Aristote de Anima 303

Chapitre 3

303 Alors que c’est par deux différences qu’on définit principalement l’âme, d’abord par le mouvement local et ensuite par la pensée le jugement et la sensation que, d’autre part, on regarde d’ordinaire la pensée et l’intelligence comme étant une sorte de sensation (car, dans un cas comme dans l’autre l’âme discerne et connaît quelque chose qui est), et que les anciens philosophes, du moins, identifient le jugement et la sensation (tel Empédocle disant : « D’après ce qui se présente aux sens, l’intelligence croit, en effet, chez les hommes », et, dans un autre ouvrage : « De là vient qu’il leur arrive toujours d’avoir aussi des idées qui changent » ; et la parole d’Homère tend à signifier la même chose : « Car telle est la pensée… », dit-il. Tous ces auteurs croient, en effet, que la pensée est, comme la sensation, quelque chose de corporel, et que le semblable sent et pense par le semblable, ainsi que nous l’avons expliqué au début de notre exposé.

Pourtant ils auraient dû, en même temps, donner une explication de l’illusion, [427b] qui est plus familière encore aux animaux, et où l’âme séjourne la plus grande partie de son temps. Aussi résulte-t-il nécessairement de leur doctrine ou bien, comme certains philosophes l’admettent, que toutes les apparences sont vraies, ou bien que c’est le contact du dissemblable qui constitue l’illusion, car c’est là le contraire de la connaissance du semblable par le semblable. Mais on admet généralement que l’illusion sur les contraires, aussi bien que la science des contraires, est une et la même).

Il est donc claire que la sensation et l’intelligence ne sont pas identiques : l’une, en effet, est le partage de tous les animaux, l’autre, d’un petit nombre seulement. Mais la pensée, non plus (dans laquelle se trouvent comprises la pensée droite et la pensée erronée, la pensée droite étant intelligence, science et opinion vraie, et la pensée erronée, leurs contraires), cette pensée-là n’est pas non plus identique à la sensation : en effet, la sensation des sensibles propres est toujours vraie, et elle appartient à tous les animaux, tandis que la pensée peut aussi bien être fausse, et elle n’appartient à aucun être qui n’ait aussi la raison en partage.

La représentation, en effet, est quelque chose de distinct à la fois de la sensation et de la pensée, bien qu’elle ne puisse exister sans la sensation, et que, sans elle, il n’y ait pas non plus de croyance. Mais qu’elle ne soit ni pensée ni croyance, c’est clair : cet état en effet, dépend de nous, de notre caprice (car nous pouvons réaliser un objet devant nos yeux, comme le font ceux qui rangent les idées dans des lieux mnémoniques et qui en construisent des images), tandis que nous former une opinion ne dépend pas de nous, car il nous faut nécessairement alors être dans la vérité ou dans l’illusion. De plus, lorsque nous nous formons l’opinion qu’un objet est terrible ou effrayant, immédiatement nous éprouvons l’émotion, et, pareillement, quand c’est un objet rassurant ; au contraire, si c’est par le jeu de la représentation, nous nous comportons de la même façon que si nous contemplions en peinture les choses qui nous inspirent terreur ou confiance.

Il y a aussi des variétés de la croyance elle-même : la science, l’opinion, l’intelligence, et leurs contraires. Mais la différence entre ces espèces doit être traitée ailleurs. Pour en revenir à la pensée, puisqu’elle est autre chose que la sensation, et qu’elle semble comprendre, d’une part la représentation, et, de l’autre, la croyance, nous devrons, après avoir déterminé la nature de la représentation, traiter, de même, de la croyance.

[428a] Si donc la représentation est la faculté en vertu de a laquelle nous disons qu’une image se produit en nous, et si nous laissons de côté tout usage métaphorique du terme nous dirons qu’elle est seulement une faculté ou un état par quoi nous jugeons et pouvons être dans la vérité ou dans l’illusion. Telles sont aussi la sensation, l’opinion, la science et l’intelligence.

Que la représentation ne soit pas la sensation, cela est évident, et en voici les raisons. La sensation est, en effet, ou puissance, ou acte, par exemple vue ou vision ; par contre, il peut y avoir image en l’absence de l’une et de l’autre : telles sont les images qu’on sent dans le sommeil. Ensuite, fa sensation est toujours présente, tandis que la représentation ne l’est pas. D’autre part, si la représentation et la sensation étaient identiques en acte, toutes les bêtes devraient posséder la représentation ; mais il semble bien n’en être pas ainsi, par l’exemple même de la fourmi, de l’abeille et du ver. Ensuite, les sensations sont toujours vraies, tandis que les images sont, la plupart du temps, fausses. De plus, ce n’est pas quand notre activité s’applique avec exactitude sur le sensible que nous disons que ce sensible nous apparaît comme l’image d’un homme, par exemple ; c’est plutôt quand nous ne le percevons pas distinctement [alors la sensation est vraie ou fausse]. Enfin, ainsi que nous l’avons dit plus haut, des images visuelles apparaissent, même quand on a les yeux fermés.

Mais la représentation ne peut être non plus aucune des opérations qui sont toujours vraies, comme la science ou l’intelligence, car la représentation peut aussi être fausse. Reste donc à voir si elle est l’opinion, puisque l’opinion peut être vraie ou fausse.

Mais l’opinion est accompagnée de conviction (il n’est pas possible, en effet, que l’opinant ne soit pas convaincu de ce qu’il opine) ; or aucune bête ne possède la conviction, tandis que la représentation se rencontre chez un grand nombre. De plus, toute opinion est accompagnée de conviction, la conviction, de persuasion, et la persuasion, de raison ; or, parmi les bêtes, certaines possèdent bien la représentation, mais non la raison.

Il est clair, alors, que la représentation ne saurait être l’opinion jointe à la sensation, ni l’opinion produite par la sensation, ni une combinaison d’opinion et de sensation tant pour les raisons précédentes que parce que, de toute évidence, dans cette doctrine, l’opinion n’aura pas un objet différent de celui de la sensation, mais cet objet même je veux dire que la représentation sera la combinaison, par exemple, de l’opinion du blanc et de la sensation du blanc, car elle ne pourra assurément résulter de l’opinion du bien et de la sensation de [428b]blanc. Imaginer, alors, c’est dans ce système opiner au sujet de la chose même que l’on sent, et cela non pas par accident. Mais, en réalité, on sent aussi par la sensation des choses fausses, au sujet desquelles on possède, en même temps, une croyance vraie : par exemple, le Soleil apparaît de la dimension d’un pied de diamètre, et pourtant on est con vaincu qu’il est plus grand que la terre habitée. La conséquence est alors la suivante : ou bien nous avons abandonné l’opinion vraie que nous possédions, bien que l’objet n’ait subi aucun changement et que nous n’ayons nous-mêmes ni oublié, ni changé dans notre conviction, ou bien nous gardons l’opinion vraie que nous avions, et alors la même opinion est, nécessairement, à la fois vraie et fausse. Pourtant une opinion vraie ne peut devenir fausse que dans le cas où, à notre insu, l’objet se serait modifié.

Par conséquent ce n’est ni l’une de ces opérations, ni leur combinaison qui constitue la représentation.

Mais, puisqu’une chose mue peut en mouvoir une autre à son tour ; que la représentation est, semble-t-il, une sorte de mouvement et ne peut se produire sans la sensation, mais seulement dans les êtres sentants et pour des choses qui sont objets de sensation ; qu’en outre, un mouvement peut être produit par la sensation en acte et que ce mouvement est nécessairement semblable à la sensation ; si ces prémisses sont accordées, un mouvement de cette nature doit, nécessairement, d’abord être incapable d’exister sans une sensation et d’appartenir à des êtres non sentants, ensuite rendre son possesseur capable d’exercer et de subir un grand nombre d’actions, enfin être lui-même vrai ou faux. Quant à cette dernière conséquence, en voici les raisons.

La sensation des sensibles propres est toujours vraie, ou, du moins, sujette le moins possible à l’erreur. La perception que ces sensibles propres sont des accidents vient en second lieu, et à cet endroit, déjà l’erreur peut se glisser : car, que le sensible soit blanc, c’est là un point où on ne peut pas se tromper, mais que le blanc soit telle chose déterminée ou telle autre, sur ce point l’erreur est possible. En troisième lieu, vient la perception des sensibles communs, c’est-à-dire des sensibles dérivés des sensibles par accident auxquels appartiennent les sensibles propres je veux dire, par exemple, le mouvement et la grandeur, qui sont accidents des sensibles propres, et au sujet desquels les plus grandes chances d’erreur sont dès lors possibles pour la sensation. Or le mouvement qui est produit sous l’action de la sensation en acte variera suivant qu’il provient de l’une ou de l’autre de ces trois espèces de sensations Le premier aussi longtemps que la sensation est présente, est vrai ; les autres pourront être faux, que la sensation soit présente ou absente, et surtout quand le sensible se trouvera éloigné.

Si donc la représentation ne possède aucun autre caractère que ceux que nous avons indiqués, et si elle est bien ce que nous avons dit, [429a] on la définira comme un mouvement engendré par la sensation en acte.

Et comme la vue est le sens par excellence, la représentation [phantasia] a tiré son nom de « lumière » [phos] parce que, sans lumière, il n’est pas possible de voir. Et, en raison de la persistance des images et de la ressemblance qu’elles accusent avec les sensations, les animaux accomplissent beaucoup d’actions sous leur influence, les uns parce qu’ils ne possèdent pas l’intelligence, ce sont les bêtes, les autres, parce que leur intelligence est quelquefois obscurcie par la passion, ou les maladies, ou le sommeil : c’est le cas des hommes.

En ce qui concerne la représentation, en voilà assez sur sa nature et sa cause.


Chapitre 4

304 Voyons maintenant la partie de l’âme par laquelle l’âme connaît et comprend, que cette partie soit séparée, ou même qu’elle ne soit pas séparée selon l’étendue mais seulement logiquement ; nous avons à examiner quelle différence présente cette partie et comment enfin se produit l’intelligence.

Si donc l’intelligence est analogue à la sensation, penser consistera ou bien à subir sous l’action de l’intelligible, ou bien dans quelque autre processus de ce genre. Il faut donc que cette partie de l’âme soit impassible, tout en étant susceptible de recevoir la forme ; qu’elle soit, en puissance, telle que la forme, sans être pourtant cette forme elle-même, et que l’intellect se comporte par rapport aux intelligibles de la même façon que la faculté sensitive envers les sensibles. Par suite, pensant toutes choses, l’intellect doit nécessairement être sans mélange comme le dit Anaxagore, afin de commander, c’est-à-dire de connaître ; car, en manifestant sa propre forme à côté de la forme étrangère, il met obstacle à cette dernière et s’oppose à sa réalisation. Il en résulte qu’il n’a pas non plus d’autre nature propre que celle d’être en puissance.

Ainsi cette partie de l’âme qu’on appelle intellect (et j’entends par intellect ce par quoi l’âme pense et conçoit) n’est, en acte, aucune réalité avant de penser. Pour cette raison aussi, il n’est pas raisonnable d’admettre que l’intellect soit mêlé au corps, car alors il deviendrait d’une qualité déterminée, ou froid ou chaud, ou même posséderait quelque organe, comme la faculté sensitive or, en réalité, il n’en a aucun. Aussi doit-on approuver ceux qui ont soutenu que l’âme est le lieu des Idées, sous la réserve toutefois qu’il ne s’agit pas de l’âme entière, mais de l’âme intellectuelle, ni des Idées en réalisation, mais des Idées en puissance.

Que l’impassibilité de la faculté sensitive et celle de la faculté intellectuelle ne se ressemblent pas, cela est clair, dès qu’on porte son attention sur les organes sensoriels et sur le sens. Le sens, en effet, n’est plus capable de sentir [429b] à la suite d’une excitation sensible trop forte par exemple, on ne sent pas le son, à la suite de sons intenses, pas plus qu’à la suite de couleurs et d’odeurs puissantes on ne peut voir ou sentir. Au lieu que l’intellect, quand il a pensé un objet fortement intelligible, ne se montre pas moins capable, bien au contraire, de penser les objets qui le sont plus faiblement : la faculté sensible, en effet, n’existe pas indépendamment du corps, tandis que l’intellect en est séparé.

Mais une fois que l’intellect est devenu chacun des intelligibles, au sens où l’on appelle savant celui qui l’est en acte (ce qui arrive lorsque le savant lui-même, capable de passer à l’acte), même alors il est encore en puissance d’une certaine façon, non pas cependant de la même manière qu’avant d’avoir appris ou d’avoir trouvé ; et il est aussi alors capable de se penser lui-même.

Puisque la grandeur est différente de l’essence de la grandeur, et l’eau, de l’essence de l’eau. Et il en est ainsi de beaucoup d’autres choses, mais non de toutes, car pour certaines, il y a identité. Dès lors, on juge de l’essence de la chair et de la chair elle-même, soit par des facultés différentes, soit plutôt par des manières d’être différentes de la même faculté. Car la chair n’existe pas indépendamment de la matière, mais elle est comme le camus telle forme dans telle matière.

C’est donc par la faculté sensitive que nous jugeons du froid et du chaud, ainsi que des qualités dont la chair est une certaine proportion. Par contre, c’est par une autre faculté, ou bien séparée de la précédente, ou plutôt se trouvant avec elle dans la même relation que la ligne brisée, une fois redressée, avec la ligne brisée elle-même, que nous jugeons de l’essence de la chair. De même encore, dans le cas des êtres abstraits, la droite est analogue au camus, car il est joint au continu. Mais son essence, si du moins l’essence de la droite est différente de la droite, est tout autre chose : mettons que ce soit, par exemple, la dyade. C’est donc par une faculté différente, ou plutôt par une manière d’être différente de la même faculté que nous les discernons. En général, donc, comme les objets de la connaissance sont séparables de leur matière, ainsi en est-il des opérations de l’intellect.

Mais on pourrait se poser la difficulté suivante : si l’intellect est simple et impassible, et si, comme le dit Anaxagore il n’a rien de commun avec quoi que ce soit, comment pensera-t-il, puisque penser c’est subir une certaine passion ? En effet, c’est en tant qu’une certaine communauté de nature appartient à deux facteurs, que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre subit. Autre question : l’intellect est-il lui-même intelligible ? Ou bien, en effet, l’intellect appartiendra aux autres intelligibles, si ce n’est pas en vertu d’autre chose que lui-même qu’il est intelligible et si l’intelligible est une chose spécifiquement une ; ou bien, mêlé à l’intellect, il y aura quelque élément étranger qui, comme pour les autres intelligibles, le rendra intelligible.

Ne faut-il pas plutôt reprendre notre distinction antérieure de la passion s’exerçant grâce à un élément commun, et dire que l’intellect est, en puissance, d’une certaine façon, les intelligibles mêmes, mais qu’il n’est, en réalisation, aucun d’eux, avant d’avoir pensé ? Et il doit en être comme [430a] d’un tableau où il n’y a rien a d’écrit en réalisation : c’est exactement ce qui se passe pour l’intellect. De plus, l’intellect est lui-même intelligible comme le sont les intelligibles. En effet, en ce qui concerne les réalités immatérielles, il y a identité du pensant et du pensé, car la science théorétique et ce qu’elle connaît sont identiques. Quant à la cause qui fait qu’on ne pense pas toujours, il reste à la déterminer). Par contre, dans les choses qui renferment de la matière, c’est en puissance seulement que réside chacun des intelligibles. Il en résulte qu’à ces dernières choses l’intellect ne saurait appartenir (car l’intellect n’est puissance de choses de ce genre qu’à l’exclusion de leur matière), tandis qu’à l’intellect l’intelligibilité appartiendra.


Chapitre 5

305 Mais, puisque, dans la nature tout entière, on distingue d’abord quelque chose qui sert de matière à chaque genre (et c’est ce qui est en puissance tous les êtres du genre) et ensuite une autre chose qui est la cause et l’agent parce qu’elle les produit tous, situation dont celle de l’art par rapport à sa matière est un exemple, il est nécessaire que, dans l’âme aussi, on retrouve ces différences. Et, en fait, on distingue, d’une part, l’intellect qui est analogue à la matière, par le fait qu’il devient tous les intelligibles, et, d’autre part, l’intellect qui est analogue à la cause efficiente, parce qu’il les produit tous, attendu qu’il est une sorte d’état analogue à la lumière car, en un certain sens, la lumière, elle aussi, convertit les couleurs en puissance, en cou leurs en acte. Et c’est cet intellect qui est séparé, impassible et sans mélange, étant par essence un acte car toujours l’agent est d’une dignité supérieure au patient, et le principe, à la matière. La science en acte est identique à son objet par contre, la science en puissance est antérieure selon le temps, dans l’individu, mais, absolument, elle n’est pas antérieure même selon le temps, et on ne peut dire que cet intellect tantôt pense et tantôt ne pense pas. C’est une fois séparé qu’il n’est plus que ce qu’il est essentiellement, et cela seul est immortel et éternel. (Nous ne nous souvenons pas cependant, parce qu’il est impassible, tandis que l’intellect subie est corruptible) et, sans l’intellect agent, rien ne pense.


Chapitre 6

306 L’intelligence des indivisibles a lieu dans les choses où le faux ne peut trouver place. Mais dans celles qui admettent le faux et le vrai, il y a déjà une composition de notions comme si ces notions n’en formaient qu’une ; de même qu’au dire d’Empédocle, « là où beaucoup de têtes sans cou poussaient », elles furent ensuite réunies par l’Amitié, ainsi ces notions, d’abord séparées entrent aussi en composition telles sont, par exemple, les notions d’incommensurable et de diagonale. Et quand il s’agit de choses [430b] passées ou futures, le temps inter vient comme un élément additionnel dans leur composition. En effet, le faux réside toujours dans une composition car, même si on affirme que le blanc est non-blanc, on a fait entrer le non-blanc en composition. On peut aussi bien appeler division toutes ces compositions. Mais, de toute façon, le faux ou le vrai n’est pas seulement que Cléon est blanc, mais aussi qu’il l’était ou le seras. Et le principe unificateur de chacune de ces compositions c’est l’intellect.

Maintenant, puisque l’indivisible se prend en une double acception et qu’il peut signifier soit l’indivisible en puissance, soit l’indivisible en acte, rien n’empêche de penser l’indivisible quand on pense la longueur (car elle est indivisible en acte), et ce, dans un temps indivisible : c’est, en effet, de la même façon que la longueur, que le temps est divisible ou indivisible. On ne peut donc pas dire quelle partie de la longueur l’esprit pense dans chaque moitié du temps. En effet, chaque moitié n’existe qu’en puissance, tant que la division n’a pas été faite. Mais en pensant séparément chacune des deux moitiés, l’esprit divise aussi, par là même, le temps, et alors c’est comme s’il pensait plusieurs longueurs. Si, inversement, l’esprit pense la longueur comme formée de deux demi-longueurs, il pense aussi dans un temps formé de deux mi-temps.

Quant à ce qui est indivisible non pas selon la quantité, mais par la forme, on le pense dans un temps indivisible et par un acte indivisible de l’âme ; mais c’est seulement par accident, et non pas de la même façon que les indivisibles en acte, que sont divisibles l’opération par laquelle, et le temps dans lequel, on pense les indivisibles formels ; en fait, on les pense de la même façon que les indivisibles en acte sont indivisibles. En effet, même dans ces indivisibles en acte, réside quelque chose d’indivisible (mais aussi sans doute de non séparé), qui fait l’unité du temps et de la longueur ; et cet élément indivisible est pareillement présent dans tout ce qui est continu, temps ou longueur.

Le point, lui, comme aussi toute division et ce qui est indivisible de cette façon, se découvrent à nous de la même manière que la privation. Et on peut en dire autant des autres cas : sur la façon, par exemple, dont on connaît le mal ou le noir ; car c’est par leurs contraires qu’en un sens on les connaît. Mais il faut que l’esprit connaissant soit en puissance ce contraire et qu’il ne fasse qu’un avec lui. Si, par contre, quelqu’une des causes n’a pas de contraire, elle se connaît elle-même, et elle existe en acte et à l’état séparé.

En résumé, l’assertion affirme un attribut d’un sujet, comme l’affirmation elle-même, et elle est, par suite, toujours vraie ou fausse. Avec l’intellect, il n’en est pas toujours ainsi : quand il a pour objet l’essence au point de vue de l’essence, il est toujours dans le vrai, mais non pas s’il affirme un attribut d’un sujet. Mais, de même que la perception, par la vue, de son sensible propre, est toujours vraie (alors que, dans la question de savoir si le blanc est, au non, un homme, la perception n’est pas toujours vraie), de même en est-il pour tous les objets sans matière.


Chapitre 7

307 [431a] La science en acte est identique à son objet. Mais a la science en puissance est antérieure, selon le temps, dans l’individu, bien que, absolument, elle ne soit pas antérieure, même selon le temps car c’est de l’être en réalisation que procède tout ce qui devient. Et il apparaît, en fait, que le sensible fait seulement passer la faculté sensitive, qui était en puissance, à l’acte, car le sens ni ne subit, ni n’est altéré, Aussi est-ce là une autre espèce de mouvement. En effet, le mouvement est, disions-nous, acte de ce qui est inachevé, tandis que l’acte au sens absolu, l’acte de ce qui a atteint son plein développement, est tout différent.

Ainsi donc la sensation est semblable à la simple énonciation et à la simple conception ; mais quand l’objet sensible est agréable ou pénible, l’esprit, émettant une sorte d’affirmation ou de négation, le poursuit ou l’évite ; et éprouver le plaisir et la douleur, c’est agir par la faculté sensible prise comme médium et en relation avec le bon ou le mauvais, en tant que tels. Et l’aversion et le désir sont donc les actes de la même faculté, autrement dit : la faculté de désir et la faculté d’aversion ne sont distinctes ni l’une de l’autre, ni de la faculté sensitive, bien que leur essence soit différente. Quant à l’âme dianoétique, les images remplacent pour elle les sensations, et quand elle affirme ou nie le bon ou le mauvais, elle fuit ou poursuit. C’est pourquoi jamais l’âme ne pense sans image.

C’est ainsi, pour prendre un exemple, qu’il arrive que l’air rend la pupille de telle qualité ; la pupille, à son tour, agit sur une autre chose (et l’ouïe fait de même), tandis que le dernier terme est un, et constitue une médium unique, bien que multiple dans son essence. Quant au principe par lequel l’âme juge que le doux diffère du chaud, nous l’avons indiqué plus haut ; mais il faut le redire ici : ce principe est une chose une, et une au sens où la limite est une. Et ces sensibles, le sens commun, qui est un par analogie et par le nombre, les possède en lui dans le même rapport l’un à l’égard de l’autre que ceux-ci se trouvent, en réalité, vis-à-vis l’un de l’autre : car quelle différence y a-t-il entre la difficulté de savoir comment il juge les sensibles ne rentrant pas dans le même genre, et celle de savoir comment il juge les contraires, par exemple le blanc et le noir ? Soit donc que ce que A, le blanc, est à B, le noir, F le soit à D. Il s’ensuit qu’on peut renverser la proportion et dire que A est à F comme B est à D. Si donc FD sont attributs d’un seul sujet, ils se comporteront, aussi bien que AB, comme une chose identique et une, bien que distincte par l’essence ; et il en sera de même des autres couples. Le raisonnement [431b] serait identique si A était le doux, et B le blanc.

La faculté noétique pense donc les formes dans les images. Et de même que c’est dans les sensibles que se détermine pour elle ce qu’il faut poursuivre et éviter, ainsi quand, même en dehors de la sensation, elle s’applique aux images, elle se meut Par exemple, en percevant que la torche est du feu, on connaît, par le sens commun, en la voyant remuer, qu’elle signale l’approche d’un ennemi. D’autres fois, au contraire, il est par les images qui sont dans l’âme, ou plutôt par les concepts, qu’on calcule et qu’on délibère, comme dans une vision les événements futurs d’après les événements présents. Et quand on a déclaré que là est l’agréable ou le pénible, alors on évite ou on poursuit ; et il en est ainsi dans l’action en général. Et, en outre, ce qui est indépendant de l’action, savoir le vrai et le faux, appartient au même genre que le bon et le mauvais, mais avec cette différence, du moins, que le vrai et le faux existent absolument, et le bon et le mauvais, pour une personne déterminée.

Quant à ce qu’on appelle les abstractions, l’intellect les pense comme on penserait le camus : en tant que camus, on ne le penserait pas à l’état séparé, mais, en tant que concave, si on le pensait en actes on le penserait sans la chair dans laquelle le concave est réalisé : c’est ainsi que, quand l’intellect pense les termes abstraits, il pense les choses mathématiques, qui pourtant ne sont pas séparées, comme séparées. Et, d’une manière générale, l’intellect en acte est identique à ses objets mêmes.

Quant à la question de savoir s’il est possible que l’intellect pense une chose séparée sans qu’il soit lui-même séparé de l’étendue, ou si c’est impossible, nous aurons à l’examiner ultérieurement.


Chapitre 8

308 Et maintenant, récapitulons ce que nous avons dit au sujet de l’âme, et répétons que l’âme est, en un sens, les êtres mêmes. Tous les êtres, en effet, sont ou sensibles ou intelligibles, et la science est, en un sens, identique à son objet, comme la sensation, identique au sensible. Mais de quelle façon, c’est ce qu’il faut rechercher.

La science et la sensation se divisent donc de la même façon que leurs objets, la science et la sensation en puissance correspondant aux choses en puissance, la science et la sensation en réalisation correspondant aux choses en réalisation. Dans l’âme, à son tour, la faculté sensitive et la faculté cognitive sont en puissance leurs objets mêmes, dont l’un est intelligible et l’autre, sensible en puissance. Et il est nécessaire que ces facultés soient identiques aux objets mêmes, ou, tout au moins à leurs formes. Qu’elles soient les objets mêmes, ce n’est pas possible, car ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais sa forme. [432a] Il s’ensuit que l’âme est analogue à la main : de même, en effet, que la main est un instrument d’instruments, ainsi l’intellect est forme des formes, et le sens, forme des sensibles.

Mais puisqu’il n’y a, semble-t-il, aucune chose qui existe séparément en dehors des grandeurs sensibles, c’est dans les formes sensibles que les intelligibles existent, tant les abstractions ainsi appelées que toutes les qualités et passions des sensibles. Et c’est pourquoi, d’une part, en l’absence de toute sensation, on ne pourrait apprendre ou comprendre quoi que ce fût et, d’autre part, l’exercice même de l’intellect doit être accompagné d’une image, car les images sont semblables à des sensations sauf qu’elles sont immatérielles.

La représentation, cependant, est distincte de l’assertion et de la négation, car il faut une combinaison de notions pour constituer le vrai ou le faux. Mais demandera-t-on, en quoi les notions premières diffèreront-elles alors des images ? Ne serait-ce pas que ces autres notions ne sont pas non plus des images, bien qu’elles ne peuvent exister sans images.


Chapitre 9

309 Nous avons défini l’âme, celle des animaux, par deux facultés : la faculté de juger, qui est la fonction de la pensée et de la sensation, et, en outre, la faculté de mouvoir selon le mouvement local. En ce qui concerne le sens et la pensée, nos explications antérieures doivent suffire ; mais en ce qui concerne le principe moteur, il nous faut examiner ce qui enfin, dans l’âme, joue ce rôle, si c’est quelque partie unique de l’âme, séparée soit dans l’étendue, soit logiquement, ou si c’est l’âme tout entière ; et, en supposant que c’en soit quelque partie, si c’est une partie spéciale, distincte de celles qu’on reconnaît habituellement et que nous avons indiquées, ou bien si c’est quelqu’une de ces dernières.

Mais la question se pose immédiatement de savoir en quel sens on doit parler des parties de l’âme, et quel est leur nombre. D’une certaine façon, en effet, il apparaît bien qu’elles sont en nombre infini et qu’il ne suffit pas seulement de distinguer, avec certains philosophes, la partie rationnelle, la partie impulsive et la partie appétitive, ou, avec d’autres, la partie rationnelle et la partie irrationnelle. En effet, à examiner les différences d’après lesquelles ces divisions sont établies, il apparaît, en fait, qu’il existe d’autres parties, séparées les unes des autres par un intervalle plus grand que celles-ci : ce sont celles dont nous venons de parler savoir la partie nutritive, qui appartient tant aux plantes qu’à tous les animaux ; la partie sensitive, qu’on ne peut facilement classer ni comme irrationnelle, ni comme rationnelle ; en troisième lieu, la partie imaginative, qui, par son essence, est différente de toutes les autres, mais dont il est très difficile de dire à quelle partie elle est identique ou de quelle partie elle est distincte, si on suppose des parties séparées dans l’âme ; enfin, la partie désirante, qui, tant par sa forme que par sa puissance, semblerait bien être différente de toutes les précédentes, et qui pourtant ne peut, sans absurdité, être séparée des autres parties : car c’est dans la partie rationnelle que le désir réfléchi prend naissance, et dans la partie irrationnelle, l’appétit et l’impulsion ; si, de même, on fait l’âme tripartite, le désir figurera dans les trois parties.

Revenons à l’objet de notre précédente étude : qu’est-ce qui meut l’animal selon le lieu ? En effet, le mouvement d’accroissement et de décroissement, appartenant à tous les êtres animés, doit, semble-t-il, être attribué au principe que tous possèdent, savoir la faculté génératrice et nutritive. Quant à l’inspiration et à l’expiration, au sommeil et à la veille, on les examinera plus tard, car ils soulèvent, eux aussi, beaucoup de difficulté. Mais, pour en revenir au mouvement selon le lieu, qu’est-ce qui imprime à l’animal son mouvement de progression ? C’est ce qu’il faut examiner.

Que ce ne soit pas la faculté nutritive, c’est évident. Toujours, en effet. C’est en vue d’une fin que ce mouvement de locomotion s’accomplit, et il est accompagné soit d’imagination, soit de désir, car aucun animal, à moins de désirer ou de fuir un objet, ne se meut autrement que par contrainte. De plus dans cette hypothèse, même les plantes seraient capables de mouvement, et elles posséderaient quelque partie servant d’organe à ce genre de mouvement.

De même, ce n’est pas davantage la faculté sensitive, car il y a beaucoup d’animaux qui ont la sensation, et qui cependant restent stationnaires et immobiles pendant toute leur vie. Si donc la nature ne fait rien en vain, ni ne néglige rien de ce qui est (sauf dans les êtres incomplets et imparfaits ; mais les animaux considérés ici sont parfaits et non incomplets : et la preuve en est qu’ils sont capables d’engendrer et qu’ils traversent une période de maturité et de déclin), il s’ensuit qu’ils devraient posséder aussi les parties qui peuvent servir d’organe à la progression.

Mais ce n’est pas non plus la faculté rationnelle, et ce qu’on nomme l’intellect, qui est le moteur. En effet, l’intellect théorétique ne pense rien qui ait rapport à la pratique, et n’énonce rien sur ce qu’il faut éviter et poursuivre, alors que le mouvement de progression est toujours d’un être qui évite ou poursuit quelque chose. Et même quand l’intellect porte sur une chose de ce genre il n’ordonne pas pour autant de la poursuivre ou de l’éviter : par exemple, souvent il pense quelque chose de redoutable ou d’agréable sans ordonner de fuir ; c’est le coeur [433a] seul qui est mis en mouvement, ou, a s’il s’agit d’une chose agréable, quelque autre partie du corps. Enfin, même quand l’intellect prescrit et que la pensée dit de fuir quelque objet ou de le poursuivre, l’animal ne se meut pas par là même ; au contraire, il agit parfois selon l’appétit, et c’est ce que fait l’intempérant. Enfin, d’une manière générale, nous observons que celui qui possède la science médicale ne l’exerce pas pour autant, ce qui montre bien que c’est tout autre chose qui détermine l’action conforme à la science, et non pas la science elle-même.

Enfin, ce n’est pas davantage le désir qui détermine ce genre de mouvement : car les tempérants, quand ils éprouvent des désirs et des appétits, n’accomplissent pas les choses dont ils ont le désir, mais ils obéissent à la raison.



Aristote de Anima 303