Dives in Misericordia FR 4


IV. LA PARABOLE DE L'ENFANT PRODIGUE


Analogie

5 Dès le seuil du Nouveau Testament, l'Evangile de saint Luc met en relief une correspondance frappante entre deux paroles sur la miséricorde divine dans lesquelles résonne intensément toute la tradition vétéro-testamentaire. La signification des termes employés dans les Livres Anciens s'y exprime pleinement. Voici Marie, entrant dans la maison de Zacharie, qui magnifie le Seigneur de toute son âme "pour sa miséricorde", communiquée "de génération en génération" aux hommes qui vivent dans la crainte de Dieu. Peu après, faisant mémoire de l'élection d'Israël, elle proclame la miséricorde dont "se souvient" depuis toujours celui qui l'a choisie (60). Par la suite, lors de la naissance de Jean-Baptiste, et toujours dans cette même maison, son père Zacharie, bénissant le Dieu d'Israël, glorifie la miséricorde qu'il a "faite... à nos pères, se souvenant de son alliance sainte" (61).

60- Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de la hesed, c'est-à-dire de la fidélité que Dieu manifeste à son propre amour envers son peuple, fidélité à ses promesses, qui trouveront précisément dans la maternité de la Mère de Dieu leur accomplissement définitif (
Lc 1,49-54).
61- Lc 1,72. Dans ce cas aussi, il s'agit de la miséricorde dans le sens de hesed, car dans les phrases suivantes, où Zacharie parle de la "bonté miséricordieuse de notre Dieu", est exprimé clairement le second sens, celui de rah a mim (traduction latine : viscera misericordiae), qui identifie plutôt la miséricorde divine avec l'amour maternel.


Dans l'enseignement du Christ lui-même, cette image, héritée de l'Ancien Testament, se simplifie et en même temps s'approfondit. Cela est peut-être évident surtout dans la parabole de l'enfant prodigue (62), ou l'essence de la miséricorde divine - bien que le mot "miséricorde" ne s'y trouve pas - est exprimée d'une manière particulièrement limpide. Cela vient moins des termes, comme dans les Livres vétéro-testamentaires, que de l'exemple employé, qui permet de mieux comprendre le mystère de la miséricorde, ce drame profond qui se déroule entre l'amour du père et la prodigalité et le péché du fils.

62- Lc 15,11-32


Ce fils, qui reçoit de son Père la part d'héritage qui lui revient et qui abandonne la maison pour tout dépenser dans un pays lointain "en vivant dans l'inconduite", est en un certain sens l'homme de tous les temps, à commencer par celui qui le premier perdit l'héritage de la grâce et de la justice originelle. L'analogie est alors extrêmement large. La parabole touche indirectement chaque rupture de l'alliance d'amour, chaque perte de la grâce, chaque péché. L'infidélité du peuple d'Israël y est moins mise en relief que dans la tradition prophétique, bien que l'exemple de l'enfant prodigue puisse aussi s'y appliquer. Le fils, "quand il eut tout dépensé..., commença à sentir la privation", d'autant plus que survint une grande famine "en cette contrée" ou il s'était rendu après avoir abandonné la maison paternelle. Et alors, "il aurait bien voulu avoir de quoi se rassasier", fût-ce "avec les caroubes que mangeaient les porcs" qu'il gardait pour le compte "d'un des habitants de cette contrée". Mais cela même lui était refusé.

L'analogie se déplace clairement vers l'intérieur de l'homme. Le patrimoine reçu de son père consistait en biens matériels, mais plus importante que ces biens était sa dignité de fils dans la maison paternelle. La situation dans laquelle il en était venu à se trouver au moment de la perte de ses biens matériels aurait dû le rendre conscient de la perte de cette dignité. Il n'y avait pas pensé auparavant, quand il avait demandé à son père de lui donner la part d'héritage qui lui revenait pour s'en aller au loin. Et il semble qu'il n'en soit pas encore conscient au moment ou il se dit à lui-même: "Combien de mercenaires de mon père ont du pain en surabondance, et moi je suis ici à périr de faim". Il se mesure lui-même à la mesure des biens qu'il a perdus, qu'il ne "possède" plus, tandis que les salariés dans la maison de son père, eux, les "possèdent". Ces paroles expriment surtout son attitude envers les biens matériels. Néanmoins, sous la surface des paroles, se cache le drame de la dignité perdue, la conscience du caractère filial gâché.

Et c'est alors qu'il prend sa décision: "Je veux partir, aller vers mon père et lui dire: Père, j'ai péché contre le Ciel et envers toi; je ne mérite plus d'être appelé ton fils, traite-moi comme l'un de tes mercenaires" (63). Paroles qui dévoilent plus à fond le problème essentiel. Dans la situation matérielle difficile ou l'enfant prodigue en était venu à se trouver à cause de sa légèreté, à cause de son péché, avait aussi mûri le sens de la dignité perdue. Quand il décide de retourner à la maison paternelle, de demander à son père d'être accueilli non plus en vertu de son droit de fils, mais dans la condition d'un mercenaire, il semble extérieurement agir poussé par la faim et la misère dans laquelle il est tombé; pourtant ce motif est pénétré par la conscience d'une perte plus profonde: être un mercenaire dans la maison de son propre père est certainement une grande humiliation et une grande honte. Néanmoins, l'enfant prodigue est prêt à affronter cette humiliation et cette honte. Il se rend compte qu'il n'a plus aucun droit, sinon celui d'être un mercenaire dans la maison de son père. Sa décision est prise dans la pleine conscience de ce qu'il a mérité et de ce à quoi il peut encore avoir droit selon les normes de la justice. Ce raisonnement montre bien que, au centre de la conscience de l'enfant prodigue, émerge le sens de la dignité perdue, de cette dignité qui jaillit du rapport entre le fils et son père. Et c'est après avoir pris cette décision qu'il se met en route.

63- Lc 15,18-19


Dans la parabole de l'enfant prodigue on ne trouve pas une seule fois le terme de "justice" ni même, dans le texte original, celui de "miséricorde". Toutefois, le rapport de la justice avec l'amour, qui se manifeste comme miséricorde, s'y inscrit avec une grande précision. Il apparaît clairement que l'amour se transforme en miséricorde lorsqu'il faut dépasser la norme précise de la justice, précise et souvent trop stricte. Une fois dépensés les biens reçus de son père, l'enfant prodigue mérite - après son retour - de gagner sa vie en travaillant dans la maison paternelle comme mercenaire, et de retrouver éventuellement peu à peu une certaine quantité de biens matériels, mais sans doute jamais autant qu'il en avait dilapidés. Voici ce qui serait exigé dans l'ordre de la justice, d'autant plus que ce fils avait non seulement dissipé la part d'héritage lui revenant, mais en outre touché au vif et offensé son père à cause de sa conduite. Celle-ci, qui de son propre aveu l'avait privé de la dignité de fils, ne pouvait pas être indifférente à son père, qui devait en souffrir et se sentir mis en cause. Et pourtant il s'agissait en fin de compte de son propre fils, et aucun comportement ne pouvait altérer ou détruire cette relation. L'enfant prodigue en est conscient; et c'est précisément cette conscience qui lui montre clairement sa dignité perdue et lui fait juger correctement de la place qui pouvait encore être la sienne dans la maison de son père.



Mise en relief particulière de la dignité humaine

6 La description précise de l'état d'âme de l'enfant prodigue nous permet de comprendre avec exactitude en quoi consiste la miséricorde divine. Il n'y a aucun doute que, dans cette simple mais pénétrante analogie, la figure du père de famille nous révèle Dieu comme Père. Le comportement du père de la parabole, sa manière d'agir, qui manifeste son attitude intérieure, nous permet de retrouver les différents aspects de la vision vétéro-testamentaire de la miséricorde dans une synthèse totalement nouvelle, pleine de simplicité et de profondeur. Le père de l'enfant prodigue est fidèle à sa paternité, fidèle à l'amour dont il comblait son fils depuis toujours. Cette fidélité ne s'exprime pas seulement dans la parabole par la promptitude de l'accueil, lorsque le fils revient à la maison après avoir dilapidé son héritage; elle s'exprime surtout bien davantage par cette joie, par cette fête si généreuse à l'égard du prodigue après son retour qu'elle suscite l'opposition et l'envie du frère aîné qui, lui, ne s'était jamais éloigné de son père et n'avait jamais abandonné la maison.

La fidélité à soi-même de la part du père - un aspect déjà connu par le terme vétéro-testamentaire "hesed" - est en même temps exprimée d'une manière particulièrement chargée d'affection. Nous lisons en effet que le père, voyant l'enfant prodigue revenir à la maison, "fut pris de pitié, courut se jeter à son cou et l'embrassa tendrement" (64). Il agit évidemment poussé par une profonde affection, et cela peut expliquer aussi sa générosité envers son fils, générosité qui indignera tellement le frère aîné. Cependant, les causes de cette émotion doivent être recherchées plus profondément: le père est conscient qu'un bien fondamental a été sauvé, l'humanité de son fils. Bien que celui-ci ait dilapidé son héritage, son humanité est cependant sauve. Plus encore, elle a été comme retrouvée. Les paroles que le père adresse au fils aîné nous le disent: "Il fallait bien festoyer et se réjouir, puisque ton frère que voilà était mort et il est revenu à la vie; il était perdu et il est retrouvé!" (65). Dans le même chapitre XV de l'Evangile selon saint Luc, nous lisons la parabole de la brebis perdue (66), puis celle de la drachme retrouvée (67). Chaque fois y est mise en relief la même joie que dans le cas de l'enfant prodigue. La fidélité du père à soi-même est totalement centrée sur l'humanité du fils perdu, sur sa dignité. Ainsi s'explique surtout sa joyeuse émotion au moment du retour à la maison.

64-
Lc 15,20
65- Lc 15,32
66- Lc 15,3-6
67- Lc 15,8-9


Allant plus loin, on peut donc dire que l'amour envers le fils, cet amour qui jaillit de l'essence même de la paternité, contraint pour ainsi dire le père à avoir souci de la dignité de son fils. Cette sollicitude constitue la mesure de son amour, cet amour dont saint Paul écrira plus tard: "La charité est longanime, la charité est serviable.... elle ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, ne tient pas compte du mal..., elle met sa joie dans la vérité..., elle espère tout, supporte tout" et "ne passera jamais" (68). La miséricorde - telle que le Christ l'a présentée dans la parabole de l'enfant prodigue - a la forme intérieure de l'amour qui, dans le Nouveau Testament, est appelé agapè. Cet amour est capable de se pencher sur chaque enfant prodigue, sur chaque misère humaine, et surtout sur chaque misère morale, sur le péché. Lorsqu'il en est ainsi, celui qui est objet de la miséricorde ne se sent pas humilié, mais comme retrouvé et "revalorisé". Le père lui manifeste avant tout sa joie de ce qu'il ait été "retrouvé" et soit "revenu à la vie". Cette joie manifeste qu'un bien était demeuré intact: un fils, même prodigue, ne cesse pas d'être réellement fils de son père; elle est en outre la marque d'un bien retrouvé, qui dans le cas de l'enfant prodigue a été le retour à la vérité sur lui-même.

68- 1Co 13,4-8


Ce qui s'est passé, dans la parabole du Christ, entre le père et le fils, ne peut être saisi "de l'extérieur". Nos préjugés au sujet de la miséricorde sont le plus souvent le résultat d'une évaluation purement extérieure. Il nous arrive parfois, en considérant les choses ainsi, de percevoir surtout dans la miséricorde un rapport d'inégalité entre celui qui l'offre et celui qui la reçoit. Et par conséquent, nous sommes prêts à en déduire que la miséricorde offense celui qui en est l'objet, qu'elle offense la dignité de l'homme. La parabole de l'enfant prodigue montre que la réalité est tout autre : la relation de miséricorde se fonde sur l'expérience commune de ce bien qu'est l'homme, sur l'expérience commune de la dignité qui lui est propre. Cette expérience commune fait que l'enfant prodigue commence à se voir lui-même et à voir ses actions en toute vérité (une telle vision dans la vérité est une authentique humilité); et précisément à cause de cela, il devient au contraire pour son père un bien nouveau: le père voit avec tant de clarté le bien qui s'est accompli grâce au rayonnement mystérieux de la vérité et de l'amour, qu'il semble oublier tout le mal que son fils avait commis.

La parabole de l'enfant prodigue exprime d'une façon simple, mais profonde, la réalité de la conversion. Celle-ci est l'expression la plus concrète de l'oeuvre de l'amour et de la présence de la miséricorde dans le monde humain. La signification véritable et propre de la miséricorde ne consiste pas seulement dans le regard, fût-il le plus pénétrant et le plus chargé de compassion, tourné vers le mal moral, corporel ou matériel: la miséricorde se manifeste dans son aspect propre et véritable quand elle revalorise, quand elle promeut, et quand elle tire le bien de toutes les formes de mal qui existent dans le monde et dans l'homme. Ainsi entendue, elle constitue le contenu fondamental du message messianique du Christ et la force constitutive de sa mission. C'est ainsi que ses apôtres et ses disciples la comprenaient et la pratiquaient. Elle ne cessa jamais de se révéler, dans leur coeur comme dans leurs actions, comme une démonstration du dynamisme de l'amour qui ne se laisse "pas vaincre par le mal", mais qui est "vainqueur du mal par le bien" (69). Il faut que le visage authentique de la miséricorde soit toujours dévoilé à nouveau. Malgré de multiples préjugés, elle apparaît comme particulièrement nécessaire pour notre époque.

69- Rm 12,21




V. LE MYSTERE PASCAL


Miséricorde révélée dans la croix et la Résurrection

7 Le message messianique du Christ et son activité parmi les hommes s'achèvent avec la croix et la résurrection. Nous devons pénétrer profondément dans cet événement final qui, spécialement dans le langage conciliaire, est défini comme mysterium paschale, si nous voulons exprimer totalement la vérité sur la miséricorde, telle qu'elle a été totalement révélée dans l'histoire de notre salut. A ce point de nos réflexions, il faudra nous rapprocher encore plus du contenu de l'encyclique Redemptor Hominis. En effet, si la réalité de la rédemption, dans sa dimension humaine, dévoile la grandeur inouïe de l'homme, qui talem ac tantum meruit habere Redemptorem (70), en même temps, la dimension divine de la rédemption nous dévoile de manière, dirais-je, plus concrète et "historique ", la profondeur de l'amour qui ne recule pas devant l'extraordinaire sacrifice du Fils pour satisfaire la fidélité du Créateur et Père à l'égard des hommes créés à son image et choisis dès le "commencement" en ce Fils, en vue de la grâce et de la gloire.

70- Cf. liturgie de la veillée pascale, Exultet : "qui a mérité d'avoir un si grand Rédempteur".


Les événements du Vendredi Saint, et auparavant encore la prière à Gethsémani, introduisent dans tout le déroulement de la révélation de l'amour et de la miséricorde, dans la mission messianique du Christ, un changement fondamental. Celui qui "est passé en faisant le bien et en rendant la santé" (71), "en guérissant toute maladie et toute langueur" (72), semble maintenant être lui-même digne de la plus grande miséricorde, et faire appel à la miséricorde, quand il est arrêté, outragé, condamné, flagellé, couronné d'épines, quand il est cloué à la croix et expire dans d'atroces tourments (73). C'est alors qu'il est particulièrement digne de la miséricorde des hommes qu'il a comblés de bienfaits, et il ne la reçoit pas. Même ceux qui lui sont les plus proches ne savent pas le protéger et l'arracher aux mains des oppresseurs. Dans cette étape finale de la fonction messianique, s'accomplissent dans le Christ les paroles des prophètes, et surtout celles d'Isaïe, au sujet du serviteur de Yahvé: "Dans ses blessures, nous trouvons la guérison" (74).

71-
Ac 10,38
72- Mt 9,35
73- Mc 15,37 Jn 19,30
74- Is 53,5


Le Christ, en tant qu'homme qui souffre réellement et terriblement au jardin des Oliviers et sur le Calvaire, s'adresse au Père, à ce Père dont il a annoncé l'amour aux hommes, dont il a fait connaître la miséricorde par toutes ses actions. Mais la terrible souffrance de la mort en croix ne lui est pas épargnée, pas même à lui: "Celui qui n'avait pas connu le péché, Dieu l'a fait péché pour nous" (75), écrira saint Paul, résumant en peu de mots toute la profondeur du mystère de la croix et en même temps la dimension divine de la réalité de la rédemption. Or cette rédemption est la révélation ultime et définitive de la sainteté de Dieu, qui est la plénitude absolue de la perfection: plénitude de la justice et de l'amour, puisque la justice se fonde sur l'amour, provient de lui et tend vers lui. Dans la passion et la mort du Christ - dans le fait que le Père n'a pas épargné son Fils, mais "l'a fait péché pour nous" (76) -, s'exprime la justice absolue, car le Christ subit la passion et la croix à cause des péchés de l'humanité. Il y a vraiment là une "surabondance" de justice, puisque les péchés de l'homme se trouvent "compensés" par le sacrifice de l'Homme-Dieu. Toutefois cette justice, qui est au sens propre justice "à la mesure" de Dieu, naît tout entière de l'amour, de l'amour du Père et du Fils, et elle s'épanouit tout entière dans l'amour. C'est précisément pour cela que la justice divine révélée dans la croix du Christ est "à la mesure" de Dieu, parce qu'elle naît de l'amour et s'accomplit dans l'amour, en portant des fruits de salut. La dimension divine de la rédemption ne se réalise pas seulement dans le fait de faire justice du péché, mais dans celui de rendre à l'amour la force créatrice grâce à laquelle l'homme a de nouveau accès à la plénitude de vie et de sainteté qui vient de Dieu. De la sorte, la rédemption porte en soi la révélation de la miséricorde en sa plénitude.

75- 2Co 5,21
76- Ibid.


Le mystère pascal constitue le sommet de cette révélation et de cette mise en oeuvre de la miséricorde, qui est capable de justifier l'homme, de rétablir la justice comme réalisation de l'ordre salvifique que Dieu avait voulu dès le commencement dans l'homme, et, par l'homme, dans le monde. Le Christ souffrant s'adresse d'une manière particulière à l'homme, et pas seulement au croyant. Même l'homme incroyant saura découvrir en lui la solidarité éloquente avec la destinée humaine, comme aussi la plénitude harmonieuse du don désintéressé à la cause de l'homme, à la vérité et à l'amour. La dimension divine du mystère pascal va toutefois encore plus loin. La croix plantée sur le calvaire, et sur laquelle le Christ tient son ultime dialogue avec le Père, émerge du centre même de l'amour dont l'homme, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, a été gratifié selon l'éternel dessein de Dieu. Dieu, tel que le Christ l'a révélé, n'est pas seulement en rapport étroit avec le monde en tant que Créateur et source ultime de l'existence. Il est aussi Père: il est uni à l'homme, qu'il a appelé à l'existence dans le monde visible, par un lien encore plus profond que celui de la création. C'est l'amour qui non seulement crée le bien, mais qui fait participer à la vie même de Dieu Père, Fils et Esprit Saint. En effet, celui qui aime désire se donner lui-même.

La croix du Christ au Calvaire se dresse sur le chemin de l'admirabile commercium, de cette admirable communication de Dieu à l'homme qui contient en même temps l'appel qui lui est adressé à participer, en s'offrant lui-même à Dieu et en offrant avec lui le monde visible, à la vie divine; à participer en tant que fils adoptif à la vérité et à l'amour qui sont en Dieu et proviennent de Dieu. Sur le chemin de l'élection éternelle de l'homme à la dignité de fils adoptif de Dieu, surgit précisément dans l'histoire la croix du Christ, Fils unique, qui, "lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu" (77), est venu donner l'ultime témoignage de l'admirable alliance de Dieu avec l'humanité, de Dieu avec l'homme - avec chaque homme. Ancienne comme l'homme, puisqu'elle remonte au mystère même de la création, puis rétablie bien des fois avec un seul peuple élu, cette alliance est également l'alliance nouvelle et définitive; établie là, sur le Calvaire, elle n'est plus limitée à un seul peuple, à Israël, mais elle est ouverte à tous et à chacun.

77- Credo de Nicée-Constantinople


Que nous dit la croix du Christ, qui est le dernier mot pour ainsi dire de son message et de sa mission messianiques? Certes, elle n'est pas encore la parole ultime du Dieu de l'Alliance, qui ne sera prononcée qu'aux lueurs de cette aube ou les femmes d'abord puis les Apôtres, venus au tombeau du Christ crucifié, le trouveront vide et entendront pour la première fois cette annonce: "Il est ressuscité". Ils la rediront à leur tour, et ils seront les témoins du Christ ressuscité. Toutefois, même dans la glorification du Fils de Dieu, la croix ne cesse d'être présente, cette croix qui - à travers tout le témoignage messianique de l'Homme-Fils qui a subi la mort sur elle - parle et ne cesse jamais de parler de Dieu-Père, qui est toujours fidèle à son amour éternel envers l'homme, car "Il a tellement aimé le monde - donc l'homme dans le monde - qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle" (78). Croire dans le Fils crucifié signifie "voir le Père" (79), signifie croire que l'amour est présent dans le monde, et que cet amour est plus puissant que les maux de toutes sortes dans lesquels l'homme, l'humanité et le monde sont plongés. Croire en un tel amour signifie croire dans la miséricorde. Celle-ci en effet est la dimension indispensable de l'amour; elle est comme son deuxième nom, et elle est en même temps la manière propre dont il se révèle et se réalise pour s'opposer au mal qui est dans le monde, qui tente et assiège l'homme, s'insinue jusque dans son coeur et peut "le faire périr dans la géhenne" (80).

78- Jn 3,16
79- Jn 14,9
80- Mt 10,28



Amour plus fort que la mort, plus fort que le péché

8 La croix du Christ sur le Calvaire est aussi témoignage de la force du mal à l'égard du Fils de Dieu lui-même, à l'égard de celui qui, seul parmi tous les enfants des hommes, était par nature innocent et pur de tout péché, et dont la venue dans le monde fut exempte de la désobéissance d'Adam et de l'héritage du péché originel. Et voici qu'en lui, le Christ, justice est faite du péché au prix de son sacrifice et de son obéissance "jusqu'à la mort" (81). Lui, qui était sans péché, "Dieu l'a fait péché pour nous" (82). Justice est faite aussi de la mort, qui depuis le commencement de l'histoire humaine s'était alliée au péché. Et justice est faite de la mort au prix de la mort de celui qui était sans péché et qui seul pouvait - par sa propre mort - détruire la mort elle-même (83). De la sorte, la croix du Christ, sur laquelle le Fils, consubstantiel au Père, rend pleine justice à Dieu, est aussi une révélation radicale de la miséricorde, c'est-à-dire de l'amour qui s'oppose à ce qui constitue la racine même du mal dans l'histoire, le péché et la mort.

81-
Ph 2,8
82- 2Co 5,21
83- 1Co 15,54-55


La croix est le moyen le plus profond pour la divinité de se pencher sur l'homme et sur ce que l'homme - surtout dans les moments difficiles et douloureux - appelle son malheureux destin. La croix est comme un toucher de l'amour éternel sur les blessures les plus douloureuses de l'existence terrestre de l'homme, et l'accomplissement jusqu'au bout du programme messianique que le Christ avait formulé dans la synagogue de Nazareth (84) puis répété devant les messagers de Jean-Baptiste (85). Conformément aux paroles de l'ancienne prophétie d'Isaïe (86), ce programme consistait dans la révélation de l'amour miséricordieux envers les pauvres, ceux qui souffrent, les prisonniers, envers les aveugles, les opprimés et les pécheurs. Dans le mystère pascal sont dépassées les limites du mal multiforme auquel participe l'homme durant son existence terrestre: la croix du Christ, en effet, nous fait comprendre que les racines les plus profondes du mal plongent dans le péché et dans la mort; ainsi devient-elle un signe eschatologique. C'est seulement à la fin des temps et lors du renouvellement définitif du monde qu'en tous les élus l'amour vaincra le mal en ses sources les plus profondes, en apportant comme un fruit pleinement mûr le Règne de la vie, de la sainteté, de l'immortalité glorieuse. Le fondement de cet accomplissement eschatologique est déjà contenu dans la croix du Christ et dans sa mort. Le fait que le Christ "est ressuscité le troisième jour" (87) est le signe qui marque l'achèvement de la mission messianique, signe qui est le couronnement de la révélation complète de l'amour miséricordieux dans un monde soumis au mal. Il constitue en même temps le signe qui annonce à l'avance "un ciel nouveau et une terre nouvelle" (88), quand Dieu "essuiera toute larme de leurs yeux; de mort, il n'y en aura plus; de pleur, de cri et de peine, il n'y en aura plus; car l'ancien monde s'en est allé" (89).

84- Lc 4,18-21
85- Lc 7,20-23
86- Is 35,5 Is 61,1-3
87- 1Co 15,4
88- Ap 21,1
89- Ap 21,4


Dans l'accomplissement eschatologique, la miséricorde se révélera comme amour, tandis que dans le temps, dans l'histoire humaine qui est aussi une histoire de péché et de mort, l'amour doit se révéler surtout comme miséricorde, et se réaliser sous cette forme. Le programme messianique du Christ, programme de miséricorde, devient celui de son peuple, de l'Eglise. Au centre même de ce programme se tient toujours la croix, puisqu'en elle la révélation de l'amour miséricordieux atteint son sommet. Tant que "l'ancien monde" ne sera pas passé (90), la croix demeurera ce "lieu" auquel on pourrait aussi appliquer ces autres paroles de l'Apocalypse de saint Jean: "Voici que je me tiens à la porte et je frappe; si quelqu'un entend ma voix et m'ouvre la porte, j'entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi" (91). Dieu révèle aussi particulièrement sa miséricorde lorsqu'il appelle l'homme à exercer sa "miséricorde" envers son propre Fils, envers le Crucifié.

90- Ap 21,4
91- Ap 3,20


Le Christ, le Crucifié, est le Verbe qui ne passe pas (92), il est celui qui se tient à la porte et frappe au coeur de tout homme (93), sans contraindre sa liberté, mais en cherchant à en faire surgir un amour qui soit non seulement acte d'union au Fils de l'homme souffrant, mais aussi une forme de "miséricorde" manifestée par chacun de nous au Fils du Père éternel. Dans ce programme messianique du Christ et la révélation de la miséricorde par la croix, la dignité de l'homme pourrait-elle être plus respectée et plus grande, puisque cet homme, s'il est objet de la miséricorde, est aussi en même temps en un certain sens celui qui "exerce la miséricorde"?

92- Mt 24,35
93- Ap 3,20


En définitive, n'est-ce pas la position du Christ à l'égard de l'homme, lorsqu'il déclare: "Dans la mesure ou vous l'avez fait à l'un de ces petits.... c'est à moi que vous l'avez fait" (94). Les paroles du Sermon sur la montagne: "Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde" (95) ne constituent-elles pas, en un certain sens, une synthèse de toute la Bonne Nouvelle, de tout "l'admirable échange" (admirabile commercium) contenu en elle et qui est une loi simple, forte, mais aussi "suave", de l'économie même du salut ? Et ces paroles du Sermon sur la montagne, qui font voir dès le point de départ les possibilités du "coeur humain" ("être miséricordieux"), ne révèlent-elles pas, dans la même perspective, la profondeur du mystère de Dieu: l'inscrutable unité du Père, du Fils et de l'Esprit Saint, en qui l'amour, contenant la justice, donne naissance à la miséricorde qui, à son tour, révèle la perfection de la justice?

94- Mt 25,40
95- Mt 5,7


Le mystère pascal, c'est le Christ au sommet de la révélation de l'insondable mystère de Dieu. C'est alors que s'accomplissent en plénitude les paroles prononcées au Cénacle: "Qui m'a vu, a vu le Père" (96). En effet, le Christ, que "le Père n'a pas épargné" (97) en faveur de l'homme, et qui, dans sa passion et le supplice de la croix, n'a pas été l'objet de la miséricorde humaine, a révélé dans sa résurrection la plénitude de l'amour que le Père nourrit envers lui et, à travers lui, envers tous les hommes. "Il n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants" (98). Dans sa résurrection, le Christ a révélé le Dieu de l'amour miséricordieux justement parce qu'il a accepté la croix comme chemin vers la résurrection. Et c'est pourquoi, lorsque nous faisons mémoire de la croix du Christ, de sa passion et de sa mort, notre foi et notre espérance se fixent sur le Ressuscité: sur ce Christ qui, "le soir de ce même jour, le premier de la semaine... vint au milieu de ses disciples" au Cénacle ou "ils se trouvaient,... souffla sur eux, et leur dit: Recevez l'Esprit Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus " (99).

96- Jn 14,9
97- Rm 8,32
98- Mc 12,27
99- Jn 20,19-23


Voici que le Fils de Dieu, dans sa résurrection, a fait l'expérience radicale de la miséricorde, c'est-à-dire de l'amour du Père plus fort que la mort. Et c'est aussi le même Christ, fils de Dieu, qui, au terme - et en un certain sens au-delà même du terme - de sa mission messianique, se révèle lui-même comme source inépuisable de la miséricorde, de l'amour qui, dans la perspective ultérieure de l'histoire du salut dans l'Eglise, doit continuellement se montrer plus fort que le péché. Le Christ de Pâques est l'incarnation définitive de la miséricorde, son signe vivant: signe du salut à la fois historique et eschatologique. Dans le même esprit, la liturgie du temps pascal met sur nos lèvres les paroles du Psaume: Misericordias Domini in aeternum cantabo, "Je chanterai sans fin les miséricordes du Seigneur" (100).

100- Ps 89,2 (Ps 88)


La mère de la miséricorde

9 Dans ce chant pascal de l'Eglise, résonnent dans la plénitude de leur contenu prophétique les paroles prononcées par Marie durant sa visite à Elisabeth, l'épouse de Zacharie: "Sa miséricorde s'étend de génération en génération" (101). Dès l'instant de l'incarnation, ces paroles ouvrent une nouvelle perspective de l'histoire du salut. Après la résurrection du Christ, cette perspective nouvelle devient historique et acquiert en même temps un sens eschatologique. Depuis ce moment se succèdent toujours en nombre croissant de nouvelles générations d'hommes dans l'immense famille humaine, et se succèdent aussi de nouvelles générations du peuple de Dieu, marquées du signe de la croix et de la résurrection, et "marquées d'un sceau" (102), celui du mystère pascal du Christ, révélation absolue de cette miséricorde que Marie proclamait sur le seuil de la maison de sa cousine: "Sa miséricorde s'étend de génération en génération" (103).

101-
Lc 1,50
102- 2Co 1,21-22
103- Lc 1,50


Marie est aussi celle qui, d'une manière particulière et exceptionnelle - plus qu'aucune autre - a expérimenté la miséricorde, et en même temps - toujours d'une manière exceptionnelle - a rendu possible par le sacrifice du coeur sa propre participation à la révélation de la miséricorde divine. Ce sacrifice est étroitement lié à la croix de son Fils, au pied de laquelle elle devait se trouver sur le Calvaire. Le sacrifice de Marie est une participation spécifique à la révélation de la miséricorde, c'est-à-dire de la fidélité absolue de Dieu à son amour, à l'alliance qu'il a voulue de toute éternité et qu'il a conclue dans le temps avec l'homme, avec le peuple, avec l'humanité; il est la participation à la révélation qui s'est accomplie définitivement à travers la croix. Personne n'a expérimenté autant que la Mère du Crucifié le mystère de la croix, la rencontre bouleversante de la justice divine transcendante avec l'amour: ce "baiser" donné par la miséricorde à la justice (104). Personne autant qu'elle, Marie, n'a accueilli aussi profondément dans son coeur ce mystère: mystère divin de la rédemption, qui se réalisa sur le Calvaire par la mort de son Fils, accompagnée du sacrifice de son coeur de mère, de son "fiat" définitif.

104- Ps 85,11 (Ps 84)


Marie est donc celle qui connaît le plus à fond le mystère de la miséricorde divine. Elle en sait le prix, et sait combien il est grand. En ce sens, nous l'appelons aussi Mère de la miséricorde: Notre-Dame de miséricorde, ou Mère de la divine miséricorde; en chacun de ces titres, il y a une signification théologique profonde, parce qu'ils expriment la préparation particulière de son âme, de toute sa personne, qui la rend capable de découvrir, d'abord à travers les événements complexes d'Israël puis à travers ceux qui concernent tout homme et toute l'humanité, cette miséricorde à laquelle tous participent "de génération en génération" (105), selon l'éternel dessein de la Très Sainte Trinité.

105- Lc 1,50


Cependant, ces titres que nous décernons à la Mère de Dieu parlent surtout d'elle comme de la Mère du Crucifié et du Ressuscité; comme de celle qui, ayant expérimenté la miséricorde d'une manière exceptionnelle, "mérite" dans la même mesure cette miséricorde tout au long de son existence terrestre, et particulièrement au pied de la croix de son Fils; enfin ils nous parlent d'elle comme de celle qui, par sa participation cachée mais en même temps incomparable à la tâche messianique de son Fils, a été appelée d'une manière spéciale à rendre proche des hommes cet amour qu'il était venu révéler: amour qui trouve sa manifestation la plus concrète à l'égard de ceux qui souffrent, des pauvres, des prisonniers, des aveugles, des opprimés et des pécheurs, ainsi que le dit le Christ avec les termes de la prophétie d'Isaïe, d'abord dans la synagogue de Nazareth (106), puis en réponse aux envoyés de Jean-Baptiste (107).

106- Lc 4,18
107- Lc 7,22


A cet amour "miséricordieux", qui se manifeste surtout au contact du mal physique et moral, le coeur de celle qui fut la Mère du Crucifié et du Ressuscité participait d'une manière unique et exceptionnelle - Marie y participait. Et cet amour ne cesse pas, en elle et grâce à elle, de se révéler dans l'histoire de l'Eglise et de l'humanité. Cette révélation est particulièrement fructueuse, car, chez la Mère de Dieu, elle se fonde sur le tact particulier de son coeur maternel, sur sa sensibilité particulière, sur sa capacité particulière de rejoindre tous ceux qui acceptent plus facilement l'amour miséricordieux de la part d'une mère. C'est là un des grands et vivifiants mystères chrétiens, mystère très intimement lié à celui de l'incarnation.

"A partir du consentement qu'elle apporta par sa foi au jour de l'Annonciation et qu'elle maintint sans hésitation sous la croix - nous dit le Concile Vatican II -, cette maternité de Marie dans l'économie de la grâce se continue sans interruption jusqu'à l'accession de tous les élus à la gloire éternelle. En effet, après son Assomption au ciel, son rôle dans le salut ne s'interrompt pas: par son intercession répétée, elle continue à nous obtenir les dons qui assurent notre salut éternel. Son amour maternel la rend attentive aux frères de son Fils dont le pèlerinage n'est pas achevé, ou qui se trouvent engagés dans les périls et les épreuves, jusqu'à ce qu'ils parviennent à la patrie bienheureuse" (108).

108- LG 62




Dives in Misericordia FR 4