Dives in Misericordia FR


LETTRE ENCYCLIQUE

DIVES IN MISERICORDIA


DU SOUVERAIN PONTIFE JEAN-PAUL II

SUR LA MISERICORDE DIVINE



Vénérables Frères, chers Fils et Filles, salut et Bénédiction Apostolique!


I. QUI ME VOIT, VOIT LE PERE (Jn 14,9)

Jn 14,9

Révélation de la miséricorde

1 "DIEU RICHE EN MISERICORDE" (Ep 2,4) est Celui que Jésus-Christ nous a révélé comme Père: c'est Lui, son Fils, qui nous l'a manifesté et fait connaître en lui-même (Jn 1,18 He 1,1-2). Mémorable, à cet égard, est le moment ou Philippe, l'un des douze Apôtres, s'adressant au Christ, lui dit: "Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit"; et Jésus lui répondit: "Voilà si longtemps que je suis avec vous et tu ne me connais pas...? Qui m'a vu a vu le Père" (Jn 14,8-9). Ces paroles furent prononcées durant le discours d'adieux, à la fin du repas pascal, que suivirent les événements des saints jours qui devaient confirmer une fois pour toutes que "Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont Il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a fait revivre avec le Christ" (Ep 2,4-5).

Suivant l'enseignement du Concile Vatican II, et considérant les nécessités particulières des temps que nous vivons, j'ai consacré l'encyclique Redemptor Hominis à la vérité sur l'homme, vérité qui, dans sa plénitude et sa profondeur, nous est révélée dans le Christ. Une exigence aussi importante, dans ces temps critiques et difficiles, me pousse à découvrir encore une fois dans le Christ lui-même le visage du Père, qui est "le Père des miséricorde set le Dieu de toute consolation" (5). On lit en effet, dans la constitution Gaudium et Spes: "Nouvel Adam, le Christ... manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation": il le fait précisément "dans la révélation même du mystère du Père et de son amour" (6). Ces paroles attestent très clairement que la manifestation de l'homme, dans la pleine dignité de sa nature, ne peut avoir lieu sans la référence non seulement conceptuelle mais pleinement existentielle à Dieu. L'homme et sa vocation suprême se dévoilent dans le Christ par la révélation du mystère du Père et de son amour.

5- 2Co 1,3
6- GS 22


C'est pour cela qu'il convient maintenant de nous tourner vers ce mystère: les multiples expériences de l'Eglise et de l'homme contemporain nous y invitent, tout comme l'exigent les aspirations de tant de coeurs humains, leurs souffrances et leurs espérances, leurs angoisses et leurs attentes. S'il est vrai que l'homme est en un certain sens la route de l'Eglise -comme je l'ai dit dans l'encyclique Redemptor Hominis-, en même temps l'Evangile et toute la Tradition nous indiquent constamment que nous devons parcourir cette route, avec tout homme, telle que le Christ l'a tracée en révélant en lui-même le Père et son amour (7). En Jésus-Christ, marcher vers l'homme de la manière assignée une fois pour toutes à l'Eglise dans le cours changeant des temps, est en même temps s'avancer vers le Père et vers son amour. Le Concile Vatican II a confirmé cette vérité pour notre temps.

7- GS 22


Plus la mission de l'Eglise est centrée sur l'homme -plus elle est, pour ainsi dire, anthropocentrique-, plus aussi elle doit s'affirmer et se réaliser de manière théocentrique, c'est-à-dire s'orienter en Jésus-Christ vers le Père. Tandis que les divers courants de pensée, anciens et contemporains, étaient et continuent à être enclins à séparer et même à opposer théocentrisme et anthropocentrisme, l'Eglise au contraire, à la suite du Christ, cherche à assurer leur conjonction organique et profonde dans l'histoire de l'homme. C'est là un des principes fondamentaux, et peut être même le plus important, de l'enseignement du dernier Concile. Si nous nous proposons donc comme tâche principale, dans la phase actuelle de l'histoire de l'Eglise, de mettre en oeuvre l'enseignement de ce grand Concile, nous devons nous référer à ce principe avec foi, ouverture d'esprit et de tout coeur. Dans mon encyclique précédemment citée, j'ai essayé de souligner que l'approfondissement et l'enrichissement multiforme de la conscience de l'Eglise, fruits du Concile, doivent ouvrir plus largement notre intelligence et notre coeur au Christ. Aujourd'hui, je désire dire que l'ouverture au Christ qui, comme Rédempteur du monde, révèle pleinement l'homme à l'homme, ne peut s'accomplir autrement qu'à travers une référence toujours plus profonde au Père et à son amour.


Incarnation de la miséricorde

2 Dieu, "qui habite une lumière inaccessible" (8), parle aussi à l'homme à travers l'image du cosmos: en effet, "ce qu'il a d'invisible depuis la création du monde se laisse voir à l'intelligence à travers ses oeuvres, son éternelle puissance et sa divinité" (9). Cette connaissance indirecte et imparfaite, oeuvre de l'intelligence qui cherche Dieu dans le monde visible à travers ses créatures, n'est pas encore la "vision du Père". "Nul n'a jamais vu Dieu", écrit saint Jean pour donner plus de relief à la vérité selon laquelle "le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui, l'a révélé" (10). Cette "révélation" manifeste Dieu dans l'insondable mystère de son être -un et trine- entouré "d'une lumière inaccessible" (11); cependant, dans cette "révélation" du Christ, nous connaissons Dieu d'abord dans son amour envers l'homme, dans sa "philanthropie" (12). Là, "ses perfections invisibles" deviennent "visibles", incomparablement plus visibles qu'à travers toutes les autres oeuvres "accomplies par lui": elles deviennent visibles dans le Christ et par le Christ, dans ses actions et ses paroles, et enfin dans sa mort sur la croix et sa résurrection.

8-
1Tm 6,16
9- Rm 1,20
10- Jn 1,18
11- 1Tm 6,16
12- Tt 3,4


Ainsi, dans le Christ et par le Christ, Dieu devient visible dans sa miséricorde, c'est-à-dire qu'est mis en relief l'attribut de la divinité que l'Ancien Testament, à travers différents termes et concepts, avait déjà défini comme la "miséricorde". Le Christ confère à toute la tradition vétéro-testamentaire de la miséricorde divine sa signification définitive. Non seulement il en parle et l'explique à l'aide d'images et de paraboles, mais surtout il l'incarne et la personnife. Il est lui-même, en un certain sens, la miséricorde. Pour qui la voit et la trouve en lui, Dieu devient "visible" comme le Père "riche en miséricorde" (13).

13- Ep 2,4


Plus peut-être que celle de l'homme d'autrefois, la mentalité contemporaine semble s'opposer au Dieu de miséricorde, et elle tend à éliminer de la vie et à ôter du coeur humain la notion même de miséricorde. Le mot et l'idée de miséricorde semblent mettre mal à l'aise l'homme qui, grâce à un développement scientifique et technique inconnu jusqu'ici, est devenu maître de la terre qu'il a soumise et dominée (14). Cette domination de la terre, entendue parfois de façon unilatérale et superficielle, ne laisse pas de place, semble-t-il, à la miséricorde. A ce sujet, cependant, nous pouvons nous référer avec profit à l'image "de la condition de l'homme dans le monde contemporain" telle qu'elle est tracée au début de la constitution Gaudium et Spes. On y lit entre autres: "Ainsi le monde moderne apparaît à la fois comme puissant et faible, capable du meilleur et du pire, et le chemin s'ouvre devant lui de la liberté ou de la servitude, du progrès ou de la régression, de la fraternité ou de la haine. D'autre part, l'homme prend conscience que de lui dépend la bonne orientation des forces qu'il a mises en mouvement et qui peuvent l'écraser ou le servir" (15).

14- Gn 1,28
15- GS 9


La situation du monde contemporain ne manifeste pas seulement des transformations capables de faire espérer pour l'homme un avenir terrestre meilleur, mais elle révèle aussi de multiples menaces, bien pires que celles qu'on avait connues jusqu'ici. Sans cesser de dénoncer ces menaces en diverses circonstances (comme dans les interventions à l'ONU, à l'UNESCO, à la FAO et ailleurs), l'Eglise doit les regarder en même temps à la lumière de la vérité reçue de Dieu.

Révélée dans le Christ, la vérité au sujet de Dieu "Père des miséricordes" (16) nous permet de le "voir" particulièrement proche de l'homme, surtout quand il souffre, quand il est menacé dans le fondement même de son existence et de sa dignité. Et c'est pourquoi, dans la situation actuelle de l'Eglise et du monde, bien des hommes et bien des milieux, guidés par un sens aigu de la foi, s'adressent, je dirais quasi spontanément, à la miséricorde de Dieu. Ils y sont certainement poussés par le Christ, dont l'Esprit est à l'oeuvre au fond des coeurs. En effet, le mystère de Dieu comme "Père des miséricordes" qu'il nous a révélé devient, en face des menaces actuelles contre l'homme, comme un appel adressé à l'Eglise.

16- 2Co 1,3


Je voudrais, dans la présente encyclique, répondre à cet appel. Je voudrais reprendre le langage éternel, et en même temps incomparable de simplicité et de profondeur, de la révélation et de la foi pour exprimer encore une fois, grâce à lui, en face de Dieu et des hommes, les grandes préoccupations de notre temps.

En effet, la révélation et la foi nous apprennent moins à méditer de manière abstraite le mystère de Dieu comme "Père des miséricordes" qu'à recourir à cette miséricorde au nom du Christ et en union avec lui. Le Christ ne nous a-t-il pas enseigné que notre Père, "qui voit dans le secret" (17), attend pourrait-on dire continuellement que, recourant à lui dans tous nos besoins, nous scrutions toujours son mystère, le mystère du Père et de son amour? (18)

17- Mt 6,4 Mt 6,6 Mt 6,18
18- Ep 3,18 Lc 11,5-13


Je désire donc que les considérations présentes rendent ce mystère plus proche pour tous, et qu'elles deviennent en même temps un vibrant appel de l'Eglise à la miséricorde dont l'homme et le monde contemporain ont un si grand besoin. Ils en ont besoin, même si souvent ils ne le savent pas.




II. MESSAGE MESSIANIQUE


Quand le Christ commença à agir et à enseigner

3 Devant ses compatriotes, à Nazareth, le Christ se réfère aux paroles du prophète Isaïe: "L'Esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a consacré par l'onction pour porter la bonne nouvelle aux pauvres; il m'a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur" (19). Selon saint Luc, ces phrases constituent sa première déclaration messianique, qui sera suivie des faits et des paroles que nous fait connaître l'Evangile. Par ces faits et ces paroles, le Christ rend le Père présent parmi les hommes. Il est hautement significatif que ces hommes soient surtout les pauvres, qui n'ont pas de moyens de subsistance, ceux qui sont privés de la liberté, les aveugles qui ne voient pas la beauté de la création, ceux qui vivent dans l'affliction du coeur ou qui souffrent à cause de l'injustice sociale, et enfin les pécheurs. C'est surtout à l'égard de ces hommes que le Messie devient un signe particulièrement lisible du fait que Dieu est amour; il devient un signe du Père. Dans ce signe visible, les hommes de notre époque, tout comme ceux d'alors, peuvent aussi voir le Père.

19-
Lc 4,18-19


Il est révélateur que Jésus, lorsque les messagers envoyés par Jean-Baptiste le rejoignirent pour lui demander: "Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre?" (20), se soit référé au témoignage par lequel il avait inauguré son enseignement à Nazareth et leur ait répondu: "Allez rapporter à Jean ce que vous avez vu et entendu: les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres", et qu'il ait ensuite conclu: "et heureux celui qui ne sera pas scandalisé à mon sujet" (21).

20- Lc 7,19
21- Lc 7,22-23


Jésus a révélé, surtout par son style de vie et ses actions, comment l'amour est présent dans le monde ou nous vivons, l'amour actif, l'amour qui s'adresse à l'homme et embrasse tout ce qui forme son humanité. Cet amour se remarque surtout au contact de la souffrance, de l'injustice, de la pauvreté, au contact de toute la "condition humaine" historique, qui manifeste de diverses manières le caractère limité et fragile de l'homme, aussi bien physiquement que moralement. Or la manière dont l'amour se manifeste et son domaine sont, dans le langage biblique, appelés: "miséricorde".


Ainsi le Christ révèle Dieu qui est Père, qui est "amour", comme saint Jean le dira dans sa première Lettre (22); il révèle Dieu "riche en miséricorde", comme nous le lisons dans saint Paul (23). Plus que le thème d'un enseignement, cette vérité est une réalité qui nous est rendue présente par le Christ. Manifester le Père comme amour et miséricorde c'est, dans la conscience du Christ lui-même, exprimer la vérité fondamentale de sa mission de Messie; les paroles, prononcées d'abord dans la synagogue de Nazareth, puis devant ses disciples et les envoyés de Jean-Baptiste, nous le confirment.

22- 1Jn 4,16
23- Ep 2,4


S'appuyant sur cette manière de manifester la présence de Dieu qui est Père, amour et miséricorde, Jésus fait de la miséricorde un des principaux thèmes de sa prédication. Comme d'habitude, ici encore il enseigne surtout "en paraboles", car celles-ci expriment mieux l'essence même des choses. Il suffit de rappeler la parabole de l'enfant prodigue (24), ou encore celle du bon samaritain (25), mais aussi - par contraste - la parabole du serviteur sans pitié (26). Nombreux sont les passages de l'enseignement du Christ qui manifestent l'amour-miséricorde sous un aspect toujours nouveau. Il suffit d'avoir devant les yeux le bon pasteur, qui part à la recherche de la brebis perdue (27), ou encore la femme qui balaie la maison à la recherche de la drachme perdue (28). L'évangéliste qui traite particulièrement ces thèmes dans l'enseignement du Christ est saint Luc, dont l'Evangile a mérité d'être appelé "l'Evangile de la miséricorde".

24- Lc 15,11-32
25- Lc 10,30-37
26- Mt 18,23-35
27- Mt 18,12-14 Lc 15,3-7
28-


Au sujet de cette prédication, se présente un problème d'importance capitale, celui de la signification des termes et du contenu du concept, surtout du concept de miséricorde (en relation avec le concept d'"amour"). Leur compréhension est la clé qui permet de comprendre la réalité même de la miséricorde. Et c'est cela qui nous importe le plus. Toutefois, avant de consacrer une autre partie de nos considérations à ce sujet, c'est-à-dire avant d'établir la signification des mots et le contenu propre du concept de "miséricorde", nous devons constater que le Christ, en révélant l'amour-miséricorde de Dieu, exigeait en même temps des hommes qu'ils se laissent aussi guider dans leur vie par l'amour et la miséricorde. Cette exigence fait partie de l'essence même du message messianique, et constitue l'essence de la morale - de l'ethos - évangélique. Le Maître l'exprime aussi bien au moyen du commandement défini par lui comme "le plus grand" (29) que sous forme de bénédiction, lorsqu'il proclame dans le Sermon sur la montagne: "Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde" (30).

29- Mt 22,38
30- Mt 5,7


De la sorte, le message messianique sur la miséricorde a une dimension divine et humaine particulière. En devenant l'incarnation de l'amour qui se manifeste avec une force particulière à l'égard de ceux qui souffrent, des malheureux et des pécheurs, le Christ -accomplissement des prophéties messianiques- rend présent et révèle aussi plus pleinement le Père, qui est le Dieu "riche en miséricorde". En même temps, devenant pour les hommes le modèle de l'amour miséricordieux envers les autres, le Christ proclame, par ses actes plus encore que par ses paroles, l'appel à la miséricorde qui est une des composantes essentielles de la morale de l'Evangile. Il ne s'agit pas seulement ici d'accomplir un commandement ou une exigence de nature éthique, mais de remplir une condition d'importance capitale pour que Dieu puisse se révéler dans sa miséricorde envers l'homme: "Les miséricordieux... obtiendront miséricorde".



III. LA MISERICORDE DANS L'ANCIEN TESTAMENT

4 Dans l'Ancien Testament, le concept de "miséricorde" a une longue et riche histoire. Nous devons remonter jusqu'à elle pour que resplendisse plus pleinement la miséricorde que le Christ a révélée. En la faisant connaître par ses actions et son enseignement, il s'adressait à des hommes qui non seulement connaissaient l'idée de miséricorde, mais qui aussi, comme peuple de Dieu de l'Ancienne Alliance, avaient tiré de leur histoire séculaire une expérience particulière de la miséricorde de Dieu. Cette expérience fut sociale et communautaire tout autant qu'individuelle et intérieure.

Israël en effet fut le peuple de l'alliance avec Dieu, alliance qu'il brisa de nombreuses fois. Quand il prenait conscience de sa propre infidélité - et, tout au long de l'histoire d'Israël, il ne manqua pas d'hommes et de prophètes pour réveiller cette conscience -, il faisait appel à la miséricorde. Les Livres de l'Ancien Testament nous rapportent de nombreux témoignages à ce sujet. Parmi les faits et les textes les plus importants, on peut rappeler: le commencement de l'histoire des Juges (
Jg 3,7-9), la prière de Salomon lors de l'inauguration du Temple (1R 8,22-53), la finale du prophète Michée (Mi 7,18-20), les assurances consolantes prodiguées par Isaïe (Is 1,18 Is 51,4-16), la supplication des Hébreux exilés (Ba 2,11-3,8), le renouvellement de l'alliance après le retour d'exil (Ne 9).

Il est significatif que les prophètes, dans leur prédication, relient la miséricorde, dont ils parlent souvent à cause des péchés du peuple, à l'image de l'amour ardent que Dieu lui porte. Le Seigneur aime Israël d'un amour d'élection particulier, semblable à l'amour d'un époux (37); c'est pourquoi il lui pardonne ses fautes, et jusqu'à ses infidélités et ses trahisons. S'il se trouve en face de la pénitence, de la conversion authentique, il rétablit de nouveau son peuple dans sa grâce (Jr 31,20 Ez 39,25-29). Dans la prédication des prophètes, la miséricorde signifie une puissance particulière de l'amour, qui est plus fort que le péché et l'infidélité du peuple élu.

Dans ce vaste contexte "social", la miséricorde apparaît en corrélation avec l'expérience intérieure de chacun de ceux qui se trouvent en état de péché, qui sont en proie à la souffrance ou au malheur. Le mal physique aussi bien que le mal moral ou péché sont cause que les fils et les filles d'Israël s'adressent au Seigneur en faisant appel à sa miséricorde. C'est de cette manière que David, pleinement conscient de la gravité de sa faute, s'adresse à lui (2S 11 2S 12 2S 24,10). De même Job, après ses rébellions dans son terrible malheur (Job passim). Esther s'adresse également à lui, consciente de la menace mortelle qui plane sur son peuple (Est 4,17ss). Et nous trouvons encore bien d'autres exemples dans les Livres de l'Ancien Testament (Ne 9,30-32 Tb 3,2-3 Tb 3,11-12 Tb 8,16-17 1M 4,24).

A l'origine de cette conviction multiforme, communautaire et personnelle, dont témoigne tout l'Ancien Testament au fil des siècles, se situe l'expérience fondamentale du peuple élu vécue lors de l'exode: le Seigneur vit la misère de son peuple réduit en esclavage, il entendit ses clameurs, perçut ses angoisses et résolut de le délivrer (Ex 3,7-8). Dans cet acte de salut réalisé par le Seigneur, le prophète discerne son amour et sa compassion (Is 63,9). C'est là que s'enracine la confiance de tout le peuple et de chacun de ses membres en la miséricorde divine qu'on peut invoquer en toute circonstance tragique.

A cela s'ajoute que la misère de l'homme, c'est aussi son péché. Le peuple de l'Ancienne Alliance connut cette misère dès le temps de l'exode, lorsqu'il érigea le veau d'or. De cet acte de rupture d'alliance, le Seigneur lui-même triompha en se déclarant solennellement à Moïse: "Dieu de tendresse et de grâce, lent à la colère et plein de miséricorde et de fidélité" (45). C'est dans cette révélation centrale que le peuple élu et chacun de ceux qui le constituent trouveront, après toute faute, la force et la raison de se tourner vers le Seigneur pour lui rappeler ce qu'il avait précisément révélé de lui-même (46) et implorer son pardon.

45- Ex 34,6
46- Nb 14,18 2Ch 30,9 Ne 9,17 Ps 86,15(85,15)Sg 15,1 Si 2,11 Jl 2,13


Ainsi, en actes comme en paroles, le Seigneur a-t-il révélé sa miséricorde dès les origines du peuple qu'il s'est choisi, et, tout au long de son histoire, ce peuple s'en est continuellement remis, dans ses malheurs comme dans la prise de conscience de son péché, au Dieu des miséricordes. Toutes les nuances de l'amour se manifestent dans la miséricorde du Seigneur envers les siens: il est leur Père (47), puisqu'Israël est son fils premier-né (48); il est aussi l'époux de celle à qui le prophète annonce un nom nouveau: ruhama, "bien-aimée", parce que miséricorde lui sera faite (49).

47- Is 63,16
48- Ex 4,22
49- Os 2,3

Même quand, excédé par l'infidélité de son peuple, le Seigneur envisage d'en finir avec lui, c'est encore sa tendresse et son amour généreux pour les siens qui l'emportent sur sa colère (50). On comprend alors pourquoi, quand les psalmistes cherchèrent à chanter les plus hautes louanges du Seigneur, ils entonnèrent des hymnes au Dieu d'amour, de tendresse, de miséricorde et de fidélité (51).

50- Os 1,7-9 Jr 31,20 Is 54,7-8
51- Ps 103 Ps 145 (102 et 144)


Tout cela montre que la miséricorde ne fait pas partie seulement de la notion de Dieu; elle caractérise la vie de tout le peuple d'Israël, de chacun de ses fils et de ses filles: elle est le contenu de leur intimité avec le Seigneur, le contenu de leur dialogue avec lui. Cet aspect de la miséricorde est exprimé dans les différents Livres de l'Ancien Testament avec une grande richesse d'expressions. Il serait sans doute difficile de chercher dans ces Livres une réponse purement théorique à la question de savoir ce qu'est la miséricorde en elle-même. Néanmoins, la terminologie qu'ils utilisent est déjà pleine d'enseignements à ce sujet (52).


52 Pour définir la miséricorde, les Livres de l'Ancien Testament emploient essentiellement deux expressions ; chacune d'entre elles a une nuance sémantique différente. En tout premier lieu, il y a le terme "hesed", qui indique une profonde attitude de "bonté". Lorsqu'il indique les rapports entre deux hommes, ceux-ci sont non seulement bienveillants l'un envers l'autre, mais en même temps réciproquement fidèles en raison d'un engagement intérieur, et donc aussi en vertu d'une fidélité à l'égard d'eux-mêmes. Si hesed signifie aussi "grâce" ou "amour", c'est précisément sur la base d'une telle fidélité. Le fait que cet engagement ait un caractère non seulement moral, mais quasi juridique, ne change rien. Lorsque, dans l'Ancien Testament, le mot hesed est rapporté au Seigneur, cela arrive toujours en rapport à l'Alliance que Dieu a conclue avec Israël. De la part de Dieu, cette Alliance fut un don et une grâce pour Israël. Cependant, puisque, en cohérence avec l'Alliance conclue, Dieu s'était engagé à la respecter, hesed acquérait, en un certain sens, un contenu légal. L'engagement juridique de la part de Dieu cessait de l'obliger, lorsque Israël enfreignait l'Alliance et n'en respectait pas les conditions. Mais précisément alors, hesed, cessant d'être une obligation juridique, révélait son aspect plus profond : elle se manifestait telle qu'elle était dans son principe, c'est-à-dire comme un amour qui donne, un amour plus puissant que la trahison, une grâce plus forte que le péché.
Cette fidélité à l'égard de la "fille de mon peuple" infidèle (Lm 4,3 Lm 4,6) est, en définitive, de la part de Dieu, fidélité à lui-même ; cela apparaît évident surtout dans le retour fréquent du binôme hesed we'emet (= grâce et fidélité), qu'on pourrait considérer comme une hendiadys (cf par exemple Ex 34,6 2S 2,6 2S 15,20 Ps 25,10 Ps 40,11-12 Ps 85,11 Ps 138,2 (soit respectivement Ps 24 39 84 137)Mi 7,20). "Ce n'est pas à cause de vous que j'agis ainsi, maison d'Israël, mais c'est pour mon saint Nom" (Ex 36,22). Ainsi Israël, accablé de fautes pour avoir enfreint l'Alliance, ne peut prétendre avoir droit à la hesed de Dieu en se fondant sur une justice légale ; et pourtant, il peut et il doit garder l'espoir et la confiance de l'obtenir, parce que le Dieu de l'Alliance est réellement "responsable de son amour". Le fruit d'un tel amour, c'est le pardon et la restauration de la grâce, le rétablissement de l'alliance intérieure.
Le second mot, qui sert dans la terminologie de l'Ancien Testament à définir la miséricorde, est rah a mim. Il a une nuance différente de celui de hesed. Tandis que ce dernier met en évidence ces caractères : être fidèle à soi-même et "être responsable de son amour" (qui sont en un certain sens des caractères masculins), rah a mim, déjà dans sa racine sémantique, dénote l'amour de la mère (rehem = le sein maternel). Du lien très profond et originaire, et même de l'unité qui lie la mère à l'enfant, naît un rapport particulier avec lui, un amour tout spécial. De cet amour, on peut dire qu'il est entièrement gratuit, qu'il n'est pas le fruit d'un mérite, et que, sous cet aspect, il constitue une nécessité intétieure : c'est une exigence du coeur. Il y a là une variante presque "féminine" de la fidélité masculine à soi-même, exprimée par la hesed. Sur cet arrière-fond psychologique, rah a mim engendre une échelle de sentiments, parmi lesquels se trouvent la bonté et la tendresse, la patience et la compréhension, c'est-à-dire la promptitude à pardonner.
L'Ancien Testament attribue au Seigneur justement ces caractères, quand il parle de lui en utilisant le terme de rah a mim. Nous lisons dans Isaïe : "Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les femmes oubiaient, moi je ne t'oublierai pas" (Is 49,15). Cet amour, fidèle et invincible grâce à la force mystérieuse de la maternité, est exprimé dans les textes vétéro-testamentaires de diverses manières : comme salut dans les dangers, spécialement ceux qui viennent des ennemis ; mais aussi comme pardon des péchés - à l'égard des individus, et aussi de tout Israël -, et enfin, dans la proptitude à accomplir la promesse et l'espérance (eschatologiques), malgré l'infidélité humaine, comme nous le lisons dans le livre d'Osée : "Je les guérirai de leur infidélité, je les aimerai de bon coeur " (Os 14,5).
Dans la terminologie de l'Ancien Testament, nous trouvons encore d'autres expressions, rapportées au même contenu fondamental de diverses manières. Cependant, les deux précédentes méritent une attention particulière. En elles se manifeste clairement leur aspect anthropomorphique originaire : en considérant la miséricorde divine, les auteurs bibliques se servent des mots qui correspondent à la conscience et à l'expérience de leurs contemporains. La terminologie grecque de la version des Septante montre une richesse moins grande que celle de la version hébraïque: aussi n'offre-t-elle pas toutes les nuances sémantiques propres au texte original. En tout cas, le Nouveau Testament construit sur la richesses et la profondeur qui définissaient déjà l'Ancien Testament.
De la sorte, nous héritons de l'Ancien Testament - comme en une synthèse spéciale - non seulement la richesse des expressions utilisées par ses Livres pour définir la miséricorde divine, mais aussi une "psychologie" évidemment anthropomorphique, qui est propre à Dieu : l'image émouvante de son amour, qui, au contact du mal et en particulier du péché de l'homme et du peuple, se manifeste comme miséricorde. Cette image est composée en plus du contenu général du verbe hanan, du contenu de hesed et de celui rah a mim. Le terme de hanan exprime un concept plus large ; il signifie en effet la manifestation de la grâce, qui comporte, pour ainsi dire, une prédisposition constante, magnanime, bienveillante et pleine de clémence.
En plus de ces éléments sémantiques fondamentaux, le concept de miséricorde dans l'Ancien Testament est aussi composé de ce qu'exprime le verbe hamal, qui signifie littéralement "épargner (l'ennemi vaincu)", mais aussi "manifester pitié et compassion" et, par conséquent, pardon et rémission de la faute. Le terme de hus, lui aussi, exprime la pitié et la compassion, mais surtout dans un sens affectif. Ces mots apparaissent dans les textes bibliques plus rarement, pour traduire la miséricorde. En outre, il faut souligner le terme déjà indiqué de 'emet, qui signifie en premier lieu "solidité, sécurité" (dans le grec des Septante : "vérité"), et ensuite "fidélité", et qui semble de la sorte être lié avec le contenu sémantique propre du terme hesed.


L'Ancien Testament proclame la miséricorde du Seigneur en utilisant de nombreux termes de signification très voisine; s'ils ont des sens de contenu différent, ils convergent, pourrait-on dire, vers un contenu fondamental unique, pour en exprimer la richesse transcendantale et pour montrer en même temps combien, sous divers aspects, celle-ci concerne l'homme. L'Ancien Testament encourage les malheureux, surtout ceux qui sont chargés de péchés - comme aussi Israël tout entier, qui avait adhéré à l'alliance avec Dieu -, à faire appel à la miséricorde et il leur permet de compter sur elle; il la leur rappelle dans les temps de chute et de découragement. Il rend aussi grâces et gloire pour la miséricorde chaque fois qu'elle s'est manifestée et réalisée dans la vie du peuple ou d'une personne.

Ainsi, la miséricorde se situe, en un certain sens, à l'opposé de la justice divine, et elle se révèle en bien des cas non seulement plus puissante, mais encore plus fondamentale qu'elle. L'Ancien Testament nous enseigne déjà que, si la justice est une vertu humaine authentique, et si elle signifie en Dieu la perfection transcendante, l'amour toutefois est plus "grand" qu'elle: il est plus grand en ce sens qu'il est premier et fondamental. L'amour, pour ainsi dire, est la condition de la justice et, en définitive, la justice est au service de la charité. Le primat et la supériorité de la charité sur la justice (qui est une caractéristique de toute la révélation) se manifestent précisément dans la miséricorde. Cela parut tellement clair aux psalmistes et aux prophètes que le terme de justice en vint à signifier le salut réalisé par le Seigneur et sa miséricorde (53). La miséricorde diffère de la justice; cependant elle ne s'oppose pas à elle si nous admettons,- comme le fait précisément l'Ancien Testament -, que Dieu est présent dans l'histoire de l'homme et qu'il s'est déjà, comme créateur, lié à sa créature par un amour particulier. Par nature, l'amour exclut la haine et le désir du mal à l'égard de celui auquel on a une fois fait don de soi-même: Nihil odisti eorum quae fecisti, "tu n'as de dégoût pour rien de ce que tu as fait" (54). Ces paroles indiquent le fondement profond du rapport qu'il y a en Dieu entre la justice et la miséricorde, dans ses relations avec l'homme et avec le monde. Elles disent que nous devons chercher les racines vivifiantes et les raisons intimes de ce rapport en remontant "au commencement", dans le mystère même de la création. Et déjà dans le contexte de l'Ancienne Alliance, elles annoncent à l'avance la pleine révélation de Dieu, qui "est amour" (55).

53- Ps 40,11 Ps 98,2-3 Is 45,21 Is 51,5 Is 51,8 Is 56,1
54- Sg 11,24
55- 1Jn 4,16


Au mystère de la création est lié le mystère de l'élection, qui a modelé d'une manière spéciale l'histoire du peuple dont Abraham est le père spirituel en vertu de sa foi. Toutefois, par I'intermédiaire de ce peuple qui chemine tout au long de l'histoire de l'Ancienne comme de la Nouvelle Alliance, ce mystère d'élection concerne tout homme, toute la grande famille humaine. "D'un amour éternel, je t'ai aimée, aussi t'ai-je maintenu ma faveur" (56). "Les montagnes peuvent s'écarter..., mon amour ne s'écartera pas de toi, mon alliance de paix ne chancellera pas" (57). Cette vérité, annoncée un jour à Israël, porte en elle une vue anticipée de toute l'histoire: anticipation à la fois temporelle et eschatologique (58). Le Christ révèle le Père dans cette perspective, et sur un terrain déjà préparé, comme le montrent de larges pages de l'Ancien Testament. Au terme de cette révélation, à la veille de sa mort, il dit à l'Apôtre Philippe les paroles mémorables: "Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas...? Qui m'a vu a vu le Père" (59).

56- Jr 31,3
57- Is 54,10
58- Jon 4,2 Jon 4,11 Ps 145,9 Si 18,8-14 Sg 11,23-12,1
59- Jn 14,9




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