en ne respirant pas. En réalité, il semble bien que, chez l’homme, l’organe olfactif diffère de celui des autres animaux, comme ses yeux diffèrent de ceux des animaux qui ont les yeux secs. Car les yeux de l’homme ont pour cloison et, en quelque sorte, pour enveloppe, les paupières, et, si on ne les remue pas ou si on ne les relève pas, on ne voit pas, au lieu que les animaux aux yeux secs ne possèdent rien de tel, mais voient immédiatement ce qui arrive dans la transparence, Ainsi, semble-t-il, l’organe olfactif,[422a] chez certains animaux, est à découvert comme l’oeil de ces animaux aux yeux secs, tandis que, chez d’autres, qui reçoivent l’air en eux, il possède un opercule, qui s’écarte quand ils respirent, grâce la dilatation des veines et des pores.

Telle est la raison aussi pour laquelle les animaux qui respirent ne sentent pas l’odeur dans l’humide : car il leur faut, pour sentir, respirer, ce qu’il leur est impossible de faire dans l’humide. L’odeur est relative au sec comme la saveur l’est à l’humide, et l’organe olfactif est, en puissance, sec aussi.


Chapitre 10

210 Le sapide est une sorte de tangible, et telle est la raison pour laquelle il n’est pas perçu par le moyen d’un corps intermédiaire étranger car le toucher ne l’est pas davantage. Et le corps dans lequel résidé la saveur, le sapide, est dans l’humide pris comme sa matière or l’humide est un certain tangible. C’est pourquoi, même si nous vivions dans l’humide, nous percevrions le doux qui y serait introduit, et la sensation ne nous arriverait pas par l’intermédiaire de l’eau, mais par le fait du mélange du sapide avec l’humide, comme pour un breuvage La couleur, au contraire, ce n’est pas de cette façon, c’est-à-dire par le fait d’un mélange qu’elle est perçue, pas plus d’ailleurs que par des effluves.

Rien donc dans les saveurs qui corresponde à l’intermédiaire ; mais de même que le visible est la couleur, ainsi le sapide est la saveur. Seulement, rien ne produit une sensation de saveur sans humidité ; mais la cause productrice doit contenir de l’humidité en acte ou en puissance : tel est le salé, car il se dissout lui-même facilement et exerce une action dissolvante sur la langue.

Comme la vue est sens du visible et de l’invisible (car l’obscurité est invisible, mais la vue la discerne aussi), et, en outre, de ce qui est trop brillant (et qui est également invisible, bien qu’autrement que l’obscurité) ; que l’ouïe est, de même, sens du son et du silence (le premier étant audible, et le second inaudible), et, en outre, du son intense, à la façon dont la vue l’est du brillant (car, si le son faible est inaudible, le son fort et violent, d’une certaine façon l’est aussi) ; et on appelle invisible, soit ce qui n’est absolument pas visible (au sens où s’applique aussi, dans d’autres cas, le terme « impossible »), soit ce qui étant naturellement visible ne l’est pas en fait, ou l’est médiocrement, comme cela se passe respectivement pour l’animal apode et le fruit sans noyau, ainsi en est-il pour le goût, sens du sapide et de l’insipide, l’insipide étant ce qui possède une saveur faible, ou médiocre, ou destructive du goût. Et il semble bien que le principe du sapide soit le potable et le non potable, car l’un et l’autre sont une sorte de sapide seulement le dernier est une saveur faible et destructive du goût, tandis que le premier est conforme à sa nature.

Le potable est d’ailleurs commun au toucher et au goût. Mais puisque le sapide est humide, il est indispensable que l’organe sensoriel qui le sent ne soit ni humide, [422b] ni pourtant incapable de devenir humide. En effet, l’organe du goût subit une passion sous l’action du sapide en tant que sapide est donc nécessaire que soit humidifié ce qui peut l’être sans dommage pour sa substance tout en n’étant pas humide en acte, savoir l’organe gustatif. La preuve, c’est que la langue ne sent la saveur ni quand elle est trop sèche, ni quand elle est trop humide : dans ce dernier cas, en effet, le contact se produit avec l’humidité primitive comme il arrive à l’homme qui, après avoir goûté une saveur puissante, en goûte une autre, ou aux malades à qui tout parait amer, parce que c’est avec la langue pleine d’une humidité de cette sorte qu’ils perçoivent.

Dans les saveurs, comme aussi dans les couleurs, on distingue, d’une part, les espèces simples, qui sont les contraires, savoir le doux et l’amer ; d’autre part, les espèces dérivées, soit du premier, comme l’onctueux, soit du second, comme le salé ; enfin, intermédiaires entre ces dernières saveurs, l’aigre, l’âpre, l’astringent et l’acide à peu de chose près, telles paraissent être, en effet, les différences des saveurs. Il en résulte que la faculté gustative est ce qui est tel en puissance, et le sapide est la cause qui la fait passer à la réalisation.


Chapitre 11

211 Ce qu’on peut dire du tangible, on peut le dire du toucher. Si, en effet, le toucher n’est pas un seul sens mais plusieurs sens, il est nécessaire par là même que les sensibles tangibles soient multiples. Mais la question se pose d’abord de savoir si, en fait, il y a plusieurs sens du toucher ou un seul. En outre, quel est l’organe de la faculté du toucher ? Est-ce la chair, et, chez les autres êtres qui n ‘ont pas de chair, l’analogue de la chair ? Ou bien n’en est-il rien, mais la chair est-elle seulement l’intermédiaire, l’organe sensoriel premier étant, en réalité, quelque autre organe interne ?

Et, en effet, toute sensation semble bien être sensation d’une seule contrariété : pour la vue, par exemple, celle du blanc et du noir, pour l’ouïe, de l’aigu et du grave, pour le goût, de l’amer et du doux ; dans le tangible, au contraire, sont comprises plusieurs contrariétés : le chaud et le froid, le sec et l’humide, le dur et le mou, et ainsi de suite. On peut apporter un semblant de réponse à cette difficulté : c’est de dire que les autres sens saisissent, eux aussi, des contrariétés multiples par exemple, dans la voix, on trouve non seulement l’aigu et le grave, mais encore l’intensité et la faiblesse, la douceur et la rudesse de la voix et autres déterminations de cette sorte. Et il y a aussi, en ce qui concerne la couleur, d’autres différences analogues.

Cela est vrai, mais quelle est la chose unique qui serait substrat du toucher, comme le son est substrat de l’ouïe, c’est ce qu’on ne voit pas ? D’autre part, l’organe sensoriel est-il interne, ou n’en est-il rien, mais est-ce immédiatement [423a] la chair elle-même ? Aucune indication ne semble pouvoir être tirée de ce que la sensation naît en même temps que le contact. Car, de fait, si on étend autour de la chair une sorte de membrane qu’on a préparée, celle-ci, au moment même du contact, n’en transmet pas moins la sensation ; pourtant il est évident que l’organe sensoriel n’est pas dans cette membrane.

Supposons que encore si cette membrane devenait congénitale, la sensation serait transmise encore plus rapidement. C’est pourquoi cette partie du corps semble se comporter à la façon d’une enveloppe d’air qui adhèrerait naturellement à nous Nous croirions alors, en effet, sentir par un seul organe le son, la couleur et l’odeur, et que la vue, l’ouïe et l’odorat constituent un seul sens. Mais, en réalité, par le fait que les milieux, à travers lesquels les mouvements se produisent, sont séparés de notre corps, les organes sensoriels dont nous venons de parler sont manifestement distincts l’un de l’autre. Mais, pour le toucher, ce point n’est pas, pour l’instant, bien clair.

Il est, en effet, impossible de constituer le corps animé à partir de l’air ou de l’eau, puisqu’il doit être quelque chose de solide. Reste que ce soit un mixte de terre et de ces éléments, comme tendent à l’être la chair et son analogue. Il est donc nécessaire que le corps naturellement adhérent à l’organisme soit l’intermédiaire de la faculté du toucher, à travers lequel se produit la multiplicité des sensations. Et ce qui prouve bien leur multiplicité, c’est le cas du toucher quand il s’exerce par la langue : car cette même partie du corps qui sent la saveur, sent aussi tous les tangibles. Si donc le reste de la chair pouvait aussi avoir la sensation de la saveur, le goût et le toucher nous paraîtraient former un seul et même sens : si, en fait, ils sont deux, c’est parce que leurs organes ne sont pas interchangeables.

Mais voici une difficulté. S’il est vrai que tout corps a une profondeur, c’est-à-dire la troisième dimension, et que, un corps quelconque étant inter posé entre deux autres corps, il n’est pas possible que ces deux corps soient en contact réciproque ; si, d’autre part, l’humide n’existe pas indépendamment d’un corps ni le mouillé non plus, mais s’il est nécessaire qu’ils soient eau ou tout au moins con tiennent de l’eau ; si, par suite, les corps qui sont en contact réciproque dans l’eau, étant donné que leurs surfaces externes ne sont pas sèches, doivent avoir entre eux l’eau dont leurs extrémités sont couvertes ; si tout cela est vrai, il est impossible qu’un corps entre, dans l’eau, véritablement en contact avec un autre, et pas davantage dans l’air (car l’air se comporte de la même façon envers les corps qui s’y trouvent, que l’eau envers les corps qui sont dans l’eau ; mais ce fait échappe davantage à notre attention, comme il arrive aux animaux qui vivent dans l’eau [423b] de ne pas sentir qu’un corps mouillé touche un autre corps mouillé). Le problème est alors le suivant : c’est de savoir si, pour tous les sensibles, la sensation a lieu de la même façon, ou bien si c’est d’une certaine façon pour les uns et d’une autre façon pour les autres, comme on croit communément aujourd’hui que le goût et le toucher s’exercent par le contact, et les autres sens, à distance.

Mais cette distinction n’est pas fondée ; en réalité, même le dur et le mou, c’est à travers d’autres corps que nous les percevons, exactement comme le sonore, le visible et l’odorant ; seulement, pour ces derniers, la perception se fait à distance, tandis que pour les autres, elle se fait de près : c’est pourquoi la présence d’un intermédiaire nous échappe alors. De toute façon, en effet, nous percevons toutes choses par un milieu ; seulement, dans ces cas, on ne s’en doute pas. Pourtant, comme nous l’avons dit aussi précédemment, si c’était par une membrane que nous percevions tous les tangibles sans nous rendre compte de son interposition, nous nous comporterions de la même manière que nous le faisons maintenant dans l’eau et dans l’air : car nous croyons bien, en fait, toucher les sensibles eux-mêmes, et qu’il n’existe aucun milieu intermédiaire. Mais il y a une différence entre le tangible, d’une part, et les visibles et les sonores, d’autre part : ces derniers, nous les percevons parce que l’intermédiaire produit un certain effet sur nous ; pour les tangibles, au contraire, la perception ne s’effectue pas sous l’action de l’intermédiaire, mais en même temps que l’intermédiaire, à la façon de l’homme frappé à travers son bouclier : ce n’est pas que le bouclier, une fois le coup reçu, ait frappé l’homme à son tour, mais, en fait, les deux coups se sont trouvés portés simultanément.

D’une façon générale, il semble bien que, pour la chair, et la langue, ce que l’air et l’eau sont aux organes de la vue, de l’ouïe et de l’odorat, elles le soient, comme eux, à l’organe sensoriel correspondant. Et en supposant l’organe sensoriel lui-même en contact avec un sensible, ni dans un cas, ni dans l’autre, il ne pourra se produire de sensation, par exemple si un corps blanc est placé sur la surface de l’oeil.

Par où il est évident aussi que c’est à l’intérieur que se trouve la faculté tactile, car c’est de cette façon-là seulement qu’il en sera pour ce sens comme pour les autres sens : en effet, dans le cas de ces derniers, les corps placés sur l’organe sensoriel ne sont pas perçus, tandis que, placés sur la chair, ils sont perçus ; d’où il suit que la chair n’est que l’intermédiaire du toucher.

Les différences tangibles sont donc celles du corps en tant que corps par ces différences, j‘entends celles qui définissent les éléments le chaud et le froid, le sec et l’humide, dont nous avons parlé antérieurement, dans le traité des Éléments. L’organe sensoriel de ces tangibles est celui du toucher, autrement dit cette partie du corps dans laquelle le sens appelé toucher réside primitivement. C’est cette partie qui est en puissance ces qualités : sentir, [424a] en effet, c’est subir en quelque chose, de sorte que l’agent fait cette partie semblable à lui en acte, alors qu’elle l’était en puissance.

C’est pourquoi ce qui est, à un degré égal à celui de l’organe, chaud ou froid, dur ou mou, nous ne le percevons pas, mais seulement les qualités en excès, ce qui implique que le sens est comme une sorte de médium entre les contrariétés dans les sensibles. Et c’est pour cela qu’il juge les sensibles, car le milieu est capable de juger, puisqu’il devient, par rapport à chacun des deux extrêmes, l’autre. Et de même que ce qui doit sentir le blanc et le noir doit n’être en acte ni l’un ni l’autre, mais être en puissance tous les deux (et il en est ainsi pour les autres organes sensoriels), de même, en ce qui concerne le toucher, l’organe ne doit être en acte ni chaud ni froid.

De plus, de même que la vue, disions-nous, est, d’une certaine façon, sens du visible et de l’invisible (et, pareillement aussi, les sens restants à l’égard de leurs opposés) de même aussi le toucher est sens du tangible et du non tangible. Est non tangible soit ce qui ne possède qu’à un très faible degré une différence des choses tangibles comme l’air, par exemple, soit les tangibles en excès, comme les corps destructeurs. Voilà donc, pour chaque sens en particulier, notre exposé en résumé.


Chapitre 12

212 D’une façon générale, pour toute sensation, il faut comprendre que le sens est le réceptacle des formes sensibles sans la matière.

Ainsi, comme la cire reçoit l’empreinte de l’anneau sans le fer ni l’or, et reçoit le sceau d’or ou d’airain, mais non en tant qu’or ou airain ; il en est de même pour le sens : pour chaque sensible, il subit sous l’action de ce qui possède couleur, saveur ou son, non pas en tant que chacun de ces objets est dit être une chose particulière, mais en tant qu’il est de telle qualité et en vertu de sa forme. L’organe sensoriel premier est celui dans lequel réside une puissance de cette nature.

Organe et faculté sont donc identiques, mais leur essence est différente : car l’organe qui sent doit être une certaine étendue, tandis que ni la faculté sensible ni le sens lui-même ne sont de l’étendue, mais bien une certaine forme et une puissance de cet organe.

On voit clairement, d’après cela, pourquoi alors les excès dans les sensibles détruisent les organes sensoriels. En effet, si le mouvement est trop fort pour l’organe, la forme (c’est-à-dire le sens) est dissoute, à la façon de l’harmonie et du ton, quand les cordes sont frappées trop fortement.

Cela explique aussi pourquoi les plantes n’ont pas la sensation, bien qu’elles aient une des parties de l’âme et qu’elles subissent en quelque degré sous l’action des tangibles ; et, en effet, elles peuvent devenir, par exemple, froides ou [424b] chaudes. La cause en est qu’elles n’ont pas de médium, ni de principe capable de recevoir les formes des sensibles sans leur matière ; au contraire, quand elles subissent, elles reçoivent également la matière.

On pourrait se demander enfin si une chose incapable de sentir l’odeur peut subir une certaine passion sous l’action de l’odeur, ou si une chose incapable de voir peut subir sous l’action de la couleur ; et de même pour les autres sens. Mais si l’objet de l’odorat est l’odeur, l’effet que produit l’odeur, si elle doit en produire un, est seulement l’olfaction. Il en résulte qu’aucun des êtres incapables de sentir une odeur n’est capable de subir sous l’action de l’odeur (et l’on peut en dire autant des autres sens), et que, même pour les êtres capables de sentir, aucun d’eux ne subit que dans la mesure où chacun est lui-même capable de sentir. Et cela est encore évident de la façon suivante. Ni la lumière et l’obscurité, ni le son, ni l’odeur ne produisent aucun effet sur les corps, mais bien les objets dans lesquels résident ces qualités par exemple, c’est l’air, qui accompagne le tonnerre, qui déchire le bois.

Pourtant dira-t-on les tangibles et les saveurs agissent sinon, en effet, sous l’action de quel facteur les êtres inanimés subi raient-ils et seraient-ils altérés ? Dirons-nous donc que les autres sensibles agissent aussi ? N’est-ce pas plutôt répondons-nous que tout corps ne peut subir sous l’action de l’odeur et du son, et que seuls subissent ceux qui sont d’une forme indéterminée et n’ont aucune consistance, par exemple l’air ? L’air, en effet, devient odorant comme ayant subi une certaine modification. Qu’est-ce donc que l’odeur ?



TROISIEME PARTIE - Sens, Perception et cognition


Chapitre 1

301 Ce chapitre vise à convaincre qu’il n’y a pas d’autre sens que les cinq que nous avons étudiés (je veux dire la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher).

Il nous faut d’abord admettre, comme un fait, que tout ce qui est perçu par le toucher, nous en avons la sensation, toutes les qualités du tangible, en tant que tangible, nous étant, en effet, perceptibles au moyen du toucher : il est, par suite, nécessaire que, dans le cas où une sensation nous manque, quelque organe sensoriel nous fasse également défaut. Mais, d’une part, toutes les choses que nous percevons par un contact immédiat avec elles, sont senties par le toucher, sens que nous nous trouvons posséder, et, d’autre part, toutes celles que nous percevons par des intermédiaires et sans contact avec elles, sont senties au moyen des corps simples, je veux dire l’air et l’eau. Et [425a] les choses se passent de telle sorte que, si c’est par un seul milieu que s’effectue la perception de plusieurs sensibles génériquement différents, le possesseur de l’organe sensoriel approprié doit nécessairement pouvoir sentir l’un et l’autre sensible (par exemple, si l’organe sensoriel est constitué à partir de l’air, l’air étant le milieu du son et de la couleur) ; si, par contre, c’est par plusieurs milieux que s’effectué la perception d’un même sensible (par exemple, la couleur, qui a pour milieu l’air et l’eau, car ils sont l’un et l’autre transparences), il suffira de posséder un organe sensoriel constitué à partir d’un seul de ces milieux, pour sentir le sensible qui admet les deux milieux, Or, parmi les corps simples, c’est seulement à partir de deux d’entre eux, l’air et l’eau, que les organes sensoriels sont constitués (et, en effet, la pupille est formée d’eau, l’ouïe d’air, et l’odorat de l’un ou de l’autre) ; le feu, lui, ou bien n’entre dans la composition d’aucun de ces organes, ou bien il est commun à tous (car rien, sans chaleur, ne peut sentir) ; quant à la terre, ou bien elle n’est non plus élément d’aucun d’eux, ou bien c’est surtout dans le toucher qu’elle est mélangée d’une manière particulière.

Resterait, par suite, qu’il n’existe aucun organe sensoriel en dehors de ceux qui sont formés d’eau et d’air. Or ces derniers organes, en fait certains animaux les possèdent. Toutes les sensations sont donc éprouvées par les animaux qui ne sont ni incomplets, ni mutilés, car il apparaît que même la taupe possède des yeux sous la peau. Ainsi, à moins qu’il n’existe un autre corps simple ou quelque propriété qui n’appartienne à aucun des corps de notre monde, nul sens ne saurait nous faire défaut. Mais il n’est pas possible non plus qu’il existe un organe sensoriel spécial pour les sensibles communs, que nous percevrions ainsi par accident au moyen de chaque sens : tels sont le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le nombre, l’unité.

Toutes ces déterminations, en effet, c’est par un mouvement que nous les percevons : ainsi, c’est par un mouvement que nous percevons la grandeur, et, par suite, aussi la figure, car la figure est une certaine grandeur ; la chose en repos, c’est par l’absence de mouvement ; le nombre, c’est par la négation de la continuité et aussi par les sensibles propres puisque chaque sensation n’a qu’un seul objet. Il en résulte évidemment qu’il est impossible qu’il y ait un sens spécial pour l’un quelconque de ces sensibles communs, par exemple pour le mouvement : car il en serait alors pour eux comme il en est maintenant de notre perception du doux par la vue (Cette perception se produit parce que nous nous trouvons avoir en même temps la sensation des deux sensibles, et de là vient que, lorsqu’il leur arrive de se rencontrer, nous les connaissons aussi ensemble.) Sinon, nous ne percevrions les sensibles communs que d’une façon purement accidentelle, comme nous percevons du fils de Cléon, non pas qu’il est fils de Cléon, mais qu’il est blanc ; et au blanc c’est seulement par accident qu’il arrive d’être le fils de Cléon. Mais, en réalité, des sensibles communs nous avons déjà une sensation commune, et qui n’est pas une sensation par accident il n’y a donc pas de sens spécial pour eux, car, dans ce cas, nous ne les percevrions d’aucune autre façon que de celle dont nous avons dit voir le fils de Cléon.

Mais c’est par accident que les divers sens perçoivent les sensibles propres les uns des autres ; ils agissent alors non pas en tant que sens séparés, mais comme formant un seul sens, quand il [425b] reproduit simultanéité de sensation relativement au même objet ; c’est le cas, lorsque nous percevons que le fiel est amer et jaune : car il n’appartient certainement pas à un autre sens de prononcer que ces deux qualités ne font qu’une seule chose. De à vient aussi que le sens commun se trompe : il suffit, par exemple, qu’une chose soit jaune pour qu’il croie que c’est du fiel.

Mais on pourrait se demander en vue de quelle fin nous possédons plusieurs sens au lieu d’un seul. Ne serait-ce pas pour éviter que les sensibles dérivés et communs, tels que le mouvement, la grandeur et le nombre passent moins facilement inaperçus ? Si, en effet, la vue était l’unique sens pour les sentir, et qu’elle eût le blanc pour objet, ces sensibles communs nous échapperaient plus facilement, et il nous semblerait que tous les sensibles n’en font qu’un, parce que la couleur et la grandeur, par exemple, s’accompagnent toujours. Mais le fait que les sensibles communs se retrouvent aussi dans un autre sensible montre clairement que chacun d’eux est qu chose de tout différent.


Chapitre 2

302 Puisque nous percevons que nous voyons et en tendons, c’est nécessairement ou bien par la vue que le sentant sent qu’elle voit, ou bien par un autre sens. Mais, dans ce dernier cas, c’est le même sens qui sera à la fois sens de la vue et de l’objet de celle-ci, la couleur. Il en résulte ou qu’il y aura deux sens pour le même sensible, ou que la vue sera sens d’elle-même. De plus, si le sens qui sent la vue est un autre sens, ou bien on ira à l’infini, ou bien l’un quelconque de ces sens sera sens de lui-même ; aussi est-il préférable d’admettre du premier lui-même cette aptitude.

Mais voici une difficulté. Du moment, en effet, que sentir par la vue, c’est voir, et que ce qu’on voit c’est la couleur ou ce qui possède la couleur, si l’on voit une chose qui elle-même voit, ce qui voit en premier lieu possèdera aussi la couleur.

Il est donc évident répondons-nous que l’expression « sentir par la vue » n’est pas prise en une seule acception : en effet, tout en ne voyant pas, c’est néanmoins par la vue que nous discernons l’obscurité et la lumière, bien que ce ne soit pas de la même façon. De plus, ce qui voit est, lui, aussi, en quelque manière, coloré, puisque tout organe sensoriel est le réceptacle du sensible sans la matière c’est pourquoi d’ailleurs même les sensibles une fois éloignés, les sensations et les images continuent d’exister dans les organes sensoriels.

L’acte du sensible et celui du sens sont un seul et même acte, mais leur essence n’est pas la même. Je prends comme exemple le son en acte et l’ouïe en acte : il est possible que celui qui possède l’ouïe n’en tende pas et que ce qui a le son ne résonne pas toujours. Mais quand passe à l’acte celui qui est en puissance d’écouter, et que résonne ce qui est en puissance de résonner, à ce moment-là se produisent simultanément l’ouïe en acte et le son en acte, [426a] que l’on pourrait appeler respectivement audition et résonance. Si donc le mouvement, l’action et la passion résident dans ce qui est agi, de toute nécessité le son et l’ouïe en acte résident l’un et l’autre dans l’ouïe en puissance ; car l’acte de l’agent et du moteur se produit dans le patient, et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire que le moteur soit lui-même mû.

L’acte du sonore est donc son ou résonance, et celui de l’auditif, ouïe ou audition : car l’ouïe a une double signification, et le sonore également. Et l’on peut en dire autant des autres sens et des autres sensibles. De même, en effet, que l’action et la passion résident dans le patient et non dans l’agent, ainsi l’acte du sensible et l’acte de la faculté sensible résident dans le sentant. Mais, dans certains cas, les deux actes reçoivent un nom, par exemple la résonance et l’audition, tandis que, dans d’autres cas, l’un ou l’autre demeure innomé. En effet, on appelle vision l’acte de la vue, mais celui de la couleur n’a pas de nom ; on appelle gustation l’acte de la faculté gustative, mais celui du sapide n’a pas de nom.

Maintenant, puisque l’acte du sensible et l’acte du sentant constituent un seul acte, bien que leur essence soit différente, il faut nécessairement que périssent et subsistent simultanément l’ouïe et le son ainsi compris et par suite aussi, la saveur et le goût, et, pareillement, les autres sens et les autres sensibles. Par contre, pour les sensibles entendus au sens de sensibles en puissance, cela n’est pas nécessaire, et les premiers physiologues se sont mépris quand ils ont pensé qu’il n’existait ni blanc, ni noir sans la vue, ni saveur sans le goût. Si, en un certain sens, leur opinion est fondée, en un autre sens, elle ne l’est pas. En effet, la sensation et le sensible présentent une double signification, et se disent tantôt selon la puissance et tantôt selon l’acte. Dans ce dernier cas, ce qu’ont dit ces philosophes s’applique bien, mais non pas dans l’autre cas. En fait, leur tort a été de prendre au sens absolu, des termes qui justement n’admettent pas de sens absolu.

Si l’harmonie est une sorte de voix ; si la voix et l’ouïe sont, en un sens, une seule chose, et si, en un autre sens, elles ne sont pas une seule chose ; si, enfin, l’harmonie est proportion, il est nécessaire que l’ouïe soit aussi une sorte de proportion. Et c’est pour cela que tout excès, l’aigu comme le grave, anéantit le sens de l’ouïe ; de même, dans les saveurs, l’excès détruit le goût ; dans les couleurs, le trop brillant ou le trop sombre détruit la vue, et, pour l’odorat, c’est l’odeur forte, la douce comme l’amère, Tout cela impliquant que le sens est une certaine proportion. C’est aussi pourquoi les sensibles sont agréables, lorsque, d’abord purs et sans mélange, ils sont amenés à la proportion voulue tel est le cas pour l’aigre, le doux ou le salé ; ils sont alors agréables, en effet. Mais, d’une manière générale, le mixte est plus harmonie que l’aigu ou le grave seul, et, pour le toucher, ce qui peut être échauffé ou refroidi. Or le sens, c’est la proportion, tandis que les sensibles en excès sont causes de douleur ou de destruction.

Chaque sens est donc sens de son propre objet sensible il réside dans l’organe sensoriel en tant qu’organe sensoriel, et il juge des différences du sensible sur lequel il porte : par exemple, la vue juge du blanc et du noir, le goût, du doux et de l’amer. Et il en est de même aussi pour les autres sens. Mais puisque notre jugement porte, en outre, sur le blanc et sur le doux, et sur chacun des sensibles dans ses rapports avec chaque autre sensible, par quel principe percevons-nous aussi qu’ils diffèrent ? Il faut bien que ce soit par un sens, puisque nous sommes en présence de sensibles, Par où il est évident aussi que la chair n’est pas l’organe sensoriel dernier ; car il serait, dans ce cas, nécessaire que ce qui juge jugeât par contact avec le sensible. Par suite, il n’est pas possible non plus de juger, par des facultés séparées, que le doux est différent du blanc : il faut que ce soit une seule faculté qui les perçoive clairement l’un et l’autre. Dans le cas contraire il suffirait, en effet, que je perçusse l’un et toi l’autre, pour faire apparaître leur différence réciproque. Mais il faut, en réalité, que ce soit une faculté une qui énonce cette différence, car on énonce que le doux est autre que le blanc. Ce qui énonce, c’est donc une seule et même faculté de sorte que, de même qu’elle prononce, de même aussi elle pense et elle sent.

Qu’il ne soit donc pas possible, avec des organes séparés, de juger les sensibles séparés, c’est évident. Et qu’on ne le puisse pas non plus dans des temps séparés, ce qui suit va le montrer. De même, en effet, que c’est la même fi qui affirme que le bon et le mauvais sont des choses distinctes, de même aussi, quand elle prononce que l’un est différent, elle prononce aussi que l’autre l’est (et, dans ce cas, le "quand" n’est pas accidentel à l’assertion ; j’entends accidentel, au sens où j’affirme actuellement qu’une chose est différente d’une autre, sans dire toutefois qu’elles sont actuellement différentes. Au contraire, la faculté en question prononce de la façon suivante : elle prononce actuellement, et elle prononce que les choses sont actuellement différentes). C’est donc en un même temps que la faculté prononce ; elle est, par suite, une inséparable unité en un temps inséparable.

Mais on pourrait objecter qu’il est impossible, pour la même chose, d’être mue, en même temps, de mouvements contraires, en tant qu’elle est indivisible et dans un temps indivisible. Si, en effet, le sensible est doux, [427a] il meut le sens ou la pensée de telle façon déterminée ; tandis que l’amer meut d’une façon contraire, et le blanc, d’une façon autre encore.

Est-ce donc que ce qui juge est, en même temps, d’une part, numériquement indivisible et inséparable, et, d’autre part, séparé par l’essence ? Alors, en un sens, c’est ce qui divisé qui sent les sensibles divisés ; mais, en un autre sens, c’est en tant qu’indivisible que ce divisé les sent : car, par l’essence, il est divisible, mais, par le lieu et le nombre, indivisible. Ou, plutôt, cette solution n’est-elle pas impossible ?

C’est seulement en puissance, en effet, que le même et indivisible sujet peut être à la fois les contraires, et non pas par l’essence : c’est, en réalité, par l’actuation qu’il est divisible, et il ne lui est pas possible d’être, en même temps, blanc et noir. Il en résulte qu’il ne peut non plus recevoir les formes du blanc et du noir, si comme nous l’admettons c’est dans une réception de ce genre que consistent la sensation et la pensée.

En réalité, il en est comme de ce que certains philosophes appellent le point, lequel, considéré à volonté comme un ou comme deux, est par là même divisible. Ainsi, en tant qu’indivisible, la faculté qui juge est une, et elle juge des deux objets simultanément ; mais, en ‘tant que divisible, elle n ‘est plus une, car elle emploie le même point deux fois en même temps. Donc, en tant qu’elle traite la limite comme deux, elle juge de deux choses, et de deux choses séparées, par une faculté en quelque sorte séparée mais en tant qu’elle traite la limite comme une, elle juge d’une seule chose, et saisit les sensibles en même temps.

Ainsi, en ce qui concerne le principe grâce auquel nous disons que l’animal est capable de sensation, arrêtons là nos explications.



Aristote de Anima 209